Le Premier ministère de Richelieu/02

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Le Premier ministère de Richelieu
Revue des Deux Mondes4e période, tome 133 (p. 510-541).
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LE PREMIER MINISTERE DE RICHELIEU
(NOVEMBRE 1616 – AVRIL 1617)

II.[1]
LES AFFAIRES D’ALLEMAGNE ET D’ITALIE. — GRAVE ECHEC DE RICHELIEU. — LA CHUTE.


III

Pour bien marquer l’impulsion nouvelle qu’il entendait donner à la politique extérieure. l’évêque de Luçon avait décidé d’envoyer des hommes nouveaux auprès des gouvernemens étrangers : le baron du Tour allait en Angleterre, M. de la Noue en Hollande. M. Miron en Suisse, et M. de Schomberg en Allemagne. La mission de ce dernier est sinon la plus importante, du moins la plus urgente. Il faut agir promptement auprès des princes allemands. pour contrecarrer les démarches du duc de Bouillon et des rebelles français. pour s’opposer au départ des soldats qu’ils ont enrôlés, pour hâter le recrutement des troupes qui doivent renforcer les armées royales.

Schomberg est persona grata près des princes protestans. D’origine écossaise, il est de la religion. Son père, bon serviteur du roi Henri, avait rempli des missions analogues auprès des mêmes personnages. Selon le jugement de Richelieu, « c’est un gentilhomme qui fait profession d’être fidèle et qui tient cette qualité de sa nation ; avec moins de pointe d’esprit que de solidité de jugement, il est homme de grand cœur, de générosité et de bonne foi. » Le choix de Schomberg, dans les circonstances où l’on se trouve, est significatif. Jusque-là, Marie de Médicis, ayant tout subordonné au projet des mariages espagnols, suivait avec zèle les conseils venus de Rome ; on ne faisait rien à Paris sans consulter le nonce et l’ambassadeur d’Espagne. Ce n’est assurément ni l’un ni l’autre qui ont désigné Schomberg. Ils ont moins encore collaboré à ses instructions. S’il va retrouver les anciens amis d’Henri IV, c’est pour leur tenir un langage très différent de celui que la cour de France leur a fait entendre depuis la mort du roi défunt.

« La première chose que M. le comte de Schomberg doit avoir devant les yeux est que la fin de son voyage d’Allemagne est de dissiper les factions qu’on y pourroit faire au préjudice de la France, d’y porter le nom du roi le plus avant que faire se pourra, et d’y établir puissamment son autorité. » Ces paroles ont une allure qui n’est déjà plus celle d’une politique subordonnée. Ce grief, trop répété par les princes et par les protestans, est immédiatement pris corps à corps : « Vos premiers efforts consisteront à faire connaître que c’est une pure calomnie qui n’a d’autre fondement que la passion et l’imposture de nos ennemis, de dire que nous soyons tellement Romains et Espagnols que nous veuillions embrasser les intérêts, soit de Rome, soit d’Espagne au préjudice de nos anciennes alliances et de nous-mêmes, c’est-à-dire ou de ceux qui font profession de la religion prétendue réformée en France ou de tous autres qui haïssant l’Espagne, font particulièrement état d’être bons Français. » Si le nonce et l’ambassadeur d’Espagne eussent pu lire cette phrase, elle les eût éclairés et probablement surpris. N’est-ce pas assez encore ? « Une des choses les plus importantes à leur persuader (aux princes et républiques protestantes) est que nous faisons un extrême cas de leurs alliances et que nous avons un soin indicible de les conserver et, qu’en toute occasion ils recevront notre assistance. » Dans ces protestations, il faut faire, évidemment, la part du style diplomatique ; cependant, de telles paroles ont du poids ; les mettre par écrit, c’est laisser une bien grande latitude a l’homme de confiance, au protestant, à l’ami de « la cause » qui a charge de les répéter et de les commenter. D’ailleurs, le fond de la pensée se découvre dans un autre passage des Instructions : il s’agit de ces fameux « mariages espagnols » tant reprochés. L’apologie de la conduite de la reine est faite en des termes si habilement choisis que le plus farouche huguenot ne trouverait rien à y reprendre : on invoque les précédens historiques ; on assure que ces mariages ont permis de passer les mauvais temps de la régence en paix, qu’ils ont « ôté le venin » à la politique agressive des Espagnols, qu’ils ont été agréés par ces mêmes princes qui les blâment aujourd’hui, qu’ils ont été désirés par Henri IV, qu’enfin ils ont eu si peu d’influence sur la politique française qu’à l’heure présente on renvoie dans leur pays les Espagnols qui sont près de la reine, « ce qui justifie clairement le dessein que nous avons de nous rendre espagnols en France ! »… « Et, ajoute le document, ne sert de rien de mettre en avant l’humeur entreprenante des Espagnols, puisque, sans approfondir leurs intentions et leurs desseins, c’est nous faire tort de croire que nous ne puissions conserver les nôtres et nous garantir de ceux qui, justement, nous doivent craindre… C’est donc à tort que l’on appréhende que, de l’union de ces deux couronnes, sourde la division de la France. Nul ne croira aisément qu’un homme brûle sa maison pour faire plaisir à son voisin et que, pour aimer autrui, on se veuille haïr et perdre soi-même. Les diverses créances ne nous rendent pas de divers États ; divisés en foi, nous demeurons unis en un prince au service duquel nul catholique n’est si aveuglé d’estimer, en matière d’État, un Espagnol meilleur qu’un Français huguenot. » Est-il nécessaire d’aller plus loin encore et de promettre aux princes d’Allemagne de les aider dans leurs efforts pour s’opposer à la politique de l’Escurial ? On ira jusque-là « Il faut prendre occasion de leur témoigner à notre profit que nous ne désirons point l’avancement de l’Espagne, nous offrant, quoique discrètement, à les assister contre les pratiques que le roi d’Espagne fait pour faire tomber, avec le temps, les couronnes de Hongrie et de Bohème, celles du roi des Romains et l’impériale sur la tête d’un de ses enfans. » De loin, Luçon prévoyait les troubles que devait, plus tard, susciter en Allemagne la succession au trône impérial, et les rivalités d’où est issue la guerre de Trente ans. Déjà, il prenait, « quoique discrètement », position du côté des adversaires de l’Espagne.

Renseigné sur ces intentions (et en diplomatie, tout finit par se savoir) comment, le gouvernement de Philippe III eût-il gardé la moindre confiance dans les ministres qui prenaient contre lui, d’avance et de si loin, de telles précautions ?

Quand, enfin, arrivant à l’objet direct de la mission de Schomberg, ses instructions lui exposent les argumens qui doivent persuader les princes d’Allemagne de venir en aide au roi, elles renferment des paroles non moins graves : « Il faudra leur faire connoître qu’il n’est pas question de religion, mais de pure rébellion ; que le Roi veut traiter ses sujets, de quelque religion qu’ils soient, également ; mais qu’il veut aussi, comme la raison le requiert, que les uns et les autres se tiennent à leur devoir… » Partout en Europe, l’attitude qu’on va prendre, et qui se dessine déjà dans ces instructions, est conforme à ces principes : « Est-ce mépriser nos alliances pour l’Espagne que de rechercher la main du prince de Galles pour une des filles de la Reine, que d’entretenir aux États de Hollande 4 000 hommes de pied pour leur conservation, que de donner à la République de Genève une pension de 24 000 écus ? Est-ce mépriser nos anciennes alliances en Italie que de se porter à la défense du traité d’Ast, après avoir été les médiateurs de sa conclusion ? On dit que nous abandonnons le duc de Savoie : qu’on nous montre l’Anglois, le Hollandois, l’Allemand qui se trouve en l’armée du duc de Savoie. Cependant ce sont ces nations qui nous blâment, plaisamment à la vérité… Est-ce mépriser nos anciennes alliances en faveur de l’Espagne que d’accorder aux Vénitiens le passage des Grisons qu’ils ne peuvent avoir sans nous, et sans lequel l’archiduc de Gratz auroit contre eux de très grands avantages ? »

Il ne reste plus qu’à conclure. Mais c’est le plus difficile. On ne peut passer outre au principal reproche fait par les rebelles au gouvernement de la reine : la faveur du maréchal d’Ancre. Or, comme c’est le point faible de la situation politique dans laquelle les ministres sont engagés, c’est aussi le point faible des instructions. Le maréchal d’Ancre est penché par-dessus l’épaule du rédacteur ; celui-ci atténue, insinue ; il glisse ; mais il appuie trop encore : « Celui dont on parle est bien loin du degré d’élèvement où beaucoup d’autres sont parvenus ; il est seul étranger élevé, (c’est-à-dire élevé aux honneurs), étranger tellement François qu’il ne fait part de sa fortune à aucun autre que François. Combien des meilleures maisons du royaume avancées par son entremise ?… Quel sujet y a-t-il de plainte ? S’il y en a, c’est de ceux qui les font et non de ceux de qui elles sont faites, pouvant dire avec vérité (pour clore ce discours en trois mots que le gouvernement a été et est tel que, si on le considère sans passion, on n’y trouvera rien à reprendre, si ce n’est d’y voir trop de clémence sans rigueur, trop de bienfaits sans châtimens. » Ces dernières paroles sont fières. Prononcées par le maréchal d’Ancre lui-même, elles passeraient pour insolentes ; dans la bouche de ses ministres, elles sont au moins téméraires. On ne fait parler les rois sur ce ton que quand on a en vue des œuvres royales. Mais quand ce sont les favoris qui usurpent ce langage, la « rigueur » n’est pas loin et les « châtimens » ne se font pas attendre.

Telles quelles, les instructions données à Schomberg sont remarquables par la netteté avec laquelle elles affirment l’indépendance de la cour de France à l’égard de l’Escurial. À ce point de vue, elles sont en contradiction si formelle avec la politique générale suivie par la reine pendant sa régence qu’on ne peut qu’être frappé de l’espèce d’instinct qui, si longtemps à l’avance et en dépit des circonstances ambiantes, pousse dans sa vraie voie le futur cardinal de Richelieu.

Les systèmes politiques qu’une génération offre à l’activité d’un homme d’État sont peu nombreux et simples. Une fois au pouvoir, il se porte d’une prompte inclination vers celui dont la réalisation absorbera sa vie. Mais le danger de ces vues si naturelles et si fortes est dans la précipitation. Lancé en avant, l’homme d’imagination ardente ne remarque pas toujours qu’on ne le suit pas et qu’il est seul. Les jeunes gens surtout sont pressés et ne veulent pas faire crédit aux années, qui, pourtant, les payent toujours avec usure.

C’est ainsi que Richelieu, au moment où il adresse à Schomberg les belles instructions dont il sera toujours si fier et qu’il a soigneusement insérées dans ses Mémoires, parce que leur portée s’étend sur toute sa carrière politique, complique singulièrement le problème des relations extérieures de la France par la hâte qu’il apporte à la tractation des affaires d’Italie. Son ambition est de les régler d’un seul coup, et par une initiative nouvelle et hardie émanant de la France seule. L’idée première de ce projet apparaît tout d’abord dans la correspondance de Béthune ; c’est un diplomate intelligent, actif, expérimenté, mais, comme la plupart des agens qui résident au dehors, plus frappé par le prestige d’une politique d’action que retenu par l’appréhension des difficultés qu’elle soulève et des sacrifices qu’elle impose.

