Le Prince Fédor/III/3

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et Georges Spitzmuller
Le Matin (p. 55-57).

III

JEUNES ÉPOUX

Depuis deux jours, le jeune ménage Karakine était de retour de son voyage de noces.

L’appartement, situé avenue d’Antin, du côté du midi, était clair et gai, encombré de bibelots offerts par la famille et les amis, et aussi par les fleurs qu’on avait répandues à profusion pour l’arrivée de la jeune femme.

Yolande, rose et joyeuse, arpentait sa nouvelle demeure, rangeant et dérangeant les petits meubles et les jardinières.

Assis dans une bergère, un journal qu’il ne lisait pas sur les genoux, son mari la regardait avec son sourire ravi.

— C’est gentil chez nous, fit-elle, n’est-ce pas, Paul ?

— Oui, petite chérie ; venez me le dire de plus près.

— Non, vous ne devez pas vous mettre en retard aujourd’hui comme hier. Allez-vous en. J’attends mon amie Mariska.

— Et vous avez des tas de choses à vous dire…

— Sans doute ; mais une jeune fille ne peut plus être ma confidente… à présent.

Il rit, se leva, enveloppa la jeune femme de ses deux bras :

— À présent, vous n’avez pas besoin d’autre confident que moi, je pense.

— Si, il y a des choses qu’on ne raconte pas à son mari.

— Pourquoi ?

— D’abord, parce que ça l’ennuierait, bien sûr… Des riens…

— Rien ne peut m’ennuyer, venant de vous…

— Prenez garde que je vous prenne au mot !

— Si vous voulez. J’écoute.

— Et vous obéirez ?

— Tout de suite.

— Alors, allez vous-en.

— Méchante !

— Tant pis. Un homme est gênant entre deux femmes qui causent.

— Deux femmes ?

— Oui, Mariska va venir ; partez… Votre ami Georges Iraschko sera enchanté de vous voir. Expliquez-lui qu’on est plus heureux marié que garçon, et qu’il se hâte de suivre votre exemple…

— Allez-vous dire la même chose à votre amie ?

— Qu’on est plus heureuse jeune femme que jeune fille ?

— Oui.

Elle rit et répéta :

— Ceci rentre précisément dans la catégorie des choses qu’on ne raconte pas à son mari…

Elle le poussa doucement hors du salon, et, quand il fut loin :

— Quel brave garçon ! pensa-t-elle, tout en regardant dans la glace sa propre image, à laquelle elle semblait faire cet aveu. Sans doute, on est bien plus heureuse mariée que jeune fille… seulement cela dépend de l’associé.

Elle s’assit près de la haute fenêtre, en face des arbres dépouillés de l’avenue, où pourtant déjà pointaient de tout petits bourgeons.

Paul avait abandonné son journal ; elle le prit, le rejeta, se remit à rôder du salon à la chambre à coucher, dont les croisées donnaient sur la petite place Saint-Philippe-du-Roule..

Elle vit la façade écrasée de l’église basse, sans cloches et sans beffroi, se rappela le jour où elle avait gravi les marches deux mois plus tôt, en robe blanche, couronnée d’oranger, contente… heureuse…

Et elle pensa être infiniment mieux aujourd’hui, installée dans la vie avec ce bon Paul, si délicat et si doux.

Enfin, le timbre de l’appartement vibra, un pas pressé dans le hall, un frou-frou soyeux et une portière soulevée, une sensation fraiche d’air extérieur tout parfumé de violettes, et Yolande sentit sur ses joues deux bons baisers.

Puis les deux amies s’éloignèrent un peu l’une de l’autre, se tenant encore les mains, leurs yeux riants, s’examinant avec une attention affectueuse.

— Tu as changé, remarqua Mariska.

— Eh bien ?

— Encore en plus joli ; et puis, tu rayonnes comme s’il y avait en toi une lumière.

— Je le dirai à Paul.

— Ah ! c’est vrai : Paul ! À présent, on n’osera plus rien te confier.

— Au contraire, Paul est notre meilleur ami. Il t’aime beaucoup.

— Je le lui rends. Il est sympathique et bon.

— Assieds-toi, chérie, et ne me parle pas de mon mari, mais de toi… Paris te plaît ?

— Beaucoup. Au couvent, je ne savais pas ce qu’était Paris. À part mes sorties chez tes parents et les matinées classiques où parfois nous menait ton excellente mère, j’ignorais tout. À présent, je vais à l’Opéra, aux Variétés, au Gymnase.

