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Le Prince Vitale, essai et récit à propos de la folie du Tasse/01

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Le Prince Vitale, essai et récit à propos de la folie du Tasse
Revue des Deux Mondes2e période, tome 46 (p. 5-43).
II  ►
LE
PRINCE VITALE
ESSAI ET RÉCIT À PROPOS DE LA FOLIE DU TASSE

À la campagne, quand il pleut, les après-midi sont longues. Mme Roch ouvrit un volume du Tasse et nous lut tout un chant de la Jérusalem. C’était plaisir de l’entendre, car sa voix est restée jeune, et elle prononce l’italien à ravir. Après dîner, elle se mit au piano et nous chanta la complainte d’Herminie sur un air qu’elle avait entendu autrefois à Venise. En ce moment, le baron Théodore entra. Il était revenu d’Italie depuis peu.

— À merveille, madame ! s’écria-t-il. En vous écoutant, je me croyais en gondole sur le Grand-Canal.

On se mit à raisonner sur le Tasse, qui était devenu le saint du jour.

— Savez-vous, mes amis, dit le baron, pourquoi ce grand homme est devenu fou ? Moi, qui vous parle, je l’ai appris à Rome l’an passé.

Et tirant d’une de ses vastes poches un portefeuille en maroquin rouge : — Il y a là dedans de quoi faire un livre ! dit-il fièrement. C’est vraiment le sac du procès.

— Homme à projets, dit Mme Roch, qui pourrait compter tous les livres que vous avez eus en portefeuille ? Le malheur est qu’ils y sont restés.

— Patience ! répondit-il. J’ai à peine soixante ans ; j’ai du temps devant moi.

— D’ailleurs, mon jeune ami, reprit-elle, ne vantez pas trop votre découverte. C’est le secret de Polichinelle. Tout le monde ne sait-il pas que Léonore…

— De quelle Léonore voulez-vous parler, madame ? De la première, de la seconde ou de la troisième ?

— Je n’en connais qu’une, dit-elle, Léonore d’Este, la sœur du duc Alphonse. Le Tasse l’aima, s’en fit aimer ; il eut le tort de ne pas se taire ; le duc se fâcha, et fit enfermer cet indiscret dans un caveau très sombre, où il demeura sept ans…

— Légende ! conte de nourrice ! répondit le baron d’un air capable.

— Ah ! permettez, lord Byron…

— Oui, madame, lord Byron se fit enfermer dans ce caveau très sombre, et il y passa deux heures à se frapper le front, à sangloter. Lord Byron n’avait pas toujours le sens commun. Cette histoire du caveau est la risée de tous les gens sensés à Ferrare. Le fait est qu’à l’hôpital Sainte-Anne le Tasse habitait un grand appartement fort clair où il écrivit force dialogues, où il recevait force visites…

— Et sa chatte ! répliqua Mme Roch. De grâce, que faites-vous de sa chatte ? Avez-vous donc oublié que, dans cet appartement si clair où l’on ne voyait goutte, le pauvre homme suppliait sa chatte de lui prêter ses yeux en guise de lanternes…

— La chatte est apocryphe, répondit-il en abaissant sur elle un regard de compassion superbe.

Mme Roch leva les bras au ciel. — Dans quel temps vivons-nous ! s’écria-t-elle. On ne croit plus à rien, ni à la chatte du Tasse, ni à Homère, ni à Romulus…

— Les démolisseurs vous répondront, madame, qu’ils croient à leur marteau.

— Le vôtre est de belle taille ! dit-elle en regardant de travers le portefeuille rouge, et après un moment d’hésitation : Baron, ne pourriez-vous nous expliquer en deux mots pourquoi le Tasse est devenu fou ?

— Ah ! madame, que peut-on dire en deux mots ? Il en faut plus de mille pour conter Peau d’Ane.

— Au moins, dit-elle, faites disparaître le sac du procès ; il me fait peur.