Cette idée embryonnaire, Richelieu la fait sienne, la développe, en tire tout un programme. Après avoir consulté, — pour la forme probablement, — le prudent Villeroy, qui, par calcul peut-être, encourage les témérités de son jeune successeur, il se lance à fond. Il se rend compte pourtant que la France n’a, pour le moment, qu’un intérêt indirect dans la question ; mais il a confiance en ses forces, et il écrit au nom du roi : « Si je n’étois plus touché des intérêts d’autrui que je ne suis des miens propres, j’attendois du temps ce que, jusques ici je n’ai pu avancer par mon entremise ; mais l’affection particulière que j’ai au bien de ceux qui sont mêlés en cette affaire m’empêche de prendre cette résolution. » Voilà donc qu’il touche, en même temps, à l’affaire de Savoie et à celle des Vénitiens : « J’estime que, par un même accord, on peut terminer ces deux différends, et, ainsi, mettre tout d’un coup la chrétienté en repos. » Quel est donc le procédé qui permettra d’obtenir de si grands résultats ? Le roi lui-même se proclame l’arbitre des deux affaires. « Pour cet effet, j’ai avisé de prendre une tout autre voie que celle que j’ai tenue jusqu’ici ; désirant maintenant, pour le bien des parties intéressées, attirer la négociation auprès de moi, m’assurant qu’elles déféreront beaucoup plus à ce dont je les prierois quand elles verront que je prendrois moi-même connaissance de leurs affaires que lorsqu’elles pourroient croire que d’autres seulement la prendroient pour moi. » Donc, la négociation serait transportée à Paris. Savoie, Venise, le pape, l’Espagne, l’Empire, enverraient près du roi de France des ambassadeurs spéciaux avec pouvoir de traiter et de conclure. Richelieu caresse d’avance l’idée de cette espèce de « conférence » où il entrera, pour la première fois, en contact avec les diplomates européens, où il pourra faire apprécier la qualité de son esprit. « Dieu me fera cette grâce, écrit encore le roi, de seconder le dessein passionné que j’ai de conserver la paix pour moi-même et l’établir par toute l’Europe. » Ces formules sont vastes et vagues.

Il est de règle, en diplomatie, qu’il ne faut pas s’engager dans une procédure sans avoir sondé le fond de l’affaire, car la procédure touche à l’honneur, et qu’il faut bien circonscrire les questions avant d’entreprendre de les résoudre. Sur ces deux points, l’inexpérience de Richelieu le mettait en défaut. Offrir aux autres puissances une sorte d’arbitrage qu’elles ne demandaient pas, c’était courir le risque d’un refus. A la rigueur, on eût pu prêter à certaines des parties intéressées un appui limité, mais prendre en charge tout le poids du débat, c’était assumer une responsabilité hors de proportion avec l’intérêt réel du pays, avec ses forces, avec l’autorité dont la France disposait en Europe. Prétendre résoudre, d’un seul coup, comme l’indiquait la proposition. toutes les questions pendantes en Italie, c’était compliquer encore l’objet de l’intervention française, et en affaiblir d’avance l’effet utile ; c’était rechercher, en un mot, un de ces succès de prestige qui échappent presque toujours à ceux qui les poursuivent.

Richelieu, une fois ses vues arrêtées, déploie, il faut le reconnaître, une grande activité personnelle pour les faire aboutir : lettres à tous les ambassadeurs leur expliquant en détail les intentions du roi ; efforts pressans à Paris, près du nonce, près de l’ambassadeur d’Espagne, près des ambassadeurs vénitiens pour les déterminer à recommander cette combinaison à leurs gouvernemens ; missions spéciales à des hommes de confiance se rendant à Madrid et à Vienne pour chercher à convaincre les cabinets rivaux. Quant à Lesdiguières dont l’intervention en Piémont a été tout d’abord blâmée par la cour, Richelieu comprend que le coup de tête du vieux huguenot peut lui servir. Le corps d’occupation qui opère dans la haute Italie représente, en somme, le seul instrument efficace dont la France dispose dans une affaire où elle prétend s’arroger le premier rôle. Luçon tient donc en suspens l’approbation ou le désaveu que l’on réclame de la cour de France. Le roi écrit à Béthune : « Monsieur, j’ai vu par votre lettre du 29 décembre, la peine en laquelle vous êtes pour ne savoir comment vous devez vous gouverner avec M. Lesdiguières. ayant appris que Leurs Majestés n’agréent son voyage. Je n’ai rien à vous dire là-dessus sinon que votre prudence vous y fournira de plus suffisante instruction que ce qu’on vous en pourrait donner. Quant audit sieur Lesdiguières, je ne sais pas ce qu’il fera en pays où il va ; mais d’une chose suis-je bien assuré, que Sa Majesté sait bien ce qu’il doit faire, étant certain que tant s’en faut qu’elle ait approuvé son dessein, qu’au contraire elle a tâché par ses lettres et ceux qu’elle a envoyés de sa part, à l’en divertir, nonobstant quoi, il n’a pas laissé de passer outre en sa résolution. » Voilà un agent bien renseigné !… Heureusement qu’il sait lire entre les lignes, et que selon le mot même employé dans la lettre, sa « prudence » lui servira de « suffisante instruction ». Lesdiguières reçoit en même temps de la main de Richelieu des complimens d’une forme volontairement banale, mais où il trouve. en somme, tout autre chose qu’un désaveu de l’initiative prise par lui.


IV

Cependant, si le ministre qui, prématurément peut-être, assigne à la France un rôle si grand au dehors se retourne vers les affaires intérieures, il doit se sentir pris d’inquiétude et de dégoût en présence des difficultés chaque jour croissantes qui affaiblissent ou entravent son action. Les Nevers, les Bouillon, les du Maine, reprenant le rôle du prince de Condé, enfermé à la Bastille, et préludant à l’œuvre de discorde qui sera, par la suite, celle des Gaston d’Orléans, des Montmorency et des Cinq-Mars, lui donnent déjà la mesure des obstacles parmi lesquels il devra, durant toute sa vie, « marcher au but qu’il s’est proposé pour le bien de l’Etat. »

L’irritation causée par tant de passions mesquines et d’intrigues odieuses serait faite pour tendre à l’excès des nerfs plus calmes que ceux des nouveaux conseillers de la reine mère, Ils n’en conçoivent, d’ailleurs, qu’un dessein plus vigoureux de s’engager à fond contre les rebelles.

Dès le début de janvier, les fers sont mis au feu partout à la fois : « Il se tient sans cesse ici des conseils de guerre d’une très grande importance. On est décidé à quitter la politique des rois antérieurs qui dirigeait les peuples par la douceur et la tolérance. On recourra, s’il le faut. À la force et à la violence. Mais on veut obtenir de tout le monde entière obéissance… Les ministres font tout pour arriver à une autorité absolue… On considère maintenant la guerre comme décidée. La reine mère est disposée à risquer le tout pour le tout… Nous tenons cela de la bouche même de l’évêque de Luçon, qui nous a dit que c’était chose décidée et décrétée dans le Conseil. »

Tout d’abord, on veut agir sur l’opinion. Ce serait une erreur de croire que, sous l’ancien régime, les gouvernemens tenaient peu de compte du sentiment public. Ils s’appliquaient, au contraire, à rester constamment en contact avec lui. Pendant les guerres de religion, on avait connu la force des courans d’idées déterminés par une active publicité. Tous les partis rivaux s’efforcent de gagner les esprits à leur cause. Une nuée de pamphlets s’abat sur le pays ; une guerre de plume passionnée épuise toutes les armes. La presse actuelle n’est ni plus prompte, ni plus ardente, ni plus téméraire, ni plus spirituelle parfois, ni parfois plus niaise. Tout se dit, tout s’écrit ; le torrent des injures, des médisances et des calomnies grossit toujours et déverse impunément ses ondes noires : la polémique dénonce elle-même les abus de la polémique.

Luçon, emporté peut-être par son ardeur juvénile, se jette dans la mêlée. Le duc du Maine, fils du fameux Mayenne de la Ligue, « homme violent et téméraire, d’esprit impatient et de nature inquiète, ennemi mortel du maréchal d’Ancre », s’était plaint, dans un mémoire répandu à profusion, des procédés violens employés par les chefs du gouvernement, et, s’exagérant sa propre importance, il avait prétendu qu’on avait voulu le faire assassiner. Le 17 janvier 1617, Richelieu lui répondait, au nom du roi, par une lettre publique. C’est un curieux morceau d’ironie concentrée. « Je ferai châtier le coupable, s’il le mérite, dit le roi ; je ne souffrirai jamais qu’en mon État on pratique impunément telles méchancetés. Mais je permettrai aussi peu qu’on entreprenne sur les places que me gardent mes sujets et mes serviteurs que sur leurs vies. C’est pourquoi, demeurant dans les bornes de votre devoir, vous pouvez vous assurer que rien ne vous conservera plus sûrement les villes qui ont été autrefois consignées entre les mains de votre père, que mon autorité. Je ne réponds point à la façon dont vous me témoignez qu’il les a eues, l’intégrité de ses dernières actions m’obligeant de perdre la mémoire des premières qu’il a beaucoup de fois condamnées lui-même… Les témoignages que vous me rendez par votre lettre de désirer chercher votre repos dans l’innocence de vos actions me réjouiraient grandement si les effets ne sembloient contrevenir à vos paroles ; ne pouvant concevoir que l’innocence puisse compatir avec les intelligences et pratiques qui sont, tous les jours, entre vous et ceux qui veulent troubler le repos de mon État. »

Les princes répondirent à leur tour par un manifeste extrêmement violent, où ils prenaient à partie la reine mère, le maréchal d’Ancre, les ministres nouveaux. Ils reprochaient notamment le renvoi des anciens ministres : « Voyant la faveur prodigieuse de cet étranger donner les gouvernemens de vos places, destituer les anciens et principaux officiers de votre conseil, et de vos parlement, leur ravir des mains les titres d’honneur que leur âge, leur vertu, et leur mérite leur avoient acquis pour mettre en leur place ses créatures, personnes indignes, inexpérimentées à la conduite d’un État et gens nés à la servitude… »

Ce fut encore Richelieu qui réplique. Dès le 14 février 1617, il « taille ses plumes » : ce sont ses propres expressions. En trois jours, il a rédigé un manifeste de portée véritablement gouvernementale et qui fut répandu dans le public à un nombre considérable d’exemplaires, sous le titre de : « Déclaration du roi sur le sujet des nouveaux remuement de son royaume. » Cette pièce passa auprès des connaisseurs pour « délicate et bien faite ». C’est, en effet, un des morceaux les plus soignés émanés de la plume de Richelieu. La composition est solide, la dialectique vigoureuse, la phrase souvent éloquente :

