Le Prince Louis-Napoléon/01

La bibliothèque libre.
Le Prince Louis-Napoléon
Revue des Deux Mondes4e période, tome 132 (p. 814-858).
02  ►
LE PRINCE LOUIS-NAPOLEON

I
AVANT LA REVOLUTION DE 1848


Ceux qui prennent en main le gouvernement des affaires publiques ne sont pas sujets à rendre compte et raison seulement de te qu’ils disent et de ce qu’ils font en public, mais l’on recherche curieusement tout ce qu’ils sont en leur privé.
PLUTARQUE.


I

Quand Priam s’est assis devant cet Achille dont les mains terribles, dont les mains meurtrières avaient versé le sang d’Hector et de la plupart de ses enfans, il commence à le considérer : il est étonné de le voir si beau, si grand, si plein de majesté. Achille, de son côté, quoique le cœur encore plein du désespoir de son Patrocle perdu, n’est pas moins frappé de la haute mine et de l’air de grandeur qui éclatent sur toute la personne de Priam et de la sagesse de ses propos. Les hommes de véritable vaillance jugent de même ceux contre lesquels ils ont le plus âprement combattu, auxquels ils ont donné et desquels ils ont reçu des blessures. Qu’ils réussissent ou non à les vaincre, ils ne les outragent pas, et même dans l’emportement de la mêlée ils ne méconnaissent ni leur majesté, ni leur grandeur, ni leur sagesse. Combien nous sommes éloignés de cette longanimité équitable ! Au moindre dissentiment, nous refusons à celui en qui nous voyons un adversaire les dons et les vertus dont il est le plus manifestement doué, et nous nous acharnons à faire grimacer en caricature le plus noble visage. Il nous est contraire, donc il n’a aucune valeur ni intellectuelle, ni morale. Est-il orateur, on lui refuse l’éloquence ; est-il écrivain, on lui conteste le style ; est-il un politique, il manque d’honneur ou tout au moins de clairvoyance et d’habileté. Sous le règne de Louis-Philippe, le maréchal Soult avait perdu ou gagné la bataille de Toulouse, suivant qu’il était au pouvoir ou dans l’opposition. On m’a conté qu’un professeur allemand, narrant l’histoire de France, se bornait à reproduire sur chacun de nos gouvernemens les opinions de nos historiens qui lui étaient contraires. Les girondins jugeaient la Montagne, les montagnards la Gironde, les républicains Napoléon Ier, les bonapartistes la Restauration, et les uns et les autres Louis-Philippe. Il concluait, au milieu des applaudissemens joyeux de son patriotique auditoire, que, de l’aveu combiné de nos propres écrivains, nous étions une nation couarde, sotte, incapable de prévoyance, de suite et de bon sens, en tout point méprisable.

Aucun personnage historique n’a été, autant que l’empereur Napoléon III, en proie au dénigrement systématique et déchaîné. Tout en lui : la personne comme le caractère, la jeunesse, même la naissance, tout a été noirci, vilipendé. Il n’est pas le fils de son père ; avant le pouvoir, c’était un fou ; après, c’est un bandit ; il l’a exercé en rêveur ou crédule ; dans ses mains, le bien a été stérile, le mal seul a été fécond. Il a rarement su ce qu’il voulait ; quand il l’a su, il s’en est laissé détourner, ou bien, au contraire, halluciné fanatique, inaccessible aux conseils, il s’est acharné aux visions chimériques : il a été joué par Palmerston, séduit par Cavour, trompé par Bismarck. Je ne tiens compte que des attaques modérées, je ne m’arrête pas à celles qui l’ont traité « de Soulouque blanc, de Judas, de Tibère, de boucanier, de chourineur, de Cartouche, de Mandrin déguisé en César, de chacal au sang-froid, de pick-pocket, de bouffon, de grotesque, d’insulte à la figure humaine, d’immondice déployée au sommet de l’État, de Césarion, d’infâme Naboléon, dont le palais était le centre de la honte du monde, etc., etc.[1]

Thiers, dans un admirable morceau sur l’art d’écrire l’histoire, dont il restera certainement un des maîtres, a dit que la qualité essentielle de l’historien, c’est l’intelligence. Sans nul doute, mais à quoi l’intelligence n’est-elle pas à la fois nécessaire et suffisante ? N’est-ce pas elle qui a composé la Chapelle Sixtine, Don Juan, Jocelyn, le Discours de la Méthode, le Système des Mondes ? Il faut donc préciser davantage : les deux qualités de l’intelligence indispensables pour écrire dignement et utilement l’histoire dont la souplesse et la bienveillance. La souplesse identifie aux situations les plus diverses, la bienveillance, aux caractères les plus compliqués. Sans souplesse, l’historien ne comprend pas les évènemens, et il les défigure ; sans bienveillance, il peint mal les caractères ou il les calomnie. Qui ne sait sortir de soi, de ses préférences, de ses antipathies, de ses systèmes, ne pénètre pas les autres et ne saisit pas le secret des choses. Aussi l’esprit de parti, qui procède avec la roideur de la haine, rend absolument incapable d’écrire une véridique histoire. Poussé à son degré supérieur, il donne Tacite et Victor Hugo, — égaux par le génie et pas l’iniquité.

N’ayant jamais été possédé de cet esprit, je n’aurai nulle peine à juger Napoléon III. J’ai souvent attaqué ses actes, alors qu’il y avait quelque courage à s’y risquer. Républicain, en vue d’obtenir des réformes sociales et populaires, — la liberté des coalitions, du travail, des associations, des réunions, — j’ai conclu avec lui un pacte transactionnel, tel que celui établi avec Victor-Emmanuel, dans l’intérêt de l’unité italienne, par le républicain Manin et ses amis, et, à certains momens, par Garibaldi et Mazzini. J’ai pu, comme son ministre principal, l’approcher, causer avec lui, le voir agir au milieu des circonstances les plus pathétiques. Depuis, renversé neuf jours après le début des hostilités, j’ai assisté, en spectateur impuissant et désespéré, à son effondrement, qui a été celui de la patrie ; il m’a honoré de son amitié jusqu’à son dernier jour. J’ai donc quelques titres pour parler de lui avec indépendance et justice, surtout avec bienveillance. Cependant, quoique le malheur et les outrages me l’aient rendu sacré, je ne lui sacrifierai ni les devoirs de la conscience, ni les droits de la vérité. Quand je m’y croirai obligé, je maintiendrai mes anciennes critiques, mais en mettant en lumière, plus que je ne l’ai fait aux temps où cela eût paru de l’adulation, ce que, jusque dans les défaillances, a eu d’intelligent, de loyal, de patriotique, de généreux, la conduite d’un chef d’État dont le mobile principal n’a cessé d’être la passion du bien et de la grandeur.


II

Napoléon a eu raison de regretter le mariage avec Marie-Louise. Quelles qu’aient été les faiblesses de Josephine, ses légèretés de coquetterie, ses maladresses de jalousie, elle était le porte-bonheur de sa destinée. Dès qu’il l’eut arrachée de sa vie, qu’à la captivante créole qui savait si bien seconder ses projets et consoler ses mécomptes par les caresses d’une voix habituée à aller à son cœur, il eut fait succéder l’indifférente Autrichienne, poupée sensuelle, incapable de le conseiller, ni même d’écouter ses confidences ; dès que les glaces de l’ambition eurent éteint les jeunes souvenirs ; dès qu’il eut commis la cruauté de traîner les enfans derrière la marche triomphale de celle qui venait prendre la place de la mère ; dès qu’il eut conçu le rêve de se constituer un avenir de Charlemagne dans les splendeurs duquel s’éteindraient toutes les lueurs de son passé de Bonaparte ; dès qu’il en fut venu à être plus fier d’avoir obtenu la fille insignifiante d’un César imbécile que de s’être fait lui-même un César sans rival, la Providence se retire de lui et l’abandonne à l’emportement de ses desseins démesurés. Impassible, elle le laisse s’engouffrer en des aventures grandioses comme son génie, mais auxquelles le premier Consul ne se fût pas risqué. Elle ne lui refuse pas le fils tant désiré, mais quand elle décrète de relever la fortune des Napoléon, elle ne confie pas cette mission à l’étrangère qui a oublié Sainte-Hélène aux bras d’un soudard borgne ; elle la réserve au petit-fils de l’épouse répudiée, de la Française qui mourut de douleur à la seule perspective de l’île d’Elbe.

Le 7 janvier 1802, le colonel Louis Bonaparte, troisième frère du premier Consul, épousait Hortense de Beauharnais[2], fille de Joséphine. Jamais union ne fut plus mal assortie. Louis était loin d’être sans valeur, « chaleur, esprit, santé, talent, commerce exact, bonté, il réunit tout, dit de lui son grand frère ; pas d’homme plus actif, plus adroit, plus insinuant. » Les succès de son aîné, loin de le griser ou de le piquer d’émulation, l’avaient dégoûté de la gloire « qu’on n’acquiert qu’au prix de choses trop pénibles et même incompatibles avec un cœur sensible. » Au milieu des ambitions en émoi, il demeurait calme, silencieux, modeste, ennemi du bruit, de la pompe et, quoique très brave, déclarait la guerre une barbarie organisée. Enthousiaste de Jean-Jacques Rousseau, ami de Bernardin de Saint-Pierre, il préférait les lettres aux affaires. Une maladie précoce, des rhumatismes qui l’empêchaient le se mouvoir et de se servir de l’une de ses mains, à laquelle on était obligé d’attacher une plume afin qu’il pût signer, altérèrent son humeur, le rendirent quinteux, susceptible, tatillon, amer, fort désagréable, malgré ses qualités, à ceux qui l’entouraient. Hortense était une svelte personne aux yeux bleus, au teint éblouissant, toute séduction et agrément, quoique sans beauté. D’un esprit gai, brillant, léger, d’une humeur capricieuse, avide de mouvement, de distractions, aimant la peinture, la musique, la toilette, le bel esprit des conversations, les parties de plaisir. les fêtes ; d’une bonté pour tous qui ne se défendait pas assez de dégénérer en préférence pour quelques-uns, d’une amabilité côtoyant de si près la coquetterie qu’il était souvent malaisé de l’en distinguer, elle détonnait de toutes manières sur la morosité grave et sentimentale de son tranquille mari. De semblable ils n’avaient que l’opiniâtreté, agréable chez elle, grincheuse chez lui : on l’appelait, elle, la douce entêtée. Ils eurent de la peine à s’accorder à peu près. Cependant de leur union naquirent trois fils, tous légitimes, quoi qu’en ait dit la calomnieuse histoire de la haine. Hortense ne fut jamais pour son beau-père qu’une fille tendre, dévouée, respectée. Si la douleur que l’Empereur ressentit de la mort du premier des enfans de son frère (5 mai 1807) fut vive, c’est parce que sur la tête de ce jeune Napoléon, remarquable par sa beauté, sa précoce intelligence, il avait placé ses espérances d’hérédité. Il est aussi faux d’attribuer à l’amiral hollandais Verhuel la paternité du troisième enfant, Louis-Napoléon (né le 20 avril 1808). L’amiral se trouva en effet aux Pyrénées dans les mois qui précédèrent la naissance, mais à Barèges et non à Cauterets, où il vint une seule fois dîner avec la reine en courtisan cherchant la faveur, non en favori qui en jouit, tandis que roi Louis, réconcilié avec sa femme à la suite de la mort de leur fils aîné, vivait avec elle dans une complète intimité maritale[3].

La mésintelligence entre les époux ne recommença qu’à Paris, sur le refus d’Hortense de suivre son mari en Hollande pour faire ses couches. Le prince Louis naquit rue Cerutti (aujourd’hui rue Laffite). Joséphine annonce joyeusement la nouvelle à Louis : « C’est un prince ! Il est beau, il est charmant ! il sera grand homme comme son oncle : espérons qu’il ne sera pas boudeur comme son père. » « J’espère, ajoutait Napoléon à Hortense, qu’il sera digne de son nom et de ses destinées. » L’enfant, baptisé à Fontainebleau en 1810, eut pour parrain l’Empereur et pour marraine Marie-Louise.

L’Empereur n’était satisfait de son frère ni comme roi de Hollande, ni comme mari. Il le trouvait trop bon comme roi et pas assez comme mari. Il ne le lui laissait pas ignorer : « Un prince qui, dès la première année de sa vie, passe pour être si bon est un prince dont on se moque à la seconde. L’amour qu’inspirent les rois doit être un amour mâle, mêlé d’une respectueuse crainte et d’une grande opinion d’estime. Quand on dit d’un roi que c’est un bon homme ou un bon père, si vous voulez, peut-il soutenir les charges du trône, comprimer les malveillans et faire que les passions se taisent ou marchent dans sa direction ? Ayez dans votre intérieur ce caractère paternel et efféminé que vous montrez dans votre gouvernement, et ayez dans les affaires ce rigorisme que vous montrez dans votre ménage. » Louis, fatigué de ces remontrances et ne pouvant être ni roi ni mari à sa guise, se débarrassa à la fois de son royaume et de sa femme. Il abdiqua au profit de ses enfans et s’enfuit à Toeplitz. Il s’y consola en dissertant avec Goethe sur la rime française et sur les trois unités. « On voit bien, disait Goethe, que les causes de son abdication sont nées avec lui. »

Napoléon riposte en décrétant : « Qu’il n’y a plus de royaume de Hollande (10 juillet 1810). » Cet acte lui paraît avoir « cela d’heureux qu’il émancipe la reine, et cette infortunée fille va venir à Paris avec son fils, le grand-duc de Berg ; cela la rendra parfaitement heureuse[4]. » Il n’a pas cependant méconnu toujours les torts d’Hortense : « Quelque bizarre, quelque insupportable que fût Louis, il l’aimait, et, en pareil cas, avec d’aussi grands intérêts, toute femme doit être maîtresse de se vaincre et avoir l’adresse d’aimer à son tour[5]. »

Restée seule à Paris, Hortense contracta avec le général de Flahaut une liaison depuis longtemps dans les données publiques de l’histoire. De cette liaison, naquit un fils qui, sur le témoignage d’un cordonnier et d’un tailleur d’habits, fut inscrit comme enfant légitime d’un sieur Demorny, propriétaire à Saint-Domingue, et de son épouse Louise Fleury. Plus tard, le Demorny fut coupé en deux et devint de Morny (23 octobre 1811). L’enfant, remis aux soins de sa grand’mère paternelle, Mme de Souza, apprit d’elle le ton exquis, la bienséance, la finesse de l’esprit, la grâce des manières, le goût des délassemens littéraires.

