Le Premier ministère de Richelieu/01

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Le Premier ministère de Richelieu
Revue des Deux Mondes4e période, tome 133 (p. 5-24).
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LE PREMIER MINISTERE DE RICHELIEU
(NOVEMBRE 1616 – AVRIL 1617)

I.
LA POLITIQUE D’AUTORITÉ. — LES AFFAIRES DE VENISE ET DE SAVOIE


I

« Il semblait que l’on entrât dans un nouveau règne », écrit un contemporain au moment où, par l’influence du maréchal d’Ancre, l’évêque de Luçon arrivait aux affaires. En effet, la première phase de la régence de Marie de Médicis était définitivement close. Les « barbons », Villeroy, Sillery, Jeannin, étaient remplacés par les « jeunes », Barbin, Mangot, Luçon.

Les nouveaux ministres avaient des vues, du courage, et de la capacité. Mais leur fortune politique, qui dépendait de la faveur de Concini, était précaire comme elle ; leur action était affaiblie d’avance par l’insécurité. Il avait fallu de la souplesse pour arriver au pouvoir dans ces conditions : il eût fallu de la bassesse pour y rester longtemps et pour se plier aux projets et aux mœurs du maréchal. Il était le véritable maître du ministère, maître capricieux, ombrageux, gonflé outre mesure et enivré jusqu’à la folie par la docilité que sa prodigieuse ascension rencontrait parmi les Français.

Marie de Médicis, jusque-là craintive et timorée entre les mains des Villeroy et des Sillery, paraissait excitée par le contact de ses nouveaux conseillers : c’étaient plutôt les parties irritables de son caractère qui se manifestaient maintenant. Elle s’arrachait à son ancienne indolence pour se répandre en crises de dépit et de larmes, où elle accusait tout le monde des fautes qu’elle avait commises, et de celles qu’elle se sentait prête à commettre. Agée de quarante-deux ans, elle entrait dans cette période de la vie des femmes où les regrets sont encore plus insupportables que les remords : le spectacle de leur beauté qui s’effeuille fait, de la maturité des veuves, le plus lugubre des automnes. Un portrait de Montcornet dessine brutalement les carnations pâlies et empâtées du visage, le nez proéminent, les yeux amortis, et les plans graisseux des joues et du menton. Le corps seul pouvait tenir encore ce que la figure ne promettait déjà plus.

On avait perdu pour la reine tout respect. Les pamphlétaires ne se gênaient pas pour incriminer son origine étrangère, ses faiblesses pour les deux Concini et le je ne sais quoi de suspect qui s’affirmait dans les relations avec le mari. Les diplomates ne s’adressaient à elle que par égard pour les prérogatives déjà effacées d’une régence arrivée à son terme. Même ceux qui comptaient sur elle pour la défense de leurs idées ou de leurs intérêts la jugeaient sévèrement : « La reine est, par nature, pauvre de paroles, et encore plus pauvre d’idées, écrivait le nonce Bentivoglio ; dans les affaires importantes, on ne peut rien tirer d’elle, quand elle n’a pas eu le temps de conférer avec ses ministres. »

Concini était le véritable souverain, et les ministres désignés par lui étaient à ses ordres. Il les considérait tous, Barbin, Luçon, Mangot, Brienne, comme des valets et les traitait comme tels. Quand il était à la cour, les conseils se tenaient chez lui. Quand il était absent, on lui écrivait tous les jours pour le tenir au courant des décisions prises. La politique générale du ministère se subordonnait à ses vues particulières.

Il se montrait, d’ailleurs, de plus en plus décidé à affirmer et à exercer l’autorité gouvernementale. C’est la tendance ordinaire des favoris : maîtres de la volonté du souverain, ils veulent qu’elle soit obéie. En poursuivant les « grands », toujours en état de rébellion, il se posait en défenseur de la tranquillité publique et de l’ordre. Il y avait là, pour son gouvernement, une chance sérieuse de succès. Les intérêts sont pusillanimes ; ils se rallient vite à ceux qui parlent haut et qui frappent fort, puisqu’en somme l’énergie dans le gouvernement tourne toujours au profit de ceux qui ont quelque chose à défendre.

Pour l’action, le ministère était bien composé : des hommes pauvres et maigres, n’ayant rien à ménager, non de ces gras personnages qui tremblent sans cesse pour leur bourse ou pour leur peau, « — de basse naissance et des faquins », dit du Vair. Plutôt intègres, mais ambitieux d’honneurs et de pouvoirs, sur la carte que le hasard avait mise entre leurs mains, ils jouaient leur va-tout.

Seul, peut-être, dans ce conseil, l’évêque de Luçon était tenu à quelque ménagement pour la classe à laquelle il appartenait par sa naissance et par son rang épiscopal ; les diplomates contemporains le distinguent finement en cela de ses collègues. Mais il n’était pas le chef du ministère. N’eût-il pas subordonné sa fortune à la faveur du maréchal, qu’il eût dû s’incliner devant la volonté de l’homme qui l’avait poussé aux affaires : c’était Barbin.

Tout le monde considérait celui-ci comme le premier ministre : « Le maréchal m’a parlé des trois ministres comme de ses créatures, écrit le nonce dès son arrivée à Paris ; il fait beaucoup de cas de Mangot et de Luçon. Mais il me dit que celui qu’il estime le plus, c’est Barbin, qui, par sa pratique des grandes affaires, peut vraiment passer pour le maître des deux autres. Ce Barbin est celui qui a, en ce moment, le plus d’autorité ; c’est lui qui a provoqué la chute du président du Vair. » Dans les audiences, c’est bien l’attitude que prenait Barbin : « Je l’ai trouvé homme résolu, parlant librement, et avec autorité. Nous avons parlé des choses du dedans, et des choses du dehors. Il me dit qu’il avait bon espoir de sortir d’affaires, au besoin par la force, si la douceur ne suffit pas ; en tout cas, il assure qu’il ne ménagera rien de ce qu’il faut pour réussir. »

