Le Prince Fédor/III/2

La bibliothèque libre.
et Georges Spitzmuller
Le Matin (p. 53-55).

II

LE JUSTICIER

— Drôle de corps, se disait le colon en faisant seller son cheval. Il a l’air triste, pas méchant. Ce doit être un illuminé. Il en vient de ce genre par ici : des rêveurs, des misanthropes, des chercheurs de trésors… Allons, hâtons-nous ; il est plus tard que je ne croyais… Dites donc, vaqueros, continua-t-il, s’adressant à ses nègres, veillez aux palissades, je reviendrai la semaine prochaine. Je sais le compte des agneaux ; vous entendez, drôles, qu’il n’en manque pas un à l’appel !

Sur ces mots de menace pas tout à fait inutiles, le colon sortit, lassant son cheval libre de choisir ses pas pour la dangereuse descente. ̃

Michel marchait de même, en lacets, sur la pente.

Au bas Psyl hennissait.

Son maître répondit par un sifflement doux et prolongé.

— La jolie bête ! remarqua l’ex-officier d’Alaxa.

— Asseyons-nous sur ces rochers, dit Michel sans répondre à cette remarque oiseuse. Je serai bref, car je vous jure qu’il m’en coûte de parler, mais j’ai fait trente jours de marche pour arriver à ce quart d’heure. Qu’il passe donc, et que Dieu juge.

« Oui, c’est un illuminé, décidément », songea Yvan.

— En 18…, le 6 mai, commença Michel, une compagnie de hussards d’Arétow abandonna le gros de l’armée et s’épandit dans la campagne aux environs de Kronitz. Cette compagnie était commandée par le capitaine Rostopsky, les lieutenants Pablow, Popoloff et vous, le sous-lieutenant Karénieff, et un jeune porte-fanion dont j’ignore le nom vous accompagnaient.

— Parfaitement. Jusqu’ici, votre mémoire est limpide.

— Et de la vôtre, il ne jaillit pas un fait saillant ?…

— Des combats, des luttes, des blessures, mais que voulez-vous que je précise ?

— Je continue donc. Votre compagnie arriva à la nuit tombante au village de Narwald. Il n’y avait guère là que des femmes. Les hommes, disséminés dans les bois, faisaient la guerre de tirailleurs.

— Dites d’assassins… Ce que les Corses appellent la vendetta.

— Ils défendaient leur sol selon leurs forces. Au village, les soldats de votre régiment vainqueur s’installaient dans les maisons, mettant dehors les habitants, à coups de sabres et de crosses. Les officiers vinrent au château… Allons, monsieur, revoyez-vous la scène ?

— On a tiré, en effet, et bien mal à propos, sur de vieux châtelains… C’est vrai… J’en ai honte et regret aujourd’hui.

— Trop tard…

— Nous étions gris. Le fils des vieux châtelains, un grand diable fort comme Hercule tuait les nôtres en désespéré. Je l’ai abattu à coups de crosse, ligoté et emmené prisonnier.

— Comment s’appelaient ces Kouraniens ?

— Ma foi, je ne l’ai jamais su. Nous avons livré le prisonnier aux autorités de Kronitz. L’empereur a ensuite, je crois, amnistié ces gens, qui ont juré fidélité à l’empire.

— Mais ils n’ont pas renoncé à la vengeance personnelle, monsieur, et je vais vous en donner la preuve… Savez-vous ce que sont devenus vos camarades de la compagnie ?

— Je les ai perdus de vue.

— Je vais vous le dire, moi.

— À quoi bon ? Vous me parlez de vieilles choses enfouies sous les cendres d’un triste passé que je ne veux pas raviver.

— Ah !

— Vous avez, je le vois, une grande amertume au cœur. Faites-donc comme moi, n’y songez plus, vivez tranquillement dans nos solitudes, qui sont, je vous l’assure bien, moralisatrices, et montons à cheval. Ma femme va se tourmenter, et il me serait horrible de lui causer une peine.

— Ah ! dit encore Michel.

Mariska, la lionne fidèle, s’était levée. Elle grondait.

— Paix ! fit son maître… Il faut que j’achève, monsieur. Ensuite, vous aurez, je pense, une autre pensée que d’aller rassurer votre famille. Vous avouez avoir assassiné ?