— Tu te lances !

— Je m’amuse. Crois-tu que je n’y aie pas droit ? Les îles, là-bas, entre vents et marées, ne sont pas gaies tous les jours.

— Tu es venue seule chez moi ?

— Non. Roma m’a déposée à ta porte et me reprendra ici.

— Oh ! pas tout de suite, j’espère.

— Elle m’a dit deux heures environ. Elle allait au Bois avec sa fidèle Riffemont.

— Elles monteront chez moi en venant te chercher.

— Pas de danger. Roma ne fait jamais une visite.

— Pourquoi cette délicieuse créature est-elle si sauvage ?

— Ce n’est pas de la sauvagerie, car elle reçoit avec aménité ; elle préside nos dîners avec un charme poli, mais elle refuse les invitations, malgré les instances de Fédor, qui a pourtant une grande influence sur elle.

— Tu l’aimes ?

— Je crois bien que je l’aime ! Je n’ai jamais connu une femme qui réunisse autant de perfections : beauté, bonté, et je ne puis traduire quoi de digne, de suave, d’idéalisé en quelque sorte, qui trouble, mais enchante.

— Voilà un portrait qui ferait sourire Paul.

— Le portrait n’est pas de moi, je te l’avoue ; je ne fais que répéter.

— Il est de ton frère ?

— Non, de mon fiancé.

— Georges Iraschko, l’envoyé du ciel qui a su faire ta conquête à mon mariage ?

— Oui, Georges adore Roma, visiblement.

— Et elle ?

— Elle ? Oh ! son allure avec lui est plutôt maternelle, et avec moi aussi, du reste. C’est naturel : elle est plus âgée que moi.

— À peine : cinq ou six ans, je crois, mais elle semble venir de si loin, elle a tellement l’air de descendre d’un autre monde très haut, qu’elle m’impressionne et parfois m’intimide.

— Toi, timide ?… Je ne vois guère cela.

— C’est ainsi, pourtant. Elle m’intimide, m’émeut. Je sens près d’elle, parfois, une envie folle d’embrasser ses mains diaphanes en pleurant.

— Enfant romanesque !

— C’est justement ce que me dit Roma.

— Et toi, Georges, tu l’aimes, j’espère ?

— Oh ! oui, je l’adore… Et je l’épouserai malgré Fédor.

— Comment ?

— Mon frère a tout fait pour s’opposer à nos fiançailles.

— Pourquoi ? Ah ! je comprends…

— C’est simple. Fédor ne peut s’empêcher de voir en Georges le Slave, l’ennemi. Malgré toutes les nobles qualités de mon fiancé, il ne lui rend pas toute la justice qu’il mérite. Entre eux, il y a antipathie politique, animosité de races… meurtrissures.

— Froissement, tout simplement.

— C’est plus que cela… Un jour, Fédor ne m’a-t-il pas dit qu’épouser Georges serait une trahison ?

— Oh !

— Mais j’ai tenu bon, tu sais… J’ai dit que mon mari serait le comte Georges Iraschko et nul autre. J’ai montré ce que peut être la volonté d’une jeune fille — d’une Romalewsky… Fédor a fini par céder.

— Comme le lion recule devant le dompteur.

— Oh ! pas tout à fait, pourtant… Avant tout, Fédor place le souci de mon bonheur… et puis, Boris a plaidé ma cause. Il est si bon, mon frère Boris, plus tendre, plus démonstratif, plus pacifique que Fédor…

— Ton fiancé sait tout cela ?

— Non. Je ne lui ai rien dit.

— Tu as bien fait… Cela vaut mieux ainsi.

— Il est superbe, n’est-ce pas, mon Georges ?

— Oui… et c’est un noble cœur.

— Regarde comme c’est étrange, il adore Roma et je ne suis pas jalouse… Je trouve naturel qu’on adore Roma.

— Quand vous mariez-vous ? Depuis mon départ, vous avez eu le temps de vous faire la cour.

— Il me la fait si étrangement…

— De quelle façon ?

— Je ne sais pas comme cela se passe en France, mais lui vient tous les soirs dîner avec nous. À table, la conversation est générale, on cause de tout ; souvent Fédor raconte des choses du jour, des histoires parisiennes qu’il a apprises au cercle. D’autre fois, on glisse à la politique, mais tout de suite, avec son tact inné, Roma détourne la conversation.

— Pourquoi ?

— Georges et Fédor ne peuvent être du même avis.