— Qu’à cela ne tienne ! répondit-il en rougissant de plaisir. J’en ferai l’usage le plus modéré. Laissez-moi seulement le temps de donner un ordre à mon cocher.

— Mes chers amis, nous dit Mme Roch, nous voilà pris au piège. Il fait dételer, ce qui prouve que son histoire sera longue. Dieu veuille qu’elle soit intéressante ! Quant à moi, je suis tentée de croire à un guet-apens, car enfin ce portefeuille…

— Je me trompe bien, madame, dit le notaire B…, ou il est décidé à donner sa pièce au public, et il est venu faire devant nous sa répétition générale. Le hasard l’a bien servi, il a trouvé la rampe allumée.

— Bah ! dit-elle, écoutons-le religieusement. Nous l’obligerons et nous n’en mourrons pas.

— Et s’il faut mourir, s’écria tragiquement le notaire, l’église honore la mémoire des martyrs ! — Et il poussa en soupirant dans un coin la table de whist.

C’est un excellent homme que le baron Théodore, et ses amis l’aiment comme Henri IV aimait Grillon, à tort et à travers. Quand il fut de retour : — Allons, baron, dit Mme Roch, je ne serai pas fâchée d’oublier les tristesses de nos automnes bourguignons en partant avec vous pour l’Italie. Faites-nous visiter Rome, que je ne connais pas ; promenez-nous dans les bois d’orangers, et surtout, si la saison s’y prête, faites-nous respirer cette senteur si douce qu’exhalent les oliviers en fleur. Ce parfum subtil, je le respirai à Nice il y a quarante ans, hélas ! et il m’en souvient encore. Et puis, chemin faisant, vous nous expliquerez, puisque vous y tenez, pourquoi le Tasse est devenu fou… bien qu’à vrai dire, ajouta-t-elle, ces aventures-là ne méritent guère l’honneur d’une explication. Elles sont trop communes. Qui de nous n’a été un peu fou dans sa vie, et un poète de nos amis n’a-t-il pas dit :


Chacun use, soit peu, soit prou,
Au moins une cape de fou ?


On fit cercle autour du feu. Le gros baron s’éclaircit la voix en buvant une tasse de thé, puis il commença en ces termes :


I

Un jour que je me promenais dans Saint-Pierre, le plus beau promenoir du monde, je fis rencontre d’un officier français de ma connaissance qui me parla du couvent Saint-Onuphre où le Tasse est mort. — C’est à deux pas d’ici, me dit-il, sur le Janicule. On y voit le seul portrait authentique du poète, un masque de cire qui fut moulé sur son visage, comme il, venait d’expirer. Ne manquez pas de faire ce pèlerinage, aucun ami des lettres ne saurait s’en dispenser…

Je ne me le fis pas dire deux fois, et, m’étant informé du chemin, je traversai l’une des colonnades du Bernin et suivis une rue qui conduit à la porte Saint-Esprit… Mais, avant de passer outre, permettez-moi de vous dire que c’est une étrange chose que Rome.

— Cela n’est pas nouveau pour nous, dit Mme Roch, tant d’autres ont décrit Rome avant vous ! Et qui ne sait par exemple que la reine des cités offre le plus bizarre contraste de grandeur et de misère, d’édifices magnifiques et de petites rues sales et tortueuses ?…