Après l’avoir fréquenté plus longtemps, le même nonce, de sa plume élégante, fait de Barbin le portrait suivant : « C’est un homme de basse naissance, mais d’esprit vif et subtil. Il a une longue pratique des questions de finances ; en maintes circonstances, il a montré en ces sortes d’affaires un esprit inventif et ingénieux qui l’a introduit dans la faveur des Concini et qui lui a fait obtenir la charge de contrôleur général. Maintenant, tant par son titre que par leur faveur, il a le maniement de toutes les finances du royaume. C’est un homme d’aspect rigide, dur en affaires, haï autant à cause de sa puissance que parce qu’il la tient de ce qui est haï de tout le monde. Il passe pour homme de bien et bon catholique ; d’ailleurs, pour les choses ecclésiastiques, il s’en rapporte à l’évêque de Luçon. Il montre du jugement et de la résolution. Il parle avec fermeté et autorité et c’est lui qui a la plus grande part dans tout ce qui se fait actuellement. » Luçon était le bras droit de Barbin : l’ami, le protégé, le confident. Tout ce qui s’est fait pendant ce court ministère a été décidé en commun par ces deux hommes, souvent contre leurs collègues, parfois contre le maréchal d’Ancre. De cette action commune, Luçon, par la suite, n’a jamais rien désavoué. Après la chute du ministère, il écrivait dans un mémoire intime qu’il préparait en manière d’apologie : «… faudra mettre la défense de Barbin, mains nettes et courageux. » Barbin, d’autre part, avait en Luçon une confiance absolue. Il semble qu’il prenait plaisir à satisfaire les ambitions de son jeune ami. Il y mettait même de la rondeur et lui faisait, au grand émoi de ses collègues, attribuer, en vertu du rang épiscopal, la préséance sur les autres secrétaires d’Etat. Les lettres royaux associent l’évêque au vieux Villeroy, qui reste titulaire de la charge, « pour en faire la fonction et jouir des honneurs, pouvoir, autorité, prérogatives, privilèges et franchises appartenant à ladite charge, et office de secrétaire d’Etat et de nos commandemens, tout ainsi et en la même forme qu’en a ci-devant joui ledit sieur de Villeroy, pour avec lui, conjointement ou séparément, en la présence ou l’absence l’un de l’autre, faire, signer et délivrer toutes les lettres et autres expéditions concernant nos affaires tant au dedans qu’au dehors notre royaume. » En outre, par une innovation importante, la commission de Richelieu, étendant singulièrement les pouvoirs du nouveau ministre, lui confie dans les termes suivans l’administration de la guerre : « également en ce qui concerne l’ordinaire et l’extraordinaire de la guerre et toutes les autres fonctions qui dépendent de ladite charge et office. » Les « gages et entretenemens » étaient fixés à 17000 livres tournois. Dans les circonstances critiques que l’on traversait, un évêque ministre de la guerre, voilà qui prêtait aux criailleries des partis et notamment des protestans ! Mais cela témoigne aussi de l’extraordinaire confiance que ses protecteurs avaient en ce jeune homme qui n’avait encore rempli aucune fonction publique.

Jusqu’ici, il n’avait été, en effet, qu’un évêque zélé et un courtisan habile. La dignité épiscopale qui l’avait approché de la reine, lui donnait seule une sorte d’autorité. Le maréchal d’Ancre eût désiré le voir renoncer à son diocèse pour le tenir tout à fait. Mais Luçon, par une première méfiance, refusa de se démunir ; il consentit seulement à se défaire de sa charge d’aumônier de la reine régnante qu’il céda bientôt à Miron, évêque d’Angers.

Cette même dignité épiscopale lui assurait, de prime abord, la confiance des catholiques. Le nonce se louait beaucoup de lui au début, vantait ses vertus, son dévouement, sa piété ; le pape l’accablait d’éloges, de faveurs, de bénédictions. En revanche, les huguenots étaient mécontens. Au dedans et au dehors, tous ceux qui étaient engagés dans la politique anti-espagnole partageaient la même méfiance. Il semble même qu’autour de l’évêque on appréhendât de le voir succomber sous le poids des lourdes charges qu’il avait assumées ; car on lui adjoignit pour les affaires militaires un vieux commis nommé Beaucler, chargé de lui « faire leçon ». Mais il montra bientôt qu’il n’avait de leçon à recevoir de personne.

Cet homme était fait pour gouverner. Jusque-là, il avait marché, contraint et courbé, dans les avenues de l’ambition et de l’intrigue. A peine au pouvoir, sa taille se redresse : il est encore tout vibrant de jeunesse : sa sagesse même a quelque chose de passionné. Il ne faut nullement se représenter ici le futur cardinal, l’homme d’État de grand poids et de physionomie grave que la tradition, par un procédé de simplification trop aisé, ramène à un type unique et consacré. Le nouveau ministre est beaucoup plus près de ce qu’a été le marquis de Chillou. C’est à peine s’il a perdu l’aspect de l’adolescence, ses habitudes physiques et son ton cavalier. Il ne paraît en évêque que dans les cérémonies publiques. Dans le cours de la vie, c’est un jeune courtisan maigre et grêle, à l’aspect sérieux et intelligent. C’est ainsi, par exemple, qu’il apparaît à l’abbé de Marolles, mandé du collège pour recevoir une semonce sur la conduite de son père, mêlé à la révolte de Nevers ; au milieu de l’algarade, le collégien eut le temps de jeter un coup d’œil autour de lui : « Là, dit-il, était M. de Luçon, en habit noir, renversé sur une chaise de cuir, tandis que le garde des sceaux était debout et me parlait sur ce sujet »…

On rencontre aussi l’évêque aux bals de cour, même aux bals masqués. Dans les audiences, il est empressé, affable, parle abondamment, mêlant, au besoin, le français et l’italien. Il écrit vite et bien. Il écrit beaucoup. Parfois, il dicte à ses secrétaires de courts résumés qu’ils n’auront qu’à développer. Mais, le plus souvent, il prend lui-même la plume et s’applique avec un réel souci de la forme et même une pointe de prétention à ce sujet.

En tout, il a la coquetterie des débutans, l’entrain des jeunes une confiance dans le succès que l’expérience n’a pas encore atteinte. Ignorant encore de la force des petits obstacles, il va devant lui, court et galope avec une gaîté, une allure où il y a du fond et de la race, mais aussi une étonnante imprescience des événemens qui pourtant le pressent déjà, et de la catastrophe qui va bientôt l’envelopper. C’est de ce contraste que naît le drame de ce court et impétueux premier ministère. Le duc de Nevers, ayant rompu avec la cour après l’arrestation du prince de Condé, avait allumé un incendie qu’il ne fut plus question d’éteindre. C’était un singulier esprit que ce Nevers, et Guez de Balzac nous a laissé de lui un portrait que Saint-Simon ne désavouerait pas : « Je ne vis jamais d’imagination si fertile et si chaude que la sienne. Il ne se pouvoit voir de raisonnement plus vite, ni qui courût plus de pays, ni qui revînt plus difficilement au logis. Mais cette fertilité et cette étendue ne faisoient que fournir matière à l’extravagance et donner plus d’espace à des pensées folles… Il péchoit surtout en subtilité ; il avoit trop de ce qui élève et qui remue et trop peu de ce qui fonde et qui affermit. Son repos même étoit agité : il dictoit ses dépêches en dînant. Il dormoit les yeux ouverts, et l’un de ses domestiques m’a dit que, de ces yeux ouverts, il sortoit des rayons si affreux que, souvent, il en eut peur et ne s’y accoutuma jamais bien. » Ce bon duc, très excité depuis l’arrestation du prince de Condé, agitait tout dans la province de Champagne. Il traitait insolemment les envoyés du roi ; il levait des troupes ; il jetait du monde dans les villes frontières ; il vendait la coupe de ses bois pour faire de l’argent ; il était sans cesse en relation avec Sedan et avec cet infernal Bouillon[1].

