Le Prince Fédor/II/3

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et Georges Spitzmuller
Le Matin (p. 25-26).

III

GEORGES IRASCHKO

Assis entre ses doux hôtes, le jeune homme souriait.

— Vous êtes un mauvais acteur, dit Roma.

— C’est vrai. Je m’amusais trop.

— Vous n’avez jamais joué la comédie ?

— Jamais… quelquefois le drame…

— En effet, approuva le prince. Quand on est officier de l’armée impériale, on apprend les rôles tragiques. Vous êtes en congé ?

— Oui, prince. J’ai obtenu trois ans. L’empereur m’a donné l’autorisation de voyager où bon me semble. Je n’avais presque pas quitté notre pays. Je ne connaissais en rien la France. Pour mon début, j’ai une véritable chance.

— C’est discutable… un accident…

— Bénévole. Aucun mal aux voyageurs et le bonheur inappréciable de vous être présenté, madame.

— Par le chauffeur…

— Oui, par ce maladroit qui vous demande pourtant encore une grâce, madame, celle de voir en lui un compatriote bien respectueusement reconnaissant.

— Vous arriviez d’Arétow en auto ?…

— D’Arétow, non madame, mais de Revals, où j’étais en garnison.

Georges s’arrêta. Une ombre avait envahi ses yeux, il eut un soupir.

— Vous évoquez un souvenir pénible, fit Roma, très bonne. Je vous en prie, ne répondez pas à nos questions, indiscrètes bien involontairement.

— Rien ne saurait être indiscret, madame. Quand on a recueilli avec votre bienveillance un passant inconnu, il est naturel qu’on veuille le connaître.

— Oh ! vous vous méprenez, monsieur…

— C’est-à-dire que je m’exprime mal. Je veux dire tout simplement que je suis heureux, au contraire, de me présenter plus complètement à des hôtes aussi sympathiques. Nous sommes d’ailleurs frères d’armes, prince…

— Pas précisément. Je ne suis inféodé à aucun corps de l’armée impériale. Je suis inscrit, il est vrai, sur les cadres de réserve en qualité de colonel mais puisse Dieu me garder de revêtir jamais l’uniforme d’Alaxa !

— Vous n’aimez pas la guerre ?

— J’ai horreur de ces luttes entre des hommes égaux, habitants d’une même patrie la Terre, fils d’un même Dieu… Mais elles sont parfois nécessaires…

D’un geste, Roma, anxieuse, interrompit son oncle. Puis, s’adressant au jeune comte, elle demanda :

— Alors, cette dame que vous accompagniez et que nous avions prise pour votre maîtr…

Elle s’arrêta, riant.

— Oui, le mot français est malencontreux en l’occurrence ! acheva Georges avec un sourire. La marquise de Montflor accomplit une cure à Châtel-Guyon. Elle a je ne sais quelle misère stomaco-intestinale ou entérostomacale…

— Qu’on soigne ici avec un éclatant succès.

— Elle bénit la station, elle adore l’Auvergne, l’eau chaude, etc… Je l’ai connue il y a douze heures. Mon ami Paul Karakine doit épouser sa fille le mois prochain, et m’a offert la faveur grande d’être son garçon d’honneur. Il a même vivement piqué ma curiosité en m’annonçant pour compagne au cortège une jeune amazone d’un pays lointain, admirablement belle et pas du tout banale, dit-il.

— Vraiment ! remarqua Fédor, énigmatique.

— Il m’a alléché et je me propose de faire une cour assidue à ma jolie partenaire.

— Daignera-t-elle y répondre ? reprit le prince.

— Hélas ! je redoute le contraire. Mais je tenterai l’aventure ; l’exemple de Paul est engageant. Il n’est pas bon que l’homme soit seul, surtout le soldat. La plupart de nos garnisons sont d’une tristesse mortelle, et je crois même que la mienne aurait le prix du désespérant ennui.

— Et c’est pour lui offrir un pareil séjour que vous voulez une femme ? dit encore Fédor, un peu agressif.

Georges reprit, bon enfant :

— C’est vrai, j’ai l’air d’un égoïste pourtant ; ce n’était nullement ma pensée. Je vous assure.

— Alors ?

— Si j’avais le bonheur d’avoir à moi une femme adorée — et je ne me marierai que si je me sens capté corps et âme — je passerai ma vie à réaliser tous ses rêves. D’ailleurs, je ne puis plus vivre à Revals, je demanderai mon changement et motivé de telle sorte que l’empereur me l’accordera avec sa bienveillance habituelle.

