Le Prince Fédor/III/4

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et Georges Spitzmuller
Le Matin (p. 57-58).

IV

RETOUR AU VIEUX NID

Peu de jours plus tard, celui-ci roulait à toute vitesse dans l’Orient-Express. Il arpentait le couloir pour rompre un peu l’inaction forcée, malgré le tumulte de sa pensée frémissante.

Des stations s’enfuyaient, les garde-barrières, leur rouleau rouge en main, les prairies, les champs, les bois, la belle campagne de France, sous les premières poussées de printemps, passaient comme en un cinématographe, sans offrir au jeune homme le moindre intérêt capable d’accrocher ses idées.

Il avait l’esprit absorbé, l’âme lointaine… Un souci mordait son cœur.

Il partait chercher sa permission de mariage à Arétow ; il comptait demander une audience à l’empereur et obtenir de lui l’autorisation d’épouser la jeune princesse Mariska Romalewsky.

Certes, il aimait sa fiancée. Il la trouvait splendidement jeune et belle ; il aurait en elle une compagne gaie, jolie, flattant son orgueil d’homme et capable de fonder avec lui une famille superbe

Oui, il l’aimait, et la jeune fille lui montrait une sympathie évidente, une franche amitié. Elle aussi l’aimait, plus même qu’il ne voulait se l’avouer lui-même. Roma l’encourageait au mariage, ne perdait aucune occasion de lui faire valoir le charme réel de Mariska, de le détourner de cette folie de l’aimer, elle, créature de rêve…

— Je suis, lui disait-elle, celle qui passe le soir sur les landes brumeuses, qui marche à la cime des herbes roidies de gelée et s’enfonce dans la terne clarté des nuits polaires.

» Je suis celle dont le contact glace, celle qui est sortie de la tombe pour revenir expier sur terre des fautes oubliées, celle dont l’âme a entrevu le ciel, en a gardé un mince reflet et ne cesse de contempler cette lueur fugitive de peur de la voir s’éteindre… celle qui a dû aimer, et vivre, mais qui végète comme le peuplier enraciné au sol.

» Il a lui, la tête dans les nuages, il lève vers les hauteurs ses branches désolées, suppliantes et tendues en un geste d’attente mortelle… Il boit les rosées passagères et arrête le murmure du vent ; ne donne ni fruits ni fleurs…

» Je suis celle qui a connu la mort, celle dont les lèvres ont perdu le savoir du baiser, je suis l’ombre de la vie.

» Allez, ne croisez pas une route grise dont la peine court vers le couchant. La vague montante, au contraire, vous pousse au sommet lumineux de la colline des jours. N’anticipez pas pour gagner trop vite la pente qui est à l’ombre…

» Aimez, jouissez de toute l’ardeur enthousiaste d’une jeunesse ardente. Votre compagne sera digne de vous ; elle est créée pour l’amour, pour le bonheur, pour l’élan passionné qui lie deux âmes ! »

Voilà ce que Roma lui avait dit de sa voix grave et douce.

Oh ! comme cette poésie pénétrait le jeune homme !

Comme ce mystère l’attirait, au lieu de le repousser !

Par une antithèse bizarre, lui, le soldat, lé guerrier, amoureux de gloire, il avait un cœur d’élégiaque ; il aurait accepté avec joie la vie paisible aux champs, loin du monde et des plaisirs, dans un coin abrité, auprès d’une créature rêveuse comme lui.

Il aurait aimé être des heures auprès d’elle, sans parler, communiant d’une même idée, d’un songe flottant, telles les nuées, lointaines.

Il aurait voulu avoir dans la sienne sa main satinée, respirer le parfum suave de ses cheveux, plonger dans ses sombres prunelles son regard admirateur et poser sur ses joues pâles de menus baisers comme la brise sur les roses.

Roma le déconcertait, tant sa vie intérieure était incompréhensible, surhumaine… tant il avait de peine à la comprendre.

À quel heurt, à quel choc terrible devait-elle cet état spécial… inconnu ?

Depuis des mois, l’officier se posait ce problème insoluble, et, depuis le jour où pour la première fois il avait aperçu Roma, il l’aimait éperdument !

Pour lui plaire, et aussi parce que ce mariage le rapprochait d’elle, il avait accepté l’idée d’épouser Mariska et il avait voué à la jeune fille, avec la ferme intention de la rendre heureuse, une affection sérieuse.

Leur union semblait, d’ailleurs, des mieux assorties. La famille Iraschko tenait un rang excellent parmi la haute société slave.