Celui-ci, esprit caustique et rebelle expérimenté, jetait l’huile sur le feu et excitait le pauvre Nevers qui n’avait pas besoin d’être mis hors de sens. Après l’arrestation de Condé, Bouillon avait dit en s’échappant : « Notre procès ne peut se vider qu’à huis ouvert ; que ceux qui ont accoutumé d’en jugera huis clos aillent à Paris s’ils veulent s’y enfermer ; je tiens que le chemin de Soissons est le plus assuré que nous puissions tenir. » Et, en effet, Soissons et les provinces de l’Est devaient être le champ de cette nouvelle rébellion. Terrain bien choisi, puisqu’il commandait la capitale, coupait ses relations avec le dehors, et assurait, par les Flandres, la Belgique et l’Allemagne, la venue des troupes étrangères destinées à renforcer les armées des princes. « Je suis contraint de me sauver sans bottes, aurait encore dit Bouillon, mais pour un bas de soie qu’on me fait gâter, je ferai user par centaines les paires de bottes. » Sa prédiction se réalisait, toute la France de l’Est était à cheval et bottée.

Les nouveaux ministres ne s’en étonnaient nullement. Luçon lui-même, oublieux de ses bonnes relations avec le Père Joseph et avec le duc de Nevers, répondit sur un ton ferme et moqueur qui dut exaspérer le rebelle, à une lettre de plainte que celui-ci avait publiée.

D’ailleurs, les grandes résolutions étaient prises. Une des premières lettres de notre évêque donne, tout de suite, le ton : « Reste maintenant l’affaire de M. de Nevers, qui, s’étant assuré force gens, ayant actuellement levé un assez bon nombre, grossi ses garnisons, muni ses villes, et écrit en fort mauvais termes, a donné, par ce procédé, de grand set justes sujets de plainte à Sa Majesté qui, par la grâce de Dieu, est en état de se faire obéir. On ne sait pas encore comment cette affaire se terminera, si doucement ou par les armes. Tout ce que je vous en puis dire est que véritablement Leurs Majestés désirent avec passion que mondit sieur de Nevers se reconnaisse et leur donne sujet de n’employer point leurs forces contre lui. S’il ne le fait, Elles sont obligées par raison d’Etat, de le mettre à la raison et s’y sont résolues comme tous autres qui voudraient s’élever contre leur autorité. »

Pour soutenir ce langage, il fallait des forces et il fallait de l’argent. L’argent, c’était affaire à Barbin de le trouver. Ses prédécesseurs avaient laissé la caisse vide : l’avarice des grands avait épuisé le royaume, et maintenant qu’on voulait « châtier leur insolence », on était ruiné. On dut donc recourir à ces moyens fâcheux usités sous l’ancien régime dans les grands besoins. On décréta par voie d’édits, qu’une taxe supplémentaire serait perçue par les élus. C’était une mesure arbitraire. La cour des aides refusa d’enregistrer les nouveaux édits. Mais les présidens furent convoqués au Louvre, et là, une algarade assez vive se produisit entre leur chef, le président Chevalier, et le garde des sceaux, Mangot. Celui-ci représenta la nécessité des finances, les excessives dépenses que le roi était contraint de supporter, l’urgence de recourir à des moyens extraordinaires pour y subvenir. Chevalier, en bon parlementaire, tonna contre le gaspillage et le désordre régnant dans les finances de l’Etat. Mangot répondit que les reproches en question portaient sur l’administration précédente, qu’il était dans les intentions du nouveau contrôleur général de porter remède aux abus signalés ; mais que, pour le moment, il fallait de l’argent à tout prix, et il enjoignit à la cour des aides d’enregistrer les édits. Quelques jours après, on envoya auprès d’elle le comte de Soissons assisté d’un maréchal de France et de trois des plus anciens du Conseil, et il fallut bien s’exécuter. Les ministres se procurèrent ainsi quelques ressources.

Barbin était, d’ailleurs, disposé à s’appliquer sérieusement à ses fonctions, et à mettre un peu d’ordre dans le bourbier suspect où la bonhomie de son prédécesseur, le président Jeannin, avait fini par s’enlizer. Assisté d’un homme expérimenté, Àrnauld, l’intendant, il fit préparer un relevé complet de tous les états de ressources et de dépenses du Trésor pour l’année 1617. Il voulut que ce travail fût prêt pour le 1er janvier ; ainsi, pour la première fois depuis Sully, et pour la dernière fois peut-être jusqu’à Colbert, on vit, au début de l’année, un budget complet de « l’exercice » dans lequel on allait entrer. Ce travail permit de relever de grosses irrégularités. On s’aperçut, par exemple, que, rien que dans la solde des Suisses, il y avait des manquans montant à près de 300 000 livres. Arnauld, qui nous raconte ce détail, fait observer simplement que M. de Castille, gendre du président Jeannin, était, en même temps, ambassadeur en Suisse, et était chargé, par conséquent, à la fois de conclure les traités et de verser les sommes qui lui étaient remises par son beau-père. De telles insinuations visant des personnes qui passaient pour honnêtes, s’expliquent par les mœurs du temps. Personne ne s’étonnait de voir des particuliers s’enrichir aux affaires. On demandait seulement qu’ils y missent quelque mesure.

Dans l’affaire des élus, sur laquelle s’était expliqué le président Chevalier, on fut également obligé de convenir, après vérification, que l’affermage était fait dans des conditions fâcheuses pour les intérêts du roi. La corruption, la faiblesse des gouvernemens précédens pesaient ainsi sur la nouvelle administration. Mais celle-ci eut à peine le temps de se reconnaître et de pourvoir au plus pressé.