— Ce contraste, madame, n’est pas rare, il se retrouve dans toutes les capitales de l’Europe. En est-il une seule qui n’ait son boulevard des Italiens et son faubourg Saint-Marceau ? Mais à Rome l’indigence, au lieu de se tenir à l’écart, vit côte à côte avec la richesse, qui l’admet dans sa familiarité, et l’une et l’autre doivent à cet étroit commerce je ne sais quel attrait de secrète poésie qu’on chercherait vainement ailleurs. On, pour mieux dire, Rome presque tout entière n’est qu’un gigantesque village où sont semées au hasard et à profusion les magnificences des arts, les nobles édifices, les plus beaux palais et les plus belles basiliques qui se puissent voir. La campagne envahit de toutes parts la ville éternelle ; elle escalade ses antiques murailles démantelées, pénètre au cœur de la place, se répand dans les rues, monte à l’assaut des sept collines, s’y installe victorieusement, les couronne de bosquets, de jardins, et les chaumières se mêlent aux palais, les vergers aux statues, les dômes de verdure aux coupoles des églises. De là un charme infini, pénétrant, qui n’a point de nom, quelque chose de doux à la fois et de sublime, de rustique et de solennel, l’églogue mariée à l’épopée. Sur le sommet du Palatin comme au Forum, partout vous sentez la présence d’une divinité champêtre que n’effarouchent point les ombres errantes des césars ; elle sourit à leur mélancolie, elle décore de pampres et de lierre leurs monumens décrépits, et ses regards rajeunissent ce vieux sol pétri de cendres où dorment trente siècles d’histoire… Oui, Rome est une ville étrange. Partout dans ce cimetière des bruits d’eaux pures et jaillissantes, partout de l’herbe et des fleurs, entre les pavés des ruelles comme dans les crevasses et sur la crête des vieux murs ruinés ; partout des arcs de triomphe, des frontons, des pilastres entourés de baraques de foire, des amphithéâtres, des temples et des colonnades environnées de roseaux, de vignes en pente, d’yeuses au noir feuillage et de pelouses d’un vert si doux et si luisant que les nymphes seules du Poussin, se tenant par la main et dansant une ronde, seraient dignes de fouler ce merveilleux tapis. Quel lieu serait si fécond en contrastes ? Jugez-en plutôt, madame. Je venais de quitter la plus belle place de l’univers, je veux dire la place Saint-Pierre, avec son obélisque, ses fontaines monumentales, ses colonnades infinies, son peuple de statues et sa basilique triomphante, dont la façade semble dire : Ceci est un palais, mais quel autre que Dieu serait assez hardi pour l’habiter ?… Je traverse un portique colossal, et me voilà en plein village. Figurez-vous une rue formée de deux rangées de masures, aux fenêtres des pots de fleurs et des lessives séchant au soleil, à droite et à gauche des échoppes en plein vent, sur le pas des portes des artisans qu’à leur costume et à leur air en prendrait pour des pâtres, ici un char agreste à deux roues traîné par des buffles, plus loin des bœufs aux longues cornes recourbées qui, accroupis sur le pavé, ruminent en sommeillant, là des pigeons qui se poursuivent, dans un coin une mare et un fumier où picorent des poules, tandis que, du haut d’un perchoir, le coq s’égosille en battant des ailes, et de l’autre côté de la rue, assis sur un tronçon de colonne fruste, je ne sais quel faune de la Sabine qui, le teint hâlé, le poil hérissé, le visage à moitié caché par son épaisse chevelure noire, souffle à perte d’haleine dans son aigre flageolet… Songez-y, madame, à l’ombre, et presque aux portes de Saint-Pierre, ces masures, ces bœufs, cette mare, ce flageolet, voilà Rome !

— Je le veux bien, dit-elle ; mais avançons, baron, avançons ! Nous n’arriverons jamais à Saint-Onuphre.