… « Afin d’attirer les peuples, qui ne respirent autre chose que le repos, les princes publient artificieusement qu’ils désirent la paix et que Sa Majesté veut la guerre… Est-ce désirer la paix que de s’assurer, comme ils font, de tous les côtés, des gens de guerre ; que de faire publiquement des levées de soldats de leur autorité ; que de fortifier les places dont Sa Majesté leur a donné la garde et le gouvernement ; que d’entreprendre sur ses villes, d’arrêter et saisir ses deniers, de mendier protection de toutes parts, de vouloir introduire des armées étrangères dans ce royaume ; enfin que de s’approcher avec forces de Sa Majesté et non seulement de commettre tous actes d’hostilité, mais permettre les voleries ? Des sujets désirent-ils la paix lorsqu’ils la demandent à main armée ? Les rois la procurent quelquefois ainsi, mais non pas les sujets… Quant à Sa Majesté, qui peut dire qu’elle désire la guerre après avoir vu qu’en peu de temps elle a fait trois traités pour donner et conserver la paix à son peuple ? Après avoir vu les sommes immenses avec lesquelles elle l’a rachetée plusieurs fois, après avoir vu l’excessive clémence dont elle a usé envers ceux qui l’ont troublée. Qui ne voit enfin que le seul moyen qui reste maintenant à Sa Majesté pour empêcher les rébellions trop fréquentes en son État est de punir sévèrement ceux qui en sont les auteurs et reconnaître ses fidèles sujets qui demeurent en l’obéissance qu’ils lui doivent ?… Si la douceur dont Sa Majesté a usé jusques à cette heure ne fait autre chose que les endurcir, si l’oubliance de leurs fautes ne sert qu’à leur faire oublier leur devoir, si ses bienfaits n’ont eu d’autres effets que de les rendre plus puissans à mal faire, et que leur ingratitude soit la seule reconnaissance dont ils les payent ; si les menaces portées sur ses déclarations sont inutiles pour les contenir, si enfin ils ne peuvent être ramenés à leur devoir par aucune considération, et que, d’ailleurs, ils continuent ã faire paraître par leurs actions qu’ils n’ont autre dessein que d’abattre l’autorité de Sa Majesté, démembrer et dissiper son État, se cantonner en son royaume pour, au lieu de la puissance légitime, introduire autant de tyrannies qu’il contient de provinces… en ce cas, Sa Majesté, touchée des sentimens d’un vrai père, animée du courage d’un grand roi, sera contrainte, quoique à regret, de châtier ces perturbateurs de son État et punir leur rébellion. »

Des paroles, on passe immédiatement aux actes. Au moment où la déclaration paraissait, trois armées étaient mises sur pied avec ordre de marcher sur les provinces soulevées et de les ramener, par la force, dans l’obéissance du roi. Cette partie de la tâche que s’était imposée le nouveau ministre de la guerre n’était ni la moins absorbante, ni la moins difficile. Il fallait tout créer. Luçon déploie une activité sans bornes, faisant beaucoup par lui-même, sollicitant de vive voix et par écrit la fidélité des grands, s’adressant à de simples gentilshommes, secouant la nonchalance des uns, entretenant les espérances des autres, flattant les amours propres, calmant les susceptibilités, arrangeant les conflits. Il envoie dans les provinces des hommes qui sont les avant-coureurs de ses futurs intendans et qui ont charge de veiller aux enrôlement, aux approvisionnemens, à l’argent, à la discipline militaire.

Bentivoglio, qui va le voir, le 14 février, le trouve dans le feu du travail et plein de confiance. « Il est très ardent pour la guerre ; il la juge nécessaire si le roi veut être roi. Il a parlé en termes violens des princes, disant qu’il falloit les attaquer vigoureusement et que la guerre seroit aussitôt finie que commencée. Il m’a dit que, d’ici à huit ou dix jours, le roi partira pour Reims avec toute la cour, que le ministère disposoit de 900 000 écus outre les revenus ordinaires, que Sa Majesté avoit réuni, en si peu de jours, une armée de 25 000 fantassins et de 5 000 cavaliers, et qu’il y avoit des troupes dans toutes les provinces du royaume pour étouffer toute tentative de rébellion. » Dans une autre lettre du même jour, le nonce donne, d’après le duc de Guise lui-même, qui va prendre le commandement de l’armée de Champagne, des détails plus précis encore sur la composition de cette armée improvisée et porte le chiffre de l’infanterie à 30 000 hommes, dont 4 000 Suisses, 4 000 lansquenets, 3000 Liégeois et 4 000 Hollandais, ceux-ci en échange des 4 000 hommes que le roi de France entretenait habituellement en Hollande ; en outre, il y aura 1 200 cavaliers allemands et 500 du pays de Liège. Tout le reste est Français. Le duc dit qu’il dispose de 40 pièces d’artillerie avec tout le nécessaire pour le service de son armée.

Ces troupes, formant l’armée principale et opérant dans l’Ile-de-France et en Champagne, étaient sous le commandement du duc de Guise. Comme on n’avait aucune confiance dans ses capacités militaires, on lui avait adjoint un homme qui passait pour un brave soldat, Thémines. Une autre armée opérait dans le Maine et le Perche, sous les ordres du comte d’Auvergne. Elle reçut l’ordre de se rabattre au besoin sur l’Ile-de-France. Enfin, Montigny, à la tête d’un petit corps de troupes, devait s’emparer des places du Nivernais.

Il semble qu’à ce moment Nevers ait pris peur, et qu’il ait voulu s’accommoder ; il fit faire des ouvertures à Paris, par l’intermédiaire de sa sœur, la duchesse de Longueville, qui en parla au nonce ; mais celui-ci se sentait sans influence. La duchesse s’adressa elle-même à Luçon. Elle le trouva très boutonné et dur. La reine, excitée par lui, ne décolérait pas contre Nevers. Richelieu écrivait lui-même : « Il y a apparence que ces remuement ne se termineront pas par un traité, comme ont fait ceux du passé, le roi se mettant en état de ranger à la raison ceux qui s’en sont éloignés. »

Bentivoglio, de plus en plus pessimiste, dépeint l’état d’esprit des ministres, l’excitation réciproque, et indique les suites funestes qu’on peut déjà prévoir : « Les conseils violens l’emportent. On court précipitamment aux armes. La reine est pleine de rage du manifeste des princes, où d’Ancre est déchiré si cruellement, et par conséquent elle-même ; elle n’a à qui se fier. Il n’y a près d’elle aucun homme de valeur, ni pour commander les troupes, ni pour négocier ; l’argent manque. Sa cause est détestée, parce qu’on la considère comme celle du maréchal. Guise, qui est à la tête des troupes de la reine, me disoit lui-même qu’il ne se faisoit aucune illusion, et que le dessein du maréchal étoit de ruiner les princes pour arriver à son but, à savoir d’être connétable de France, et de régner seul sur la cour. »

On en revient toujours à ce malheureux Concini. Tous les efforts faits auprès de l’opinion, toute l’activité déployée se heurtent ã cette réflexion que c’est pour le marquis d’Ancre que l’on travaille, et que ces gens qui parlent si haut se subordonnent volontairement aux vues personnelles du favori. Les observateurs les plus réservés, comme Pontchartrain, s’expliquent encore en ce sens : « Ceux qui liront ceci noteront que les confidens du maréchal d’Ancre avoient résolu, pour maintenir ledit maréchal en son autorité et au pouvoir absolu qu’il prenoit dans le royaume qu’il étoit nécessaire d’entretenir toujours la guerre parce que le moyen qu’il avoit d’y employer ses créatures et d’y prendre telle part et l’emploi qu’il voudroit, lui donneroit et conserveroit son autorité. »

Arrivé au comble de la faveur auprès de la reine, Concini nourrissait toutes les ambitions à la fois. Il poursuivait sa vieille idée de l’acquisition d’une souveraineté indépendante sur la frontière de la France. On dit que la révolte de Bouillon lui donnait lieu de penser à Sedan. En tous cas, il ne cachait pas son désir d’être nommé connétable. Il équipait des troupes à ses frais et avait sous la main un corps de plusieurs milliers d’hommes. Il eut l’insolence d’offrir au roi le concours de cette armée dans une lettre publique, rédigée en des termes tels que le roi de France paraissait l’obligé de l’aventurier !

Il avait perdu, au début de l’année 1617, une fille qu’il aimait tendrement et qu’il comptait établir dans une des grandes familles du royaume. Sa femme était malade : « Elle est languissante ; elle va gonflant du ventre et des parties inférieures du corps, non sans grande appréhension d’hydropisie ; elle souffre beaucoup. » Le ménage était complètement détruit. Les deux associés se détestaient et ne restaient unis que pour la défense de ce qu’ils avaient acquis ensemble. Ces deuils et ces tristesses avaient rendu le maréchal irritable et sombre. Sa vanité ne connaissait plus de bornes. Au moment où le duc de Guise partait pour l’armée, il le blessa cruellement. L’ambassadeur près du pape, Tresnel, est rappelé à Paris : « Le maréchal s’exprima sur son compte avec le plus grand mépris, disant que c’étoit une bête, qu’il se moquoit de lui, qu’il l’avoit fait attendre des heures dans son antichambre. » Telles étaient ses façons habituelles de parler et d’agir. Il ne traitait pas mieux ses ministres, et même des hommes qu’il eût dû ménager. « Alberti, Alberti, mon ami, dit-il un jour, en serrant les mains de Luynes, le roi m’a regardé d’un œil mauvais, con occhi furiosi ; vous m’en répondez, Alberti, vous m’en répondez. »

Laissons parler encore un homme qui voit les choses de près, puisqu’il est dans le ministère, Brienne : « La tyrannie de l’autorité du gouvernement du maréchal d’Ancre et des trois susnommés, Barbin, Luçon et Mangot, étoit si grande qu’aucun des grands ne la peut supporter ; il fait des affronts aux uns et aux autres quand il se passoit quelque chose qui n’étoit pas agréable ; il est toujours en dessein de faire chasser et congédier le reste du Conseil et les secrétaires d’État qui ne dépendoient pas entièrement de lui, de faire changer les officiers des cours souveraines, ôter ceux qui sont près la personne du roi. En somme, son procédé étoit si insupportable, qu’hormis quelques particuliers qu’il faisoit grandement gratifier, toutes personnes de toutes qualités lui vouloient mal et le haïssoient (voire même ses propres domestiques), et à son occasion cette haine et malveillance alloit sur la reine mère, qui n’entendoit, voyoit et ne parloit à personne que par l’organe dudit maréchal, qui prenoit soin qu’aucun n’en pût approcher. »

Les étrangers, plus impartiaux encore, s’expriment de même : La violence du maréchal d’Ancre ne peut durer. Tout ce que les princes disent dans leurs manifestes est la vérité même. Leur cause suscite un applaudissement universel, et c’est tout le royaume qui parle par leurs bouches… Aujourd’hui, toute la haine se déverse sur le maréchal et sur sa femme, tous deux étrangers, tous deux haïs et détestes comme des furies et que toute la France a en horreur et en abomination. » Allez donc faire de la politique dans de telles conditions : quel respect inspirer au dedans ? quelle confiance au dehors ? Combien de temps, d’ailleurs, avait-on devant soi ; des semaines ? des jours ? Qui eût pu le dire ? Si quelques personnes, comme Rohan, faisaient crédit au ministère et affirmaient qu’il l’emporterait, la plupart pensaient le contraire et disaient tout haut que cela finirait mal pour les ministres et pour le favori.