On avait réuni quelque argent ; il fallait des armées. On songea d’abord à s’assurer des chefs dévoués et autorisés. La puissance royale était si diminuée que l’investiture du commandement de la part du prince n’eût pas suffi pour donner à un général l’autorité nécessaire. Il fallait qu’il eût, par lui-même, une grande situation et qu’il entraînât, en quelque sorte, tout un parti derrière lui dans le service du roi. Quelque temps avant l’arrivée de Richelieu au pouvoir, on avait fait sortir de la Bastille un homme de grande naissance, qui avait la réputation d’un bon officier général ; c’était le comte d’Auvergne, fils naturel de Charles IX et de Marie Touchet, emprisonné par Henri IV, lors du complot de Mme de Verneuil, et qui avait cuvé l’esprit de rébellion dans les loisirs d’une longue détention. Par un retour de confiance, où se peint toute une époque, on le délivra pour lui confier le commandement d’une armée. On s’assura aussi du duc de Guise, qui, un instant, s’était engagé avec les princes ; en s’y prenant adroitement, on put le ramener à la cour, et le réconcilier avec le maréchal d’Ancre. Enfin, on avait sous la main un vieux soldat, vaniteux mais brave, Montigny. Tels furent les chefs qu’on destina aux armées qu’il s’agissait maintenant de rassembler.

Ceci était l’affaire particulière du nouveau ministre de la guerre ; mais il se heurtait à de grandes difficultés. L’armée n’existait plus : ni cadres, ni troupes. Pour la refaire, il fallait de toute nécessité s’adresser aux gentilshommes et aux capitaines qui opéraient le recrutement par le système des commissions. Mais, par ce temps d’indiscipline universelle, ils se montraient très exigeans. Le moindre d’entre eux marchandait longuement et faisait payer chèrement un concours toujours mal assuré.

Le mieux était de recourir aux troupes étrangères : la Suisse avait, depuis longtemps, le privilège de fournir aux armées françaises leur plus solide noyau ; l’Allemagne avait été la grande « matrice des hommes » durant les guerres du XVIe siècle ; la Hollande était l’école des officiers et des ingénieurs. Pour s’assurer les ressources en hommes que ces pays voisins pouvaient fournir, la politique du nouveau cabinet dut donc s’orienter sans retard vers les questions extérieures.

D’ailleurs, les princes rebelles avaient pris les devans. On n’ignorait pas que Bouillon, familier de tous les souverains, agissait auprès des puissances hostiles à l’Espagne, décriait partout le nouveau gouvernement, et réclamait des secours pour les rebelles français, en invoquant l’intérêt général de l’Europe. Il parlait, en somme, le langage traditionnel de la politique française, celui de Henri IV, celui qui devait servir plus tard à Richelieu lui-même. Il disait que les mariages espagnols subordonnaient la France à la politique de l’Escurial. Près des patriciens de Venise, il agitait le spectre de l’asservissement de la Péninsule ; aux États Généraux de Hollande, il rappelait les souvenirs de la guerre de l’indépendance ; au roi Jacques d’Angleterre, il faisait un cas de conscience de laisser le royaume de Henri IV s’inféoder de plus en plus à la papauté romaine ; il implorait l’appui des princes protestans de l’Allemagne au nom d’une vieille confraternité d’armes ; enfin, il savait qu’il trouverait dans le duc de Savoie un ambitieux toujours prêt à rechercher parmi les complications internationales l’accroissement de son domaine et la fortune de sa dynastie. Ses émissaires étaient partout. Ils dénonçaient l’influence toujours croissante des Italiens à la cour de France. Ils assuraient, non sans raison, que les Espagnols avaient les Concini à leur solde. Ils se plaignaient que les affaires du royaume fussent aux mains d’un évêque notoirement dévoué à l’Espagne. Ils justifiaient ainsi la cause des rebelles et demandaient des hommes, des armées, de l’argent. On les écoutait.

Or, au même moment, des dissentimens graves agitaient l’Europe. Les querelles qui divisaient les princes du nord de l’Italie pouvaient devenir les premières étincelles d’un grand incendie. Les ambassadeurs de Venise et du duc de Savoie assiégeaient, à leur tour, les ministres du roi et imploraient leur intervention.

C’est dans ces circonstances que l’évêque de Luçon prenait la place de Mangot, dont l’insuffisance notoire avait encore embrouillé une situation très compromise, tandis que Villeroy boudait dans son coin, après avoir emporté tout ce qui pouvait éclairer ses successeurs. sur les origines et sur les relations si complexes des affaires qu’ils avaient à traiter.

A peine ministre, le premier soin de Luçon fut d’entrer en contact avec les représentans du roi au dehors par une véritable « circulaire » dont il traça lui-même les grandes lignes dans les termes suivans : « Faut faire une dépêche à tous les ambassadeurs qui portera, qu’ayant plu au roi me mettre en la charge de secrétaire d’Etat, j’ai été extrêmement aise d’avoir les affaires étrangères pour avoir l’occasion de l’y servir ; qu’ils peuvent croire que j’embrasserai toutes les occurrences qui s’y présenteront ; que, de leur part, ils me feront plaisir de me les donner. Mais qu’ils se peuvent assurer que je n’aurai point besoin d’avis en celles que je verrai moi-même… » Après cette entrée en matière quelque peu assurée, il songe que les renseignemens lui manquent ; il demande aux agens du roi de lui adresser non seulement une relation complète de ce qui se passe dans le pays où ils résident, mais aussi de lui transmettre une « copie de l’instruction qui leur fut donnée lorsqu’ils partirent en ambassade… » S’il attend ce secours de leur obligeance, il leur promet en échange tout son appui auprès du roi.

Le ton un peu hautain de cette première communication paraît avoir déplu aux ambassadeurs qui, pour la plupart, étaient des personnages importans en un temps où l’évêque était encore sur les bancs du collège. Les diplomates, gens de nuances, sont susceptibles. Le vieux Léon, ambassadeur à Venise, homme méthodique et grave, attaché probablement à l’ancien ministre Villeroy, ne cacha pas à l’évêque sa façon de penser, et il saisit bientôt une occasion d’apprendre le métier à ce blanc-bec : « Vous me permettrez de vous dire que voilà deux ordinaires passés sans que j’aie reçu aucune réponse du roi en réponse aux miennes… Ce qui désoriente et met en peine les ministres qui servent au dehors… La coutume est décrire à chaque ministre une lettre au nom du roi et une autre au nom de la reine, sa mère… il est à propos d’accuser en icelles réception aux dits ministres… Voilà en gros ce que je puis vous dire en cette heure. » Tresnel, ambassadeur à Rome, était un personnage assez médiocre ; il se fâcha, lui aussi, pour quelque formule de politesse oubliée et se plaignit hautement. Le ministre en Hollande, du Maurier, était plus prudent, mais se tenait sur la réserve. Avec de tels instrumens, Luçon, isolé, sans secours, n’ayant guère, pour l’aider que son cabinet intime, avait des heures pénibles. Les ambassadeurs des puissances à Paris en faisaient l’observation. Bentivoglio écrit : « Monteleone se plaint que Luçon est distrait quand il lui parle, et qu’il ne lui prête pas toute l’attention désirable. Et vraiment, le pauvre homme, outre qu’il est nouveau dans les affaires, en a pris la conduite dans un temps de tourmente ; il n’est donc pas étonnant s’il est distrait par la multitude de ses devoirs. »