— Deux pas encore, et nous y sommes. Nous avons laissé derrière nous la porte Saint-Esprit. Sur notre droite, nous apercevons une rue montante, raboteuse, herbue au-delà de ce qu’on peut croire, et tout au haut de cette rue un clocheton avec sa girouette surmontée d’une croix, et les arcades d’un petit portique avec une aile en retour. Je gravis cette rampe, non sans souffler ; à mon âge, on n’est plus ingambe. De tous côtés autour de moi s’ébattaient des bambins, les uns rebondis comme de petits Bacchus, les autres minés par la fièvre. Sur le devant des maisons, de grandes belles filles, aux nattes noires retenues par un peigne argenté, ravaudaient du linge ou épluchaient des légumes ; de vieilles commères jouaient aux cartes. Plus haut, sur une petite terrasse qui précède le couvent et son église et commande une vue magnifique, des fillettes vêtues de blanc dansaient joyeusement au son des castagnettes et du tambourin. O gaîté folâtre des pays du soleil ! Sous des cieux plus démens que le nôtre, se sentir vivre suffit au bonheur. Après m’être arrêté un moment sous le portique à considérer des fresques du Dominiquin, j’entrai dans l’église. Dans la première chapelle, à gauche, on voit un monument récemment élevé à la mémoire du Tasse. De ce monument je ne dirai rien, sinon qu’il est tout neuf et que le marbre m’en parut beau. Je m’approchai du maître-autel, et je contemplais les beaux anges sur fond d’or dont le Pinturicchio a décoré la tribune, quand un moine survint. C’était un des religieux hiéronymites qui desservent l’église de Saint-Onuphre et qu’on appelait autrefois les ermites de Saint-Pierre de Pise. Il tourna quelques instans autour de moi en m’observant du coin de l’œil. Frère Antonio, c’est le nom de mon moine, est un grand homme maigre qui n’a pas l’air bon. — Mon père, lui dis-je en l’abordant, je suis un admirateur passionné du Tasse, et je visite avec joie des lieux qui ont été honorés par la présence d’un si grand homme.

Mais lui, redressant sa longue taille voûtée : — Une maison consacrée à Dieu n’a pu se sentir honorée par la présence d’un pécheur.

— Vous avez mille fois raison, lui répondis-je de bonne grâce, et j’ai dit une sottise. Soyez sûr que ce n’est ni la première ni la dernière…

Ma candeur le désarma. Aux yeux de certains hommes d’église, se confesser est plus méritoire que ne pas pécher. Fra Antonio se radoucit, se dépouilla de sa morgue ; nous ne tardâmes pas à devenir bons amis. Il offrit de me servir de cicérone, et me fît faire le tour de l’église en m’en détaillant toutes les richesses. Peu à peu il devint bavard, expansif. Les Romains le sont volontiers ; ils ne se taisent que par défiance ou par orgueil. Je m’aperçus bientôt que fra Antonio avait l’esprit vif, délié, mais que le cercle de ses idées était étrangement borné. Son univers était son couvent, et son histoire universelle datait du jour où il y a eu dans le monde des hiéronymites en robe fauve. Je ne laissais pas de l’écouter avec plaisir ; la nature, comme vous savez, m’a doué d’une curiosité infinie, et puis l’accent romain est si noble, il caresse si amoureusement l’oreille ! Ce brave homme me fit l’éloge de son ordre, et en m’en racontant les gloires ses narines se gonflaient d’orgueil, ses grands yeux noirs à fleur de tête pétillaient de joie. Il me dit les syndérèses, les macérations de saint Pierre de Pise, la discipline qu’il prescrivit à ses ermites, et comment plus tard le pape Pie V soumit la nouvelle congrégation à la règle augustinienne et lui communiqua tous les privilèges des ordres mendians. Ensuite il passa en revue tous les généraux des hiéronymites, tous les cardinaux titulaires de l’église Saint-Onuphre, et je fus confondu du nombre d’hommes de génie dont jusqu’à ce jour j’avais ignoré le nom. Enfin, passant à saint Onuphre lui-même : — Il n’est pas étonnant, me dit-il, que les frères mineurs et nous-mêmes ayons consacré plus d’un oratoire à ce grand saint d’Egypte. Vous savez la vie qu’il mena dans sa thébaïde, et que chaque jour un ange descendait du ciel pour lui apporter sa provende et le saint mystère d’eucharistie.

— J’ai lu je ne sais où, lui répondis-je, que, dans les Actes des saints, les bollandistes ont révoqué en doute ce beau miracle.