Nevers, alternativement abattu ou fanfaron, jurait maintenant qu’avant peu, par lui et ses amis, la reine mère perdrait le gouvernement de la France et serait obligée de se retirer dans un couvent. Symptôme décourageant, cette sage et fidèle Madame de Guercheville avait manifesté le désir de céder sa charge de dame d’honneur de la reine, disant « qu’avant peu de mois, elle n’auroit plus lieu de l’exercer, la reine mère devant perdre son autorité et être reléguée à Florence. » Le pape faisait donner très confidentiellement avis à Marie de Médicis qu’il lui revenait de source très sûre (peut-être par les confesseurs) que dans l’entourage de Louis XIII, on projetait de le séparer d’elle, et qu’on voulait emmener le roi à Lyon pour l’arracher à l’autorité de sa mère. La reine, avertie par le nonce, eut une conversation avec le roi, à la suite de laquelle elle se déclara entièrement rassurée.

Cependant, les ministres persévéraient dans la politique énergique qu’ils avaient inaugurée. Leur seule chance reposait maintenant sur le succès des armées royales. Aussi, Luçon se multipliait pour assurer le recrutement et la solde des hommes, pour stimuler les officiers, leur donner quelque chose de l’ardeur désespérée qui l’enflammait lui-même. Schomberg, à peine arrivé en Allemagne, y avait conclu avec le rhingrave des capitulations et avait levé 400 reîtres et 400 lansquenets ; on faisait en Suisse des levées importantes. Plusieurs milliers d’hommes se dirigeaient vers la France et venaient renforcer les armées royales. Enfin, celles-ci se mettaient en mouvement et obtenaient de premiers succès. Les forces qu’elles avaient devant elles n’étaient ni organisées ni commandées. Les princes ne pouvaient compter que sur les quelques milliers d’hommes que Bouillon était allé recruter dans le pays de Liège et qu’il amenait lentement à leur secours.

Dans le Nivernais, Montigny, qui avait pour aide de camp le marquis de Richelieu, s’empara de toutes les places appartenant au duc et enferma, dans la capitale de la province, la duchesse de Nevers qui lui avait tenu tête très vaillamment. Le comte d’Auvergne avait pacifié tout le Maine et le Perche ; il était libre maintenant de marcher au secours du duc de Guise. Celui-ci avait eu également, dans les provinces de l’est, des succès assez importants. Il avait pris Richecourt, Château-Porcien, Cezigny et mis le siège devant Rethel. Nevers, poussé de place en place, ne gardait plus que Mézières, tandis que le duc du Maine, bousculé par le comte d’Auvergne, qui s’emparait successivement des châteaux de l’Ile-de-France, était contraint de s’enfermer dans Soissons. Ainsi trois sièges importans, commencés presque simultanément à Nevers, Soissons et Rethel, devaient mettre fin bientôt à la révolte des princes.

Les ministres commençaient à respirer. Ceux mêmes qui ne leur sont pas favorables reconnaissent que « par leurs bons soins et diligences, les princes et grands avoient été si vivement attaqués et serrés de si près qu’ils étoient au désespoir et ne savoient où avoir recours. » Luçon pouvait croire que l’on touchait au but.

V

Il était moins heureux au dehors. Dans la politique extérieure, les résultats sont toujours plus lents ; les intérêts adverses, plus sûrs d’eux-mêmes, se défendent mieux. Les missions envoyées par Luçon en Europe avaient abouti à des résultats divers, mais, en somme, assez peu satisfaisans. C’est en Angleterre peut-être que l’accueil avait été le plus favorable. Le roi Jacques affectait, depuis la mort de Henri IV, une mauvaise humeur que son pédantisme rendait plus insupportable encore. Il grondait sans cesse contre les mariages espagnols, excitait sous-main les protestans, se tenait en relations constantes avec leurs chefs et ne cessait de se dire leur protecteur. En agissant ainsi, le roi Jacques poursuivait un dessein arrêté. S’inspirant des traditions de la politique anglaise, il prétendait tenir la balance entre les deux partis qui divisaient l’Europe, et reprendre, grâce aux querelles intestines des puissances continentales, l’autorité internationale qu’Elisabeth avait exercée et que Henri IV lui avait ravie : « L’Angleterre, disait, dès le XVIIe siècle, le comte de Salisbury, est comme une demoiselle à laquelle deux prétend ans font la cour. Si elle cédait à l’un, elle encourrait la haine de l’autre. » Luçon avait, sans peine, découvert ces vues. Il avait déclaré nettement à l’ambassadeur d’Angleterre « qu’il entendoit que le roi Jacques ne fît pas en France ce qu’il ne souffriroit pas que le roi de France fit en Angleterre, c’est-à-dire appuyer et soutenir des sujets révoltés ».

Le baron du Tour, que le roi d’Angleterre « aimoit très particulièrement pour avoir été ambassadeur près de lui lorsqu’il étoit roi d’Écosse », sut dire les mêmes choses sur un ton plus doux et « lui insinuer dextrement en l’esprit que la confiance que le roi de France avoit en son amitié et alliance étoit telle qu’il espéroit que, bien loin de protéger des sujets rebelles contre leur souverain, le roi, au contraire, aideroit au besoin, par les armes, à les faire rentrer dans l’obéissance. » Moitié fermeté, moitié caresse, Jacques avait paru se laisser convaincre, et le 27 mars 1617, Luçon pouvait écrire au duc de Guise « qu’il avoit de fort bonnes nouvelles d’Angleterre, et que le roi Jacques avoit assuré à M. le baron du Tour que, quoiqu’on dise qu’il assistoit couvertement ces messieurs les princes, il ne le feroit jamais. » En Hollande, l’envoyé de Richelieu rencontra de plus sérieuses difficultés. Les États entretenaient avec la cour de France une alliance ombrageuse, toujours inquiète des relations de cette cour avec FEspagne. L’accomplissement des mariages leur avait été, selon le mot de notre ambassadeur, « grandement formidable ». Ils n’avaient pas pardonné au gouvernement de Marie de Médicis, et, dans leur réserve taciturne, on sentait qu’ils ne lui pardonneraient jamais. Bouillon était, d’ailleurs, pour eux, un vieil allié, confident de tous les déboires et de tous les soupçons ; D’autre part, un politicien retors, ancien représentant des États en France, Aersens, soufflait sur le feu, tout en discutant, avec des argumens juridiques, la mesure de la gratitude que la République devait à la dynastie des Bourbons. Cette double action était très mollement combattue par notre ambassadeur à la Haye, Aubery du Maurier, diplomate silencieux et prudent, mais protestant convaincu, et correspondant assidu de Duplessis-Mornay.

Quand La Noue arriva en Hollande, il ne trouva que de froids visages. Il avait pour mission de dissiper les méfiances ; or, on se méfiait de lui.

Un envoyé du prince de Bouillon, Varigny, plaidait la cause des rebelles. Entre ces sollicitations diverses, les esprits étaient partagés. Les grandes querelles religieuses qui, à ce moment même, éclataient en Hollande, subordonnaient toute politique aux passions déchaînées. Le prince Maurice encourageait sous-main Aersens et conseillait de refuser l’envoi des 4 000 hommes réclamés par La Noue. Barnevelt au contraire se montrait favorable aux demandes de la cour de France. Les choses devaient trainer en longueur jusqu’au moment où les renforts deviendraient inutiles. En somme, la Hollande, citadelle du parti protestant, refusait toute créance aux protestations imprévues de l’évêque de Luçon.

En Allemagne, la mission de Schomberg auprès des princes avait un peu mieux réussi. Parti dès les premiers jours de janvier, il avait vu, en passant, le duc de Lorraine et avait obtenu de lui des promesses verbales de concours et de fidélité. Puis, il s’était acheminé vers tous ces petits centres où pullulaient des rivalités et des dissensions qu’il comptait bien mettre à profit : Saverne où se trouvait l’archiduc Léopold, Durlach où résidait le marquis de Bade, Heidelberg, séjour de l’électeur palatin ; « et, dit-il lui-même, si les princes protestans après m’avoir oüy, ne se comportent envers Votre Majesté, comme ils doivent, je leur taillerai, si je ne me trompe, plus de besogne avec les électeurs et princes catholiques qu’ils n’en sauroient de longtemps coudre ; car la défiance n’est pas malaisée à faire naître entre ces deux ligues. » Partout, c’étaient des troupes qu’il devait demander. Il en obtint presque partout, ou, du moins, des promesses. Après avoir vu les princes électeurs, Schomberg devait se rendre en Autriche, où la France était représentée par un agent expérimenté, Baugy. Celui-ci suivait, avec un intérêt très intelligent, la grosse affaire qui s’ouvrirait à la mort de l’empereur Mathias qui n’avait pas d’enfans : la question de la succession aux trônes de Hongrie, de Bohème et l’éventualité de l’élection à l’Empire. Deux archiducs, Maximilien et Ferdinand, étaient rivaux. Le premier paraissait plutôt soutenu par les Espagnols ; Richelieu, tout en protestant du « respect religieux avec lequel le roi entretient l’alliance qu’il a avec l’Espagne », avait pris parti pour le second, et il écrivait à Schomberg : « Vous vous conduirez dans cette affaire secrètement et avec dextérité et en sorte, s’il y a moyen, comme je n’en doute pas, que vous rompiez les desseins des Espagnols et veniez à bout de ce que je souhaite pour le bien de la chrétienté. » Cette politique devait réussir pour des raisons que l’ambassadeur analyse avec soin dans sa correspondance. Les Espagnols eux-mêmes renoncèrent à leurs prétentions sur le royaume de Hongrie et de Bohème, et Baugy l’annonça par une dépêche du 5 mai, qui devait être ouverte par le remplaçant de l’évêque de Luçon. Ce succès de la politique française eut, d’ailleurs, peu de suite. Car Ferdinand, élu roi de Bohème, en juin 1617, puis porté à la couronne impériale, retomba sous la coupe de ses premiers maîtres, les jésuites, et s’appuya exclusivement sur la maison d’Espagne.


Mais le nœud de la politique de l’évêque de Luçon était, comme nous l’avons vu, dans les affaires d’Italie. Ici, il avait subi un échec complet.