— Vous l’aimez donc bien, votre empereur ? demanda Mme Sarepta.

— Jusqu’à mourir pour lui quand il voudra.

— Voilà qui concorde mal avec vos désirs matrimoniaux, fit le prince, ironique.

— C’est encore vrai. Je vous parais illogique, prince, mais la vie est faite de contradictions… et je n’ai pas inventé la vie… Ce que je puis affirmer, c’est que ma femme n’aura jamais par ma faute une larme ni un regret.

— Vous êtes un brave cœur, remarqua la jeune femme. Il vous est arrivé une aventure pénible, à Revals ?

— Un grand chagrin, madame. J’y ai perdu un oncle très cher, le seul parent qui me restât, le général dont j’étais l’officier d’ordonnance… Dans une tragique partie de chasse.

— Et depuis ce malheur, vous parcourez l’Europe en auto pour vous distraire, sans doute ?

— J’ai accompli une tournée admirable. Tout d’abord, je fus à Constantinople, chez notre ambassadeur ; il m’a présenté dans cette société turque si intéressante, et nouvelle pour moi. J’ai dîné chez Osman pacha, où l’on nous a servi de l’eau étiquetée et bouchée comme des vins renommés.

— Mais, c’est l’usage là-bas. Les Orientaux sont gourmets d’eau pure.

— Deux ou trois fois j’ai failli avoir des affaires parce que j’oubliais toujours à quel point il est inconvenant de parler à ces messieurs de leurs femmes et de leurs filles.

— Bien entendu. C’est un manquement grave aux usages.

— J’ai traversé la Grèce. Mon auto a défilé aux Thermopyles ! Ma casquette de chauffeur a salué Xénophon !

» Au Monténégro, j’ai eu un procès. En quittant Cettigné, sur une route vaguement entretenue, ma machine a renversé une petite charrette où voyageaient des pots de lait. J’ai été traduit devant les juges du village.

» Suivant la coutume, ils sont allés s’asseoir sur la terre nue — ils ne doivent se mettre, d’après leurs règles, ni sur une pierre ni sur l’herbe, je n’ai jamais pu deviner pourquoi — ils ont écouté sans mot dire mon interprète ; ensuite, la contrepartie, puis les témoins. Ils m’ont donné le judicieux conseil de bien examiner ma conscience et de voir si je n’avais rien omis, au sujet de ma défense.

» Alors, les assistants se sont éloignés pour la délibération des juges. Ce fut peu long et j’entendis un jugement digne d’un Salomon moderne.

Voici :

« Nous avons entendu la cause telle quelle et nous avons trouvé équitable que le coupable paie à ce Juste tant de thalaris et tant pour la globa. (La globa se répartit entre les juges.) »

» J’étais le coupable et je payai bien volontiers au « juste ». Le spectacle valait argent.

» La Serbie m’a beaucoup intéressé. Ce peuple égalitaire, où il n’existe ni aristocratie ni bourgeoisie, mais seulement des paysans, est curieux. Malheureusement, depuis le régénérateur Miloch, les choses ont changé. Aujourd’hui, la révolution et le crime habitent la cour et la campagne.

— Maintenant, vous allez étudier la France ?

— Elle en vaut la peine. Je veux, pendant un an, vivre la vie française. Ce n’est pas en courant qu’on peut apprécier l’âme d’un grand pays comme celui-là.

— L’âme française subit, elle aussi, une grande transformation. Elle se débarrasse chaque jour d’anciens préjugés, elle conduit le peuple vers un avenir de clarté et de progrès, dit gravement Fédor. La France, sur le plan du monde, a la première place.

— Vous êtes républicain, prince ?

— Non. Je suis socialiste. Je veux la répartition juste des biens de la terre entre tous les enfants de Dieu.

— Seulement, c’est impossible ; l’idée est superbe, mais irréalisable.

— D’accord. Les humains ne sont pas encore mûrs pour l’ère nouvelle qui se prépare et monte, lumineuse, du sol.

Le repas était terminé. Roma se leva, prit le bras de son oncle et tous passèrent dans le salon, où le café était servi.