— Fait de guerre, monsieur…

— Lâchement…

— Je vous répète ; fait de guerre, et vous prie de mesurer vos mots…

—… Deux vieillards à Narwald. C’étaient le prince et la princesse Romalewsky, mon père et ma mère.

— Dieu me pardonne ! s’écria le colon en sautant sur ses pieds. Et vous aussi, monsieur… Je n’étais guère coupable !

Un grand fracas se fit entendre derrière les causeurs. La lionne hurlait à pleine gorge, et un énorme éléphant sauvage s’avançait, la trompe haute, faisant entendre un barrissement aigu.

Les deux hommes avaient saisi leurs fusils.

Le colon tira. La balle entra dans les chairs du monstre, qui ne s’arrêta pas pour si peu. Michel tira à son tour. Une seconde balle s’enfonça, disparut dans le corps du colosse, dont pas un mouvement ne témoigna d’une atteinte.

La situation devenait effrayante. Il ne restait qu’un coup à chacun des tireurs, car il ne fallait pas songer à mettre de nouvelles cartouches dans les armes en un pareil moment.

Michel lâcha son second coup de feu et saisit son couteau de chasse. Cette fois, l’animal oscilla et, d’un formidable élan de trompe, renversa le jeune homme. L’éléphant allait poser le pied sur le malheureux, l’écraser selon sa tactique habituelle, lorsque Yvan Orankeff, s’avançant derrière l’animal, lâcha à bout portant sa seconde balle dans l’oreille de la bête formidable.

L’éléphant se balança une minute et tomba lourdement du côté opposé à Michel, qui, étourdi, à terre, eût été certainement écrasé sans cette chance.

Il se releva.

Stupéfaits de l’agression, de la défense, de la rapidité du drame, les deux chasseurs se regardèrent un instant, puis le Slave, de nouveau, vint vers le Kouranien.

— Allons, dit-il, ému, la paix maintenant : donnez-moi votre main, frère blanc.

Michel, tout pâle, secoua la tête.

— Pas encore… L’acte que vous venez d’accomplir a sauvé ma vie, je le reconnais, mais ici, au désert, des circonstances semblables se rencontrent souvent…

— Aussi n’ai-je en rien l’intention de me glorifier. Je vous dis : La paix ! Que le passé sinistre soit effacé devant le présent, qui semble vouloir, à cinq mille lieues de notre patrie, faire de nous deux amis.

— Je ne suis pas libre, monsieur.

— Pas libre ?

— J’ai fait un serment et je dois le tenir. Si j’y manquais, mes deux frères — celui que vous avez à moitié assommé et ligoté, et l’autre — viendraient à leur tour vous chercher jusqu’ici.

— Je ne suis pourtant pas commode à trouver, et les chemins, pour me joindre, manquent de sécurité…

— Mes frères ne craignent rien…

— S’ils vous ressemblent…

— Ils ont, jusqu’à ce jour, accompli seuls la tâche que nous avions ensemble assumée. Je n’ai encore rien fait, moi, pour ma part et mon heure est venue.

— Morbleu ! finissez-en ! Vous m’irritez et j’ai hâte de rentrer sous mon toit paisible.

— Si vous y rentrez…

— Sûrement, j’y rentrerai, et même tout de suite. Bonsoir.

Il allait sauter en selle. Michel le retint rudement par le bras.

— Écoutez, je ne veux pas vous tuer comme j’en aurais le droit, je ne veux pas vous passer mon poignard au travers du corps, comme vous l’avez fait pour les miens, mais nous allons agir loyalement.

— Un duel ?

— Un duel dans ce bois et sans témoins. Nul n’en réglera les conditions.

— Et si je refuse ?

— Je vous tuerai.

— Ah ! c’est ce que nous verrons, par exemple ! Je n’ai sur moi qu’un couteau de chasse, mais au bout de ma meilleure main il vaut quelque chose.

— Pas de corps à corps. Vous seriez inférieur, vous êtes infirme.

— Ah je ne serais pas fâché, à la fin, de vous montrer si je suis infirme.

— Calmez-vous. Si vous vous emportez, vous me manquerez ; je suis, d’ailleurs, l’offensé et j’ai le choix des armes. Vous allez monter à cheval, moi aussi. Nous armerons chacun nos deux coups de fusil, nous prendrons du champ, nous nous élancerons l’un sur l’autre, tirant à volonté nos deux coups si le premier ne suffit pas.

— Et si nous nous blessons seulement ?

— Le moins blessé achèvera l’autre.