Secondée par l’abbé Bertrand, Hortense s’occupa elle-même de l’éducation de ses enfans légitimes avec la passion d’une mère dont la prière de chaque matin était : « Mon Dieu ! faites que mes enfans se portent bien et que je meure avant eux. » Elle veillait aux moindres détails de leur régime, les habituait à la sobriété, écartait d’eux tout ce qui pouvait avoir le caractère de la faiblesse et de l’adulation, s’attachait à leur donner une tenue naturelle, polie, simple, confiante avec elle, respectueuse avec leurs maîtres. Les deux enfans, également charmans, ne se ressemblaient pas : l’aîné d’un tempérament vigoureux, expansif, bruyant, joueur, le cadet silencieux, souvent pensif et immobile au milieu de ses jouets. Parfois il lançait d’un ton doux de gracieuses et poétiques reparties. Joséphine, à cause de son aimable humeur, l’appelait : Oui ! oui ! Elle l’idolâtrait.

Souvent on le conduisait avec son frère déjeuner aux Tuileries. Dès que l’Empereur entrait, il venait à eux, les prenait avec ses deux mains par la tête et les mettait ainsi debout sur la table, au grand effroi de la mère, à laquelle Corvisart avait dit que cette manière de porter un enfant était très dangereuse.

Sa première émotion sérieuse fut en 1815. Sa mère l’avait mené auprès de son oncle à la veille de partir pour l’armée. À peine introduit par le grand maréchal Bertrand, le petit prince s’agenouille devant l’Empereur, cache sa tête dans ses genoux et se met à sangloter. « Qu’y a-t-il, Louis, et pourquoi pleures-tu ? L’enfant ne répond que par ses larmes. Enfin il dit : — Ma gouvernante vient de me dire que vous partiez pour la guerre ; n’y allez point, n’y allez point. — Et pourquoi ne veux-tu pas que j’y aille ; ce n’est pas la première fois que j’y vais ne pleure pas ; je reviendrai bientôt. — Mon cher oncle, les méchans alliés vous tueront. Laissez-moi aller avec vous ! L’Empereur prit l’enfant sur ses genoux et le pressa sur son cœur, puis après l’avoir rendu à sa mère, il se retourna vers le grand maréchal, attendri. « Embrassez-le, maréchal ; il aura un bon cœur et une âme élevée. Il sera peut-être l’espoir de ma race. »

Sa seconde émotion fut, après les Cent-Jours, la séparation d’avec son frère aîné qu’il adorait. En 1813, Louis avait quitté l’Autriche et s’était rapproché de l’Empereur, toutefois sans se réconcilier avec sa femme, à laquelle il demanda de lui remettre un de ses enfans, l’aîné : à cette condition il lui laisserait la liberté et le second de ses enfans. Hortense refusa. L’Empire tombé. Louis s’adressa au tribunal de la Seine pour l’y contraindre. L’affaire se débattit avec grand éclat par deux illustres avocats du temps : Tripier pour le mari et Bonnet pour la femme. Celui-ci invoqua un argument des plus imprévus. Rappelant que, par des lettres patentes, Louis XVIII avait octroyé le duché de Saint-Leu à l’ex-reine de Hollande et à ses descendans, il s’écriait : « Tout est terminé par cet insigne bienfait qui a trouvé des cœurs reconnaissans. Que penser de cette indiscrète réclamation qui tend à faire un étranger du jeune duc de Saint-Leu, à l’enlever à sa mère, à sa patrie, à son roi ! » Le tribunal, malgré la peinture éloquente que fit Bonnet de la sollicitude d’Hortense pour l’éducation de ses enfans, retira le jeune duc de Saint-Leu à son roi, et ordonna « que sous trois mois il serait remis à son père ou à son fondé de pouvoirs. » Le retour de l’île d’Elbe avait empêché l’exécution du jugement. Louis la poursuivit après la seconde Restauration et l’obtint. Le désespoir du petit prince Louis, qui n’avait jamais quitté son frère et qui tomba ainsi dans une solitude cruelle, ne fut dépassé que par celui de sa mère : on crut qu’elle succomberait à cette épreuve.


III

Ce fut une dure situation que celle de la famille Bonaparte après la seconde Restauration. Une loi draconienne (du 12 janvier 1816) prononçait contre eux, à tous les degrés et même contre leurs alliés, l’exil, sanctionné par la peine de mort, aggravé par la privation des droits civils, titres, pensions, par l’obligation de vendre dans les six mois tous les biens possédés à titre onéreux. Au duc de Richelieu, qui appuyait certaines réclamations de la reine Catherine, Louis XVIII répondait « Il n’y a pas de justice en France pour les Bonaparte. » Dans leur exil, chacun des membres de la famille proscrite subissait une surveillance de haute police exercée, au nom de la Sainte-Alliance, par le gouvernement sur le territoire duquel ils séjournaient. Ils ne pouvaient se déplacer sans un passeport délivré par les ambassadeurs des quatre grandes puissances à Paris.

Joseph échappa à cette oppression en s’embarquant pour les États-Unis, où, accueilli avec respect, il s’établit à Point Breeze, au bord du fleuve Delaware, sous le nom de comte de Survillers. Ses frères et sœurs, cachés sous des noms protecteurs, errèrent de divers côtés, essayant tous de se rapprocher de celle qui était le centre de la famille, Mme Letizia, établie à Rome dans un palais du Corso.

Lucien, prince romain, y parvint aisément ; il redevint le prince Canino et s’installa à la Ruffinella, près Frascati. Louis se fixa à Florence avec son fils aîné. Jérôme, après avoir été emprisonné un an à Elwangen par son beau-père, le roi de Wurtemberg, dut s’arrêter d’abord à Trieste, non loin de sa sœur Caroline. Là, naquirent deux de ses enfans, la princesse Mathilde, le prince Jérôme-Napoléon. Il n’obtint de se fixer à Rome qu’en 1823. Mais peu après il fut obligé d’abandonner et de vendre la belle habitation qu’il avait construite près de Ferno, parce que le roi de Naples la trouvait trop rapprochée de ses États.

Hortense, chassée de Paris dans les deux heures, parce qu’on l’accusait d’avoir voulu empoisonner tous les souverains alliés, eût voulu s’établir en Suisse. La confédération ne l’y autorisa pas. Elle se rejeta alors sur Constance. Le grand-duc, malgré sa parenté, la pria de s’éloigner. Elle dut se réfugier en Bavière, où son frère Eugène lui assura un asile à Augsbourg. Elle y acheta une maison, et pendant quatre années, tandis que son fils étudiait au gymnase de la ville sous la direction d’un nouveau précepteur, le fils du conventionnel Lebas, elle tenait chaque jeudi un cercle fort recherché. Elle obtint enfin du canton de Thurgovie l’autorisation de demeurer dans le château d’Arenenberg qu’elle venait d’acheter. Elle s’y établit définitivement dès que son fils eût terminé son éducation. Comme le froid y était fort rigoureux, elle prit l’habitude de venir chaque hiver à Rome auprès de Mme Letizia après une halte à Florence, pour saluer son mari avec qui elle s’était réconciliée pour la forme. Les deux frères, séparés par la discorde familiale, goûtaient ainsi la joie de se retrouver pendant quelques jours.

Les Bonaparte ne méritaient guère les suspicions inquiètes dont la Sainte-Alliance les poursuivait. Chacun d’eux ne songeait qu’à recueillir ses débris et s’arranger le moins mal possible, dans sa situation de proscrit, à ne pas se compromettre, à se faire oublier. Joseph s’occupait de ses propriétés, Lucien de ses fouilles. Jérôme de ses divertissemens, Louis de ses compositions littéraires. Ils pratiquaient à l’envi l’oubli des injures : Joseph correspondait avec Lafayette, Jérôme avec Fouché ; Louis avait le culte de l’Autriche, et publiait, sur son administration en Hollande, un ouvrage, qu’à Sainte-Hélène Napoléon qualifia de libelle plein d’assertions fausses et de pièces falsifiées. Il fut plus dévoué à la gloire de son frère dans un petit écrit sur Walter Scott (1828) ; cependant, même dans ces notes laudatives, une large part appartient encore à la critique. Il blâme les mauvais procédés contre « l’incomparable reine de Prusse », d’autant moins excusables « que la Prusse est l’amie et l’alliée inséparable de la France. » Il reproche de n’avoir pas rétabli la Pologne, d’avoir légiféré sur les questions religieuses, sans le consentement de l’Église et de son chef. Il déplore l’expédition de Russie, il attribue à la prudence intempestive, qui empêcha de distribuer des armes aux faubourgs, l’entrée des alliés à Paris. En général, les préoccupations politiques tenaient peu de place dans l’esprit de l’ancien roi de Hollande ; il se consacrait tout entier à ses compositions poétiques. Il publiait un essai sur la versification, une tragédie de Lucrèce en vers sans rimes, réduisait en vers de la même espèce, l’Avare de Molière et composait une suite au Lutrin. Dès qu’il apprit l’arrivée à Florence, en qualité de secrétaire de la légation, du jeune poète des Méditations, il le rechercha avec empressement. Lamartine, serviteur des Bourbons, ne se rendait pas dans le palais d’un Bonaparte. Le Bonaparte venait dans le sien, la nuit, suivi d’un valet de chambre qui aidait ses pas infirmes à monter les escaliers. Ils passaient de longues soirées en tête à tête, dans les entretiens purement littéraires ou philosophiques.

À Rome comme à Arenenberg, Hortense, malgré ses occupations artistiques ou ses distractions mondaines, veillait sur l’éducation de son fils avec autant d’intelligence que de tendre sollicitude. Intrépide, elle le rendit tel ; fière, elle lui fit un cœur au-dessus des petitesses ; admiratrice de Napoléon, elle lui en inspira le culte ; convaincue de l’avenir de sa race, elle lui en communiqua la foi. Elle fut malgré tout la faveur providentielle de sa destinée, comme Joséphine l’avait été de celle de son oncle. Par un petit fait, on jugera de la manière dont elle agissait sur lui. Comme tous les enfans imaginatifs, il était accessible aux terreurs de l’obscurité. Pour l’aguerrir, Hortense fit enlever de sa chambre tous les portraits de son oncle. « Ils ne peuvent rester, dit-elle, dans la chambre d’un poltron. » De ce jour, l’enfant n’eut plus peur. Elle lui confia la lettre écrite par l’Empereur à sa naissance, et le jeune prince prit l’habitude de la porter toujours sur lui. Elle mis à son doigt la bague de mariage de Joséphine.

Il avait, âgé de treize ans, appris à Augsbourg la mort du captif de Saint-Hélène. Sa lettre touchante à sa mère, absente en ce moment, témoigne à quel point le souvenir de son oncle présidait déjà à toutes ses pensées. « Ce qui me fait beaucoup de peine, c’est de na pas l’avoir vu, même une seule fois, avant sa mort, car à Paris j’étais si jeune qu’il n’y a presque que mon cœur qui m’en fasse souvenir. Quand je fais mal, je pense à ce grand homme, il me semble sentir en moi son ombre qui me dit de me rendre digne du nom de Napoléon. »

En développant en son fils la noble ambition de n’être pas indigne de son nom, Hortense n’alimenta pas les convoitises et les regrets du pouvoir perdu. Malgré ses idées aristocratiques, elle lui donna plutôt des mœurs et des sentimens d’une simplicité philosophique. Elle répétait à tout propos qu’il faut être homme avant d’être prince, qu’il y a aussi une grandeur dans l’infortune dignement supportée. Bien éloignée de prêcher une aveugle superstition dynamique, elle l’avait pénétré de cette idée que les places les plus élevées n’assurent pas le bonheur, que la seule visée devait être de recouvrer la patrie et d’acquérir une distinction personnelle. Elle lui recommandait de ne pas méconnaître, dût-il s’exercer à son détriment, le droit du peuple français de se donner un chef. Ce sentiment élevé de détachement, conseillé par la mère, se transformait en un enseignement historique républicain. dans la bouche du précepteur Lebas, naturellement admirateur de la Révolution française.

L’ascendant de cette mère passionnée n’empêchait pas le jeune prince de subir l’influence de son père, auquel, malgré de constantes rudesses d’humeur, il témoigna toujours une respectueuse affection. Il lui demandait des conseils et lui rendait compte de la manière dont il les pratiquait. À peine son père l’a-t-il engagé à lire Condillac, il lui annonce qu’il l’a pris dans la bibliothèque ; il l’instruit de la distribution de ses journées : il se lève tous les matins à cinq heures, se couche à dix ; il va à la chasse une fois par semaine. Il le fait en quelque sorte le témoin de sa vie quotidienne.

Un jour, la soumission lui fut particulièrement pénible. Impatient de se distinguer, il avait désiré faire, au printemps de 1829, la campagne contre les Turcs, en qualité de volontaire dans l’armée russe. Après avoir beaucoup hésité, Hortense y consentit. Restait à obtenir l’assentiment paternel. Le prince le sollicite en termes pressans : « Ah ! mon cher papa, pensez que vous n’aviez pas encore mon âge et que déjà vous étiez couvert gloire. » Louis n’envoya ni son consentement ni sa bénédiction. Il n’admettait, dans aucun cas, pour quelque motif que ce pût être, qu’on servît en pays étranger. L’opposition de Mme Letizia se prononça d’une manière plus tranchante. Révoltée à l’idée que son petit-fils revêtirait l’uniforme de l’un de ces souverains qui envoyèrent son fils à Sainte-Hélène, elle le fit venir et lui dit, en se redressant sur son fauteuil : « Comment vous appelez-vous — Napoléon. — Eh bien, maintenant, sortez ».

Condamné à rester dans sa solitude, le jeune prince continua presque seul son éducation. Au collège il s’était adonné aux langues vivantes, aux sciences exactes ; cependant il était arrivé à lire le latin sans difficulté. À Arenenberg, il étudia les poètes et surtout Schiller et Corneille, le poète de son oncle ; il s’occupa avec ardeur des sciences historiques et militaires. Pour s’initier au métier de la guerre, qui lui était interdit dans une grande armée, il se rendit au camp de Thoune, comme les jeunes Suisses, et s’y fit remarquer par son assiduité et son intelligence. Il s’appliqua aussi aux exercices du corps, natation, équitation, et y excella.

Indépendamment de l’influence de son père et de sa mère, le prince Louis ressentit encore celle de Joseph, le chef officiel de sa famille. Joseph n’avait pas la supériorité d’esprit de Lucien, mais il était bon, éclairé, et tout en lui inspirait la sympathie. Le chef des guerillas Mina, l’un de ses plus terribles adversaires d’Espagne, l’ayant rencontré en Amérique, devint son ami. « Quand je pense, lui disait-il, que j’ai pu combattre un aussi brave homme que vous ! » Joseph affirmait que la guerre seule avait empêché son frère de doter le pays d’institutions libérales et d’établir une monarchie constitutionnelle. Il rappelait la recommandation dernière transmise par le général Bertrand : « Dites à mon fils qu’il donne à la nation autant de liberté que je lui ai donné d’égalité[6]. »

Enfin il fut un sentiment que personne n’eut à inculquer au jeune prince et qui naquit de ses propres souffrances : l’amour pour les peuples malheureux. Ces peuples avaient été comme lui victimes de la réaction de 1815, et, dans cette communauté de douleur, il avait trouvé comme une prédestination à se vouer à leur affranchissement.

