Le Prince Fédor/II/4

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et Georges Spitzmuller
Le Matin (p. 26-27).

IV

LE PASSAGE DU TOMBEAU

Avant de continuer à suivre davantage les personnages avec lesquels nous vivons en ce moment quelques heures de rêve et de repos, il va falloir se retourner en arrière, regarder la route d’où ils viennent afin de les mieux comprendre.

Au moment de la terrible guerre allumée entre Slaves et Kouraniens, il s’était passé un incident étrange.

L’empereur Alexis, venu lui-même sur le théâtre de la guerre, s’y acharnait. Il venait de prendre Kronitz, l’importante ville fortifiée, clef et cœur de la Kouranie. À présent, il marchait encore en avant, jamais las de victoires, toujours avide de conquêtes.

Les Kouraniens étaient au désespoir, enragés de répression et de colère, de haine et de violences. Ils eussent voulu déchirer les vainqueurs.

En un conciliabule secret, réuni à Narwald, il avait été décidé qu’à tout prix il fallait tuer l’empereur Alexis.

Le meurtrier paierait de sa vie, très probablement, cet acte mais qu’était la vie d’un homme en face de la rançon d’un peuple ?

Aucun des confédérés ne recula ; tous s’offrirent, mais le sort trancha la question. L’élu pour le crime fut un jeune montagnard, souple et léger comme un isard.

L’avis général décida l’emploi de flèches empoisonnées, un attentat secret, sans bruit, dont l’unique difficulté résidait dans la possibilité d’approcher assez près de la victime.

Le montagnard n’en avait cure. Il prit résolument les flèches que lui donna Fédor Romalewsky, enveloppa la pointe avec soin, les cacha sous sa veste et partit audacieux, sans peur.

— Quel poison as-tu employé, Fédor ? demanda le prince Romalewsky à son fils, quand celui-ci revint vers l’infirme, au château de Narwald, auprès la séance des conjurés.

— L’oxalis révulsif, additionné de sirallys. Les flèches y ont trempé vingt heures et en sont parfaitement imprégnées. L’action d’une piqûre, si légère qu’elle soit, détermine la mort… apparente.

— Pendant combien d’heures ?

— Au moins trois jours. C’est plus qu’il faut pour nous laisser le temps d’agir.

— Pourquoi tenez-vous tant à prendre l’empereur vivant ?

— Pour l’avoir à notre merci. Ne sera-t-il pas délectable de murer au fond d’un in pace ce conquérant, de le voir agoniser chaque jour, impuissant, dans une tombe ?

— C’est vrai… une agonie lente… Ce sera terrible ! Mais atrocement inhumain…

— Cet acte m’a d’ailleurs été imposé par les compagnons de l’Étoile-Noire ; ils veulent tenir l’autocrate en leur pouvoir.

— Je ne t’approuve pas, mon fils… C’est une cruauté inutile.

— Mais, je connais, avec Boris, le moyen de le ramener à la vie après cette sorte d’intoxication. Si tu l’exiges, nous l’emploierons, père. Autrement, Alexis ne reprendra jamais le souffle.

— Êtes-vous sûrs de votre procédé ?

— Absolument, je l’ai vu réussir dans l’Inde. J’ai assisté moi-même à l’opération, souvent appliquée volontairement par les fakirs et pour un laps de temps bien supérieur.

— Magie, mon fils ! Tandis que nous sommes en pleine réalité.

— Boris en a fait la preuve ici même, père, sur mon cheval Isba. Je lui ai injecté une petite solution d’oxalys-sirallys au cou. Il est resté en catalepsie trois jours sans souffrir, je crois. Au bout de ce temps, Boris l’a réveillé.

— Et alors ?

— La seule chose que la bête ait gardé de cette crise est une absence de mémoire. Elle ne connaît plus son nom, elle ne sait plus sa route. Physiquement, elle va fort bien.

— Je préférerais voir mourir le tyran d’un coup de feu, sous le soleil.

— Nous n’y parviendrons pas, père, sans être découverts.

— Pourquoi ?

— Le camp est gardé, et, dans la mêlée, l’escorte impériale ne quitte pas son chef. Et la balle, révélant le meurtrier par sa détonation, est plus dangereuse que la flèche qui vole silencieuse, et dans l’ombre…

Le prince Nicolas Romalewsky eut un geste découragé.

— Dieu jugera, dit-il.

Cet acte, si profondément calculé, eut lieu, ainsi que l’avait réglé Fédor ; mais comme la plupart des projets, il fut déjoué par les circonstances.