A la fin de l’année 1616, les situations respectives étaient les suivantes : l’Espagne menaçait la Savoie ; Lesdiguières avait passé les Alpes pour venir au secours du duc Charles-Emmanuel ; Venise était en guerre avec l’archiduc Ferdinand. Battue, elle avait besoin de secours immédiat et prétendait se servir des défilés des Grisons pour faire passer les renforts que ses recruteurs enrôlaient en Suisse ; mais elle ne pouvait le faire sans l’autorisation de la France.

Aussitôt que l’évêque de Luçon a remplacé Mangot, les ambassadeurs s’adressent à lui et le supplient de prendre parti. Ils sollicitent, en même temps, une audience de la reine et exposent à celle-ci toutes les raisons favorables à l’alliance de la République avec les Grisons : « La reine nous écoute attentivement, montrant sur son visage qu’elle étoit satisfaite de ce qu’avoient fait Vos Seigneuries, et, se tournant vers l’évêque de Luçon, elle lui dit : « Vous avez entendu ce qu’ils demandent ; faites une dépêche immédiatement pour recommander à Gueffier que, puisque la République veut faire son traité d’alliance avec les articles ajoutés, je ne l’empêche nullement. » Nous la remerciâmes cordialement, ajoutent les ambassadeurs, et nous nous en allâmes avec une véritable surprise d’avoir trouvé en Sa Majesté une résolution si prompte et si ferme en ce qui concernoit cette affaire. Pour être plus sûrs, nous attendîmes dans l’antichambre pour parler à M. de Luçon et pour lui demander de faire l’expédition conforme aux intentions de la reine. Il sortit, « confirma les dires de Sa Majesté, ajouta qu’il alloit préparer l’instruction avec Mangot, et il joignit mille autres bonnes paroles d’obligation et de service pour notre République. »

Que fallait-il penser de cette attitude favorable ? Luçon marquait-il déjà l’orientation nouvelle, plus indépendante, à l’égard de l’Espagne, qu’il comptait donner à sa politique ? Était-ce simplement courtoisie et bienveillance banales, naturelles chez un nouveau venu qui désire se faire bien accueillir ? Cette résolution un peu prompte ne tenait-elle pas aussi d’une certaine ignorance des intérêts importans, engagés dans cette affaire d’apparence si simple ?

Quoi qu’il en soit, quelques jours après, Luçon reprend les concessions qu’il a faites un peu hâtivement. Il a probablement réfléchi aux conséquences d’une rupture déclarée avec l’Espagne sur cette question si grave des défilés alpins. Oui, la France interviendra dans les affaires d’Italie ; mais elle interviendra comme il lui convient, en médiatrice, en arbitre, non en adversaire déclarée de l’une des deux parties en cause. L’ambassadeur du roi auprès des Grisons, Gueffier, recevra donc l’ordre de travailler à l’alliance « sous la condition toutefois que des difficultés ne viennent pas de la part des Vénitiens. » En même temps, on donne à Gueffier « les ordres nécessaires au cas où les difficultés viendraient des Grisons ».

Quant aux affaires générales d’Italie, le point de vue de la cour de France n’est pas moins relevé : « Nous sommes venus à l’audience de la Reine Mère qui nous a dit qu’elle vouloit, comme son défunt mari, rétablir la paix en Italie, qu’il falloit que tout passât par les mains de son ambassadeur Béthune, si expérimenté et si bien disposé, que le dessein des Espagnols étoit manifeste et qu’ils vouloient être les seuls arbitres et dominateurs de la péninsule. »

En présence de cette double réponse, les, ambassadeurs sont-ils satisfaits ? Sur le premier point, non certainement. Car ce n’est plus l’adhésion nette et franche à leurs vues qu’on leur avait laissé espérer quelques jours auparavant. Cependant ils veulent douter encore et suspendent leur jugement. Quant au second point, ils semblent vouloir faire, de leur assentiment à la proposition qu’on leur soumet, une contre-partie de l’arrangement relatif aux Grisons. « Nous avons répondu : M. de Béthune ne quittera pas l’Italie, et la paix ne sera pas faite sans l’intervention de la France. » Intervention, au lieu de médiation, c’est une nuance appréciable dans la bouche de ces diplomates experts, et leur réponse marque l’origine du malentendu qui va sans cesse aller en s’aggravant.

Luçon joue au plus fin. Il fait attendre quinze jours encore une réponse précise au sujet de l’affaire des Grisons. Il sait bien, au fond, qu’il ne peut pas étendre aux Vénitiens ce privilège exclusif des « passages », que la sage politique de Henri IV a réservé à la France. Il sait aussi que faire une pareille concession ce serait blesser l’Espagne à la prunelle de l’œil. Les ambassadeurs, de leur côté, sentent qu’ils ont manqué l’heure. Ils multiplient les démarches. Ils vont chez le maréchal d’Ancre, qui les assure de son bon vouloir et rejette tout sur Gueffier. Ils vont chez Mangot ; ils vont chez la reine mère. Ils harcèlent Luçon.

Celui-ci, au cours d’une nouvelle audience, développe surtout les raisons du refus, insiste sur les intérêts du roi, promet d’en parler à ses collègues. Fâcheuses dispositions ! Les ambassadeurs reviennent à la charge. Enfin, le 22 janvier, Luçon se décide et leur déclare nettement que, si la France ne fait pas d’obstacle à ce qu’une alliance soit conclue entre les Ligues grises et la République de Venise, si même elle est favorables cette alliance, c’est à une condition expresse, à savoir « que le passage des Alpes reste interdit à toutes les armées, sauf à celles de la France à le passage reste assuré même contre les Vénitiens. » Cette réponse, prévue peut-être, n’en fut que plus mal accueillie par les ambassadeurs. Pouvaient-ils s’attendre à un pareil coup de la part du roi de France, du fils de ce Henri IV qui leur devait la couronne ? La phrase qu’on leur proposait d’ajouter au traité d’alliance détruisait l’alliance elle-même. Quelle bassesse d’âme supposait-on au gouvernement vénitien de penser qu’il admettrait volontairement une proposition visant le passage des armées françaises dirigées expressément contre la République. La scène fut vive. Luçon restait assez embarrassé. Il se rejeta sur les résolutions arrêtées en conseil, sur la dureté du temps, sur les embarras de l’heure présente : « Nous sommes vraiment dans une situation misérable, dit-il. Les Espagnols ne sont pas contens de nous, nous ne sommes pas bien avec l’Angleterre, ni avec les États de Hollande, le duc de Savoie est mal satisfait, la République se plaint, nos propres sujets sont soulevés contre nous ; de façon que, pour vouloir faire le bien, nous souffrons des maux sans nombre. » Ce langage n’était pas fier ; il dévoilait trop bien, les inconvéniens de la fausse situation où s’était mis le gouvernement du maréchal et le manque d’autorité de ses ministres, tant au dedans qu’au dehors.

Les ambassadeurs de Venise sentaient qu’ils avaient barre sur le jeune secrétaire d’État, et maintenant qu’ils avaient perdu la partie dans l’affaire des Grisons, ils ne cherchaient qu’à prendre leur revanche dans celle de la médiation. On les abandonnait par crainte de mécontenter l’Espagne : avec une promptitude rare, ils se retournent vers l’Espagne, et c’est à la grande ennemie, à la rivale éternelle qu’ils demandent le moyen de punir Luçon de sa témérité.

Celui-ci, en effet, poursuivait officiellement, auprès d’eux et auprès de toutes les puissances, les propositions relatives à la médiation de la France pour le règlement définitif des affaires d’Italie.

Le plan d’ensemble, définitivement arrêté, est exposé dans une lettre que le ministre adresse aux représentans de la France dans les cours intéressées : « Je vous dirai que le désir qu’a le Roi de pacifier les troubles de l’Italie et rétablir le repos par toute la chrétienté l’a fait résoudre de traiter par lui-même ce que jusqu’ici il a fait par ses ambassadeurs. Pour cet effet, il s’est résolu d’attirer la négociation de la paix d’Italie auprès de lui, estimant qu’on déférera à sa présence ce que jusqu’ici on n’a pas fait à ses ambassadeurs. Il envoie à cette fin le sieur comte de Larochefoucauld en Espagne pour obtenir que cette affaire se traite ainsi qu’il le désire et juge expédiant. Sa Majesté a semblablement écrit au duc de Savoie, aux Vénitiens et à tous ceux qui y tout intérêt pour leur faire goûter cette proposition que Sa Sainteté agrée, trouvant bon, ou d’envoyer un légat à cette fin, ou de donner commission expresse à son nonce qui est auprès de Sa Majesté. Nous espérons que ce traité réussira au bien de la chrétienté, au repos de l’Italie et à la gloire de Sa Sainteté et du Roi qui l’entreprennent. »

A Paris, l’évêque de Luçon saisit les ambassadeurs vénitiens, le 22 janvier. Il semble garder une certaine illusion sur les sentimens de ceux qu’il vient de blesser si profondément dans l’affaire des Grisons : mais nous qui lisons les lettres adressées par ces diplomates à leur gouvernement, nous savons ce qu’ils pensent et combien ils sont ulcérés. Aussi leur avis ne se fait pas attendre.

Le 24 janvier, ils écrivent à Venise pour engager la République à ne pas laisser la négociation se transporter à Paris. Ils ont même déjà amené l’envoyé du duc de Savoie à leurs vues et ils trouvent un excellent argument pour vaincre, s’il y a lieu, les hésitations du Sénat : « Nous sommes d’accord avec l’envoyé du duc de Savoie pour penser qu’ici on considère au fond la prompte conclusion de la paix d’Italie comme contraire aux intérêts de cette couronne ; en effet les Français qui, en ce moment, ont pris du service dans les armées du duc de Savoie sont, pour la plupart, des partisans des princes. Si la paix se fait, ils viendront se mettre au service de ceux-ci, et cela au grand préjudice des intérêts du roi. On peut donc douter que les ministres français, s’ils ont une fois l’affaire de la paix d’Italie dans les mains, mettent un grand zèle à la conclure, contrairement à leurs intérêts. Aussi, seroit-il de la prudence de Vos Excellences de peser leurs résolutions et d’apporter à cette affaire toute la maturité qu’elle demande. »

Le sénat de Venise n’avait pas besoin d’être poussé par ses agens pour prendre une résolution conforme à leur désir. L’ambassadeur du roi, M. de Léon, lui avait communiqué la proposition, peut-être avec quelque mollesse, car il était loin d’être prévenu en faveur de son chef. Il n’avait obtenu que des paroles évasives, transmises à Paris pour ce qu’elles valaient.