— Vous n’êtes pas tendre.

— Le fûtes-vous ?

— Mais encore, avant de se lancer dans un pareil engagement, on prend des précautions, on règle ses affaires.

— Avez-vous donné le temps aux miens de régler les leurs ?

— Vous êtes un misérable ! cria Yvan, hors de lui.

— Je suis un vengeur. Hâtez-vous, ou je tire le premier. Je suis venu pour vous tuer. J’ai juré d’accomplir ma mission. Je vous offre une ressource, usez-en.

Sans répondre, Yvan Orankeff chargea son arme de précision, saisit la crinière de son cheval, sauta en selle et piqua à fond de train droit devant lui.

Michel, de son côté, chargea son arme, enfourcha Psyl et courut en sens inverse. Après quelques centaines de mètres, il se retourna et revint sur ses pas.

Le sentier était désert. Yvan Orankeff avait disparu.

Pas un bruit ne venait des profondeurs des bois, ni galop de cheval, ni poussière soulevée… Rien.

— Ah ! il a fui, le lâche grommela le prince. Il s’est sauvé chez lui… J’aurais dû le deviner. Quel naïf je suis ! Il connaît le pays, moi pas… Il a sur moi tout avantage ; je ne le rejoindrai jamais, à présent, et pourtant je dois accomplir ma mission, et je l’accomplirai, dussé-je aller le saisir dans sa propre maison ! Mais il se défiera, il armera ses nègres…

Tout en monologuant, Michel marchait au trot, le fusil sur la cuisse. Il venait de risquer sa vie, mais cela lui arrivait si souvent qu’il comptait à peine ces occasions-là.

Il avait dit vrai en parlant à Yvan du service rendu par celui-ci lors de l’attaque de l’éléphant. Au désert, nul ne calcule des actes qui, en pays civilisé, seraient considérés comme héroïques. Là, l’extraordinaire est simple.

Soudain, ainsi que chaque soir, la nuit tomba comme un voile qui se déploie, et la lune radieuse éclaira de ses rayons blancs les sentes et les cimes.

— Où suis-je ? dit Michel où vais-je maintenant retrouver mon camp ?

Il voulut prendre sa boussole, mais, ainsi que sa montre, elle s’était brisée dans sa chute.

La lionne le suivait, la queue traînante, le nez à terre. Elle flairait, inquiète.

— Est-ce qu’il y aurait un autre éléphant ? se dit Michel.

Il avait remis son fusil en bandoulière, abandonné la bride sur le cou de son cheval.

— Va où tu veux, fit-il à Psyl. Peut-être ton instinct nous guidera-t-il ?

Soudain, un éclair passa devant les yeux de Michel ; son cheval bondit, puis s’abattit, entraînant son cavalier, qui resta la jambe prise sous la bête, empêtré dans l’étrier.

— Touché ! cria aussitôt un homme en s’élançant d’un fourré. Vous voilà, je crois, en triste posture, mon fol ennemi. Hein. je vous tiens ! Votre fusil a sauté un peu loin, ce me semble, et votre couteau n’est pas aisé à dégager… Vous souvenez-vous de vos paroles : le moins blessé achèvera l’autre ? Faites donc votre prière, si vous voulez.

Ce disant, Yvan Orankeff avait pris son poignard et le levait sur l’adversaire incapable d’un mouvement.

Seulement, le bras levé retomba en arrière. Tout le corps suivit. On entendit un cri d’épouvante étouffé dans un craquement d’os.

Deux formes roulaient, enlacées, sur l’herbe, et Michel, horrifié, inerte, regardait avec stupeur cette scène atroce : sa lionne dévorant le colon.

À demi étouffé par le poids du cheval, affaibli par une journée de fatigue, de jeûne aussi, il s’évanouit.

Psyl agonisait. Quelques soubresauts nerveux, les derniers, dégagèrent son maître. Le pauvre animal, en mourant, sauvait son compagnon, son ami.

Un peu d’air pouvait maintenant revenir aux poumons oppressés de Michel. En même temps, il sentait sur son visage la sensation douce d’une caresse chaude.

Il ouvrit les yeux, aspira longuement, se reprit, aperçut Mariska qui promenait sur lui sa langue sanglante.

Alors, il saisit sa bête fidèle par le cou, afin de pouvoir se soulever, et il parvint à se mettre debout.

Il était très endolori, très contusionné, mais aucun membre n’était brisé. Il put faire quelques pas.