— Ton frère a des idées que personne dans notre monde n’approuve.

— S’il les a, c’est qu’elles sont justes pour nous, harmonisées à notre nature ; nous sommes des sauvages, nous… Mon frère est incapable d’une chose mauvaise ou injuste.

— Mais Roma n’a pas les idées du prince.

— En rien. Aussi, c’est la seule chose que je lui reproche. Elle est parfois mauvaise pour Fédor ; elle lui parle avec une ironie acerbe, elle a l’air de le haïr, lui qui l’aime tant !… C’est curieux comme elle a des sympathies pour nos ennemis ! Tiens, hier au soir, il s’est élevé entre elle et mon frère une petite querelle.

— Tu es là pour les calmer.

— Fédor m’entend, pas Roma. Elle n’écoute et ne croit personne, elle se laisserait volontiers tuer avec sérénité, tout lui est égal. Mais hier la statue s’est animée.

— Sous quel souffle ?

— Étranger, naturellement. Georges entrait, il avait en main des journaux ; il a dit : Vous savez la nouvelle ? On vient de tenter d’assassiner l’empereur d’Alaxa.

« — L’empereur ! a dit Roma, toute pâle soudain… Elle s’était levée, vivement, frémissante.

» — Oui, l’empereur Alexis.

» Alors, Roma a éprouvé un choc si violent au cœur qu’elle s’est évanouie.

» Mme de Riffemont, Georges et moi, nous nous empressions autour d’elle. Fédor, les sourcils froncés, arpentait le salon. Il était visiblement en colère. Il grommelait :

» — Quel malheur qu’on n’ait pas réussi !

» Et il froissait le journal.

» Moi seule l’entendais, heureusement, car Georges eût bondi. On avait allongé Roma sur un canapé et elle rouvrait ses beaux yeux noirs comme la nuit.

» — Il est sauvé ? balbutia-t-elle.

» — Absolument, confirma Georges ; il n’a pas une égratignure. C’est encore un tour de ces diables de l’Étoile-Noire. J’espère bien qu’on va les rouer…

» — Est-ce qu’ils sont arrêtées ? demandai-je.

» — Non, me dit Fédor à demi voix. On ne les arrêtera pas.

» Et, comme je le regardais, surprise :

» — Tais-toi, dit-il ; ils sont en sûreté, ce sont des nôtres.

» Roma avait repris tout à fait ses sens ; elle s’était levée.

» — Mon oncle, vous saviez cet attentat odieux ? interrogea-t-elle en allant au-devant de Fédor.

» — Oui, je le savais. Calmez-vous, mon enfant, puisque c’est un coup manqué. Vous avez une telle nervosité que je redoute pour vous toute émotion.

» — Redoutez moins, je vous prie. N’est-ce pas une horrible lâcheté de vouloir, par surprise, guet-apens, tuer un homme non prévenu ?

» — Oh ! il est prévenu !… Il sait depuis longtemps qu’un Kouranien, un jour ou l’autre, lui percera le cœur.

» De nouveau, Roma avait caché sa tête dans ses mains. Elle pressait son front d’où perlait la sueur ; elle haletait… elle me faisait pitié.

» Georges avait fini par s’agenouiller devant elle, et je ne songeais pas à trouver cela étrange. Fédor, debout, ironique, regardait cette scène froidement.

» À la fin, il dit :

» — Vous plairait-il, madame, d’accepter mon bras et de passer chez vous ?

» — Oh ! oui, acquiesça-t-elle, la solitude, l’oubli !…

» Et, sans regarder mon frère, ni le toucher, elle sortit.

» Après son départ, j’appris que pendant la revue on avait tiré sur l’empereur du haut d’une fenêtre. C’étaient des Kouraniens. Georges était furieux, Fédor paisible.

» Georges sortit vite pour aller à l’ambassade, et Fédor me dit :

» — Vois, mignonne, comme les passions politiques sont affreuses. Nos pauvres compatriotes auraient été impitoyablement massacrés, s’ils n’étaient parvenus à se sauver, et cela le plus drôlement du monde.

» — Comment ?

» — Ils avaient tiré trop précipitamment ; la balle a passé à côté du but mais entre les jalousies des fenêtres, nul n’avait pu voir leur visage de la rue. De sorte que, lorsque la populace et la police ont enfoncé la porte de la maison, les compagnons de l’Étoile-Noire avaient disparu par le jardin…

» — Je te le répète, Mariska, les compagnons ne sont jamais démunis d’expédients et d’expérience.