Dans ces momens, son tempérament nerveux prenait le dessus : « Je n’ai jamais été au milieu des grandes entreprises qu’il a fallu faire pour l’Etat que je ne me sois senti comme à la mort », écrivait-il quelques années plus tard. Mais de telles crises ne duraient pas ; et cette âme énergique avait bientôt retrouvé tout son ressort. Après avoir reçu la lettre de Léon, il le remercie sur le ton de la plus fine ironie, « de ce que, non content de satisfaire au désir que j’ai de prendre connaissance du sujet de votre ambassade, vous avez voulu, par un excès de bonne volonté, me prescrire comme quoi je me dois gouverner en toutes les autres. » Mais son parti était pris de changer tout ce personnel lié au passé et de n’employer partout que des hommes nouveaux.

Cette résolution une fois arrêtée, il consacra quelques semaines à un examen rapide de la situation de Europe et à l’étude des diverses questions qui se présentaient à lui, ne voulant agir que quand il se sentirait en pleine connaissance des affaires et bien maître de ses intentions.


II

Le premier pays qui attirait ses regards, c’était l’Italie. Un des problèmes politiques les plus graves qui puissent retenir l’attention des hommes d’État français était posé à cette époque : il s’agit de la possession de ces vallées des Alpes par lesquelles l’Allemagne entre en communication avec les puissances méridionales rivales de la France.

À cette époque, l’Espagne était puissante. Elle régnait sur la Belgique et sur la Franche-Comté ; elle dominait l’Italie. Ses armées, suivant les routes militaires ouvertes par les Romains, s’efforçaient de gagner le Rhin supérieur à travers les défilés des Alpes centrales, établir ce réseau de routes d’une manière durable, c’était fermer le cercle qui enserrait nos frontières. Heureusement, en Italie même, les ambitions tenaces de l’Espagne rencontraient deux adversaires luttant pour leur propre compte. C’était la Savoie et c’était Venise.

La dynastie de Savoie, encore blottie dans son aire, passait seulement la tête et humait le vent. La leçon que Henri IV lui avait infligée à Lyon la détournait de la France, proie hors de proportion, sinon avec ses appétits, du moins avec ses forces. L’échec réitéré des fameuses escalades de Genève lui avait appris qu’il n’y avait rien à mordre sur la Suisse. Ne pouvant satisfaire ni « sa soif de Genève », ni « sa faim de Grenoble », elle se tournait vers ces grasses plaines de l’Italie, où sa rapide fortune devait bientôt s’abattre. Elle était représentée, alors, par un des types les plus remarquables de la race, Charles-Emmanuel, petit homme noir, Italien par l’intelligence, l’adresse, la fertilité extraordinaire des desseins et des ressources, plus homme du Nord par le sang-froid, la force de résistance et l’inébranlable fermeté. C’était vraiment l’aigle rapace. Tout, pour lui, était butin. Il convoitait tout, il attaquait tout ; il avait toujours du sang aux ongles ; et les rudes coups qu’il recevait parfois ne faisaient que l’étourdir. Fontenay-Mareuil le définit en deux mots : « le plus ambitieux prince du monde et le plus inquiet » ; et Brèves, l’ambassadeur, le juge de même : « Tant que son esprit traversier vivra et aura de quoi, il troublera toujours le monde. » Il devait, en effet, tailler de la besogne aux diplomates, « faisant endiabler quiconque le voulait servir tout autant que ses ennemis. »

Cet étonnant brouilleur de cartes avait toujours, en raison de sa nombreuse famille, quelque mariage à manigancer, quelque prétention à produire, quelque tutelle à exercer qui, par une suite de déductions aussi plausibles qu’inattendues, lui permettaient de réclamer, au détriment de la tranquillité générale, le privilège le plus odieux du cousinage, celui de se mêler des affaires d’autrui.

La mort de Henri IV l’avait bien surpris, car justement il négociait un mariage avec le roi, grand marieur aussi de son côté. Une alliance politique doublait l’union éventuelle des deux dynasties, et on partait ensemble en guerre contre l’Espagne, quand le roi de France mourut. Profonde déception et terrible embarras pour le duc, qui restait tout seul en face de l’énorme molosse espagnol, grondant et déchaîné. Par quels trous tortueux le Savoyard ne dut-il pas passer pour échapper à la colère qu’il avait suscitée ? Son fils, le prince Philibert. dut aller en Espagne subir les rebuffades de l’orgueil castillan et implorer le pardon de l’alliance conclue avec Henri IV. Il est vrai que, tout en négociant un nouveau mariage pour ce fils, à Madrid, le duc en traite un autre tout contraire en Angleterre, et qu’en Italie il trame une vaste alliance entre les États hostiles à la domination espagnole. C’est alors qu’il adresse effrontément aux Italiens un manifeste célèbre où le fin renard fait parade de ses plus beaux tours : « Mes armées sont la sauvegarde de l’Italie ; le roi d’Espagne tient sous le joug Naples et Milan ; les embarras de Venise se multiplient, la Toscane est comme assiégée, Rome hésite ; Gênes, sous le canon des flottes de Barcelone, n’obéit qu’aux ordres de Madrid ; si je désarme, la Péninsule ne comptera plus que des traîtres et des esclaves. Que l’opinion des Italiens dicte ma réponse ! »

L’Espagne possédait en Italie Naples et le Milanais ; elle avait Mantoue sous sa protection. On ne pouvait lever un doigt dans la Péninsule sans toucher à ses intérêts ou à ses prétentions. Mais en raison même de la grandeur et de la diversité de ses possessions, elle était obligée de laisser à ses vice-rois une véritable indépendance. L’Espagne, comme l’Angleterre d’aujourd’hui, était dispersée sur le monde entier. Sa politique était toujours partagée entre la nécessité de s’étendre sans cesse et la difficulté de garder des acquisitions de plus en plus éloignées. Aussi, même en Italie, le vice-roi de Naples et le gouverneur du Milanais étaient-ils à peu près les maîtres dans leur province. Leur action, subordonnée seulement dans sa ligne générale aux intérêts de la couronne, était dirigée, le plus souvent, selon les vues et le tempérament particuliers de ces hauts personnages, semi-indépendans.