Les Romalewsky, fils d’un pays conquis, mais rangé maintenant sous le drapeau impérial, réalisaient précisément ce que souhaitait l’empereur : la fusion des races des alliances entre ses anciens sujets et les nouveaux.

Le général Iraschko, le père de Georges, gouverneur d’une province d’Alaxa, aimait son fils, connaissait sa loyauté, son souci de l’honneur. Il acceptait, les yeux fermés, le choix du jeune homme.

En arrivant dans sa ville natale, Georges se rendit à l’hôtel familial, rue du Port. La maison, non habitée, puisque le général était dans son gouvernement, restait sous la garde d’anciens serviteurs.

Le voyageur rentrant au bercail y fut accueilli par eux comme l’enfant qu’ils avaient vu naître et il trouva prêtes les choses d’autrefois : sa chambre restée telle qu’au temps où il était à l’école militaire des Cadets, son bureau dont il ouvrit, curieux, les tiroirs clos depuis des années.

Il y retrouva de vieilles lettres, des fleurs séchées, des photographies, mais tout cela rappelait des pensées enfuies, des tristesses plutôt, des départs…

Et Georges, qui ne voulait ni s’attarder ni rêver, referma le meuble, prit un flambeau — car l’électricité n’éclairait pas l’antique demeure si peu habitée — et s’en alla revoir la chambre de sa mère.

Il était né là, il avait été caressé, choyé, aimé dans cette pièce vaste toute entourée de portraits, de bibelots, de tentures familières. Il retrouvait la passé ; les objets inertes parlaient.

Il ne fallait pourtant pas s’amollir, puisque les départs des uns représentaient la vie des autres, l’immuable entraînement de l’humanité. Mais l’arrangement terrestre est si profondément triste, les ressouvenirs d’êtres disparus si cruellement vivaces au fond des cœurs créés pour souffrir, que, malgré son héroïsme voulu, le jeune homme ne put retenir un sanglot en passant devant le lit où, chaque matin, son père venait embrasser sa mère avant de partir pour le service quotidien, et où lui-même enfant jouait avec sa petite maman lui racontant des histoires.

À table, tout seul, dans la haute salle à manger aux dressoirs d’acajou massif, ornementés de bronzes dorés, éclairée d’une dizaine de bougies qui ne parvenaient pas à trouer l’ombre, il eut un frisson, malgré le feu devant lequel le maître d’hôtel avait tiré la table.

Le frisson était plutôt d’âme. Aussi, toute la chaleur des braises ne put-elle l’arrêter.

Debout, la serviette en main, Serge, le maître d’hôtel, servait comme jadis. Il était seulement un peu plus blanc et un peu plus gras.

— Comment vont les tiens, Serge, mon bon ami ? demanda Georges.

— Très bien, monsieur le comte. Ici, on est tranquille, mais si tristes de voir si peu nos maîtres !

— Que fait ton fils ?

— Il est au régiment, monsieur le comte ; il a ses premiers galons.

— Déjà ?

— Oui, et ma fille va se marier,

— La petite Nelle ?

— Elle a vingt-deux ans, monseigneur.

— Est-ce possible ? Et toi, Serge ?

— Moi, monsieur le comte, j’ai soixante ans et je suis né ici trente ans plus tôt que monsieur… Je suis de l’âge de mon général, votre excellent père, que Dieu conserve !

— Et ta femme ?

— Elle va bien.

— Toujours cordon bleu distingné ?

— Elle a préparé le dîner de monsieur le comte.

— Dis-lui de venir m’embrasser.

— Ah ! elle sera joliment contente !

Alors, une créature grosse, courte, au jovial visage, accourut de toute la force de ses jambes épaisses, et vint mettre deux gros baisers quasi-maternels sur les joues de l’enfant qu’elle avait élevé.

— Mon petit Georges !

Georges baissa le front. Deux larmes noyaient ses cils.

— Maman ! murmura-t-il par besoin de dire ce mot si doux, toute l’âme reportée vers le temps où il vivait enfant, si heureux entre sa bonne et sa mère.

Ses yeux se perdaient dans la grande glace qui lui faisait face et d’où le reflet de l’image maternelle était enfui pour jamais.

Il dîna sans appétit, écoutant Serge, qui lui contait les petites affaires puériles de la maison.

— La tonnelle s’est effondrée, monsieur, les arceaux avaient pourri. Sandra, le jardinier, l’a étayée tant qu’il a pu ; puis, une nuit de neige, elle a croulé. Alors, à présent le chèvrefeuille pousse quand même dessus, mais on ne peut plus s’abriter dessous. Le gros araucaria est mort.