— Mais, ma chère, observa Yolande, il est épouvantable, ton frère.

— Il est Kouranien.

— Et Roma, tu l’as revue, plus tard ?

— Je suis allée la trouver chez elle. Elle priait. Je l’ai embrassée tendrement. Elle a caressé ma joue avec sa main si douce et m’a dit :

» — Petite colombe née au nid des vautours, j’aime mieux ne pas vous voir en ce moment… Retirez-vous.

» Alors, je suis partie.

— Tu as retrouvé Georges, le soir ? Il est revenu. Nous avons dîné mal, sans Roma, ennuyés tous. Georges n’avait rien appris de nouveau à l’ambassade. Un attentat n’est pas rare, et, comme dit Fédor, que les vengeurs réussissent une fois, c’est assez… Mais tu me fais bavarder sur moi, le temps passe et je ne saurai rien de toi.

— Moi, ce n’est pas dramatique, se récria Yolande.

— Heureusement !

— Nous sommes donc partis, mon mari et moi, le soir de notre mariage, tout droit pour Arétow. Un arrêt à Berlin, un autre à Vienne. Nous regardions un peu les villes et beaucoup plus nous-mêmes. Paul était tellement amoureux qu’il ne voulait voir que moi.

» Dans les musées, il me montrait les plus jolis tableaux de femmes en me disant : « Elles ne te valent pas. » Au théâtre, il s’ennuyait. « Rentrons, suppliait-il, tous ces chants d’amour ne sont rien auprès du mien. Laisse-moi te le redire à nous seuls. Partons. »

» De la sorte, nous ne voyions rien, mais je ne m’en plaignais pas ; le bonheur est en soi plus profond et plus durable qu’une promenade qui passe.

— Tu me fais envie !

— Tu connaîtrascela, Mariska, d’ici peu.

— Je ne pense pas. Georges me parlera de Roma, je l’écouterai, et nous songerons à elle plus qu’à nous.

— Oh ! sois tranquille, cela passera. Votre intimité vous rapprochera assez pour vous faire oublier tout ce qui n’est pas vous. Crois-en mon expérience…

— Vieille de deux mois.

— C’est suffisant… Nous arrivâmes enfin au pays de mon cher Paul. Là, il fut tout-à-fait éloquent. Il me fit les honneurs de chez lui, radieux. Il avait dû revêtir son brillant uniforme et il était superbe ; je ne l’avais jamais vu ainsi.

» Je te fais grâce des descriptions de la ville. Tu la connais.

— Non.

— Tant mieux. Tu la regarderas avec Georges, je ne te la déflore pas ; ce qu’on voit avec un être aimé prend son reflet et paraît attrayant davantage…

» Moi, je trouve la grande capitale merveilleuse. Je m’amusais à marcher vite sur ses trottoirs couverts qui bordent chacune des rues principales. J’allais admirer les beaux régiments de la garde en uniforme blanc et or. J’écoutais la musique, les fanfares ; je me grisais d’admiration devant la palais impérial.

— Tu as vu l’empereur ?… L’ennemi…

— Oui ; il est sérieux, calme ; il semble ne rien craindre et tout oser ; il se promène seul, à pied, sans escorte, à la nuit tombante, pour être plus libre et moins reconnu. Paul me l’a montré. Tous ses sujets l’aiment.

— Sauf nous qui sommes des annexés, des révolutionnaires.

— Tu n’es pas venue pour me parler politique, ma chérie. Écoute la suite de mon voyage.

» Nous allons donc à Seralka, chez les parents de mon mari. Figure-toi un long, haut, épais château, bâti avec des murs bruns de deux mètres de large, des fenêtres taillées là-dedans, avec des bancs à l’intérieur ; des embrasures de cheminées énormes emplies de quartiers de chêne, des fleurs fraîches partout et des visages joyeux.

» Pour mon entrée, un bataillon de domestiques se tenait rangé au perron. Il y en avait de tous les âges, car des générations entières de serviteurs vivent là, de père en fils.

» Puis, dans le hall immense, était réunie la famille avec les amis, les voisins ; une foule souriante, aimable, des mains tendues. Des vieilles dames, d’autres plus jeunes qui se repassaient ma figure, pour l’embrasser.

» Il y avait au moins soixante personnes. Paul ne savait auquel entendre. Pourtant, il me prit à son tour d’un bras passé à ma taille et alla me jeter au cou d’un grand vieillard, l’aïeul de tous : Pierre Karakine, dont j’étais devenue l’arrière petite-fille.