Un horrible spectacle s’étendait là, sous la lune calme qui venait de se lever : le grand corps blanc d’Yvan gisait en lambeaux. La tête avait disparu, les membres, à moitié rongés, étaient plus loin…

Puis le cheval dont le sang s’écoulait lentement par les naseaux et, à quelque distance, la masse énorme de l’éléphant.

— Mon Dieu ! fit Michel, en passant sur son front ses doigts tremblants. Quel carnage, j’ai provoqué ! Quel désordre ma venue a causé dans cette plantation heureuse ! J’ai été le cyclone, celui qui ravage, détruit, l’envoyé des forces inconnues, l’être de malheur et de vengeance !

Il marcha pour fuir l’horrible vision… pour chercher son escorte… pour se fuir lui-même.

Il était très faible, ses jambes tremblaient.

Le chemin où il se trouvait n’indiquait aucune sente frayée.

D’ailleurs, un sentier n’eût eu d’autre but que l’habitation d’Yvan Orankeff. Et cette habitation, avant tout, il voulait l’éviter, ne pas être témoin du désespoir des pauvres créatures abandonnées, ruinées, désolées par lui.

Michel regarda le ciel. Les étoiles y vacillaient, lançant leurs feux lointains. Il aperçut la splendide constellation de la Croix du Sud émergeant derrière les arbres.

— Ah ! se dit-il, voici ma direction. Je sais maintenant où est le Koubango. En route !

Un peu ranimé, il marcha toute la longue nuit de douze heures en ces climats équatoriaux et, au jour, il découvrit enfin ses nègres campés en haut des berges encaissées du fleuve.

À sa vue, ils accoururent tous, inquiets.

— Le maître blessé !

Aussitôt on s’empressa, on frictionna les membres raidis du malheureux ; on l’étendit à l’ombre d’une tente. On le réconforta de vin de palme et d’outarde rôtie.

— Jérémie, dit Michel au plus intelligent de ses serviteurs, écoute-moi et retiens ce que je vais te dire. Répète souvent mes paroles.

— Oui, maître.

— Tu vas monter à cheval et courir au port des Tigres, sur l’Océan. Tu iras à la maison des postes et télégraphes et tu feras cabler de suite devant toi ceci « Prince Romalewsky. Kronitz. — Élevez la cinquième croix. — Michel. » Il te faut environ quarante jours pour te rendre au rivage. Va, mon ami, et reviens. Tu seras récompensé. Ta famille, jusqu’à ton retour, ne manquera de rien.

Ces paroles dites, Michel Romalewsky laissa tomber sa tête fatiguée sur la mousse et s’endormit, brisé, à bout de forces.

La lionne Mariska sommeillait à côté de lui, calme et repue.


Pendant ce temps, une femme et deux enfants attendaient, anxieuses, sur la porte de la maison d’Yvan Orankeff.

Elles épiaient le retour du mari, du père…

Toute la nuit s’était écoulée dans cette attente inquiète. Et, chaque heure qui passait retentissait plus cruellement sur leur cœur.

Qu’était-il arrivé au colon ?

Aux questions des deux fillettes, la jeune femme ne répondait rien.

Pâle plus encore d’angoisse que d’insomnie, silencieuse, un sombre pressentiment l’étreignait.

Jamais encore Yvan n’avait tardé ainsi. Jamais il n’avait passé une nuit hors de la demeure, en ce pays où les éléments et les bêtes étaient terriblement hostiles. Pour qu’il ne fût pas rentré, il fallait qu’un obstacle infranchissable se fût dressé sur sa route. Il fallait, sûrement, qu’il y eût un malheur !

À cette pensée, à cet effroi, des pleurs obscurcissaient les yeux limpides, une mortelle alarme poignait la poitrine incapable de retenir les sanglots.

Et les fillettes, apeurées, muettes maintenant, levaient des yeux douloureux sur leur mère…

Tout à coup, là-bas, au bout du chemin, un groupe apparut.

Des nègres, lentement, portaient un corps. Un cri atroce… et la jeune femme courut.

La minute d’après, elle voyait le cadavre sanglant, déchiqueté… et tombait inanimée auprès de lui… tandis que les deux petites, à genoux, appelaient en pleurant :

— Papa !… Papa !…

Et la maison, hier si gaie, si riante, s’était assombrie soudain comme sous un voile de deuil…