Dès les premiers jours de février, Luçon apprenait, de toutes parts, qu’il était joué. Le duc de Savoie avait fait la moue quand on lui avait parlé d’envoyer un ambassadeur spécial à Paris ; l’Espagne déclinait nettement la proposition ; en Autriche, notre ambassadeur, Baugy, n’osait même pas ouvrir la bouche, sentant d’avance quel accueil lui serait réservé : « Vous aurez vu, par mes précédentes du 18 de ce mois, les raisons qui m’ont mû à ne point passer avec l’Empereur l’office qui m’a été mandé pour lui faire trouver bon que le roi tirât auprès de lui le traité d’accommodement des troubles d’Italie, duquel les Espagnols se sont emparés sur la requête qu’ils disent leur en avoir été faite par les Vénitiens. Quand on m’en parle, je réponds qu’il n’importe à Sa Majesté en quel lieu il soit, pourvu qu’il se termine par une bonne paix. » On le voit, ce sont les Vénitiens que l’on accuse hautement. De partout le même renseignement arrive au ministre. Il s’en plaint en termes amers à l’ambassadeur Léon, qu’il soupçonne de s’être laissé jouer et qui, probablement, rit dans sa barbe de la déconvenue de son chef. Parlant au nom du roi, Luçon écrit : « Je ne puis que je ne m’étonne grandement de ce que leurs actes (il parle du sénat de Venise) du tout contraires à leurs paroles, ne soient venus à votre connaissance ; ou que l’ayant su, vous ne m’ayez donné avis de ce que vous auriez vu en cela se passer à mon préjudice… Le sieur Baugy a su et m’a averti le 14 janvier qu’à leur prière le Roi Catholique a écrit à l’Empereur pour le prier d’envoyer vers lui des ambassadeurs afin de traiter du différend que mon cousin l’archiduc de Gratz a avec eux. Par là, vous pouvez juger combien j’ai juste sujet de me plaindre de leur procédé, voyant qu’en même temps que je travaillais avec plus d’affection à cet accommodement, ils se sont pourvus à même fin par devers le Roi Catholique pour lui attribuer l’honneur d’être venu à bout d’une chose qui semblait particulièrement m’être réservée. »

Luçon ne peut se contenir plus longtemps à l’égard des ambassadeurs vénitiens ; il va les trouver chez eux, tenant à la main la lettre par laquelle Béthune lui apprend l’échec de la négociation. Il fait d’abord, d’un ton assez calme, un exposé complet de l’affaire, mais il s’anime en parlant, et enfin sa colère éclate : Nous sommes trop intimes, nous, avec le roi d’Espagne pour nous plaindre de voir la paix se traiter à Madrid. Mais vous, c’est donc, désormais, au roi d’Espagne que vous vous adresserez quand vous aurez des difficultés en Italie ? Pouvoit-on s’attendre à une pareille conduite de la part de la République ? N ’est-ce pas elle qui avoit eu recours au roi de France ? Est-ce ainsi qu’elle reconnaît le zèle qu’on a déployé à Paris pour arranger cette affaire ? C’est un manque d’égard inouï pour le roi de France, et il s’en souviendra. Pour le moment, il est faible, c’est vrai. Mais il n’est pas si bas que son royaume ne reprenne : en peu de temps son ancienne vigueur et pour qu’il impose autour de lui le respect auquel il a droit… » C’est au tour des ambassadeurs de s’excuser et de plaider les circonstances atténuantes. Mais ils sont vengés.

Ils prennent pour confident de leur joie le nonce Bentivoglio, qui ne paraît pas trop fâché, lui-même, du bon tour joué à son jeune partenaire. Il écrit à Rome : « J’ai vu les ambassadeurs vénitiens qui m’ont dit que Luçon leur a fait, au nom de la reine, une grosse querelle au sujet de la négociation que la République a transportée à Madrid. Luçon, dit-il, espère encore que, si on arrange à Madrid l’affaire de l’archiduc Ferdinand avec Venise, du moins, on laissera l’arrangement des affaires du Piémont se faire à Paris ; mais, ajoute le nonce, les ambassadeurs n’en croient rien, et ils disent que c’est une dernière feinte des Français pour couvrir leur honte de se voir entièrement exclus des affaires d’Italie dont ils se prétendoient les arbitres. »

L’échec est complet ; et si Luçon ne lit pas ces lettres, il devine autour de lui les sourires muets des diplomates qui les ont écrites. Dans sa colère, il ne sait à qui se prendre. Il rappelle l’ambassadeur du roi à Venise, Léon ; il rappelle l’ambassadeur à Rome, Tresnel. Il répand sa mauvaise humeur en lettres dont le ton va toujours s’exaspérant : « Bien que je n’aie point de paroles qui puissent exagérer l’indignité du procédé des Vénitiens, je trouve bon, néanmoins, l’avis que vous me donnez de remettre en un temps plus opportun à faire paroître le ressentiment que j’en ai. » Bon conseil, mal suivi, d’ailleurs, et Léon, qui lit cette phrase dans la lettre qui lui annonce son rappel, doit se dire que son jeune chef aurait encore besoin de quelques bonnes leçons.

Luçon, en effet, ne devrait s’en prendre qu’à lui-même : c’est lui qui s’est trompé sur la convenance et sur la portée de son intervention ; c’est lui qui a cru jouer au plus fin et qui s’est heurté assez naïvement à ces hommes subtils qu’il n’avait pas su ménager quand ils s’adressaient à lui ; c’est lui qui s’est lancé dans une de ses campagnes dangereuses où l’on met en péril, sans intérêt réel, l’honneur des gouvernemens qui prétendent n’en tirer que de la gloire. En voulant imposer aux Vénitiens l’alliance des Grisons avec l’adjonction d’une clause contraire à leurs intérêts, en réclamant d’eux, en même temps, une adhésion à sa proposition de médiation, Luçon poursuivait une politique qui, par excès de finesse, tombait dans la contradiction. Il voulait gagner des deux côtés à la fois, ce qui est impossible, à moins d’avoir affaire à des partenaires incapables ou d’avoir recours à la force. Il avait mal calculé : mal calculé le mérite de ses adversaires, mal apprécié sa propre autorité.

N’avait-il donc fait aucun retour sur lui-même ? Ne s’était-il donc pas aperçu que tout croulait autour de lui, que la carrière du maréchal était parvenue à un comble de témérité qui l’exposait au moindre caprice de la fortune, que le ministère dont il faisait partie n’avait ni poids, ni assiette, ni solidité ? Était-il donc aveugle ? Et, s’il voyait clair, comment pouvait-il supposer que les autres tenaient les yeux fermés, et qu’ils ignoraient le peu de valeur d’une parole tombant de sa bouche ? L’échec était la suite naturelle et fatale de la situation fausse où il se trouvait et de la témérité avec laquelle il s’était lancé sans consulter ses forces. Jeune, présomptueux, averti par ce premier insuccès, il fut trop heureux de dissimuler, dans une catastrophe générale, l’avortement complet et piteux de la première négociation importante qu’il eût menée et dont il se garda bien de souffler mot, par la suite, dans ses Mémoires.


VI

Concini et les ministres avaient compris, dès la fin de février, qu’il était nécessaire de frapper un grand coup pour en finir avec les rebelles. Le sort de cette courte campagne était suspendu à la prise de Soissons. On avait donc décidé que le roi se rendrait de sa personne à l’armée du duc de Guise ; on comptait que le voyage du roi produirait une grande impression dans le pays et mettrait fin aux intrigues qui se nouaient, à la cour même, sous les yeux de la reine régente.

L’habitude de l’indiscipline était tellement invétérée et les sentimens de haine à l’égard de Concini étaient si répandus, qu’on voyait les plus fidèles serviteurs de la royauté et de la reine, à Paris et dans les provinces, se détacher, l’un après l’autre, du parti de la cour. Par une tactique renouvelée des luttes du XVIe siècle, ces mécontens, plus sages ou plus habiles que les princes révoltés, se groupaient en un parti intermédiaire, — un tiers parti, qui, comptant sur les sentimens toujours peureux et toujours frondeurs de la bourgeoisie, espérait, avec le concours des politiques, imposer à la royauté et aux rebelles une fructueuse médiation. On citait, parmi les grands personnages qui s’attachaient à ce parti, le vieux d’Epernon, favori hautain, jaloux de toute faveur qui n’allait pas vers lui ; Lesdiguières, auquel la rumeur publique attribuait un mot inquiétant : « Je suis venu pour faire la paix d’Italie, et je m’en retournerai pour faire la paix de France » ; Sully, toujours chagrin et toujours impatient d’un pouvoir qui lui échappait toujours ; Montmorency, si puissant dans son Languedoc ; Bellegarde, Roquelaure, d’Alincourt, gouverneur de Lyon et gendre de Villeroy. On disait que ces grands seigneurs, se targuant d’une fidélité particulière et affirmant que la politique de Concini et des ministres était contraire aux véritables intentions du roi, se préparaient à marcher sur Paris, à la tête d’une armée de 35 000 à 40 000 hommes, pour se mettre à la disposition de Louis XIII et l’arracher à la servitude où le tenaient la régente et ses favoris.

Pour couper court à ces bruits, — peut-être à ces projets, — le mieux était de mettre à exécution, sans retard, la résolution arrêtée de conduire le roi à Soissons. Mais, sans qu’on pût s’expliquer exactement pourquoi, ce voyage, toujours annoncé, était retardé de jour en jour. A la fin de février, on prie les ambassadeurs de se préparer à accompagner le roi « qui partira la semaine prochaine ». Le 12 mars, le voyage devient problématique. « On craint de laisser Paris sans troupes avec le prince de Condé dans sa prison. Un soulèvement populaire auroit vite fait de le délivrer et de lui confier le commandement de la capitale. » Les uns affirment que c’est le roi qui ne veut pas partir ; les autres disent que la reine est indécise : « Une personne bien renseignée m’assure que la reine a peur du roi ; on auroit découvert récemment que cette sortie du roi seroit dangereuse, et on lui auroit conseillé de ne pas se séparer de lui. » Pendant tout le mois de mars, on a le pied sur l’étrier 2 ce sera pour le 12 ; ce sera pour le 20 ; ce sera pour le mardi qui suivra le 31 mars ; — et on ne part pas. Enfin le 8 avril, on décide brusquement que le voyage n’aura pas lieu. Ordres, contre-ordres ? Le public ne comprend pas. Mais ceux qui sont dans le secret assurent « que la reine mère avoit avis que le roi, qui se voyoit de jour en jour plus méprisé, avoit résolu, si l’on alloit à la campagne, après avoir fait une journée ou deux, de prendre quelques-uns de sa suite les plus confidens et s’en aller lui-même en son armée, se loger dans le quartier du régiment de ses gardes,… et d’y prendre la résolution de ce qu’il avoit à faire pour s’ôter du gouvernement et de l’autorité de la reine sa mère et de la tyrannie du maréchal d’Ancre. »

Tous les yeux sont tournés vers le maréchal d’Ancre. Lui poursuit ses desseins particuliers, va et vient comme si de rien n’était. Il a confiance en son étoile. D’ailleurs, il est brave et aurait dit volontiers comme l’autre : Ils n’oseraient. Un jour, au conseil, il s’assied sur le siège du roi. Un autre jour, il se moque de voir celui-ci jouer comme un enfant et dit « qu’il faudroit lui donner le fouet » ; il se couvre devant lui ; il se pavane, dans la cour du Louvre, à la tête de 200 ou 300 gentilshommes, tandis que le roi regarde, de la fenêtre du premier, seul avec Luynes. Le roi a besoin de quelque somme d’argent pour ses plaisirs : on lui objecte que la caisse est vide ; cependant, on trouve toujours de l’argent pour donner aux favoris.