Dans la période qui avait suivi immédiatement la mort de Henri IV, Charles-Emmanuel avait eu affaire dans le Milanais à un gouverneur si réservé, si timoré qu’on finit par l’accuser, à Madrid même, d’infidélité. C’était le marquis d’Inojosa. Il fut rappelé. On lui donna des juges et on le remplaça par Don Pedro de Tolède, homme énergique, hautain, porté, autant par caractère qu’en raison des circonstances de sa nomination, à prendre le contre-pied de la politique prudente de son prédécesseur. Il déclara tout de suite « qu’il était décidé à faire reconnaître par le monde entier que les Espagnols ne se soumettent qu’à ce qui leur plaît, sans prendre égard à quoi que ce soit, quand il s’agit d’une affaire où il y va de leur grandeur et de leur supériorité. » Avec Charles-Emmanuel, les sujets de conflit ne manquaient pas. Tout auprès de la Savoie, et, si je puis dire, sous son aile, un petit pays, le Montferrat, la séparait seule du duché de Milan, Le Montferrat appartenait aux ducs de Mantoue. En 1612, François, duc de Mantoue, était mort, laissant une fille âgée de trois ans, de son mariage avec Marguerite de Savoie, fille de Charles-Emmanuel. Celui-ci, en bon grand-père, mit d’abord la main sur l’héritage de sa petite-fille, ou, du moins, sur ce qui était à sa convenance, le Montferrat (avril 1613). Ceci se passait du temps du marquis d’Inojosa. A la suite d’une guerre de courte durée, la France était intervenue, et sa médiation avait fait accepter, par les belligérans la paix d’Asti (21 juin 1615), qui, en somme, était favorable au duc Charles-Emmanuel. C’est à la suite de ces événemens qu’Inojosa avait été disgracié. L’exécution du traité d’Asti fut donc le point sur lequel Don Pedro fit porter sans retard ses réclamations.

Charles-Emmanuel, malgré l’engagement qu’il avait pris dans le traité, avait continué ses armemens ; Don Pedro le mit en demeure de disperser ses troupes. Mais Charles-Emmanuel s’y refusa. Il se croyait fort. Il avait contracté des alliances avec Jacques Ier et avec la République de Venise et avait reçu de l’argent de ces deux gouvernemens : il avait levé et instruit ses excellentes milices savoisiennes, enrôlé des troupes en France, en Suisse, en Lorraine, acheté des mousquets à Genève, intrigué partout, et surtout en France, auprès de son grand ami et voisin, le maréchal de Lesdiguières. Il se sentait vivre, puisque tout, en Europe, était troublé à cause de lui.

De ces diverses intrigues, les plus importantes étaient assurément celles qu’il poursuivait avec les Vénitiens et avec Lesdiguières.

Venise était, pour l’Espagne, une adversaire beaucoup plus ancienne et plus irréductible que la Savoie. Ceux qui combattaient la monarchie péninsulaire pouvaient toujours escompter, de sa part, une prudente adhésion. Pour le moment, la République était engagée dans un défilé très étroit, où la force et l’adresse de sa grande rivale l’étreignaient cruellement. Il ne s’agissait pas de secourir les autres, mais bien de les appeler à l’aide.

La République « reine de l’Adriatique » avait, par-dessus tout, besoin de sécurité sur les eaux. Mal protégée par ses lagunes, non fortifiée et non fortifiable, tout danger qui s’approchait d’elle, si mince qu’il fût, la faisait trembler. Or, depuis plusieurs années, elle était aux prises avec un ennemi qui, pour n’être qu’un moucheron à comparer avec la puissance du lion de Saint-Marc, ne lui en faisait pas moins de cruelles piqûres. C’était la tribu célèbre des Uscoques. Ce ramassis de brigands et de transfuges s’était formé dans la première moitié du XVIe siècle à l’abri des îlots qui découpent le fond de la mer Adriatique, et s’était cantonné autour de la ville de Segna. De là, il menaçait sans cesse la navigation, attaquant, le plus souvent les Turcs, mais faute de mieux, s’en prenant aux Vénitiens. Venise avait la prétention de faire la police de ses eaux. Elle résolut de mettre le pied sur ce nid de forbans. Mais elle se heurta à la maison d’Autriche. En effet, les Uscoques s’étaient mis sous la protection de l’archiduc Ferdinand d’Autriche, proche parent de l’Empereur. Segna était situé sur son territoire. Au cours de leur expédition, les troupes vénitiennes avaient ravagé les terres de l’archiduc. Les sujets de Ferdinand se vengèrent, et le sénat de Venise, sortant des bornes de sa prudence habituelle, se décida à entrer en guerre ouverte avec l’archiduc. En décembre 1615, le généralissime des forces vénitiennes, Pompeo Frangipani, avait reçu l’ordre de mettre le siège devant la ville autrichienne de Gradisque. Pompeo passait pour un bon général, mais ses troupes étaient déplorables : « La lâcheté et la bonhomie de ses soldats que les prières, l’autorité, les menaces et les coups de leurs capitaines ne purent jamais déterminer à tenter l’escalade, firent échouer l’entreprise. » Quelque temps après, P. Frangipani fut tué dans une reconnaissance. On lui éleva un tombeau magnifique et une statue équestre. Mais cela ne constituait pas une armée pour son successeur, Jean de Médicis.

Or, justement, Don Pedro de Tolède, ayant assumé le gouvernement du Milanais, menaçait de prendre Venise à revers. Les affaires de l’Espagne étaient étroitement jointes à celles de l’Autriche. Il pensait que l’occasion était excellente pour briser d’un coup la force de l’orgueilleuse République. Au même moment, deux autres Espagnols non moins redoutables, le vice-roi de Naples, le célèbre duc d’Ossuna, et l’ambassadeur du roi catholique près de la République, le marquis de Bedmar, méditaient aussi sa perte. Un vaste complot, sur les origines et la portée duquel le dernier mot n’est pas dit encore, était tramé au sein des armées de mercenaires enrôlées à prix d’or par le Sénat, et jusque dans la ville même.