Fra Antonio rougit de colère. — Ne me parlez pas de ce livre ! Les révérends pères jésuites qui l’ont composé ont mérité les peines éternelles. Eh quoi ! ne nous donnent-ils pas à entendre que ni saint Onuphre ni son saint biographe Paphnuce n’ont existé ? Et quelles pitoyables plaisanteries sur les reliques de ce grand ermite ! Ils ont le front de s’égayer de ce qu’on les montre à deux endroits ! Comme si une foi sincère se laissait arrêter par ces petites difficultés ! Ah ! les jésuites ! les jésuites !

— Les jésuites, mon père, sont des enfans terribles, capables de tout ; ils ont porté de rudes coups à la réforme, mais ils ont inventé la critique.

À ce mot, il tressaillit comme s’il eût entendu siffler un serpent. — La critique ! Dire que ce mot-là se trouve écrit en toutes lettres et en cent endroits dans ces Acta sanctorum que vous avez eu le tort de lire… Commentarius prœvius, historico-criticus… Vous entendez, historico-criticus… Croyez-moi, les Actes des saints ont empoisonné le monde. Et que penser de la méchante querelle que fît le jésuite Papebroeck à ces pauvres carmes ? Leur soutenir en face qu’ils n’ont pas été institués par le prophète Élie ! quel exemple ! quelle pierre d’achoppement pour les faibles ! Mais, ce qui est plus fort, n’ont-ils pas osé s’attaquer à nous ? Doux Jésus ! ils ont déclaré apocryphes tous les miracles du grand Pierre de Pise, notre saint fondateur ! Étonnez-vous après cela que le monde soit en révolution ! — Et, me serrant le bras : — Voulez-vous savoir quand l’Europe sera sauvée ? C’est le jour où les Acta sanctorum seront brûlés en auto-da-fé sur la place de la Minerve.

— Oh ! oh ! mon père, voilà un moyen de salut dont je ne m’étais pas avisé. Et ce jour-là ne brûlera-t-on que des livres ?

— Le siècle est si sentimental, dit-il d’un ton piteux, et le saint-siège est si timide !

Je regardai fra Antonio avec admiration ; j’éprouvais le saisissement d’un naturaliste qui retrouve une espèce perdue. — Savez-vous, lui dis-je, que vous parlez fort librement de toutes choses ? Il me répondit sèchement : — Rome est une terre de liberté.

— Votre fra Antonio a une façon d’entendre la liberté,… dit le notaire B…

— Chacun a la sienne. La liberté est un grand mystère…

— Ne parlons pas politique ! interrompit Mme Roch ; c’est au Tasse que nous avons affaire, baron : vous tardez bien à nous le présenter.

— Nous y voilà, madame, car ce fut à ce grand nom que je recourus pour conjurer le courroux de fra Antonio. Je n’eus pas plutôt mis mon homme sur ce sujet que son large front plissé se dérida. Mais que pensez-vous que fût le Tasse à ses yeux ? Un grand écrivain, un grand poète, un grand homme ? Vous n’y êtes point : fra Antonio ne voyait en lui qu’un client, un protégé, je dirai presque une créature de son couvent, et, à l’entendre, le plus grand mérite de l’auteur de la Jérusalem était d’être mort dans une cellule de hiéronymite. Il parlait de ce beau génie sur un ton protecteur et compatissant, et ne l’appelait que ce pauvre homme (questo poveretto) !

— C’est à nos pères, me dit-il, que ce « pauvre homme » a dû de bien mourir. Ils l’ont consolé, fortifié, endoctriné. Vous savez cette histoire. C’était en 1595. Le pape Clément VIII, — un Aldobrandin qui aimait trop les lettres, — l’avait fait venir à Rome pour l’y couronner au Capitole. Heureusement le pauvre homme tomba malade ; la cérémonie fut différée. Un jour qu’il pleuvait, nos pères voient arriver à leur porte un carrosse rouge ; on reconnaît les armes et la livrée du cardinal Cinthio, l’un des neveux du pape. On descend, on accourt, on s’empresse. La portière s’ouvre, il en sort un grand fantôme : c’était ce pauvre homme, qui tremblait la fièvre… « Mes frères, s’écria-t-il en pleurant, je suis venu mourir parmi vous… » Inspiration céleste ! Lui, élevé aux jésuites, c’est dans nos bras qu’il voulait mourir !… Et à quelques jours de là il écrivait à son cher Costantini qu’en venant à Saint-Onuphre, il avait voulu préluder par ses entretiens avec de véritables religieux à ses éternels entretiens avec Dieu… Son attente ne fut pas trompée : c’est Dieu qu’il trouva parmi nous. Environné de nos pères, le crucifix à la main, le visage noyé dans les larmes ou rayonnant d’espérance, tour à tour il gémissait sur ses péchés ou il voyait le ciel s’ouvrir sur sa tête… Songez-y, élevé aux jésuites, c’est grâce à nous que ce pauvre homme a fait une fin très édifiante et qui l’a rendu immortel…