Concini n’éprouvait-il pas au fond du cœur plus d’inquiétude qu’il n’en laissait paraître ? Sa femme, en tout cas, « plus adroite que lui », était nerveuse, agitée, pleurait, demandait à partir. La reine elle-même aurait voulu le modérer et elle le « rabrouait » en public. Surtout, un symptôme qui ne trompe pas les esprits perspicaces aurait dû le frapper : ses amis, ses créatures, les ministres, prenaient leurs précautions et se détachaient de lui. Barbin, après plusieurs algarades très vives, lui tournait franchement le dos ; on dit que le maréchal avait déjà pris son parti de la brouille et qu’il songeait à remplacer Barbin, Mangot et Richelieu par des hommes qu’il considérait comme plus sûrs : Ruccelaï, de Mesmes et Barentin.

Quoi qu’il en soit, l’attitude de l’évêque de Luçon, en cette conjoncture, est digne de toute curiosité. Il ne se fait plus d’illusion ; il ne cache même pas sa tristesse et ses appréhensions ; seulement il essaye de se tirer personnellement d’affaire et de sauver ce qui peut être sauvé.

Tandis qu’à l’égard de Concini, il multiplie les prévenances, les lettres obséquieuses, les paroles de confiance ou les protestations de dévouement, il s’éloigne cependant à reculons, cherchant, à la dérobée, quelque issue. L’évêque va trouver le nonce du pape, lui conte ses inquiétudes et ne lui cache pas qu’il est las des agitations de la politique et qu’une grande situation ecclésiastique, l’archevêché de Reims, par exemple, ou le chapeau de cardinal, lui conviendrait parfaitement. Il s’adresse aussi à la reine mère ; l’avertit des dangers que la politique téméraire de Concini fait courir à elle et à ses amis ; elle en convient ; l’évêque insiste ; il parle encore de lassitude, de découragement ; il offre de céder la place à d’autres : « J’allai au Louvre, je parlai à la reine, lui fis instance de permettre à Barbin et à moi de nous retirer… Elle me dit qu’elle me répondroit dans les huit jours. Cela m’arrêta et m’empêcha d’aller parler au roi que ces huit jours ne fussent expirés, avant lesquels le maréchal fut tué. » On joue, en même temps, un jeu plus dissimulé et plus profond. Le beau-frère de l’évêque de Luçon, M. de Pont-Courlay, aborde Luynes secrètement et lui fait des offres de service au nom du secrétaire d’État. Celui-ci promet de n’agir que d’après les ordres directs du roi et de le tenir au courant de tout ce qui se fait dans l’entourage du maréchal d’Ancre. Cela ressemble fort à une trahison. Or, ces propositions sont si sérieuses qu’elles sont prises en grande considération par Luynes « comme venant de la plus saine tête du Conseil du maréchal », et que peu s’en fallut qu’elles ne modifiassent les résolutions déjà prises dans l’entourage du roi.

Concini, si aveugle qu’il soit, n’est pas dupe. Il devine qu’il se trame quelque chose. Luçon le gène dans ses projets, se met en travers de la fortification de Quillebœuf, place forte de la Normandie dont le maréchal venait d’obtenir le gouvernement et qu’il munissait, par précaution, comme la clef du royaume. Il le prend avec l’évêque sur son ton ordinaire : « Par Dieu, monsieur, lui écrit-il, je me plains de vous ; vous me traitez trop mal. Vous traitez la paix sans moi ; vous me faites écrire par la reine… Que tous les diables, la reine et vous, pensez-vous que je fasse ? La rage me mange jusqu’aux os. »

Concini se précipite ainsi vers sa perte, s’aliénant tout le monde par la fureur de ses emportemens. Quel contraste avec le procédé onctueux et félin de Luynes, « timide et soupçonneux ». Depuis des mois, celui-ci agit sur l’esprit du roi par une pression continue et caressante. L’objet des longues conversations au chevet du lit ou dans les embrasures de fenêtres est toujours le même. On montre au jeune souverain son royaume dans la main de cet étranger. On lui répète qu’il n’y a plus un grand seigneur en France qui ne soit hostile au favori de la reine mère. On excite les sentimens de jalousie qu’il garda toute sa vie à l’égard de son frère Gaston, et on lui signale les préférences de Marie de Médicis pour ce cadet. On prend le roi par ses dispositions ombrageuses, le jeune homme par la vanité, l’enfant qu’il est encore, par la peur. Qu’est-ce que ces devins et ces astrologues consultés sans cesse par le Concini et par sa femme, sinon des jeteurs de maléfices et de mauvais sorts ? D’ailleurs, on montre, sous le manteau, des lettres, vraies ou supposées, de Barbin, « pleines de desseins contre sa personne sacrée. » On attire son attention sur ce fait, que les gardes de la reine sont substitués à ses propres gardes, comme si on eût eu dessein de tenir sa personne en la puissance de cette troupe. A la moindre indisposition, on laisse comprendre avec des gestes d’effroi, des attentions inquiètes, des demi-allégations, des réticences, qu’il pourrait bien être question de poison.

Sur ces entrefaites, Concini fait une faute lourde. Il part pour la Normandie. Il va surveiller les fortifications de Quillebœuf qui n’avancent pas assez vite à son gré. Il laisse la place à ses adversaires. Ceux-ci, moins attentivement surveillés, mettent les fers au feu pour le coup décisif. D’ailleurs, ils sentent qu’il faut en finir. Soissons a été investi, le 6 avril. En même temps, Rethel est assiégé. Le duc de Nevers demande à s’arranger. Le 13 avril, on délibère au Conseil sur ce qu’il y a à faire. Le roi y assiste deux fois, ce qui n’est guère dans ses habitudes et, à l’issue de la réunion, il va, chaque fois, rendre compte à Luynes. La réponse arrêtée est dure pour Nevers. On lui demande, en somme, une capitulation sans condition. Rethel se rend le 16. On attend, de jour en jour, la prise de Soissons. Si on tarde jusque-là, Concini l’emporte… Il rentre à Paris, le 17, décidé à en finir lui aussi. Le drame se noue. Les deux partis sont résolus. Ils se surveillent sournoisement.

Les résolutions extrêmes paraissent avoir été envisagées, pour la première fois, au début d’avril, trois semaines avant l’exécution. Tout d’abord, on avait songé à s’enfuir vers l’armée des princes et à leur demander main-forte. Mais les ministres, comme on l’a vu, avaient probablement eu quelque soupçon de ce projet, puisqu’ils avaient contremandé le voyage du roi. Au retour du maréchal d’Ancre, Louis XIII et Luynes commencèrent à parler entre eux de l’arrestation et même de la mort du maréchal. On pensa d’abord à le faire tuer dans le cabinet d’armes du Louvre, en présence du roi. par un homme seul, Montpouillan, fils du maréchal de la Force, qui se chargeait du coup. Mais on renonça vite à ce dessein trop aventureux. On revint vers l’idée de l’arrestation. Chaulnes, frère de Luynes, conseilla de s’adresser au baron de Vitry, capitaine des gardes du corps, homme d’exécution. Il fut soudé par le sieur du Buisson, commis subalterne de la volerie, — car tout cela se passe entre assez minces personnages. Vitry se dit prêt à faire tout ce que le roi lui commandera. C’est le vendredi que Vitry est averti ; l’exécution est fixée au sur lendemain, dimanche. Durant ces deux jours, on ne dormit guère dans l’entourage intime du roi. Tout le monde, et Louis XIII le premier, vivait dans la crainte d’une indiscrétion qui renverserait les rôles, et mettrait en péril les conjurés. On était entouré d’espions. Les moindres mouvemens de la partie adverse paraissaient suspects. On eut plusieurs fausses alertes. Le dimanche, le roi, qui fut, dans tout cela, admirable de secret et de dissimulation, alla à la messe, vit sa mère, et rentra chez lui, pour attendre. Mais le coup manqua par un défaut de coïncidence dans les heures et les rencontres prévues.

Le lundi 24, le roi se leva de grand matin et fit dire qu’il allait à la chasse ; mais sous un prétexte ou sous un autre, il tarda jusqu’à dix heures. Luynes, d’Ornano, Bautru, étaient auprès de lui. On causait à voix basse. Les chevaux étaient tout sellés, hors du Louvre, en cas d’échec. Vitry avait apposé une vingtaine d’hommes résolus aux divers endroits de la cour intérieure. Les groupes devisaient entre eux ; mais les principaux étaient aux aguets. Vitry était dans la grande salle des Suisses, assis sur un coffret, son manteau sur l’épaule, les jambes ballantes, un bâton à la main. Sur les dix heures, on annonça que le maréchal sortait de son logis, situé, comme on sait, sur le terre-plein du Louvre, et s’avançait vers la porte située en face Saint-Germain-l’Auxerrois, accompagné, comme d’ordinaire, d’une troupe nombreuse de solliciteurs et de courtisans. Comme le maréchal franchissait le pont dormant et allait mettre le pied dans la cour, Vitry se dirigea rapidement vers lui. Mais arrêté par un importun, il le laissa passer, ne le vit plus et dut demander : « Où est le maréchal ? » On le lui montra qui lisait une lettre. Il s’avança parmi la presse des gentilshommes, lui mit la main sur le bras droit, disant : « Le roi m’a commandé de me saisir de votre personne. » Le maréchal se retourne, dit : A mè ! et porte la main à la garde de son épée. Vitry répond : Oui, à vous, le saisit plus fortement et fait signe à ceux de sa suite qui, sortant le pistolet de dessous le manteau, tirent au visage. Trois halles fracassent la gorge, la mâchoire, le front ; d’autres hommes frappent à coups d’épée. Le maréchal tombe sur les genoux ; il est mort. Vitry l’étend à terre d’un coup de pied et crie : Vive le roi ! Ceux qui entouraient le maréchal ont fait à peine mine de résister. Un mot a suffi pour que tout le monde s’incline : « C’est l’ordre du roi. »

Le colosse mort, on s’aperçut combien il était peu de chose. Ce fut une ruine immédiate, absolue, complète, une poussière. Catherine, la femme de chambre de la reine mère, entendant les coups de pistolet, s’était mise à la fenêtre de la chambre de la reine, et appelant Vitry lui-même qui allait et venait au milieu de la cour pour surveiller toutes choses, elle lui demanda ce que c’était. Il lui dit que le maréchal d’Ancre venait d’être tué, que c’était lui qui l’avait fait, par Perdre du roi. La femme de chambre ferma le châssis et courut prévenir sa maîtresse. « Ohimé ! s’écria la reine, j’ai régné sept ans, je n’attends plus qu’une couronne au ciel. »

Quelqu’un qui se trouvait la demanda comment il fallait prévenir la maréchale : « Eh ! répondit la reine, j’ai bien d’autres choses à penser ; si on ne veut pas le lui dire, qu’on le lui chante. » Elle allait, échevelée, par la chambre, battant des mains : « Qu’on ne me parle plus de ces gens-là Je les ai bien prévenus. Ils auroient dû repartir pour l’Italie. J’ai assez à faire de m’occuper de moi. »

La maréchale d’Ancre apprit l’événement par l’arrivée des gardes du roi. La porte de sa chambre étant ouverte, elle les vit et demanda ce qu’il y avait. On lui dit : « Madame. il y a de mauvaises nouvelles ; monsieur le maréchal est mort. » Elle reprit : « Il a été tué ; c’est donc le roi qui l’a fait tuer. » Elle s’écria que son mari était un orgueilleux, un fou, qu’elle le lui avait bien prédit. Puis, faisant un retour sur elle-même, elle mit ses pierreries et ses billets dans la paillasse de son lit, et, s’étant fait déshabiller, l’Italienne, comme un animal blessé, se coucha.