— Parle-moi des bêtes. Mirko, mon premier grand cheval ?

— Mirko, le cob français ? Mon général l’a envoyé à la campagne. Il vit sans rien faire dans les prés. Songez donc, monsieur le comte, il a vingt-cinq ans.

— Et les autres ?

— Mon général les a emmenés. Nous n’avons plus ici qu’une paire de trotteurs. Ils ne sortent que pour leur santé, puisqu’aucun de nos maîtres ne vient chez nous… Des fois, le dimanche, Stanko les attelle et nous allons, ma femme et moi, faire un tour aux environs.

— Et Nélusko, le chien de garde ?

— Croyez-vous, monsieur, que ce brave Danois connaissait votre nom ?

— Ah ! bah !

— Quand on parlait de M. Georges, il gémissait. Il est mort il y a plus d’un an.

— Et la chatte noire ?

— Ses petits courent par les greniers, monsieur.

— À présent, Serge, parle-moi du dehors. Sais-tu ce qui se passe au palais impérial ? On dit que l’empereur ne se consolera jamais de la mort de notre impératrice. Il l’aimait tant ! Il est sobre, notre empereur, pas commode à servir, d’une sévérité extrême pour pas grand’chose, les officiers ont des arrêts…

— Ah !

— Oh ! et puis, il y a des attentats, monsieur le comte ne sait pas ?… On a voulu tuer l’empereur trois fois, cette année.

— On n’a parlé que d’un seul attentat dans les journaux.

— Parce qu’on cache ces choses, monseigneur. L’empereur, aussi, semble s’exposer à plaisir. Il sort sans escorte, s’en va dans les bas-quartiers, la nuit. Ce sont les compagnons de l’Étoile-Noire qui chambardent tous les esprits.

— Les canailles !

— Mon fils raconte qu’au régiment même, on lui met des brochures de propagande anarchiste dans son paquetage. Il y a des réunions secrètes, des signes de ralliement impossibles à deviner. Quand on peut saisir des affiliés, on les fusille ; mais ils sont terriblement adroits, discrets, unis comme un seul homme sous les ordres d’un chef caché, rudement fort.

— Tu connais des compagnons ?

— Oh ! non, bien-sûr, monseigneur. Seulement, j’en soupçonne…

— J’ai fini de dîner, Serge ; dis qu’on attelle, puisque tu as des chevaux ; j’irai au cercle des officiers.

— Tout de suite, monseigneur.

Georges rentra dans son appartement. Il était perplexe. Le valet de chambre avait préparé son uniforme et attendait son maître, pour l’aider à quitter son costume de voyage. Mais le jeune homme, distrait, s’accouda devant son bureau et se mit à rédiger sa demande d’audience pour le lendemain.

— Qu’on porte ceci au colonel de la garde impériale, dit-il quand ce fut terminé.

Ensuite, il retomba dans sa rêverie.

Les compagnons de l’Étoile-Noire l’inquiétaient. À l’évocation de cette secte odieuse, le nom de son futur beau-frère, le prince Fédor Romalewsky, se présentait à l’esprit du jeune comte.

Trois fois, un domestique vint l’avertir que la voiture était avancée. Deux fois il répondit « J’y vais. » Et la troisième il répondit « Dételez, je ne sortirai pas. »

Alors il resta dans sa chambre, devant son feu et ses bougies, jusqu’à une heure si tardive que l’infortuné valet, tombant de sommeil, finit par venir frapper à la porte et, comme on ne lui parlait pas, par ouvrir.

— Quoi ? fit Georges surpris.

— Il est tard. Est-ce que monsieur le comte ne se couche pas ?

— Ah ! c’est vrai, Vasili ; vous avez raison, tout de suite.

Quand il fut entre ses draps, toute lumière éteinte dans la maison, isolée par une cour du bruit de la rue, Georges eut une vision… peut-être rêve… ou hallucination…

Il lui sembla voir Fédor Romalewsky debout sur un piédestal, couronné de flammes, un trident en main avec lequel il désignait, dans une grande foule, des êtres que d’autres emportaient et poignardaient au bas du piédestal jusqu’à ce qu’il en pût descendre en marchant sur les corps ainsi que sur des degrés.

Au fond, dans une clarté bleue, deux formes blanches, qui ne reposaient sur aucun support, marchaient dans l’air comme des anges.

Et il reconnaissait

Roma…

Mariska…