Dans ce péril, Venise, à son tour, cherchait des alliés. Il est naturel qu’elle ait pensé tout d’abord au duc de Savoie : un intérêt commun rapprocha les deux adversaires de Don Pedro de Tolède. Un traité d’alliance fut donc signé entre eux, le 21 juin 1615, à Asti. En cas de rupture nouvelle avec l’Espagne, Venise devait fournir au duc un subside en argent et un corps de 4 000 hommes pour opérer contre le Milanais. La République devait en outre mettre une flotte à la mer. Mais, comme le duc de Savoie, elle manquait de soldats et elle devait les chercher au dehors. Elle s’adressa à tous les ennemis de la maison d’Espagne ; d’abord, aux Provinces-Unies, qui conclurent, elles aussi, un traité d’alliance avec la République italienne ; de ce chef, on put compter sur un corps de 4 000 Hollandais qui vint débarquer et passer la revue sur la place Saint-Marc, à la grande satisfaction du parti de la guerre, mais au grand effroi des gens timides et expérimentés, qui voyaient avec terreur ce corps redoutable d’hérétiques maître de la ville. On se hâta de l’expédier vers le Frioul.

On s’adressa aussi aux cantons suisses. Parmi eux, les catholiques restèrent fidèles à la cause de l’Espagne. Mais Berne et Zurich se laissèrent charmer par le son des sequins et promirent des soldats. Pour permettre à ces recrues de gagner son territoire, et, en même temps, pour achever cette vaste entreprise d’enrôlement, Venise devait s’entendre avec une petite république voisine, maîtresse des défilés des Alpes, les « Ligues grises ». Ces peuples, à demi barbares, étaient engagés, depuis longtemps, dans l’alliance de la France. Henri IV avait renouvelé les traités qui lui assuraient, à lui et à ses successeurs, le privilège exclusif de recruter ses armées chez les Grisons et de faire passer ses troupes par les importans défilés qu’ils occupaient.

Ainsi, en même temps que le duc de Savoie se tournait vers la France et notamment vers son puissant voisin, le maréchal de Lesdiguières, gouverneur du Dauphiné, pour réclamer de lui aide et secours contre les lieutenans de l’Espagne, Venise, invoquant la vieille amitié qui l’unissait à la couronne de France, rappelant le souvenir si récent de l’appui qu’elle avait fourni au roi Henri IV pour l’aider à conquérir son royaume, s’adressait aussi à son successeur.

Ces événemens se passaient dans les premiers mois de l’année 1616, quelque temps avant l’arrivée de l’évêque de Luçon aux affaires.

L’embarras était grand pour la cour de France. Les deux dynasties de France et d’Espagne venaient de s’unir par le double mariage, couronnement de la politique de Marie de Médicis. Sans qu’il y eût, à proprement parler, de traité d’alliance, l’entente existait entre les deux cours. L’ambassadeur d’Espagne, le duc de Monteleone, était admis dans les conseils de Marie de Médicis. Il avait acquis à la cause de son maître les Concini et leur bande. A l’intérieur le parti catholique, les prêtres, les moines, s’appuyaient sur lui, et il n’avait d’autres adversaires que les adversaires de la reine mère, les princes, les rebelles, Condé, Bouillon, Mayenne, Vendôme, qui recherchaient l’appui du parti huguenot, des princes d’Allemagne, de la Hollande, de la Savoie, de Venise, en un mot, de tout ce qui, au dedans ou au dehors, était engagé dans la lutte ouverte contre la maison d’Espagne.

D’autre part, on ne pouvait oublier les vieilles traditions qui poussaient invinciblement les « bons Français » à résister à la domination espagnole. Cette politique était considérée, non seulement en France, mais en Europe même, comme une maxime d’Etat. On constatait, comme un fait, « la contrariété d’humeur qui existait entre la nation française et l’espagnole. » « Il faut, dit Rohan, poser pour fondement qu’il y a deux puissances dans la chrétienté qui sont comme les deux pôles desquels descendent les influences de la paix et de la guerre sur les autres Etats, à savoir, les maisons de France et d’Espagne. Celle d’Espagne, se trouvant accrue tout d’un coup, n’a pu cacher le dessein qu’elle avait de se rendre maîtresse et de faire lever en Occident le soleil d’une nouvelle monarchie. Celle de France s’est incontinent portée à faire le contrepoids. Les autres puissances se sont attachées à l’une ou à l’autre selon leurs intérêts. » La situation que Rohan exposait avec la clarté et la force de son esprit, tout le monde la considérait comme fatale, et la subordination complète à la maison d’Espagne eût été pour les ministres français une honte qu’aucun d’eux n’eût acceptée d’un cœur léger.

Quel embarras pour un ministre jeune, arrivé aux affaires par la faveur des Concini et de Marie de Médicis, familier intime de l’ambassade d’Espagne, pour un homme qui, par ambition ou par conviction, s’était prononcé publiquement, dix-huit mois auparavant, en faveur des alliances espagnoles, pour un prêtre que l’éclat des grandes dignités ecclésiastiques attirait, et qui, avant tout, voulait rester digne de la confiance que Rome et le nonce ne cessaient de lui témoigner !

Au moment où il réfléchissait encore sur le meilleur parti à prendre, ou peut-être tout simplement sur le meilleur moyen de se tirer d’affaire, sa politique se trouvait brusquement engagée en dehors de lui. Le gouverneur du Dauphiné, Lesdiguières, franchissait les Alpes, et répondait, par une démonstration militaire, à l’appel du duc de Savoie.

Il fallait l’état de désorganisation profond où était tombé le royaume pour que de pareils faits fussent possibles. Un gouverneur de province, ayant sa politique extérieure à lui, se décidait et agissait selon ses vues particulières, sans s’inquiéter ou sans tenir compte des volontés de la cour. Il levait des troupes, entrait en campagne, combattait les alliés de la couronne, en daignant à peine avertir le gouvernement de ses intentions ; et, tandis qu’en pleine séance du parlement de sa province, le lieutenant général est convoqué pour entendre les ordres du roi, « pendant que les greffiers lisent à haute voix les royales ordonnances qui défendent à l’armée des Alpes de se mettre en marche, on entend le tambour qui bat dans les rues de Grenoble, on peut voir, des fenêtres du palais, défiler, sur les ponts de l’Isère, les soldats enthousiastes du vieux capitaine qui veut sortir de France malgré son roi[2]. »

Le vice-roi du Dauphiné, celui qu’Henri IV lui-même appelait en riant le « roi Dauphin », le vaillant soldat des guerres de religion, le chef militaire le plus considérable du parti huguenot, le serviteur, en somme fidèle, et l’ami, en somme dévoué, de Henri IV, était un habile homme qui avait su conduire adroitement sa fortune jusqu’au degré d’honneurs et de puissance où elle était parvenue. Politique madré autant que vaillant capitaine, il méritait, par son caractère et par ses origines, le surnom d’ « avocat » qu’on lui avait donné au début de sa carrière de soldat de fortune.