Bientôt les gardes de Vitry pénétraient chez elle et la faisaient lever. Ils bouleversèrent tout dans sa chambre, la dépouillèrent de ce qu’elle aimait le plus, ses pierreries, ses bagues, l’or, l’argent que, par précaution, elle portait toujours sur elle. Elle ne trouva même plus de bas pour se chausser et dut en faire demander à son jeune fils, qui lui envoya aussi quelques écus qu’il avait sur lui ; et la pauvre malade, dont les grandeurs avaient déséquilibré le corps et l’âme, commença à monter le rude calvaire où elle se releva, et où l’histoire inscrit, sur un fond de tortures et de douleurs excessives, sa curieuse physionomie de petite femme énergique et noire.

Luçon était chez un de ses amis, recteur de Sorbonne, où la nouvelle fut apportée par un autre sorboniste qui venait du Palais. Il dit lui-même qu’il fut surpris et qu’il n’avait pas prévu que ceux qui étaient auprès du roi eussent assez de force pour machiner une telle entreprise. Il revint par le Pont-Neuf et apprit, du frère du Père Joseph, que le roi le faisait chercher. Il se rendit, auparavant, chez la reine, où il trouva Barbin et Mangot, dans les écuries, très effrayés. On disait que le roi était surtout excité contre Barbin. Il fut décidé que Luçon, évêque et moins compromis, irait devant. Gagnant donc la galerie du Louvre, il vit le roi, monté sur un billard, au milieu de toute la cour très échauffée et multipliant, à grand bruit, les protestations de fidélité. Le roi distingua l’évêque parmi ces porte-épée. Du plus loin qu’il le vit, il l’appela et lui cria : « Eh bien, Luçon ! enfin me voilà hors de votre tyrannie. » Sans le laisser répondre, le roi ajouta : « Allez, allez, ôtez-vous d’ici. » Le prudent Luynes, était près du roi, intervint. Il donna l’assurance que Luçon avait toujours bien conseillé la reine-mère et Concini. L’évêque se sentait sauvé ; il parla à son tour et même, si on l’en croit, avec quelque dignité, puisqu’il essaya d’intervenir en faveur de ses collègues, Barbin et Mangot. Mais on ne voulut pas l’entendre. Le roi lui dit seulement de se rendre au Conseil, où déjà s’étaient réunis les ministres nouveaux, qui n’étaient, en somme, que les anciens ministres revenus en faveur : du Vair, Villeroy, le président Jeannin. Il semble que Luçon se soit fait l’illusion de croire qu’il pourrait encore siéger parmi eux. Mais le vieux Villeroy, qui n’avait pas oublié tant d’avanies qu’on lui avait fait subir, demanda, dès qu’il le vit entrer, en quelle qualité l’évêque se présentait. Celui-ci ne dit mot ; personne ne lui parlait ; il se tint un moment debout près de la porte et, selon sa propre expression, « se retira doucement. »

Rentré chez lui, il put philosopher à loisir « sur l’inconstance de la fortune et le peu de sûreté qu’il semble qu’il y a aux choses qui paraissent être assurées en la condition humaine. » Il apprit, en effet, que Mangot avait été arrêté par l’ordre du roi, que Barbin, qui, dans toute cette affaire, s’était conduit bravement, avait des gardes en son logis, que personne ne lui parlait et qu’il était question de lui donner des juges.

Dans la journée du lendemain, un spectacle auquel il assista par hasard lui découvrit plus encore la grandeur du péril et toute l’horreur de la situation.

Le corps du maréchal d’Ancre, relevé dans la cour du Louvre, avait été dépouillé, et, nu, mis en un drap dont les deux bouts furent attachés par une ficelle, puis traîne sous les marches d’un escalier près de la porte. La nuit venue, on l’avait porté à Saint-Germain-l’Auxerrois et enterré secrètement, sous les orgues. Mais le peuple de Paris eut vent de la chose et, dans le désordre qui accompagne ces grandes catastrophes, la violence n’ayant plus de frein, la foule s’était précipitée dans l’église, avait déterré le corps et, l’ayant traîné sur le Pont-Neuf, l’avait pendu par les pieds à une potence « qu’il y avoit fait planter lui-même pour faire peur à ceux qui parlaient mal de lui. » Là, sur ce cadavre, le peuple assouvit sa haine et se livra à la plus horrible boucherie. On lui coupa le nez, les oreilles, et le reste, on jeta les entrailles dans l’eau, on fit rótir des morceaux de chair découpés dans ce corps ; on essaya de brûler les membres ; et enfin, ce qui restait du cadavre demi-carbonisé fut encore traîne et dépecé par les rues et les carrefours de la ville.

Luçon, allant chez le nonce, devait justement passer par le Pont-Neuf. Il se trouva, dans son carrosse, engagé au milieu de cette foule hurlante et trépignant : « Les cochers étant peu discrets, le mien en chapitra quelqu’un qui commença à vouloir émouvoir noise sur ce sujet. Au même instant, je reconnus le péril où j’étois, en ce que si quelqu’un eût crié que j’étois un des partisans du maréchal d’Ancre, leur rage étoit capable de les porter aussi bien contre ceux qui, aimant sa personne, avoient improuvé sa conduite, comme s’ils l’eussent autorisée. Pour me tirer de ce mauvais pas, je leur demandai, après avoir menacé mon cocher extraordinairement. ce qu’ils faisoient ; et m’ayant répondu selon leur passion contre le maréchal d’Ancre, je leur dis : « Voilà des gens qui mourroient au service du roi ; criez tous Vire le roi ! » Je commençai le premier, et ainsi j’eus passage ; et me donnai bien de garde de revenir par le même chemin ; je repassai par le pont Notre-Dame. »

La reine mère était restée chez elle, entourée de Mme de Guise. de la princesse de Conti, de Mme de Guercheville et d’autres dames de la cour. N’ayant pas de nouvelles du roi, felle envoya vers lui son écuyer, Bressieu. On dit à celui-ci que la reine se tînt tranquille et que le roi la traiterait comme sa mère ; mais « qu’il vouloit désormais être roi. » On changea les gardes de la reine mère et on les remplaça par les gens de Vitry. Elle demeura donc enfermée et, en réalité, prisonnière. Cette captivité dura neuf jours. Cependant, au bout de quatre ou cinq jours, quand le premier feu de la colère fut apaisé. le roi consentit à entrer en pourparlers pour régler la situation qu’on allait faire à Marie de Médicis, mais tout en refusant toujours de la voir.

C’est ici que Luçon apparaît dans le nouveau rôle qui va être le sien pendant des années, celui de conseiller et de favori de la reine mère. Concini mort, sa femme prisonnière, Barbin écarté, Marie de Médicis, qui ne pouvait être seule, n’avait plus que Luçon. Il fut l’intermédiaire des négociations. Luynes n’était pas fâché de se servir de lui et de le ménager. Ainsi, dans ce désastre, il sut prendre immédiatement un rôle qui lui gardait, en somme, une certaine figure et qui le rendait utile aux deux partis. La négociation fut adroitement conduite. Il fut décidé que la reine irait en son château de Moulins, qu’en attendant que les réparations fussent faites, elle pourrait s’arrêter à Blois ; qu’elle ne serait accompagnée que de ceux qu’elle voudrait ; qu’elle aurait pouvoir absolu non seulement dans la ville de sa résidence, mais dans toute la province où elle se trouverait située ; qu’elle pourrait jouir de tous ses apanages et appointemens et que, si cela ne suffisait, on lui donnerait davantage ; que le roi la verrait infailliblement avant son départ, et que Barbin aurait la vie sauve et serait traité avec ménagement.

Le départ fut fixé au 3 mai. Le roi vint la visiter ce jour-là. L’entrevue fut froide et politique. non tendre, ni de mère à fils. La reine l’appela Monsieur. Le roi répondit par un compliment apprêté que Luynes lui avait fait apprendre par cœur. La reine baisa le roi à la bouche, sans l’embrasser ; pourtant, à la fin, elle fondit en larmes, quand son second fils, Gaston, vint prendre congé d’elle ; elle le serra par deux fois, sans pouvoir presque parler. Mais aussitôt elle se reprit. et elle reçut, le visage froid et immobile, les complimens de la cour et de la ville, venues pour la saluer à son départ. On devinait, dans ce silence et dans cette froideur, l’orgueil blessé. la dissimulation et le désir de vengeance qui étreignaient le cœur de l’Italienne, chassée du pouvoir dans des circonstances si tragiques.

Au bas du perron, des carrosses attendaient la reine et sa suite. Laissons parler maintenant l’évêque de Luçon : « Elle sortit du Louvre simplement vêtue, accompagnée de tous ses domestiques qui portoient la tristesse peinte sur leur visage ; et il n’y avoit guère personne qui eût si peu de sentiment des choses humaines que la face de cette pompe quasi funèbre n’émût de compassion. Voir une grande princesse, peu de jours auparavant commandant absolument à ce grand royaume, abandonner son trône et passer, non secrètement et à la faveur des ténèbres de la nuit cachant son désastre, mais publiquement, en plein jour, à la vue de tout son peuple, par le milieu de sa ville capitale, comme en montre, pour sortir de son empire, étoit une chose si étrange qu’elle ne pouvoit être vue sans étonnement. Mais l’aversion qu’on avoit contre son gouvernement étoit si obstinée, que le peuple ne s’abstînt néanmoins pas de plusieurs paroles irrespectueuses en la voyant passer, qui lui étoient d’autant plus sensibles que c’étoient des traits qui rouvroient et ensanglantoient la blessure dont son cœur étoit entamé. »

Derrière la longue file de voitures qui emportait, comme dans une débâcle, ce qui restait de la coterie tombée, tout à la fin, dans le dernier carrosse, se trouvait l’évêque de Luçon accompagné de l’évêque de Chartres. Fermant le cortège de cette pompe quasi funèbre », il recueillait, en une heure décisive, la grave leçon que sa jeunesse, maintenant close, laissait à sa maturité.


G. HANOTAUX.

  1. Voyez la Revue du 1er janvier.