» Il faut avoir vu cette réception pour s’en faire une idée. J’étais considérablement ahurie, mais infiniment heureuse, à l’aise, amusée. Notre France n’a pas même la notion de ces patriarcales familles où l’on s’embrouille parmi les liens.

» Songe donc :

» Je conquérais trois aïeules, une grand’mère, une douzaine d’oncles, de tantes, une vingtaine de cousins, des amis en troupe !

» On dîna plus de cent, dans l’immense salle à manger. Après, Paul, qui me voyait curieuse, me mena jeter les yeux sur les offices où mangeaient de nombreux serviteurs.

» Aux écuries se trouvaient une cinquantaine de chevaux.

» Après le diner, la jeunesse dansa avec une maestria infatigable, inconnue chez nous. »

Yolande approuva :

— Les choses se passent de même dans mon pays. Mes frères m’ont raconté que chez nos parents, à Narwald, on recevait souvent deux cents invités à la fois, et tout le monde, venu en voiture, dînait, couchait, demeurait plusieurs jours.

— C’est vraiment féodal ! Je t’avoue que cette existence me plaisait infiniment. On avait pour moi des délicatesses et des attentions de tous les instants… Le mois passé à Séralka restera sûrement un des meilleurs souvenirs de ma vie.

— Quand tu me feras l’honneur de venir à notre archipel Siamos, tu verras un petit centre analogue. Nous avons, outre notre palais où nous pouvons loger un nombre très élevé de parents et d’amis, des pavillons dans le parc pour les offrir aux familles nombreuses… ou aux jeunes mariés.

— Nous irons t’y joindre cet été, lorsque tu seras toi-même de retour de ton voyage de noces. Où iras-tu ?

— Chez Georges, naturellement, et je pense que cette expédition ressemblera à la tienne… Ah ! on sonne, tu reçois.

— J’ai dit que non. Le concierge ne doit pas laisser monter.

— Alors, c’est Mme de Riffemont qui vient me chercher. Je suis obligée de te quitter, ma chérie.

La dame de compagnie entrait, souriante :

— Pardon de vous déranger trop vite, n’est-ce pas ? Comment allez-vous, chère madame ?

— Oh ! très bien. Je suis contente de vous revoir, madame. Restez un peu avec nous, prenez le thé.

— Volontiers.

— Mais Roma ? demanda Mariska. Elle n’est pas en bas, dans la voiture ?

— Non, bien sûr… Mme Sarepta m’a laissée à votre porte. Il y a quelques pas jusqu’à l’hôtel, j’ai pensé que nous les ferions à pied.

— Excellente idée, fit la jeune fille. On ne marche jamais, ici.

— Viens le matin au bois, proposa Yolande. Paul et moi y allons à cheval. Fais-toi accompagner de ton frère.

— Il y va souvent avec sa nièce, ou plutôt notre nièce, répondit en riant Mariska. Mais elle déteste tout ce qu’il lui faut accomplir avec Fédor, et c’est presque à son corps défendant qu’elle monte à cheval, et uniquement pour prendre un peu d’exercice parce que le médecin l’ordonne.

— Heureusement qu’il y a cette raison…

— Quand viens-tu nous voir, Yolande ? Nous recevons tous les mercredis à dîner et après le dîner. Choisis ou plutôt viens tous les mercredis.

— J’aime mieux ne pas fixer de jour, tu me prendras au hasard.

Les trois femmes burent leur thé, charmantes toutes trois, quoique bien différentes d’aspect et de manières.

La très digne et très douce Mme de Riffemont, réassimilée au milieu élégant où elle était née, douce de tact et de cœur, traitée par tous en amie et si bien convaincue elle-même de n’être que cela, oubliait son rôle subalterne…

N’eût été l’envoi mensuel de ses émoluments adressés par un notaire — Roma ayant jugé plus délicat d’agir ainsi — elle se serait crue une parente très proche.

Près d’elle, Yolande, toute rose, alanguie un peu, ses yeux tendres parfois mi-clos, comme égarés en un souvenir, une vision, une pensée distraite…

Et Mariska, vive, animée, fraîche, souple, prête au rire, prête à la lutte aussi, capable de caresses et de violences, apte à tous les enthousiasmes et à toutes les passions. Elles s’oublièrent encore longtemps jusqu’à l’arrivée de Paul qui rentra, amenant Georges Iraschko.