Il ne manqua à cette éducation que ce qu’Hortense, en quête de plaisirs et d’amours, ne pouvait enseigner ni par ses conseils ni par ses exemples, cette austérité des mœurs qui double la force de l’esprit, rehausse la dignité du caractère, et donne le prestige suprême à une existence historique.

À la veille de la révolution de 1830, les deux fils de Louis et d’Hortense étaient des jeunes gens d’élite : doux et soumis envers leur père, tendres envers leur mère, laborieux, modestes, actifs, dévorés du désir de se dévouer. L’aîné avait « l’extérieur d’un héros de roman. Sa taille était élégante ; sa tête, dégagée de ses épaules minces, semblait s’incliner de peur d’humilier la foule ; son œil était limpide, sa bouche ferme ; sa physionomie intéressait avant qu’on eût appris son nom ; il y avait dans ses traits cette dignité qui survit aux éclipses du sort. Il n’y avait pas de mère qui n’eût désiré l’avoir pour époux de sa fille, pas d’homme, qui n’eût voulu en faire son ami[7]. » Son père lui avait inspiré le dédain des grandeurs, et un homme d’élite placé à côté de lui comme gouverneur, Narcisse Vieillard, lui donnait les idées républicaines. Vieillard, ancien capitaine d’artillerie, avait eu les pieds gelés pendant la retraite de Russie. Son culte pour l’Empereur tenait du fanatisme, mais il l’alliait à un républicanisme fervent et à des idées de libre penseur. Profondément intègre, très épris de poésie classique, jouissant de la haute estime du père, il exerçait de l’ascendant sur le fils.

On eut peine à empêcher le jeune prince d’aller se joindre au soulèvement grec. Lui objectait-on que son nom nuirait à cette cause ? « Eh bien, répondait-il, je la servirai sous un nom d’emprunt. » On ne le retint qu’en lui représentant la douleur dans laquelle son départ plongerait son père malade, dont il était la seule consolation. Son mariage avec la délicieuse Charlotte, fille de Joseph, l’ayant établi dans une existence paisible, il s’occupa de science et d’industrie.

L’extérieur du prince Louis n’était pas aussi triomphant que celui de son frère aîné. L’âge emportait chaque jour quelque chose de sa beauté enfantine : agile et musculeux, de petite taille, le buste disproportionné par sa longueur avec l’ensemble du corps, il ne paraissait grand qu’à cheval. Sous le front élevé, large, droit, puissant, le visage s’allongeait à la Beauharnais, et, quoique l’agrément aimable de sa mère s’y trouvât encore, le sérieux mélancolique de son père s’accentuait. Son abord grave, presque sévère, s’adoucissait vite par l’accent pénétrant de sa voix harmonieuse, par l’expression bienveillante de son œil gris, par le charme d’insinuation et de politesse cordiales de ses nobles manières. Plus interrogateur que parleur, s’inquiétant de s’informer, non de briller, il eût paru parfois lent d’intelligence si l’on n’eût été détrompé par ses reparties heureuses, pleines de raison et de finesse, indices d’un esprit à la fois vif et réfléchi. On avait quelque peine à deviner, sous la douceur calme de ses propos, l’intrépidité obstinée de son caractère. Il s’était donné un air militaire en laissant pousser ses moustaches et une légère impériale. Sans effort, il se faisait aimer parce qu’il était simple, compatissant. Il rencontre un jour des prisonniers français revenus de Russie qui, déguenillés, se traînaient sur la route ; il remonte dans sa chambre, se déshabille et, par la fenêtre, leur jette ses habits et ses souliers. Une autre fois un mendiant l’implore ; n’ayant pas d’argent il lui donne ses vêtemens et rentre en chemise et pieds nus. Il envoyait au comité philhellénique tout ce que sa mère lui donnait pour ses menus plaisirs.

Une affection d’autant plus tendre unissait les deux frères que leurs idées se ressemblaient : tous les deux républicains et en même temps fanatiques de leur grand oncle ; tous les deux patriotes fervens et dévoués aux peuples opprimés ; tous les deux impatiens d’une occasion de se montrer dignes du nom dont ils étaient fiers sans en être accablés.
IV

La révolution de 1830 exalta les jeunes gens. Ils crurent qu’ils allaient revoir leur patrie et jouir de leurs droits de citoyens français. La nouvelle parvint au prince Louis, au camp de Thoune, où, faisant dix à douze lieues par jour, à pied, le sac au dos, il continuait son éducation militaire. Son premier mouvement fut de partir pour la France ; la prudence maternelle le retint ; il ne tarda pas à apprendre que le séjour lui en demeurait interdit, en vertu de la loi de 1816 toujours en vigueur.

Ce n’était pas à lui de parler au nom de sa famille. À défaut du duc de Reichstadt captif, Joseph protesta, par une lettre à la Chambre des députés, qu’on ne lut pas (18 octobre 1830). Il ne contestait pas à la nation le droit de révoquer l’acte qui, par 3 500 000 suffrages, avait couronné la famille des Napoléon ; il se déclarait prêt à obéir à sa volonté, mais il demandait qu’elle fût formellement et directement manifestée, et qu’un vote universel détruisît ce qui fut établi par un vote universel. Jusque-là Napoléon II restait en possession de la légitimité, résultant du vote volontaire du peuple, sans qu’une nouvelle élection fût nécessaire[8].

Les divers membres de la famille approuvèrent cette protestation, sauf Jérôme qui, moins exigeant sur les principes ou plus découragé, la jugea au moins inopportune. Il ne se refusait pas « à reconnaître en Louis-Philippe le chef légitime d’une cinquième dynastie. Si cela n’a pas été dans le principe la volonté de la nation, tous les jours cela le devient[9].

Ne pouvant se rendre en France, le prince Louis s’achemina vers Rome, où il arriva avec sa mère le 15 novembre, après avoir embrassé, à Viterbe, son père qui rentrait à Florence. Il y trouva un interrègne pontifical et la ville en sourde fermentation. Il s’installait à peine que cinquante carabiniers entourèrent son palais et lui notifièrent l’ordre des trois cardinaux chargés du gouvernement intérimaire de quitter la ville sur-le-champ. On lui reprochait d’avoir, la veille, parcouru le Corso, son cheval orné d’une chabraque tricolore.

Il revint à Florence auprès de son père et de son frère. La fermentation italienne, quoique tempérée par la placidité toscane, s’y faisait sentir. Les princes brûlaient de faire au moins quelque chose pour la cause italienne. On a voulu, à tort, mettre en tout ceci du carbonarisme. Aucun des deux n’était affilié au carbonarisme, né dans l’état Napolitain et à peu près inconnu en Toscane et à Rome. Ils eussent cru s’abaisser en s’astreignant à des mots d’ordre sectaires. Leur dévouement envers l’Italie était aussi spontané que celui envers la Grèce, la Belgique, la Pologne. Ce furent ces sentimens généreux communs à toute la jeunesse du temps, et non les devoirs d’une affiliation inexistante, qui les décidèrent à promettre à Ciro Menotti, de Modène, d’apporter le prestige de leur nom à l’insurrection prochaine.

Hortense vivait à Rome dans les alarmes : elle devinait ce qu’on ne lui confiait pas ; chacune de ses lettres était une prédication de prudence. « L’Italie, écrivait-elle, ne peut rien sans la France. Une levée de boucliers sans résultat anéantit pour bien longtemps les forces et les hommes d’un parti, et l’on méprise toujours celui qui tombe (8 janvier 1831). »

Les deux princes hésitaient entre ces conseils et leur impatience d’action, quand une circonstance imprévue triompha de leurs incertitudes.

Inquiets de quelques troubles survenus à Rome et aussitôt réprimés, ils avaient pressé leur mère de les rejoindre, lui annonçant que le lendemain ils viendraient à sa rencontre. Le peintre Léopold-Robert, alors dans l’intimité du prince Napoléon et de sa femme Charlotte, et dont le cœur s’emplissait goutte à goutte de cette ivresse d’amour à laquelle sa raison a fini par succomber, a raconté en témoin ce qui se passa en cette occasion. En allant au-devant de leur mère, « les jeunes princes furent reçus à Spoleto, à Terni, avec de si vives démonstrations de joie, on leur fit tant d’instances pour se joindre aux insurgés, qu’ils se laissèrent entraîner. Napoléon les suivit par faiblesse. Quand je les vis à Terni, je m’aperçus combien il était préoccupé de la position où il mettait sa famille il m’en parla beaucoup, mais enfin le sort en était jeté[10]. »

À Florence, au lieu de ses fils, Hortense trouva la lettre suivante de Louis : « Votre affection nous comprendra ; nous avons pris des engagemens, nous ne pouvons y manquer, et le nom que nous portons nous oblige à secourir les peuples malheureux qui nous appellent. Faites que je passe aux yeux de ma belle-sœur pour avoir entraîné son mari, qui souffre de lui avoir caché une action de sa vie. »

Hortense conjura ses fils de revenir ; le roi Louis lança après eux des courriers ; le cardinal Fesch, Jérôme, firent de même ; tous adressèrent des demandes de rappel au gouvernement insurrectionnel de Bologne. Ni les prières, ni les menaces, ni les refus d’argent n’ébranlèrent les jeunes exaltés. Aux appels éplorés, ils ripostaient par des fanfares de jeunesse : « Nous sommes dans la plus grande joie de nous trouver au milieu de gens enivrés de patriotisme[11]. » - « Voici la première fois que je m’aperçois que je vis. Avant je ne faisais que végéter. Notre position est des plus honorables et des plus belles. L’enthousiasme ne fait qu’augmenter… Notre chagrin est de vous savoir inquiète, mais croyez que vous nous reverrez bientôt avec des lauriers, ou plutôt des branches d’olivier[12]. »

Le prince Louis, avec l’aplomb et l’expérience d’un vieux capitaine, enleva Civita Castellana. Dès lors Rome était à discrétion. Les insurgés en prévinrent le nouveau pape, Grégoire XVI, l’engageant à accorder les réformes qui seules pouvaient arrêter leur marche victorieuse. « On veut, disaient-ils, la séparation du temporel d’avec le spirituel. Que Grégoire XVI renonce au temporel, tous les jeunes gens, même les moins modérés, l’adoreraient et deviendraient les plus fermes soutiens d’une religion épurée par un grand pape et qui a pour base le livre le plus libéral qui existe, le divin Évangile. »

Le pape ne répondit pas. Au moment où ils allaient mettre la main sur Rome, les princes furent rappelés par le gouvernement révolutionnaire de Bologne et remplacés par le général Sercognani, qui avait pour instruction de ne pas attaquer Rome. Le gouvernement de Bologne cédait d’autant plus volontiers aux désirs de la famille qu’il redoutait les ombrages inspirés par le nom de Napoléon à Louis-Philippe, dont il espérait encore, sur les assurances de Lafayette, obtenir du secours.

Les princes offensés de ce rappel s’en plaignirent. « Ainsi on veut nous faire passer pour poltrons. Revenir à Florence, cela est de toute impossibilité. Qu’on nous fasse tous les torts imaginables, qu’on ne nous envoie pas d’argent, nous saurons nous en passer en vivant à la ration, et, au lieu d’être volontaires, nous serons sous les ordres du premier venu… Nous avons fait ce que nous devions et nous ne reculerons jamais. » Cependant ils obéirent. À Bologne ils se convainquirent que leur rappel était définitif. S’étant retirés à Forli, ils y furent saisis par une épidémie de rougeole. L’aîné y succomba et mourut « sans gloire quoique né pour la gloire[13] » (mars 1831). Hortense accourut, et par des prodiges de présence d’esprit et d’audace arracha à la main autrichienne le fils qui lui restait et le conduisit en France, bravant la loi de proscription.

Le prince Louis, que la mort de son frère avait plongé dans un morne accablement, se sentit renaître en touchant le sol natal. Il traversa la France à petits pas, savourant la douceur de respirer l’air de la patrie, d’entendre la langue bien-aimée. Sa mère le conduisit à Fontainebleau voir les fonts baptismaux sur lesquels il avait été tenu. La pensée qu’il serait obligé de quitter le beau et cher pays retrouvé lui devint si cruelle que, malgré les remontrances sur l’inutilité de la démarche, il rédigea une lettre au roi par laquelle il le priait de lui permettre de servir comme soldat.

À Paris, ils se logèrent rue de la Paix, à l’hôtel de Hollande, d’où ils apercevaient la colonne Vendôme et le boulevard. La reine se croyait des droits à la bienveillance royale. N’avait-elle pas contribué en 1815 à obtenir à la mère de Louis-Philippe une pension de 400 000 francs et une de 200 000 francs à sa tante, la duchesse de Bourbon, mère du duc d’Enghien ? C’est donc avec sécurité qu’elle fit prévenir un officier d’ordonnance de la confiance du roi, M. d’Houdetot.

Le premier mouvement de Louis-Philippe — et c’était fort naturel — fut la contrariété. Dans l’excitation actuelle des esprits, alors qu’à presque toutes les vitrines s’étalaient les portraits des Napoléon, l’arrivée d’Hortense accroissait ses difficultés. Louis-Philippe avertit immédiatement Casimir-Perier, son premier ministre. Celui-ci se rendit auprès de l’ancienne reine. D’abord sec et dur, il s’adoucit, sur l’assurance qu’elle se proposait uniquement de traverser la France pour gagner Londres et ensuite Arenenberg. Le lendemain M. d’Houdetot vint prendre Hortense de la part du roi rassuré, et la conduisit mystérieusement au Palais-Royal, dans sa petite chambre de service, meublée d’un lit et de deux chaises. Le roi y vint aussitôt, se montra poli, aimable, bienveillant, presque affectueux. « Il connaissait les douleurs de l’exil, et si cela ne dépendait que de lui, il les épargnerait aux autres : il espérait que le temps viendrait bientôt qu’il n’y aurait plus d’exilés sous son règne ». Il recommanda à la reine de tenir sa présence secrète, exprima le désir de lui rendre service. Il savait qu’elle avait des revendications à exercer ; il comprenait les affaires et s’offrait à être son homme d’affaires auprès de ses ministres. Puis il fit chercher sa femme et sa sueur et ne les laissa un instant avec la visiteuse que pour revenir bientôt. Alors, les deux reines assises sur le lit, le roi et Madame Adélaïde sur les deux chaises, d’Houdetot debout derrière la porte afin d’empêcher qu’on l’ouvrît, se noua une longue conversation sympathique, familière, abandonnée, telle que Hortense eut l’illusion de se retrouver au milieu de sa propre famille. Elle parla alors au roi du projet de lettre de son fils ; le roi l’engagea à la lui envoyer.