La flèche du conjuré atteignit non l’empereur, mais l’impératrice Yvana, venue au-devant de son mari, avec un message de paix et de clémence.

L’innocente paya pour le condamné.

Ce fut dans son épaule si délicate que le trait pénétra, au moment où elle levait les bras pour enlacer son mari et le préserver du geste fatal. D’un coup de revolver, l’empereur cassa la tête à l’assassin ; puis, éperdu, il emporta sa femme jusqu’au camp.

Peu à peu, l’anesthésie gagna tout le corps de la victime expiatoire. Son cœur cessa de battre, sa jolie tête pâlit et ses yeux se fermèrent.

L’empereur, désespéré, ordonna des répressions terribles contre les Kouraniens. Il fit venir d’autres troupes et mettre le pays à feu et à sang.

Brisée de douleur, une fièvre violente le cloua lui-même sur un lit d’ambulance. Pendant ce temps, on avait installé au camp même une chapelle ardente.

Des fleurs, des cierges apportés du couvent des moines de Lubnitz, peu distant de là, ornèrent la tente funèbre aux rideaux relevés. Tous les régiments défilèrent devant le corps inerte, sincèrement attristés, car on aimait cette créature jolie et bonne qui avait vingt ans, quittait une vie radieuse, un mari passionnément épris et aimé, et un délicieux bébé de quatre ans, le petit prince Rorick, l’espoir et l’orgueil de sa race.

La nuit d’après le drame, une garde funèbre composée de soldats, l’arme renversée, veilla autour de la tente. Les drapeaux étaient en berne ; le silence des sonneries faisait à ce deuil un cadre attristé.

Une députation de Kouraniens, précédés du drapeau blanc des parlementaires, se présenta à l’entrée des retranchements. Ils portaient des couronnes de fleurs, ils les déposèrent au seuil du camp, et, faisant demi-tour, ils repartirent sans parler.

Douze moines du couvent de Lubnitz priaient sans cesse autour de la dépouille de l’impératrice Yvana. Puis, pour la nuit, deux religieux seulement de cet ordre se renouvelèrent, chaque heure, à côté de la garde d’honneur du clergé arrivant de toutes les régions de l’empire.

Vers minuit, deux moines, les frères Mark et Josef, quittèrent leur couvent pour aller à la tente endeuillée à leur tour de veillée piteuse. Ils venaient par les sentiers du bois sombre qui entourait le monastère.

Ils avaient une lanterne et des bâtons. Le front baissé, ils commençaient déjà, tout en cheminant, leurs prières pour la morte vénérée. Soudain, quatre hommes se dressèrent devant eux, les prirent rapidement par les bras, les entraînant vers un fourré de chênes verts et de houx piquants :

— Pas un mot ou l’on vous bâillonne ! Nous ne vous ferons aucun mal… Suivez-nous.

Plus morts que vifs, les prêtres se laissèrent guider jusqu’à un groupe de pierres moussues échafaudées par quelque cataclysme géologique. Les ravisseurs firent tourner sur elle-même une de ces roches et poussèrent dans une espèce de grotte les prisonniers stupéfaits.

La pierre retomba derrière eux.

Une clarté menue venait d’un falot suspendu à la voûte du couloir étroit qu’ils étaient obligés de suivre. Les parois froides, humides, l’odeur des moisissures, la veillée lugubre qu’ils allaient accomplir, impressionnaient au dernier point les malheureux.

— Où nous conduisez-vous ? demanda le frère Josef.

Nous arrivons, et vous n’avez rien à redouter.

Ces paroles rendirent quelque énergie aux moines, leur pas devint plus ferme et ils purent mieux accomplir le trajet pénible qu’on exigeait d’eux.

Il était minuit lorsque les guides s’arrêtèrent ; une horloge sonnait douze coups lents et vibrants.

Sauf les cris des oiseaux de nuit, aucun bruit humain ne se percevait. Le « qui vive » des sentinelles des deux camps ennemis ne pouvait parvenir si loin. Un escalier se dressait devant les six hommes.

— Montez, dirent les gardiens des moines.

Frère Josef et frère Mark obéirent et escaladèrent une quarantaine de marches irrégulières séparées par des paliers.

En haut, une grille étroite s’ouvrait devant eux. Ils la franchirent et se trouvèrent soudain dans une pièce éclairée.

Deux hommes s’y tenaient. Ils vinrent au-devant des moines, et, les saluant avec respect :

— Mes frères, pardonnez-nous, dit l’un d’eux, d’avoir abusé de vous ; mais quand vous connaîtrez le motif qui nous guide, vous nous approuverez de toute la sincérité de votre cœur de bons patriotes kouraniens. Quoique prêtres, vous avez une patrie.