Parti de rien, devenu le second personnage du royaume, il avait l’ambition froide et calculatrice, une ambition immodérée dans son but, et mesurée dans ses moyens. même du vivant de Henri IV, il avait donné au roi quelque ombrage. Après la mort de celui qui avait été son compagnon d’armes, et, dans tous les sens du mot, son maître, il affecta de rester fidèle aux intentions et aux desseins du défunt, recueillant ainsi la part de l’héritage d’Alexandre que d’autres avaient laissé en déshérence. Il borne sa fidélité à une sorte de déférence verbale pour la reine et ses ministres, tandis qu’au dedans et au dehors, il agit à son gré, gouverne sans rendre compte, suit ses idées et se dirige où sa for lune le porte.

L’Italie l’attirait. Il avait le sentiment que sa situation, si haute déjà, grandissait encore, quand, rude soldat bardé de fer, il apparaissait sur la crête des Alpes et jetait l’épouvante sur les plaines fertiles soumises à la domination espagnole. Si, dans sa vie, il était resté fidèle à une idée, c’est à celle-là : combattre partout, mais surtout en Italie, la maison d’Espagne. C’est cette pensée qui avait fait de lui, alternativement, un adversaire implacable ou un partisan déclaré du duc de Savoie. Il la suivait encore, quand, au mépris des ordres de la cour, il franchissait les Alpes, en hiver, pour porter secours au Savoyard traqué dans ses montagnes par le gouverneur Don Pedro. Parmi les raisons qu’il donnait, après coup, pour expliquer sa résolution, il y en avait de très plausibles. « Le feu roi a engagé le duc de Savoie dans la querelle dont il porte aujourd’hui tout le poids ; Louis XIII lui-même, médiateur de la paix d’Asti, doit veiller à ce qu’elle soit fidèlement observée des deux parts. Le gouverneur du Milanais l’a violée effrontément, et menace l’existence de la Savoie. Or la maison de France a un intérêt de premier ordre à ce que cette principauté ne soit pas anéantie. Il y va même de l’honneur de la couronne. C’est ce sentiment, partagé par tous les « bons Français, » qui guide le maréchal au moment où il franchit les Alpes. Sa conduite a toujours été à l’abri du reproche ; elle l’est encore dans cette circonstance ; ce n’est pas à son âge qu’il voudrait gâter une existence toute faite de loyauté et de soumission. Il restera, jusqu’à la mort, fidèle à son serment d’obéissance, mais aussi fidèle au serment qui le lie aux alliés de Sa Majesté. La province est tranquille. Le royaume ne souffrira pas d’une courte absence qui aura pour résultat de rendre les Espagnols plus traitables et de les incliner devant l’intervention du roi de France, qui, une fois encore, agira dans le sens de la paix. » Le 19 décembre, Lesdiguières quittait Grenoble avec 7 000 fantassins et 500 cavaliers. Il arrivait à temps pour sauver Charles-Emmanuel en prenant ou en débloquant les places assiégées ou enlevées par les Espagnols.

Au fond, tous les cœurs français étaient avec Lesdiguières. Louis XIII lui-même, en recevant ces lettres où un sujet en prenait si à son aise avec les ordres du prince, ne pouvait dissimuler sa satisfaction : « Tant mieux, dit-il, cela fera baisser le nez aux Espagnols. » La cour pensait de même : quelques mois auparavant, sur les instances de l’ambassadeur d’Espagne, on avait interdit aux gentilshommes et aux soldats de franchir les Alpes pour aider le duc. Tout le monde se plaignit de cette mesure, et les gentilshommes n’en tenaient aucun compte : « On ne peut croire combien, de cet ordre, chacun en dit vivement sa pensée. On trouve qu’il est vraiment trop dur d’être empêché d’aller à la défense d’un prince allié de cette couronne, qui est en paix avec la France et dont la conservation importe tant aux intérêts de ce royaume, quand le roi défunt n’a pas interdit à ses sujets d’aller se mettre au service de l’archiduc Albert, au moment même où les États de Hollande étaient ses alliés. »

Les ambassadeurs vénitiens, de leur côté, travaillaient avec ardeur à provoquer une intervention de la cour de France dans les affaires d’Italie. Le 29 novembre, ils écrivaient encore, résumant dans une phrase heureuse l’ensemble des raisons qui auraient dû la décider : « Nous avons fait connaître à Sa Majesté la nécessité où elle se trouve d’aider la Savoie, de porter intérêt aux affaires de la République, de soutenir l’Italie, et enfin d’avoir l’œil le plus attentif sur les desseins et les actes des Espagnols, qui veulent arriver, par tous les moyens, à la domination complète sur l’Italie, au grand préjudice de la couronne de France… Mais, ajoutent-ils, nous n’avons guère obtenu de succès, le ministre (Mangot) étant sans expérience non seulement de cette affaire, mais de toute espèce d’affaires, et, en outre, attaché au parti contraire. »

Maintenant que Mangot venait d’être remplacé par Luçon, allait-il en être autrement ? C’est ici que les circonstances attendaient le ministre débutant pour poser devant lui un de ces dilemmes redoutables qui sont l’épreuve des hommes d’Etat. On dirait que la destinée prend à tâche de lui soumettre d’emblée les grands débats parmi lesquels s’écoulera sa vie.

Plongé dans ses réflexions, le jeune évêque compare et pèse : d’un côté les vieilles traditions, le souvenir du roi Henri, un sentiment d’honneur et de fierté nationales, un noble espoir de luttes et de relèvement après les faiblesses et les hontes d’une régence avilie ; de l’autre, la pression des intérêts et des événemens qui ont poussé aux affaires le nouveau ministre et ses amis, les engagemens et les familiarités avouées, les paroles prononcées aux Etats, les aspirations et les vanités de la reine mère si heureuse des mariages espagnols, et, par-dessus tout, l’appréhension d’une grosse partie à jouer avec des ressources restreintes, une autorité discutée, un avenir précaire… Richelieu hésite. Enfin, se mettant en mouvement, il essaye de se dégager des liens qui l’enchaînent, et sa politique, à la fois impatiente et rusée, se glisse entre les deux solutions qui s’offrent à lui.


G. HANOTAUX.

  1. Le 27 novembre, on avait appris que Bouillon renforçait la garnison de Sedan. Le 1er décembre, on a nouvelle à la cour que Nevers a surpris Sainte-Menehould, et y a mis une forte garnison.
  2. Dufayard, Histoire de Lesdiguières, p. 368.