— Je crains bien, dit la jeune femme en souriant, qu’on ne vous ait préparé, monsieur, une chambre au-dessus des écuries. Je vais donner ordre de modifier cela pendant que vous allez fumer un cigare avec le prince.

— Merci, madame, je ne fume jamais. Je vais vous demander la permission de retourner encore une fois à la cuisine. Je dois à vos gens beaucoup de remerciements, car ils m’ont fraternellement accueilli. Je dirai aussi à mon mécanicien de descendre jusqu’à l’automobile, de me rapporter ma trousse et ensuite d’aller s’organiser pour y passer la nuit dans cette roulotte, non que je redoute qu’on l’emporte, certes, mais par crainte de quelque malveillance.

— C’est, en effet, plus prudent, quoique, en ce pays, je n’ai jamais eu à me plaindre de quoi que ce soit.

Georges sortit sur ces mots.

Le prince accepta la tasse de café présentée par Roma. Il retint la petite main qui l’offrait, l’effleura de ses lèvres, posa ses yeux profonds sur les prunelles sombres de la jeune femme.

— Roma, comme vous avez été aimable et gaie avec cet étranger… alors que, d’ordinaire vous êtes si réservée et si froide…

— Cet étranger venait d’Arétow… Ce pays m’attire dans mon exil…

— Chère enfant ! Vous ne voulez donc pas être heureuse ?

— Je le suis assez, Fédor, en attendant mieux.

— Vous ne parvenez donc pas vous attacher à la vie ?

— À quoi servirait de l’aimer pour la perdre ?… Vous me plaignez de ce qui est un bonheur…

— Mais qui reste un remords pour moi. J’ai donc mal organisé vos jours que, jeune et belle ainsi que vous l’êtes, environnée de tout le bien-être imaginable, vous ne trouviez aucun attrait au monde ?

— Ne vous troublez pas, mon ami. L’ennui auquel vous faites allusion n’est pas ce que j’éprouve. Je regarde le temps couler sans un regret. Je voudrais avancer sur le cadran des heures celle qui me libérera… Je suis patiente, cependant, mais je ne puis transformer mon âme.

— Voulez-vous voyager davantage, dites-moi, Roma ?

— Non. Ce pays me plaît ; je m’y suis attachée même autant que je puis m’attacher à quelque chose. Autour de moi, il n’y a plus de pauvres.

— S’il existe au fond de votre cœur une pensée, un désir que je puisse satisfaire, je vous en supplie, ne craignez pas de l’exprimer.

— Je ne crains rien, Fédor, ni vous ni personne, ni les événements, ni les êtres… Quant à mes désirs…

Elle fit un geste las.

— Cette insouciance me désole, prononça Fédor, attristé.

— Elle est involontaire. Ne vous occupez pas tant de moi… C’est inutile et ce sont minutes perdues pour vos grandes préoccupations.

— Vous raillez, Roma… Vous n’avez pas pour moi une ombre d’affection.

Et la voix de cet homme souverainement autoritaire, de cet homme qui commandait la secte puissante rayonnant sur le monde, cet homme au cerveau prodigieusement puissant et fécond, se voilait d’émotion contenue en disant ces mots à la jeune femme.

Lui qui avait renoncé à l’amour et à la famille pour rester tout à sa vengeance et sa haine se laisserait-il amollir par le charme irrésistible et fort qui émanait de l’exquise créature ?

— J’ai pour vous de la gratitude, répondit Rama âprement… la gratitude obligatoire d’un service rendu… Mais à part ce sentiment, j’ai pour vous, Fédor, de l’éloignement… presque de l’aversion…

— Oh ! Roma !

— Je suis dure, peut-être… Mais, bah ! un homme comme vous n’a qu’un cerveau… et pas de cœur.

— Vous êtes cruelle et injuste. J’aime de toute mon âme ma famille, dont vous êtes, Roma…

— Si peu… si loin… Le sang, en tout cas, ne parle pas…

— En êtes-vous sûre ?

— Oui. Mais quelle singulière idée nous avons ce soir d’agiter un pareil sujet ! Voici notre hôte. Je rentre chez moi. Faites donc ensemble une partie de billard.

Fédor aurait bien voulu se soustraire à cette obligation. Il n’osa pas dire non cependant, de peur de mécontenter Roma, à qui le comte semblait sympathique.

Mais, du fond de son âme, il exécrait déjà cet homme, cet inconnu d’hier… en qui il voyait l’Ennemi… le Slave !