On la comblait de prévenances et d’attentions afin que, satisfaite et maniable, elle partît au plus tôt. Elle y était décidée, lorsque, le prince ayant été pris d’une fièvre brûlante, elle dut différer. On a raconté que Casimir Perier aurait dit au conseil « A l’heure même où Votre Majesté recevait la mère, le fils était en conférence avec les principaux chefs du parti républicain et cherchait les moyens de renverser votre trône. » Le chef du cabinet put se convaincre dès le lendemain de la fausseté de ce rapport, en venant porter lui-même à la reine la réponse aux désirs qu’elle avait exprimés. On lui accorderait un passeport ; on s’intéresserait à la revendication de Saint-Leu garantie par les grandes puissances ; on offrait un secours pécuniaire ; mais on ne pourrait accepter le prince dans l’armée que s’il changeait de nom ; le gouvernement devait éviter d’inquiéter les puissances, car les partis montraient un tel acharnement que la guerre le perdrait. La reine remercia des bonnes paroles et refusa le secours. Le prince s’indigna qu’on lui proposât l’abandon de son nom. « Vous aviez raison, ma mère, fit-il, retournons dans notre retraite. »

Cependant le 5 mai, anniversaire de la mort de l’Empereur, approchait et une manifestation populaire s’annonçait au pied de la colonne Vendôme ; on commençait à chuchoter de la présence du prince, déjà quelque peu populaire par l’équipée des Romagnes. Le 4 mai, d’Houdetot vint notifier à la reine qu’à moins que la vie de son fils ne fût en danger, elle eût à quitter sur-le-champ la France. La reine demanda qu’on attendît que les sangsues mises au cou du prince, et qu’elle montra, eussent cessé de couler, qu’elle partirait aussitôt. Dès le 6, elle se mit en route. En dehors des aimables paroles, le seul service effectif qu’elle reçut du gouvernement de Louis-Philippe fut de n’avoir pas été arrêtée, comme le permettait la loi de 1816.

À Londres le prince fut pris, par suite des fatigues de ce voyage précipité, d’une jaunisse dont il eut de la peine à se remettre. On l’accusa néanmoins d’être venu en Angleterre pour v guetter la couronne de Belgique. Il se crut obligé à un démenti. Son seul désir eût été de combattre « en qualité de simple volontaire, dans les rangs glorieux des Belges ou dans ceux des immortels Polonais, s’il n’avait craint qu’on n’attribuât ses actions à des vues d’intérêt personnel. »

Hortense fit témoigner à Talleyrand le désir de le voir. À ce désir sans dignité, Talleyrand répondit par un refus sans courtoisie. Il envoya sa nièce, Mme de Dino, demander en quoi il pouvait être utile. Lorsque la reine eut expliqué qu’il s’agissait d’obtenir, afin de rentrer en Suisse par la France, le passeport visé ou autorisé par les cinq grandes puissances, sans lequel aucun Napoléon ne pouvait se mouvoir, il transmit la demande à Paris, d’où on lui répondit de l’accueillir.

Cette fois, Hortense évita la capitale ; elle avait été épouvantée par une exclamation de son fils : « Si, en traversant Paris, je vois le peuple massacré, je m’élance dans ses rangs. » Ils tournèrent autour sans y entrer. Ils visitèrent, à Ermenonville le tombeau de J.-J. Rousseau, à Rueil celui de Joséphine. Ils n’eurent pas la force de se rendre à Saint-Leu. Par la grille fermée de la Malmaison, à cette heure du couchant, memento quotidien de la mort qui rend mélancoliques même les heureux souvenirs, ils contemplèrent à la dérobée les jardins silencieux, la demeure fermée du premier Consul, et ils purent dire

Ma maison me regarde et ne me connaît plus.


V

Le retour fut triste ; le prince se retrouvait en présence des pensées douloureuses écartées pendant son voyage. « J’ai bien pleuré, racontait-il à son père, en revoyant le portrait de ce pauvre Napoléon, et son cheval et sa montre. » Il refuse de s’occuper de l’héritage de son frère. Il ne tient nullement à l’argent qui vient d’une source aussi malheureuse, il ne demande que les objets ayant servi à l’usage personnel. Il eût voulu s’arracher à ces poignantes émotions en allant combattre en Pologne où l’appelaient les généraux insurgés. Un jeune Bonaparte apparaissant parmi eux, le drapeau tricolore à la main, produirait, à les en croire, un effet incalculable. Son père et sa mère unirent en vain leurs supplications et leurs ordres pour l’arrêter. Il quitta Arenenberg clandestinement sous un nom supposé. Il fut arrêté en route par la nouvelle de la chute de Varsovie.

Rentré dans sa solitude, il apprit que la patrie lui était décidément fermée et qu’une loi condamnait les Bourbons et les Napoléons à la même proscription (avril 1832). Il protesta contre cet accouplement légal des vainqueurs et des vaincus de Waterloo. Si les hommes n’étaient pas habitués à se mouvoir dans leur misérable existence au milieu de perpétuelles contradictions, on n’eût pas supporté que, presque en même temps, Napoléon fût remis sur sa colonne et sa famille frappée d’un bannissement perpétuel.

La patrie fermée, toute vie active interdite partout, l’exilé retomba douloureusement sur lui-même. Il était parvenu à cet âge où l’amour d’une mère ne suffit plus à remplir le cœur « J’ai tellement besoin d’affection que, si je trouvais une femme qui me plût et qui convînt à ma famille, je ne balancerais pas à me marier. Ainsi, mon cher papa, donnez-moi là-dessus vos conseils (15 décembre 1831). » Le père lui répond que l’essentiel « pour éviter les malheurs trop connus dans cet état était de ne pas être amoureux. » Sur cette peu encourageante consultation, il s’étourdit par le travail : il passait ses jours et une partie de ses nuits sur ses cartes et sur ses livres. Il publia presque coup sur coup les Rêveries politiques (1832) et les Considérations politiques et militaires sur la Suisse (1833). Dans ses écrits de jeunesse, on retrouve les convictions que les années ont modifiées dans leur forme, mais dont la substance constitue l’unité de sa pensée. Avant tout, le dévouement à cette idée des nationalités que la France démocratique élaborait, en la plaçant comme lui sous l’autorité du prophète de Sainte-Hélène. « L’empereur Napoléon devait mettre un terme à l’état provisoire de l’Europe après la défaite des Russes et l’abaissement du système anglais. S’il eût été vainqueur, on aurait vu le duché de Varsovie se changer en nationalité polonaise ; la Westphalie se changer en nationalité allemande ; la vice-royauté d’Italie se changer en nationalité italienne. »

Les nationalités, c’est pour la politique extérieure. Pour la politique intérieure, c’est le socialisme, mot équivoque, bien ou mal famé suivant le sens auquel on s’en sert, qui dans sa langue signifiait, comme dans celle de Saint-Simon, que le but essentiel de la politique doit être l’amélioration du sort matériel, intellectuel et moral du plus grand nombre. Il allait alors jusqu’à la limite extrême : « La société doit la subsistance aux citoyens malheureux, soit en leur procurant du travail, soit en assurant les moyens d’exister à ceux qui sont hors d’état de travailler (art. XII). »

Sur la question même de la forme du gouvernement il entrait dès lors dans la contradiction sous laquelle il s’est débattu toute sa vie : il était à la fois républicain et impérialiste. « Un peuple a toujours le droit de revoir, de réformer et de changer sa constitution ; une génération ne peut assujettir à ses lois les générations futures (art. XIV).» Et en même temps il se proposait de rétablir les institutions napoléoniennes. L’antinomie paraît insoluble. Il s’en tire en décidant que le gouvernement serait monarchique à la vérité, mais qu’à l’avènement de chaque nouvel empereur la sanction du peuple serait demandée. Si elle était refusée, les deux Chambres proposeraient un nouveau souverain au peuple indistinctement admis à concourir à l’élection.

À la suite des Rêveries il reçut le titre de citoyen de Thurgovie ; après les Considérations, celui de citoyen de la République helvétique ; enfin, en 1834, sur la proposition de Tavel, vice-président du conseil exécutif, le canton de Berne le nomma capitaine du régiment de l’artillerie cantonale. Ces distinctions fortifièrent ses sentimens républicains. « Tout cela me prouve, écrivait-il à sa mère, que mon nom ne trouvera de sympathie que là où règne la démocratie (17 juillet 1834). » — « Vous avez bien raison, répétait-il à Vieillard, ce n’est pas dans les salons dorés qu’on me rendra justice, mais dans la rue. C’est là qu’il faut que je m’adresse aujourd’hui pour trouver quelque sentiment noble (28 février 1834). »

La vie à Arenenberg était d’ordinaire sévère et monotone. Du château « situé sur une espèce de promontoire à l’extrémité d’une chaîne de collines escarpées, on jouissait d’une vue étendue mais triste. Cette vue domine le lac inférieur de Constance, qui n’est qu’une expansion du Rhin sur des prairies noyées. De l’autre côté du lac on aperçoit des bois sombres, restes de la Forêt-Noire, quelques oiseaux blancs voltigeant sous un ciel gris et poussés par un vent glacé[14]. » Les événemens étaient le passage d’un bateau à vapeur, un piquet plus ou moins bien placé sur le tracé d’une route, l’arrivée du facteur, moment heureux quand il apportait des nouvelles de la patrie ou des amis fidèles, douloureux quand il apportait une lettre de Florence. Avec un battement de cœur il les recevait, avec un serrement, de cœur il les refermait[15]. Toujours dures, elles étaient souvent blessantes.

Quoi qu’il fasse, son père le blâme. Le choléra ayant éclaté en Toscane, annonce-t-il qu’il accourt, son père affecte de voir en ce mouvement de piété filiale une prévision d’héritier et lui enjoint de s’abstenir. Voyage-t-il avec un jeune Italien très distingué, le comte Arese, le père est furieux. Loue-t-il la conduite de l’ancien roi de Hollande, le père est furieux. « La politique d’un homme tel que l’Empereur ne doit pas être jugée sévèrement par un jeune homme de 21 ans, surtout quand ce jeune homme est son neveu. » Se rappelant que les Bonaparte ont dû au peuple leur pouvoir, dit-il que le peuple est le plus juste de tous les partis, le père est furieux : « Le peuple est le plus injuste de tous les partis, » etc. D’une manière générale, son père lui notifie que tous ses ouvrages sont remplis d’incohérences, de légèretés, d’inconvenances ; dans une écriture indéchiffrable il lui reproche d’avoir une écriture indéchiffrable. On comprend que la reine Hortense ne se soit pas résignée à vivre avec un tel maniaque.

Parfois le jeune homme implore en quelque sorte miséricorde : « Je reçois si souvent des paroles dures de votre part que je devrais y être accoutumé. Et cependant chaque reproche me fait une blessure aussi vive que si ce fût le premier. » Le père cesse d’écrire, alors le fils l’implore encore, mais autrement : il préfère des rudesses à ce silence : « Je vous en supplie, mon cher papa, ne vous fâchez jamais contre moi, cela me cause trop de chagrin… Pardonnez-moi si je diffère quelquefois de vos opinions, et faites-moi vos reproches, mais sans me punir en ne m’écrivant pas[16]. »

Les fêtes du château, c’était l’arrivée des visiteurs de marque ou d’intimité. Chateaubriand, Alexandre Dumas vinrent pour quelques heures ; Delphine Gay et Mme Récamier polir quelques jours ; Vieillard, devenu l’ami du frère de son ancien élève, pour quelques semaines. Mme de Dino y parut aussi pour renseigner Talleyrand. Le prince, de plus en plus taciturne ou réservé, méditatif, replié sur lui-même, inspirait moins l’enthousiasme que l’estime et le respect : « Il n’est pas plus dangereux pour la monarchie de Juillet, écrivait la duchesse de Dino, qu’un élève de l’École polytechnique, bon mathématicien, bon écuyer, mais timide et silencieux comme une demoiselle bien élevée. » - « C’est un jeune homme studieux, disait Chateaubriand, instruit, plein d’honneur et naturellement grave. » La mère, qui pénétrait au delà de l’enveloppe, se montrait plus enthousiaste : « Son courage et sa force d’âme égalent sa pénible et triste destinée. Quelle nature généreuse ! Quel bon et digne jeune homme ! Comme je l’admirerais si je n’étais sa mère[17]) ! »

Le séjour hivernal à Rome était le véritable adoucissement à la vie rude d’Arenenberg. Le bon Grégoire XVI, pardonnant la sommation irrespectueuse de 1830, autorisait le prince à y accompagner sa mère. Rome était alors la ville de la paix, de l’apaisement, des suavités, de l’infini, la cité universelle dans laquelle le, citoyen de n’importe quel pays se retrouvait dans sa patrie. Attirées par la magie de l’antiquité et de la Renaissance, par l’enchantement d’une seconde pax romana, des colonies d’artistes de divers pays s’étaient fixées dans cette oasis du Beau et du Saint où, tout le monde parlant à voix basse, on entendait mieux les voix lointaines du Temps. D’illustres voyageurs y accouraient pour se reposer ou admirer, de célèbres malheureux pour souffrir en paix ou oublier. Hortense attirait dans son salon la plupart de ces artistes et de ces voyageurs, et son fils, reprenant ainsi le contact avec l’Europe et les hommes, échappait un peu à l’obsession de ses tristesses solitaires. Régulièrement il passait de la poésie des pierres en ruines que les années dévorent, à celle des monts géans dont elles ne peuvent ternir la blancheur immuable.

En 1834, des embarras d’argent contraignirent Hortense à renoncer à ce voyage bienfaisant. Sa liquidation lui laissait à peu près trois millions que les largesses de son fils diminuaient chaque jour. Elle se trouvait souvent gênée. Elle sollicita de ses gardiens internationaux de passer deux mois à Genève. Un officier suisse de leurs amis, Huber-Saladin, se chargea de parler à Louis-Philippe. « La reine, lui dit-il, avait besoin d’entendre parler français et l’hiver était bien long à Arenenberg. — Vous êtes un berger d’Arcadie bien naïf, lui répondit le roi en riant, c’est pour conspirer qu’ils veulent aller là. Seulement ils sont si peu dangereux que je ne m’y opposerai pas. » Ils furent autorisés à séjourner à Genève pendant l’hiver de 1834 à 1835.

Ce n’était pas pour conspirer que le prince s’était rendu à Genève, mauvaise base d’opérations, et cependant le roi ne se trompait pas en supposant qu’il conspirait.

Aussi longtemps que le duc de Reichstadt vécut, le prince, quoique tout dévoué à la mémoire de son oncle et aux causes populaires qu’elle personnifiait, était resté fidèle au chef captif de sa famille, attendant, pour le servir, qu’il déclarât ses intentions. Il comprenait que ce n’était que par l’étroite union de ses membres que la famille proscrite pourrait surnager de nouveau au-dessus des événemens. À la mort du duc de Reichstadt (22 juillet 1832), ces dispositions changèrent. Joseph, le chef de la famille, n’avait pas de fils ; Louis était infirme ; ni l’un ni l’autre ne songeait à relever la cause vaincue. De plus en plus, Joseph devenait républicain, Jérôme orléaniste, Louis rimailleur. Le prince Louis considéra que ce renoncement général le constituait le chef politique — de sa famille ; dès lors, il se décida à l’action. Convaincu que la cause napoléonienne était la seule populaire en France, la seule civilisatrice en Europe, las de l’exil, il prit la résolution, dût-il devenir la victime de sa tentative, d’appeler le peuple à lui[18].