— Notre patrie unique est le ciel, accentua frère Josef.

— À nous aussi, reprit avec une légère impatience celui qui avait déjà parlé. Or, écoutez-moi bien. Vous allez tout de suite partir dans votre « unique patrie » si vous ne cédez pas à ce que j’ordonne et qui n’est pas, certes, en opposition avec votre conscience… Si vous m’obéissez et me servez avec fidélité, vous aurez droit à notre reconnaissance éternelle, reconnaissance qui se traduira de la manière qui vous plaira.

— Nous n’avons rien à souhaiter en ce monde, répondit à son tour frère Mark.

— Sauf d’aider vos semblables et de faire le bien, mes frères. Or, comprenez-moi. Je suis le prince Fédor Romalewsky, Kouranien comme vous, mais désespéré du crime involontaire que vient de commettre l’un des nôtres sur la personne de l’impératrice Yvana.

— Que Dieu ait son âme !… dirent les prêtres en se signant…

Fédor reprit :

— Moines, écoutez-nous : il nous faut maintenant le corps de l’impératrice.

— Quoi ! le corps de notre bien-aimée souveraine !… fit Mark en tressaillant.

— Oui, dans un but pieux !…

— Dans un but pieux ? s’écria Josef, terrifié lui aussi.

— Certainement. Ne doutez pas de la parole d’un homme qui n’a jamais failli, et qui est, en somme, le protecteur de votre ordre, fondé aux siècles passés par Lorentz Romalewsky, notre aïeul.

Il faudrait en référer au père supérieur, objecta le frère Mark.

— Seulement le temps manque, et voici ce que je veux. Vous allez me jurer sur cette croix où sont incrustées des reliques de saint Wariag, dont vous suivez la règle, de ne jamais révéler à qui que ce soit ce que vous aurez vu et fait. Je vous le répète, votre conscience n’a pas à s’alarmer.

— Alors, pourquoi ne pas agir ouvertement ?

— Parce que nous sommes en temps de guerre et que si nous, ennemis, allions réclamer le corps de l’impératrice, on nous traiterait d’insensés… Mais nous avons un but. Cette femme a des attaches avec les nôtres du côté paternel. Son origine est purement kouranienne, son mariage l’a retirée du pays, mais elle venait implorer en notre faveur, quand une flèche fratricide l’a atteinte.

— Dieu prenne son âme en sa sainte garde !… répétèrent les prêtres, et qu’il nous fasse miséricorde !

— Dieu vous fera miséricorde si vous m’écoutez et m’aidez. Voici notre intention actuelle, saisissez-la nettement. Mon frère Boris et moi allons revêtir vos frocs bruns. Voyez, nos cheveux sont déjà coupés ainsi que les vôtres, et nous allons prier à votre place.

— C’est tout ce que vous exigez de nous ?

— Non. Il faut encore nous dire le mot de passe qui nous permettra de franchir l’enceinte du camp alaxien et qu’on a dû vous révéler.

— Aucun mot ne nous a été révélé. Notre habit doit suffire à nous laisser passer, je pense.

— Oui, mais les deux moines priant à cette heure ne vous reconnaîtront pas et donneront l’éveil. Ce qu’il faut, c’est que l’un de vous retourne au camp et, sous un prétexte quelconque, éloigne vos frères.

— Il faudrait mentir.

— Je vous ai dit… cause sainte.

— Notre conscience s’oppose à tout manquement à la vérité.

— Alors, sur la croix, jurez-moi de faire vous-même ce que je voulais accomplir avec Boris Romalewsky : m’apporter ici, par les moyens que je vous indiquerai, le corps de l’impératrice.

— Je préfère cela, dit frère Mark.

— Vous ne me trahirez jamais ?

— Si nous jurons ! firent ensemble les deux frères avec hauteur.

— Je sais, reprit Fédor, qu’on peut compter sur la parole d’un Kouranien. Jurez, mes frères, et je vous dirai la vérité entière… la vérité qui vous libérera de tous vos scrupules.

Les deux moines levèrent la main.

— Au nom du Christ divin, dirent-ils, nous jurons de ne jamais rien révéler de ce que nous confiera le prince Fédor Romalewsky.

— C’est bien, mes frères, veuillez me suivre. J’ai foi en vous, comme vous pouvez avoir foi en moi… La moindre indiscrétion, d’ailleurs, nous perdrait maintenant tous les quatre.