Rien n’était moins dans les intentions de sa mère, fatigué des ambitions décevantes, et qui depuis longtemps lui avait montré le fond de son cœur découragé : « Ceux qui me jugent ambitieuse ne savent pas à quel point je les plains d’acheter si cher la puissance qu’ils croient que je regrette. La seule chose dont j’ai besoin, c’est toi et le soleil. Même la patrie je ne la regrette pas ; je l’ai trop aimée, pour n’être pas froissée de son ingratitude (16 décembre 1832). »

Le jeune homme avait toujours protesté avec une douceur inaltérable, inflexible : « Vous me parlez de mon nom. Hélas ! c’est un fardeau de plus quand on ne peut le faire valoir (7 décembre 1832) ! » — « Vous vous plaignez de l’injustice des hommes, et moi j’ose dire que vous avez tort de vous en plaindre. Comment les Français se souviendraient-ils de nous, quand nous-mêmes nous avons tâché, pendant quinze ans de nous faire oublier ; quand, pendant quinze ans, le seul mobile des actions de tous les membres de ma famille a été la peur de se compromettre, et qu’ils ont évité toute occasion de se montrer, tout moyen de se rappeler publiquement au souvenir du peuple ?… Je suis fâché de vous voir tourmentée par des affaires d’intérêt… Ce n’est pas la fortune qui rend indépendant, c’est le caractère, et demain, s’il fallait vendre tous mes objets de luxe, qui se bornent à mes chevaux, et travailler pour vivre, je me trouverais sinon aussi content, du moins aussi heureux et aussi indépendant (10 juillet 1834). »

Peu à peu, il avait groupé autour de lui un petit noyau de fidèles, décidés à le suivre partout : le docteur Conneau, les commandans de Bruc et Parquin, le lieutenant Laity. À leur tête marchait Persigny. Était-il de Persigny ou simplement Fialin ? Je n’ai pas cru intéressant de m’en enquérir. Il se prétendait réellement vicomte de Persigny. Un de ses amis, au temps de sa liaison intime avec Gramont-Caderousse, lui demanda : « Mais que vous dites-vous donc dans vos interminables tête-à-tête ? — Nous parlons de nos ancêtres », répondit-il. Admettons donc qu’il avait des ancêtres. Ces ancêtres l’avaient laissé fort pauvre. Entré dans l’armée comme simple soldat, il était sorti de l’École de cavalerie de Saumur avec le premier numéro. Fanatisé par la légende napoléonienne, il abandonna à la, fois le service et les opinions légitimistes qu’en homme bien apparenté il avait adoptées d’abord, et fonda une revue bonapartiste : l’Occident français. Mis en relations avec le prince, il obtint d’être attaché à sa personne en qualité de secrétaire. « Je sers » fut désormais sa devise comme la règle de sa vie. Il apportait à son chef un entrain aimable, une spontanéité rouée, du coup d’œil, du courage, de la ténacité. George Sand, qui le rencontra dans un de ses voyages de propagande, le jugea un jeune homme charmant et d’un esprit très remarquable.

La conception du prince était claire. Le peuple est bonapartiste, mais il n’a aucun moyen légal d’imposer une volonté « que maints indices révèlent, tant que le suffrage universel ne sera pas une loi fondamentale de l’État. » Dès lors, il faut aller à lui, briser par un coup de main audacieux la muselière qui l’empêche de faire entendre sa voix. Se jeter inopinément au milieu d’une grande place de guerre, y rallier le peuple et la garnison par le prestige de la légende, l’ascendant de l’audace, se porter aussitôt sur Paris avec toutes les forces disponibles, entraînant troupes et gardes nationales, peuple des villes et des campagnes, enfin tout ce qui serait électrisé par un grand spectacle et une grande cause ; en un mot, recommencer le retour de l’île d’Elbe sans l’Empereur. Strasbourg parut la ville la plus favorable à la tentative. Le gouvernement y était peu en faveur et avait été obligé de licencier la garde nationale. Si on enlevait la garnison de 8 000 à 10 000 hommes, on pouvait tout espérer. Ce fut donc à nouer des intelligences à Strasbourg, puis dans l’armée, qu’on s’employa. Le prince venait de publier son excellent Manuel d’artillerie. L’offrir donnait un moyen d’aborder les officiers et les journalistes. Parmi ceux-ci, Armand Carrel se montra sinon favorable, du moins très bienveillant. « Les ouvrages politiques et militaires de Louis-Napoléon annoncent une forte tête et un noble caractère. Le nom qu’il porte, dit-il, est le seul qui puisse exciter les sympathies populaires ; s’il sait oublier ses droits de légitimité impériale pour ne se rappeler que la souveraineté du peuple, il peut être appelé à jouer un grand rôle. »

En août 1836, pendant un séjour à Baden, le prince, ayant acquis le concours du colonel Vaudrey, du 4e régiment d’artillerie, et organisé sa petite armée, résolut de ne plus tarder. Il rappela Persigny en mission à Londres. Persigny n’avait point d’argent il en emprunta à un jeune Français rencontré dans son hôtel, qu’on nommait de Falloux. Pénétré de reconnaissance, il lui raconte qu’il va rejoindre en Suisse le prince Louis-Napoléon, auquel il est tout dévoué, et qui l’appelle. Il l’engage à l’accompagner afin de constater que là est l’avenir de son pays. Falloux lui répond par la fidélité de ses sentimens légitimistes ; Persignv lui dit avec solennité : « Vos yeux s’ouvriront. Le prince Napoléon régnera et vous ferez partie de son premier ministère. — Promettez-moi, répondit Falloux éclatant de rire, que vous me donnerez mon portefeuille ? — Eh bien, monsieur, je vous le promets. »

Pendant les jours qui le séparaient de l’action arrêtée, sa mère même ne devina rien de ses pensées secrètes. Il paraissait tout entier à un projet de mariage avec sa cousine Mathilde.

La princesse Catherine de Wurtemberg, femme de Jérôme, étant morte à Lausanne (30 novembre 1835), ce prince avait conduit ses deux enfans à Arenenberg. Hortense avait fort goûté l’esprit prime-sautier et déjà brillant du jeune homme. Choquée toutefois de la facilité avec laquelle il s’écriait : « C’est ridicule… c’est bête… ça n’a pas le sens commun »… elle le lui reprocha maternellement dans une admonestation écrite adressée « à mon neveu Napoléon, qui aime trop la discussion ». La jeune fille, au contraire, l’enchanta sans réserves, et un projet de mariage se forma tout naturellement entre elle et le conspirateur d’Arenenberg. Ne pas être amoureux étant la première condition du programme matrimonial paternel, le prince déclare qu’il ne l’est pas. Dans le vrai il était fort épris[19]. La jeune princesse était une fleur de beauté accomplie, ayant la régularité classique de la famille Bonaparte, à la fois imposante et charmante, simple et fière, d’une intelligence vive et saine, éprise surtout de l’art, avec cette âme chaude, loyale, dévouée, qui rend son affection si chère à ceux qui ont la bonne fortune de l’obtenir.

Quelques difficultés d’intérêt entre les deux pères, la crainte qu’inspiraient à Louis les dispositions de Jérôme à la prodigalité, parurent un instant contrarier ce projet, mais tout s’aplanit. Tandis que la jeune princesse se rendait en Wurtemberg, où l’appelait l’affectueux empressement de sa famille maternelle, son frère l’attendit à Arenenberg, travaillant sous la direction de son cousin. À son retour, elle est choyée comme une fiancée. Elle se remet en route pour Florence, où elle va attendre le mariage. Quelques jours après, on apprend que le prince ayant quitté Arenenberg sous prétexte d’une partie de chasse, a tenté un coup de main sur Strasbourg (30 octobre), qu’il est arrêté et en route pour Lorient.


VI

Le coup avait été combiné pour le 31. La précipitation confiante de Persigny l’avança d’un jour. Il croyait inutile, — ce qui contribua grandement à l’échec, — d’attendre de Bruc et ses auxiliaires sérieux.

Le prince avait expliqué ses intentions dans une proclamation au peuple et à l’armée. « Il ne vient pas comme le représentant de l’Empire, mais comme celui de la souveraineté nationale l’aigle est l’emblème des droits du peuple et non celui des droits d’une famille. En 1830, on imposa à la France un gouvernement sans consulter ni le peuple de Paris, ni la nationalité des provinces, ni la forte voix de l’armée. Un congrès national, élu par tous les citoyens, peut seul avoir le droit de choisir ce qui convient le mieux à la France. » Ses proclamations à la main, il traverse les rues de Strasbourg, et se présente à la caserne du 4e régiment d’artillerie ; quelques-uns de ses affidés vont emprisonner le commandant et le préfet dans leur hôtel. Ce 4e d’artillerie, enlevé par son colonel Vaudrey, l’accueille par les cris de : « Vive l’Empereur ! » Le 46e d’infanterie résiste. Le prince est arrêté dans la cour de la caserne avec ses amis, sauf Persigny qui réussit à s’évader.

Le roi se montra clément. Sans attendre les instances de la reine Hortense accourue aussitôt, il pensa que « les égards dus à un homme tel que Napoléon ne descendaient pas tous avec lui dans la tombe ; il traita son neveu comme de la race royale[20]. » A huit heures du soir, le 9 novembre, le prisonnier fut conduit dans la cour de la préfecture où on le fit monter en voiture de poste. Il comprend qu’il est l’objet d’une grâce spéciale, il éclate en sanglots, protestant qu’il veut partager le sort de ses compagnons. Il renouvelle cette déclaration au préfet de police. « Tout ce que vous pourriez me dire, réplique M. Delessert, ne peut changer votre sort. Vous allez repartir dans deux heures ; une frégate est prête pour vous conduire à New-York. Voici du papier pour écrire au roi et à votre mère si vous le désirez. » Il écrit au roi pour se déclarer seul coupable et demander la grâce des amis qu’il a entraînés ; à Odilon Barrot pour les placer sous son patronage et les disculper de préméditation ; à sa mère pour la supplier de ne point le suivre en Amérique, et de veiller à ce que rien ne manque aux prisonniers de Strasbourg.

Ni à Strasbourg, ni à Paris, ni à Lorient, on ne lui demanda la promesse de ne plus revenir en Europe. On savait qu’il l’eût refusée. Il s’embarqua donc libre de tout engagement. Au moment du départ, le sous-préfet lui remit une somme de 150 000 francs, restitution partielle des 200 000 francs, saisis sur lui au moment de son arrestation[21].

Au 32e degré de latitude, le commandant de la frégate ouvrit des ordres cachetés, enjoignant de faire route par Rio-Janeiro et de ne pas laisser débarquer le prince. Ce détour de trois mille lieues avait été ordonné pour l’empêcher de communiquer avec ses amis avant la fin du procès. Précaution superflue. En arrivant à New-York, il apprit que le jury de Strasbourg avait prononcé un acquittement général.

Pendant qu’il voguait vers l’Amérique, une tempête de colère familiale se déchaînait contre le malheureux vaincu. Joseph ne répondit pas à ses lettres ; Louis grinça de plus belle ; Jérôme, malgré l’opposition de son fils, rompit, tout en protestant de sa tendresse, le mariage projeté : « La réussite même ne l’eût pas justifié à mes yeux. J’aimerais mieux, dût-il être empereur, donner ma fille à un paysan qu’à un homme assez ambitieux et assez égoïste pour aller jouer la destinée d’une pauvre enfant qu’on allait lui confier. »

Seule, la mère ne condamne ni ne blâme : elle n’a pas été consultée, pas même avertie, mais tout ce qui vient de son fils est bien. Il vit, elle pourra le revoir, cela lui suffit ; elle a un tel dégoût des hommes et des choses de ce monde qu’elle se réjouit que l’entreprise ait tourné mal. Elle ne ressent de colère que contre ceux qui se séparent de son fils : « Plus je pense à la conduite de ta famille et plus elle me confond : j’ai entendu souvent l’Empereur s’écrier : « Je voudrais être bâtard ! » Elle se hâte de relater toutes les sympathies qu’on lui témoigne : « Déjà, dans le pays, on espère te revoir. Ils ont un verre que les tireurs t’offraient et qu’ils te gardent. Je crois qu’il n’y a plus un paysan qui n’ait ton portrait. » Elle sait que son principal souci est le sort de ses compagnons, elle s’applique à le rassurer. « M. Parquin, veut vendre sa terre ici pour arranger ses affaires ; je crois qu’il faudra lui faire une pension, car il tirera peu de chose de sa vente. Charles te dira que tous les prisonniers sont bien et remplis d’espérance. J’ai encore envoyé 100 louis dernièrement pour aider à leur défense. Si on les acquitte, le colonel viendra chez moi, je le garderai jusqu’à ce que tu lui trouves une place en Amérique, et je donnerai une pension de 1 000 francs pour chacun de ses enfans. »

Le prince répond par une plainte mélancolique à la rupture notifiée par son oncle Jérôme : « Lorsque je revenais il y a quelques mois de reconduire Mathilde, j’ai trouvé un arbre rompu par l’orage et je me suis dit : Notre mariage sera rompu par le sort… Ce que je supposais vaguement s’est réalisé ; ai-je donc épuisé, en 1836, toute la part de bonheur qui m’était échue ! »

Il le prend de plus haut avec Joseph : « Que me reprochez-vous ? lui écrit-il en substance. D’avoir rendu difficile votre séjour en Italie ou en Suisse ? Quand on craint d’être compromis on abandonne toute idée politique. D’avoir tenté de prendre votre place et celle de mon père ? Nulle part je ne me suis posé en prétendant. J’ai voulu mettre la nation en état de parler, reconnaissant que si elle rétablissait l’empire, c’est à vous qu’il appartiendrait. Les malédictions dont vous me foudroyez ne me troublent pas. Si l’Empereur me voit du haut du ciel, il sera content de moi. Mon entreprise a avorté, mais elle a annoncé à la France que la famille de l’Empereur n’était pas encore morte ; qu’elle comptait encore des amis dévoués ; que ses prétentions ne se bornaient pas à réclamer quelques deniers, mais à rétablir en faveur du peuple ce que les étrangers et les Bourbons avaient détruit. Voilà ce que j’ai fait ; est-ce à vous à m’en vouloir ? »

L’obligeant Huber-Saladin se crut tenu aussi de protester : il écrivit à la reine Hortense une lettre virulente traitant le prince de fou. Plus tard l’Empereur, qui le recevait à Châlons, en qualité d’attaché militaire de la Suisse, lui rappela son propos. « Avouez, dit-il, que si ce fou n’avait pas fait ses folies, vous ne seriez pas assis à côté de l’Empereur. »

En Amérique, le prince rencontra un de ses chers amis italiens, le comte Arese, et ses cousins Murat. Il songeait à se créer une situation lorsqu’il apprend que sa mère est gravement malade. Il se décide aussitôt à partir. Il annonce en l’expliquant sa résolution au président des États-Unis. À Londres (10 juillet 1838), sous le prétexte mensonger qu’il a promis de ne plus revenir en Europe, on lui refuse son passeport. Il met en défaut la surveillance des polices allemandes et arrive à Arenenberg à temps pour recevoir le dernier soupir de sa mère.

Dans la succession, il trouva à peu près cent vingt mille livres de rente, et de précieux souvenirs ; un surtout, dont il ne se sépara jamais : le talisman. C’était un bijou contenant un morceau de la vraie croix, trouvé au cou de Charlemagne dans son tombeau, et envoyé lors du couronnement à Napoléon Ier. Dans la famille on attachait à sa possession une promesse de protection divine. Joséphine, non sans peine, obtint d’en rester la dépositaire. Après le divorce, on ne le lui retira pas. Hortense le recueillit.

Un talisman plus précieux encore lui fut une lettre de sa mère restée dans ses papiers et contenant une bénédiction ardente : « Nous nous retrouverons, n’est-ce pas ? dans un meilleur monde où tu ne viendras me rejoindre que le plus tard possible, et tu penseras qu’en quittant celui-ci, je ne regrette que toi, et ta bonne tendresse qui, seule, m’y a fait trouver quelque charme. Cela sera une consolation pour toi, mon cher ami, de penser que par tes soins tu as rendu ta mère heureuse autant qu’elle pouvait l’être ; tu penseras à toute mon affection pour toi, et tu auras du courage. » Mme Salvage, l’exécuteur testamentaire, lui communiqua un papier destiné à Morny. Ainsi il apprit l’existence de ce fils de sa mère. Morny, ses études terminées, était entré dans l’armée. Brillant officier, en faveur auprès de la famille d’Orléans, il servait en Afrique, en qualité d’aide de camp du général Trezel. Le prince Louis ne se rapprocha pas de lui et continua à l’ignorer.


VII

Arenenberg était bien vide, bien froid, depuis que n’existait plus la fée du lieu, l’animant de sa bonté active et gracieuse. Le prince confiait sa peine à son père, duquel aucun mauvais procédé ne le détacha jamais ; il lui racontait les derniers momens de sa mère, et lui transmettait une de ses dernières paroles : « Qu’il sache que mon plus grand regret a été de ne pouvoir le rendre heureux. » Louis est touché. Il l’appelle « mon cher fils ». Il s’attendrit au souvenir de la morte. Mais, en cet esprit déséquilibré, ce retour insolite de tendresse s’accompagne d’un accès aigu d’aberraration. À ce jeune homme de trente ans, persuadé « qu’un rayon du soleil mourant de Sainte-Hélène éclaire son âme », il propose « de renoncer aux affaires trompeuses de ce monde, de se jeter dans les bras de Dieu et se faire ermite (11 novembre 1837). »

Le prince répond à ces éjaculations pieuses hors de propos en se jetant de nouveau dans la mêlée. Il publie sous le nom du sous-lieutenant Laity, un de ses complices de Strasbourg, un compte rendu du procès dans lequel son droit était affirmé. Laity fut condamné par la Chambre des pairs à cinq ans de détention. Molé fit remettre à la Confédération helvétique, par son ministre à Berne, Montebello, une note appuyée par l’Autriche et la Prusse et demandant impérativement l’expulsion du prince. Mais dans son rapport au conseil représentatif, le professeur Larive établit que Louis Bonaparte était légalement citoyen suisse depuis 1832, qu’on ne pouvait considérer comme un prétendant le fils obscur du troisième des frères de l’Empereur, le sénatus-consulte qui le faisait entrer dans l’ordre de succession étant d’ailleurs aboli par l’acte de déchéance. Molé répondit à ces conclusions adoptées à l’unanimité par le grand conseil en faisant avancer des troupes vers la frontière. La Suisse mit sur pied ses contingens, mais le prince, ne voulant pas créer des embarras au peuple qui lui donnait tant de marques d’estime et d’affection, annonça qu’il s’éloignait volontairement (octobre 1838).

Le père s’exaspérait de le voir si peu ermite : plus de tutoiement, plus de cher fils, mais mon fils. D’un ton rogue, il lui conseille, puisqu’il veut absolument agir, de solliciter l’autorisation d’aller à Sainte-Hélène sur le vaisseau chargé de ramener les cendres.

Le prince démontre avec douceur qu’on ne lui permettra pas ce pèlerinage et il annonce son intention de se réfugier à Londres. Louis éclate et répond par une lettre malignement révélée par les Mémoires de Metternich, qui achève de peindre ce piteux caractère et qui explique comment son fils, presque en toute occasion, le respecte et lui désobéit : « Mon fils, lorsque je croyais avoir raccommodé vos affaires, ou, pour mieux dire, réparé autant que possible vos graves torts, je reçois votre lettre du 9 de ce mois, dans laquelle je vois que vous êtes encore à Arenenberg et que vous parlez de vous retirer en Angleterre. Cela me désole. Du reste, je n’ai plus rien à vous dire, c’est fini pour toujours mais je remplis un dernier devoir en vous priant de faire attention aux paroles suivantes. Il ne peut être question pour vous de la Bavière, beaucoup moins de l’Angleterre ; vous n’avez qu’un parti à prendre, c’est de vous jeter dans les bras de l’empereur d’Autriche, si vous voulez vivre réellement tranquille, comme vous dites. Adieu.

Le prince, pour toute réponse, vend à réméré sa propriété d’Arenenberg, réalise la fortune de sa mère et part pour Londres « plus décidé que jamais à triompher ou à mourir. » Il débuta par publier les Idées napoléoniennes, « afin de prouver qu’il n’était pas seulement un hussard aventureux. »

Dans cet ouvrage remarquable par la précision de la pensée, il groupait avec art autour d’une idée substantiellement identique la politique intérieure et extérieure de son oncle. À l’intérieur, la fusion de tous les partis ; à l’extérieur, la confédération des peuples reposant sur des nationalités complètes et des intérêts généraux satisfaits. La sainte-alliance est une idée de Napoléon : il voulait la Sainte-Alliance des peuples par les rois, non celle des rois contre les peuples. Loin d’être partout l’ennemi de la liberté, Napoléon l’avait préparée partout. Toutefois, en préparant les possibilités futures, il tenait compte des impossibilités présentes : lorsque dans un pays les partis sont acharnés les uns contre les autres par des haines violentes, il faut que ces partis disparaissent, que ces haines s’apaisent, avant que la liberté soit praticable. De même à l’extérieur on ne pouvait songer à affranchir les peuples tant que sévissait la guerre implacable à laquelle l’Angleterre condamnait la France ; les provinces qu’incorporait Napoléon étaient des moyens d’échange tenus en réserve jusqu’à une pacification définitive ; aux Italiens, en recevant la députation qui lui apportait la couronne, il déclarait « son intention de créer libre et indépendante leur nation et de ne garder la couronne que le temps nécessaire à la sauvegarde de ses intérêts[22] ; » il manifestait les mêmes sentimens à la Pologne, cette sœur de la France ; le duché de Varsovie devait servir de noyau à une nationalité complète. Napoléon n’a donc pas été victime de la fausseté de son système, mais de la précipitation avec laquelle il l’a appliqué : il a voulu en dix ans d’empire réaliser l’ouvrage de plusieurs siècles.

À l’exposé des Idées napoléoniennes, l’écrivain mêle ses vues personnelles. « J’aime la liberté, dit-il. Il faut guérir les maux, jamais les venger. » Il déclare « que la guerre est le fléau de l’humanité, que le temps des conquêtes est passé pour ne plus revenir. » Il considère « le divorce comme une garantie de la moralité des familles. » Il présente le premier en France le système militaire prussien, « qui fait de la nation entière la réserve de l’armée. » Il ne tranche pas doctrinalement le conflit entre la république et la monarchie : il y voit une de ces questions de l’ordre relatif insolubles a priori. Il ne penche vers le système héréditaire que parce qu’il y trouve la garantie de l’intégrité d’un pays : « Les deux monarchies de France et d’Allemagne naquirent en même temps du partage de l’empire de Charlemagne ; la couronne devint purement élective en Allemagne ; elle resta héréditaire en France. Huit cents ans plus tard, l’Allemagne est divisée en douze cents États environ, sa nationalité a disparu ; tandis qu’en France le principe héréditaire a détruit tous les petits souverains et formé une nation grande et compacte. »

La conception que le neveu se forme de son oncle n’est pas celle du chauvinisme troupier ou du despotisme bureaucratique, c’est celle des penseurs de la démocratie. Il le définit comme Pierre Leroux, comme Quinet, « l’exécuteur testamentaire de la Révolution, le messie des idées nouvelles. » - « L’idée napoléonienne est sortie de la Révolution française, comme Minerve de la tête de Jupiter, le casque en tête et toute couverte de fer. Elle a combattu pour exister, elle a triomphé pour persuader, elle a succombé pour renaître de ses cendres, imitant en cela un exemple, divin ! »

Ces Idées napoléoniennes amenèrent la réconciliation avec Joseph revenu d’Amérique. L’oncle confessa que ses soupçons étaient mal fondés et déclara, en qualité d’ami et de dépositaire des pensées intimes de l’Empereur, que le livre de son neveu en était le résumé exact. Il reconnut même qu’il n’était pas juste qu’un seul consumât son patrimoine à défendre la cause commune, et lui promit de l’indemniser de ses sacrifices dans son testament.

Après le manifeste vint le coup de main. Ayant la foi, « cette foi qui fait tout supporter avec résignation, fouler aux pieds les joies domestiques, qui est capable de renverser des montagnes. cette foi du martyr que rien n’abat, » il se prépara à de nouveaux hasards. Le retour imminent des cendres du « héros populaire. qui fut empereur et roi, souverain légitime de notre pays[23] » fortifia son ardeur.

N’était-ce pas le moment propice ?

Il descendit sur la plage de Boulogne avec quelques fidèles, parmi lesquels Persigny, Montholon, Conneau (6 août 1840). Ses proclamations au peuple et à l’armée étaient plus amères contre Louis-Philippe et son gouvernement que celles de Strasbourg. Un décret prononçait la déchéance de la dynastie des Bourbons d’Orléans, convoquait un congrès national, nommait Thiers président du gouvernement provisoire. La tentative se déroule à peu près comme à Strasbourg. Accueilli sur la plage de Boulogne par le sous-lieutenant Aladenise et trois sous-officiers, le prince s’avance vers la caserne. Les soldats répondent d’abord par des cris de : « Vive l’empereur ! » mais les officiers accourent et les reprennent. Dans la bagarre, le prince blesse un homme à la mâchoire d’un coup de pistolet. Les conjurés repoussés s’avancent alors vers la ville : les gardes nationaux, appelés par le tocsin et le tambour, les mettent en déroute. Ils se jettent dans un canot. La garde nationale les crible de balles, le canot chavire ; l’un est noyé, un autre tué, l’autre blessé ; le prince, repêché, est pris, enveloppé dans la capote d’un douanier. Le débarquement avait eu lieu à six heures, à huit tout était terminé.

Cette fois le gouvernement crut devoir sévir et déféra le prince et ses complices à la cour des Pairs. Le procureur général Franck Carré fut prodigue de ses dédains pour l’accusé ; Berryer, défenseur du prince, le fut de ses mépris pour les juges. Un frémissement de surprise, de colère, d’approbation remua l’auditoire lorsqu’il s’écria : « Dites, la main sur la conscience, devant Dieu, devant nous qui vous connaissons, dites : « S’il eût réussi, s’il eût triomphé, ce droit, je l’aurais nié, j’aurais refusé toute participation à ce pouvoir. Je l’aurais méconnu, je l’aurais repoussé. » Moi, j’accepte cet arbitrage suprême, et quiconque devant Dieu, devant le pays, me dira : « S’il avait réussi, j’aurais nié ce droit ! » celui-là, je l’accepte pour juge. » Le prince ne se défendit pas. Il couvrit ses coaccusés, exprima son regret d’avoir blessé par mégarde un soldat français, puis se contenta d’expliquer ses intentions et ses pensées. Se plaçant de nouveau derrière le frère aîné de l’Empereur, qui en est le digne héritier, il n’avait voulu que faire appel à la nation : « Je représente devant vous un principe, une cause, une défaite. Le principe, c’est la souveraineté du peuple ; la cause, celle de l’Empire ; la défaite, Waterloo. Représentant d’une cause politique, je ne puis accepter comme juge de mes volontés et de mes actes une juridiction politique. Vos formes n’abusent personne. Dans la lutte qui s’ouvre, il n’y a qu’un vainqueur et qu’un vaincu ; si vous êtes les hommes du vainqueur, je n’ai pas de justice à attendre de vous et je ne veux pas de générosité. » Il n’en obtint pas. Il fut condamné à la détention perpétuelle dans une forteresse du royaume, Montholon et Persigny à vingt années, Conneau à cinq. « Monsieur le greffier, dit le condamné lorsqu’on lui lut la sentence, on a souvent répété que le mot impossible n’était pas français ; il en est de même, soyez-en sûr, du mot perpétuel. » Le prince fut emprisonné, en compagnie de Conneau et de Montholon, dans les chambres où avaient été renfermés les ministres de Charles X. Persigny fut placé à Doullens.

C’est la tête tristement appuyée sur sa table de prisonnier qu’il assista mentalement au retour des cendres. « Sire, vous revenez dans votre capitale et le peuple en foule salue votre retour ; et aucun de vos parens ne conduira votre deuil, et moi, du fond de mon cachot, je ne puis apercevoir qu’un rayon du soleil qui éclaire vos funérailles. Mais, du milieu de votre somptueux cortège, dédaignant certains hommages, vous avez jeté vos regards sur ma sombre demeure, et vous souvenant des caresses que vous prodiguiez à mon enfance, vous m’avez dit : Tu souffres pour moi, ami, je suis content de toi. »

« L’opinion de ces gens-là, a répété Napoléon Ier en parlant des hautes classes, est toujours en raison inverse de celle du public[24]. » On peut dire de même des hommes de parti que leur intelligence a des œillères systématiques. Ils avaient souri de Strasbourg, ils n’eurent pas assez de mépris pour Boulogne. « J’ai suivi le procès, écrit Falloux, de plus en plus convaincu, d’audience en audience, de l’inanité des espérances napoléoniennes. » Le spirituel Doudan appelait le prince « le nigaud impérial ». La Presse — dans un article qu’on attribua à Granier de Cassagnac — protestait que personne en France ne pouvait honorablement éprouver la moindre sympathie ni même moindre pitié pour ce jeune homme qui paraissait n’avoir pas plus d’esprit que de cœur (8 août 1840). Naturellement, le père, tout en se plaignant que son fils eût été mis dans la cellule de Fieschi, s’associa au tolle général : « Son fils était tombé pour la troisième fois dans un piège épouvantable, un effroyable guet-apens, puisqu’il est impossible qu’un homme qui n’est pas dépourvu de moyens et de bon sens, se soit jeté, de gaîté de cœur, dans un tel précipice (24 août). » Plus clairvoyant sous la raillerie fut le jugement de Metternich : « Je ne vous parle pas de l’échauffourée de Louis-Bonaparte. Je n’ai pas le temps de m’occuper de toutes les folies de ce bas monde. Veuillez toutefois féliciter le roi, en mon nom, de l’événement. Il causera de l’embarras au gouvernement par la nécessité d’un procès. Épargnez donc ce troisième Napoléon ! Mais que dire du titre d’Empereur légitime que M. de Rémusat a si généreusement départi à Napoléon Ier ? Si M. de Rémusat a eu raison, il est clair que Louis-Bonaparte n’a point eu tort[25]. »

Le vaincu lui-même, du fond de sa prison, jugeait avec lucidité sa situation.

« En 1833, écrivait-il à son ami Vieillard, l’Empereur et son fils étaient morts, il n’y avait plus d’héritiers à la couronne impériale. La France n’en connaissait plus aucun. Quelques Bonapartes paraissaient çà et là sur l’arrière-scène du monde comme des corps sans vie, momies pétrifiées ou fantômes impondérables ; mais pour le peuple la lignée était rompue, tous les Bonapartes étaient morts. Eh bien, j’ai rattaché le fil ; je me suis ressuscité de moi-même et avec mes propres forces, et je suis aujourd’hui, à vingt lieues de Paris, une épée de Damoclès pour le gouvernement. Enfin j’ai fait mon canot avec de véritables écorces d’arbres, j’ai construit mes voiles, j’ai levé ma rame, et je ne demande plus aux dieux qu’un vent qui me conduise[26].

Il ne se trompait pas. « Les échaffourées qui le cachèrent aux classes supérieures, le montrèrent au peuple[27]. » Durant son emprisonnement à Ham, les soldats de la garnison, qu’on était obligé de changer souvent, se plaçaient, pendant sa promenade, à un endroit d’où il pût les apercevoir du haut des remparts ; des yeux il les passait en revue. Dans les chaumières on se dit qu’il existait encore un Napoléon, et on attendit.

VIII

La détention fut d’abord sévère. Tout ce qui servait à l’usage personnel était soumis chaque jour au plus minutieux examen ; des obstacles de tout genre paralysaient le zèle de l’unique serviteur Thelin ; des sentinelles surveillaient de toutes parts l’étroit rempart assigné à de mélancoliques promenades. Un tel système de terreur se pratiquait dans la garnison et parmi les employés qu’il fallait du courage pour être poli. Une insultante inquisition le poursuivait jusque dans sa chambre et ne respectait pas ses lettres. Lorsqu’un visiteur, après avoir longtemps attendu une permission, l’accompagnait pendant sa promenade, un policier enveloppé d’un manteau le suivait à peu de distance, ne le perdant pas de vue. Ses protestations obtinrent l’adoucissement de ce régime : on lui donna sur le rempart un petit coin de terrain où il cultiva des fleurs ; on mit à sa disposition une cour où il put monter à cheval ; son valet de chambre fut autorisé à sortir dans la ville ; on le gêna moins dans ses visites et on lui accorda quelques autres faveurs : « Je suis maintenant bien installé, écrit-il à Mme Salvage ; j’ai un bon lit, des rideaux blancs aux fenêtres, une table ronde et six chaises. Vous voyez que j’ai tout ce qu’il me faut. Je me promène sur une partie des remparts quand je veux ; ainsi mon temps se passe très bien. Je n’ai pas encore reçu le Journal des Débats. Les autres ne me sont pas permis.[28] »

« La prison de Ham, a dit le prince, a été mon Université. » Dans aucune on ne fut plus laborieux. Indépendamment d’une étude approfondie et constante de Montesquieu, il n’est pas de sujet qu’il n’ait abordé : science, histoire, art militaire, politique, économie politique et sociale. Il publia des fragmens sur une période de l’histoire d’Angleterre dans laquelle il assimilait les d’Orléans aux Stuarts. Il projetait une histoire de Charlemagne, s’occupait d’expériences sur la pile de Volta, du percement du canal de Nicaragua, analysait la question des sucres, étudiait le problème social, réfutait un jugement sévère de Lamartine sur son oncle. Il acquit ainsi une instruction variée et se mit définitivement en possession de ce style ample, clair, noble dans sa simplicité, à l’occasion émouvant, où il se reflète tout entier et qu’on a souvent admiré dans ses manifestes de prétendant et de souverain.

Il se fit même journaliste. Dans les journaux républicains — le Progrès du Pas-de-Calais, le Guetteur de Saint-Quentin — rédigés par deux républicains de mérite et de probité, Frédéric Degeorges et Calixte Souplet, il défendit, à l’abri de l’anonyme, ses idées na poléoniennes, notamment celles sur la nécessité d’introduire le système militaire prussien[29], et poursuivit contre Louis-Philippe une campagne souvent excessive et parfois tout à fait injuste. Cependant, à la nouvelle de la mort du duc d’Orléans, il oublie ses passions de prisonnier pour ne « penser qu’au fils enlevé d’une façon si tragique à la tendresse d’une mère et au deuil d’une famille française. » Le gouvernement ne tracassa aucun des deux journaux, mais fit officieusement savoir par le parquet que, si la collaboration suspecte continuait, le brevet des imprimeurs serait retiré. Le prisonnier se retrancha alors dans les livres et les brochures.

La principale préoccupation de ses divers écrits est d’attirer à lui les républicains. Il s’adresse surtout à eux. « Je n’ai jamais cru, je ne croirai jamais que la France soit l’apanage d’un homme ou d’une famille ; je n’ai jamais revendiqué d’autres droits que ceux de citoyen français, et je n’aurai jamais d’autre désir que celui de voir le peuple entier réuni dans ses comices choisir, en toute liberté, la forme de gouvernement qui lui convient ![30] Même pour défendre Napoléon et son œuvre il continue à se placer dans les données républicaines et révolutionnaires : « Je ne défends pas le principe de la révolution du dix-huit brumaire, ni la manière brutale dont elle s’est opérée ; une insurrection contre un pouvoir établi peut être une nécessité, jamais un exemple qu’on puisse convertir en principe. Le dix-huit brumaire fut une violation flagrante de la constitution de l’an VIII, mais cette constitution avait été déjà trois fois audacieusement enfreinte ; ce qui importe c’est de savoir si le dix-huit brumaire a été bienfaisant : or il est constant que le Consulat a sauvé l’avenir de la Révolution d’une ruine complète. » Il ne défend pas toutes les institutions de l’Empire et tous les actes de l’Empereur ; il regrette « la création d’une noblesse qui, dès le lendemain de la chute de son chef, a oublié son origine plébéienne pour faire cause commune avec ses oppresseurs. » Il regrette « certains actes de violence » inutiles au maintien du pouvoir fondé par la volonté du peuple. Mais si comme citoyen il fait une grande distinction entre le Consulat et l’Empire, comme philosophe il n’en fait aucune : « Consul ou empereur, la mission de Napoléon fut toujours la même. Consul, il établit en France les principaux bienfaits de la Révolution, Empereur, il répandit dans l’Europe ces mêmes bienfaits. Sa mission, d’abord purement française, devint humanitaire[31]. »

La brochure sur l’Extinction du paupérisme proposait de pauvres remèdes, mais dans la manière de poser le problème, il allait aussi loin que le socialiste le plus décidé : « Aujourd’hui le but de tout, gouvernement habile doit être de tendre, par des efforts, à ce qu’on puisse dire bientôt : le triomphe du christianisme a détruit l’esclavage. Le triomphe de la Révolution française a détruit le servage ; le triomphe des idées démocratiques a détruit le paupérisme.»[32]

Il appuyait ses écrits par des démarches personnelles ; il envoyait ses livres aux hommes marquans du parti républicain, soit directement, soit par l’intermédiaire de la fille de la camériste de la reine Hortense, Mlle Lacroix, femme du peintre Cornu, républicaine très prononcée, amie de Godefroy Cavaignac. Il pria Louis Blanc de venir le voir ; il entra en relations avec Carnot et George Sand, rechercha Quinet et Michelet.

Dans le peuple, alors indifférent aux luttes politiques et adonné aux utopies sociales, son livre sur l’Extinction du paupérisme, si ce n’est par ses moyens, du moins par son titre, produisit une profonde sensation et lui concilia de vives sympathies. D’autre part quelques républicains formalistes, tels que Degeorges, Péauger, hommes respectables, uniquement mus par des préoccupations patriotiques, sans aucune espèce d’arrière-pensée ambitieuse, crurent que le parti républicain disloqué, imperceptible, dénué de force, tirerait profit à se mettre à l’ombre du grand nom dont ils sentaient la puissance de plus en plus vivante sur les masses. La France répugnant encore à s’abandonner aux chances d’une expérience purement républicaine, une transaction sur la tête d’un Bonaparte leur paraissait politique. Personne ne réunissait autant que l’écrivain de Ham les conditions voulues par les exigences de l’époque. Ils espéraient, en outre, par l’avènement d’un Napoléon, soustraire la France à l’exploitation de l’Angleterre, et obtenir l’alliance de la Russie qui avait témoigné des sympathies aux Napoléons.

Toutefois les républicains qui eurent la sagesse de cette alliance furent peu nombreux. George Sand ne le laissa pas ignorer au prince : « Sachez-nous quelque gré de nous défendre des séductions que votre caractère, votre intelligence et votre situation exercent sur nous pour oser vous dire que jamais nous ne reconnaîtrons d’autre souverain que le peuple. Cette souveraineté nous paraît incompatible avec celle d’un homme ; aucun miracle, aucune personnification du génie populaire dans un seul ne nous prouvera le droit d’un seul. Vous ne vous seriez pas assis au milieu de nous sans avoir à nous combattre et à nous réduire… Ne vous faites pas d’illusions : ils sont tous inquiets et sombres autour de moi, ceux qui rêvent des temps meilleurs. »

Les républicains bourgeois, à la suite de Ledru-Rollin et de Godefroy Cavaignac, refusèrent même une neutralité bienveillante. Ils voyaient derrière un Napoléon deux faits qui leur étaient également odieux : la défaite du jacobinisme et l’Empire, c’est-à-dire la restauration d’une hérédité. Le prince eût peut-être pu se les concilier en professant l’admiration de Robespierre et en reniant l’Empire de son oncle, c’est-à-dire en se reniant lui-même. Il offrait une transaction : on lui imposait l’anéantissement.

Avec les années cependant, les cours de son université lui parurent un peu longs. Il ne s’en plaignit pas d’abord : « Si l’on m’offrait l’exil, en échange de la situation qui m’est faite actuellement, je refuserais parce que ce serait une aggravation de peine. Plutôt être prisonnier en France que libre à l’étranger. Avec le nom que je porte, il me faut l’ombre d’un cachot ou la lumière du pouvoir. » Mais le silence et l’oubli se faisaient de plus en plus sentir autour de lui ; l’hiver surtout, quand les brumes glacées lui interdisaient la promenade du rempart, la prison lui devenait de plus en plus la mort dans la vie.

L’homme politique restait inébranlable. « Je crois à la fatalité. Si mon corps a échappé miraculeusement à tous les dangers, si mon âme s’est soustraite à tant de causes de découragement, c’est que je suis appelé à faire quelque chose. » - « Je vous rendrai cela aux Tuileries », répondait-il à l’une de ses visiteuses. — « Quand je serai empereur, disait-il au curé tout simple de Ham, l’abbé Tirmache, je vous ferai évêque[33]. » L’homme affectueux n’éprouvait pas la même impassibilité : il souffrait de l’étouffement du cœur plus que de la privation de l’air libre. L’indifférence et le mépris qu’impliquait le silence obstiné de son père lui étaient une cuisante douleur.

« Mon Dieu, aujourd’hui que j’ai dépensé presque toute ma fortune pour soutenir dans le malheur les hommes dont j’ai compromis l’existence, je donnerais tout mon héritage pour une caresse de mon père. Qu’il donne à Pierre ou à Paul sa fortune, que m’importe : je travaillerai pour vivre ; mais qu’il me rende son affection, je n’en suis jamais devenu indigne et j’ai besoin d’affection. Il y a beaucoup d’hommes qui vivent très bien avec le cœur vide et l’estomac plein pour moi il faut que j’aie le cœur plein, peu m’importe l’estomac. »

Il pria un de ses vieux amis d’Angleterre, lord Malmesbury, de venir le visiter. Lui rappelant l’intervention de lord Grey en faveur de Polignac, il lui demanda s’il ne pourrait pas obtenir l’intercession de Robert Peel en sa faveur auprès de Louis-Philippe. Il lui avoua qu’il ne pouvait plus endurer la prison, qu’il ne voyait aucune possibilité de s’évader. Au bout de trois heures de causerie, Malmesbury le quitta admirant qu’ « isolé et presque oublié dans une misérable prison, il eût à ce point conservé la force de son intelligence. » Robert Peel ne se montra pas hostile à une démarche, mais Aberdeen n’en voulut pas entendre parler, et le prisonnier, renonçant à l’espoir, retourna à ses études.

Si rien ne changeait dans sa condition, celle de sa famille se modifiait. Joseph mourait sans lui laisser la compensation pécuniaire promise (1844). Jérôme, résigné à l’orléanisme, sollicitait auprès du roi et des ministres la permission de séjourner en France où sa fille était déjà établie. On lui accorda un séjour provisoire pour son fils Jérôme (juillet 1845). Il dut être pénible au jeune cousin du prisonnier d’aller, obéissant à une impérieuse bienséance, présenter ses hommages et ses remerciemens au roi dont le gouvernement tenait sous clef le chef actif de sa famille et de sa cause, son professeur d’Arenenberg. Du reste, cette apparition ne lui nuisit pas. « Tout le monde fut frappé de ses traits, de sa ressemblance avec la figure la plus populaire des temps modernes, et, ce qui vaut encore mieux, de son esprit, de son tact, de sa parfaite attitude[34]. »

Enfin le roi Louis, par un revirement souhaité depuis tant d’années, sentant sa fin prochaine désirait son fils, l’appelait, faisait des démarches pour obtenir qu’on le lui rendît, et le priait de le seconder.

Il répond aussitôt : « Mon cher père, j’ai éprouvé hier la première joie réelle que j’aie ressentie depuis cinq ans, en recevant la lettre amicale que vous avez bien voulu m’écrire… Combien je suis heureux de savoir que vous me conservez toujours votre tendresse ! Je suis bien de votre avis, mon père ; plus j’avance en âge, plus j’aperçois le vide autour de moi et plus je me convaincs que le seul bonheur dans ce monde consiste dans l’affection réciproque des êtres créés pour s’aimer. Ce qui dans votre lettre m’a le plus touché, le plus remué, c’est le désir que vous manifestez de me revoir. Ce désir, est pour moi un ordre et dorénavant je ferai tout ce qui dépendra de moi pour rendre possible cette réunion que je vous remercie de désirer, car elle a toujours été le vœu le plus ardent de mon cœur. Avant-hier encore j’étais décidé à ne rien faire au monde pour quitter ma prison. Car où aller ? Que faire ? Errer seul en pays étranger, loin des siens ? Autant valait le tombeau dans sa patrie. Mais aujourd’hui un nouvel espoir luit sur mon horizon, un nouveau but s’offre à mes efforts : c’est d’aller vous entourer de mes soins et de vous prouver que si, depuis quinze ans, il a passé bien des choses à travers ma ête et mon cœur, rien n’a pu en déraciner la piété filiale. » — « J’ai bien souffert. Ces souffrances ont abattu mes illusions, ont dissipé mes rêves, mais elles n’ont point affaibli les facultés de l’âme ces facultés qui permettent de comprendre et d’aimer tout ce qui est bien. — Je vous remercie bien, mon père, des démarches que vous faites en ma faveur. Dieu veuille qu’elles puissent réussir. De mon côté, je ferai tout (pourvu que cela ne soit pas contraire à ma dignité) pour arriver à un résultat que je désire autant que vous. — Je termine ma lettre avec une impression toute différente de celle que j’avais naguère, car aujourd’hui je puis exprimer l’espoir de vous revoir. Recevez donc, mon cher père, avec bonté la nouvelle assurance de mon inaltérable attachement (19 septembre 1845).

Il écrivit au ministre de l’intérieur (25 décembre 1845) « que si le gouvernement consentait à lui permettre d’aller à Florence remplir un devoir sacré, il s’engageait sur l’honneur à revenir se constituer prisonnier dès que le gouvernement lui en exprimerait le désir. » Le ministre répondit que cette mise en liberté provisoire serait la grâce déguisée, et que la grâce ne peut être obtenue que de la clémence du roi. C’était une invitation de s’adresser directement au roi. Il le fit par une lettre dans laquelle il exprimait la confiance que Sa Majesté comprendrait une démarche qui, d’avance, engageait sa gratitude, et que, touchée de l’isolement d’un proscrit, qui avait su gagner l’estime de toute l’Europe, elle exaucerait les vœux d’un père et les siens (14 janvier 1846).

Un grand nombre de députés, notamment Berryer, Garnier-Pagès, Dupin, Marie, se réunirent à Odilon Barrot et à Vieillard pour seconder sa démarche. Mais on voulait l’obliger à demander pardon, et lui faire acheter la liberté par l’humiliation. Odilon Barrot se prêta à la manœuvre, probablement sans se douter, selon sa coutume, de la portée de l’acte qu’on lui suggérait. Il envoya au prince un projet de lettre convenu avec les ministres qui impliquait une véritable demande de grâce. Le prince refusa de signer.

« Si je signais la lettre que vous et beaucoup de députés m’engagez à signer, je demanderais réellement grâce sans oser l’avouer ; je me cacherais derrière la demande de mon père comme un poltron qui s’abrite derrière un arbre pour éviter le boulet. Je trouve cette conduite peu digne de moi ; si je croyais qu’il fût honorable et convenable d’invoquer purement et simplement la clémence royale, j’écrirais au Roi : « Sire, je demande grâce. » Mais telle n’est point mon intention. »

Odilon Barrot tenta alors une démarche auprès de Louis-Philippe. Le roi se défendit de vouloir imposer une humiliation ; il ne pouvait accepter comme sérieux l’engagement de se reconstituer prisonnier ; il ne demandait pas mieux que de rendre la, liberté, mais c’était bien le moins que le prince reconnût que c’est à lui qu’il la devait. « Au reste, ajouta le roi, c’est l’affaire de mes ministres, c’est eux que cela regarde, parlez-leur-en. — Ah ! si vous me renvoyez aux ministres, il n’y a plus d’espoir ! — Pardon ! pardon ! » répliqua le roi. De retour à la Chambre, Odilon Barrot raconta à Guizot et à Duchatel le refus du prisonnier de signer, la conversation avec Louis-Philippe. Les ministres traitèrent de folie les susceptibilités du prisonnier : « Qu’on nous laisse un peu de temps, ajoutèrent-ils, et nous le mettrons en liberté. » Mais le prince, offensé de ce marchandage, rompit la négociation. « Je ne sortirai plus de Ham, écrivit-il à Mme Cornu, que pour aller au cimetière ou aux Tuileries. »


IX


Le hasard lui offrit une autre issue, celle de la fuite. En temps ordinaire, la surveillance, quoique sensiblement adoucie, restait encore si rigoureuse qu’il ne fallait pas y songer ; mais les allées et venues d’un grand nombre d’ouvriers employés à réparer les appartemens intérieurs ayant créé des facilités insolites, le prince conçut un dessein pour lequel il lui fallut plus de sagacité et autant de résolution qu’à Strasbourg et à Boulogne, puisqu’il s’agissait de sortir d’un fort gardé par soixante sentinelles, de franchir une porte surveillée par trois geôliers, de traverser une cour intérieure dominée par les fenêtres du commandant, de passer enfin un guichet surveillé par un soldat de planton et un sergent, un portier-consigne, une sentinelle, un poste de trente hommes.

Il se procura par son valet de chambre, qui circulait librement, un costume d’ouvrier charpentier, blouse bleue, pantalon bleu. Le 27 mai à 6 heures et demie du matin, il le revêt, n’emportant avec lui que les deux lettres qui ne le quittaient jamais : la dernière de sa mère et celle de l’Empereur exprimant l’espérance que le petit Louis serait digne de ses destinées, plus un poignard, étant décidé « à se tuer plutôt que de retomber entre les mains de ses geôliers et de supporter le ridicule qui s’attache à ceux qu’on arrête sous un déguisement. » Puis il se grime, dissimule la pâleur habituelle de son teint avec du rouge, élève sa taille en enfonçant des sabots au-dessus de sa chaussure, coupe sa barbe et ses favoris, prend une pipe à la bouche, met une planche sur l’épaule. Ainsi accoutré il est méconnaissable. Il va partir lorsqu’un doute subit l’assaille et l’arrête. Il dépose sa planche, s’assied, prend sa tête dans ses mains et il réfléchit. « En partant, pense-t-il, je compromets ma destinée ; ma souffrance est un apostolat, une prédication ; l’armée vient à moi, chaque bataillon envoyé ici s’en va animé de l’esprit bonapartiste ; le devoir serait de rester pour souffrir. » Mais il redresse la tête, voit le soleil brillant, au loin la campagne épanouie en sa parure printanière ; il songe à son père qu’il n’a pas embrassé depuis si longtemps et qui pour la première fois l’appelle, il se relève comme en sursaut, reprend sa planche et descend pesamment l’escalier tandis que Thélin retient les ouvriers dans une chambre voisine en leur versant à boire, et que Conneau montre au commandant, qui se présente au seuil de l’appartement, un mannequin couché dans le lit du prisonnier en lui disant à voix basse : « N’entrez pas, le prince est malade, il dort. »

Chaque fois que le fugitif rencontre quelqu’un, un ouvrier, l’officier de garde, il interpose la planche entre son visage et le regard scrutateur. Parvenu au guichet, les soldats du poste, le tambour surtout, se retournent plusieurs fois ; cependant le planton de garde ouvre la porte. « Vous ne l’avez donc pas reconnu ? lui demanda-t-on. — Je ne l’ai pas regardé, » répondit-il. Le prince, hors de la forteresse, commençait à respirer, lorsque deux ouvriers se dirigent droit sur lui, le toisent malgré la planche tournée vivement vers eux. Il se croit perdu, mais ils s’éloignent en s’écriant : « Ah ! c’est Berthoud. » Il gagne précipitamment la route de Saint-Quentin, s’arrête devant la croix du cimetière où Thélin doit le rejoindre avec un cabriolet, jette sa planche et s’agenouille. Thélin ne tarde pas à se montrer. En moins d’une heure on gagne Saint-Quentin. Aux premières maisons, le prince descend, laisse dans un fourré sa blouse, son pantalon, son tablier, sa casquette d’ouvrier et contourne la ville. Grâce aux manceuvres habiles du fidèle Conneau[35], le gouverneur ne s’aperçut de l’évasion qu’à la fin de la journée, alors que le fugitif avait déjà passé la frontière et se dirigeait sur l’Angleterre.

Il débarquait à Londres, gagnant l’hôtel de Brunswick, lorsqu’il se heurta au cheval de son visiteur de Ham, Malmesbury. Celui-ci rencontra le soir à dîner un des attachés de l’ambassade. « L’avez-vous vu ? lui dit le lord. — Qui donc ? — Louis-Napoléon. Il vient d’arriver à Londres. » L’attaché troublé quitte précipitamment la table et va annoncer la nouvelle à son chef.

Le gouvernement français se montra fort mécontent ; il poursuivit le commandant du fort, qui fut acquitté, Thélin et Conneau qui furent condamnés, l’un à six, l’autre à trois mois de prison, et il refusa des passeports au prince.

Metternich fit de même. Le grand-duc Léopold déclara qu’il ne le tolérerait pas vingt-quatre heures à Florence. Il fut privé de la consolation de fermer les yeux de son père, qui jusqu’à son dernier moment l’attendit avec angoisse (25 juillet 1846). À son arrivée, le prince s’était hâté d’informer lui-même l’ambassadeur de France de sa présence, l’assurant qu’il n’avait quitté sa prison ni pour s’occuper de politique ni pour troubler le repos de l’Europe, mais uniquement pour remplir son devoir filial.

Dès lors se trouve terminée la première partie de la carrière publique de Louis-Napoléon, celle des conspirations. Autorise-t-elle à le traiter d’aventurier ou d’halluciné ? Aventurier ? Pourquoi pas ? Cela implique le coup d’œil, l’audace, l’intrépidité, l’héroïsme. C’est le nom avant le succès de quiconque a osé. Halluciné ? Oh non ! Avoir deviné ce qui échappait aux esprits superficiels, que, depuis 1815, vivait et s’échauffait, dans les profondeurs muettes des masses, un fanatique sentiment bonapartiste toujours prêt à l’explosion, c’était d’un observateur au regard froid, sûr et pénétrant.

Il ne mérite donc ni raillerie, ni mépris, ni anathème, mais plutôt de la sympathie, peut-être de l’admiration, ce jeune homme affectueux, délicat, modeste quoique hardi, plein de foi et de générosité, subordonnant les plaisirs au travail et au devoir, qui, malgré l’opposition de son père, de ses oncles, d’une famille animée à le plonger dans l’inertie découragée dont elle s’est fait une loi, sans autre appui que le cœur maternel, est toujours prêt à sacrifier sa fortune et lui-même pour relever les grands vaincus de 1815, son oncle, le peuple, les nationalités, le progrès social, le droit plébiscitaire de la révolution, se montrant, dans sa lutte inégale contre une centralisation gouvernementale armée de fonctionnaires et de soldats, tranquille de courage pendant le combat, indomptable de constance après la défaite.

On retrouve dans les écrits de cette première période le germe de la plupart des actes de la maturité. Sur un seul point il est flottant et il se cherche : il n’est point parvenu à sortir de la contradiction dans laquelle il est entré, par ses Rêveries politiques, entre ses idées propres et ses traditions de famille. Par ses idées, il reste acquis à la souveraineté absolue du peuple, ce qui le fait républicain ; par ses traditions il est entraîné à la reconstitution d’une hérédité monarchique. Il n’a pas encore opté : la question reste ouverte dans son esprit.

Ses idées ont cependant prévalu sur sa tradition en ce qui concerne la liberté. Il est convaincu que même un empire rétabli devrait en accorder autant que l’empire tombé a été contraint par les circonstances d’en donner peu. Seulement, sa liberté n’est pas la fausse liberté, celle de la licence sans frein et de la dispute politique. C’est la liberté vraie, la liberté féconde, celle qui, en dehors des objets de la stricte compétence sociale, assure à chaque citoyen, isolé ou associé à d’autres, sans obligation oppressive, le gouvernement entier de sa personne, de sa pensée, de ses intérêts, de sa famille.

ÉMILE OLLIVIER

  1. Voir Napoléon le Petit et les Châtimens.
  2. Née le 10 avril 1783.
  3. Voir les Mémoires du maréchal de Castellane publiés récemment par sa fille Mme la comtesse de Beaulaincourt avec autant de zèle que d’intelligence.
  4. Finkenstein, 4 avril 1807.
  5. Rambouillet - à Joséphine.
  6. Joseph à Thibaudeau, 19 mai 1829. — A Francis Lieber, 1er juillet 1829. — A Larmarque, 9 septembre 1830. — Au général Bernard, 18 septembre 1830. — A Lafayette, 26 novembre 1830, 30 décembre 1830.
  7. Lamartine.
  8. Protestation citée. Lettres des 7, 9 septembre 1830, à Lafayette et à Lamarque.
  9. Lettre à Joseph, du 6 janvier 1831.
  10. A M. Marcotte, de Florence, 1831
  11. De Spolète, 12 février 1831.
  12. De Terni, 25 février.
  13. Lamartine.
  14. Chateaubriand.
  15. A sa mère, 11 avril 1835.
  16. Lettres de Louis, de 1833 à 1835.
  17. A Belmontet, 10 décembre 1834.
  18. A sa mère, décembre 1836
  19. « J’aimais beaucoup Mathilde », écrivait-il plus tard à son père, après la rupture du mariage, quand il pouvait, sans blesser son père, paraître amoureux.
  20. Guizot.
  21. Les Mémoires de Guizot avant représenté le fait comme une libéralité, l’Empereur fit transmettre à Guizot une rectification. Celui-ci répondit par l’assurance qu’il en tiendrait compte dans une prochaine édition. Cette édition n’a point été faite.
  22. Botta, liv. XXVII.
  23. Discours de Rémusat.
  24. Lettre du 4 avril 1807.
  25. Mémoires, t. VI, p. 441.
  26. De Ham, 10 avril 1842.
  27. Saint-Marc Girardin.
  28. A Mme Salvage.
  29. Articles du Progrès du Pas-de-Calais.
  30. Lettre au Journal du Loiret.
  31. Réplique à Lamartine, de Ham, 23 août 1840.
  32. Lettres du fort de Ham, publiées par la Nouvelle Revue des 1er et 15 août 1894. — Péauger au prince Louis-Napoléon, 17 février 1844, 24 mai.
  33. De Ham, 13 janvier 1841, 18 avril 1843. Et en effet, quelques années plus tard, un beau jour, le bonhomme reçut une belle lettre, cachetée aux armes impériale, lui annonçant qu’il était nommé évêque et aumônier des Tuileries.
  34. Thiers au roi Jérôme, 13 juillet 1845.
  35. Il avait fini ses cinq années de prison, mais il avait obtenu de demeurer volontairement auprès du prince.