— Ce pauvre homme, lui dis-je, était un bien grand poète !

— Eh oui ! répondit fra Antonio d’un ton froid ; le poème des Sept Journées de la création est une belle chose ! N’est-ce pas là que se trouvent ces vers :


……… O sciocca e stolta
Sapienza mondana
………


— Quel chef-d’œuvre que la Jérusalem ! interrompis-je.

— Vous voulez parler de la seconde ? Je l’ai lue dans ma jeunesse. Il est un vers dont je me souviens :


Ne tremerà Ginevra e’l lago Averno.


Voilà un heureux rapprochement : Genève et le lac Averne !

— Quelle perle que l’Aminta ! repris-je.

— Je ne connais pas cette Aminta. Parlez-moi plutôt des Larmes de Marie. Lisez aussi ses Larmes de Jésus. Le reste n’est que vanité !… Mais à propos, ajouta-t-il, ne voulez-vous pas visiter la cellule de ce pauvre homme ?

Nous sortîmes de l’église. Après avoir traversé le cloître et gravi l’escalier qui conduit au dortoir, nous nous engageâmes dans un long corridor. Arrivés au bout : — C’est ici ! me dit-il. — Il poussa une porte ; j’entrai. Au milieu d’une chambre carrée, j’aperçus, posé sur un socle, le fameux masque de cire. J’approchai, je regardai… Non, jamais, je pense, je n’éprouvai une plus poignante émotion. Dans quelle langue, par quels mots exprimer le mystère de génie et de désespoir que respire ce front auguste sous sa couronne de laurier desséchée, et comment publier, après les avoir vus, ces traits nobles et fiers, d’une délicatesse exquise, ce nez mince, effilé, ce menton un peu pointu, ces lèvres fines, ces yeux qui, du sein de l’ombre éternelle, semblent encore chercher la lumière, toute cette figure enfin où se révèle le gentilhomme, le cavalier, le poète, et par-dessus tout la légèreté divine d’une âme ailée, et l’audace des désirs, et les rêves infinis, et les pensées voyageuses… Hélas ! sur cette figure si belle plane comme la malédiction d’une sinistre destinée. La douleur, une douleur sans nom, a tout assombri, tout ravagé ; elle a dévasté ces orbites creuses, amaigri les joues, contracté les muscles, tordu convulsivement les coins de cette bouche qui parle encore, et semble dire : Grand Dieu ! voilà donc ce qu’est la vie !… Mais regardez bien, regardez mieux : ce masque dit autre chose. Il s’y peint je ne sais quel désordre, quel égarement de l’esprit, ou plutôt quelle lutte tragique de la folie et de la raison… O sort implacable ! ô dieux jaloux du génie et de la beauté ! On croirait voir un don Quichotte mystique dont la vie fut un rêve, et que le hoquet de la mort a réveillé en sursaut… Mes amis, vous me connaissez ? Vous savez que le gros baron a le cœur sensible, et se laisse aller sans fausse honte à ce qui lui prend les entrailles ? Devant ce masque de cire, il sentit ses yeux se mouiller et deux grosses larmes couler lentement le long de ses joues… Ah ! pauvre grand homme ! disais-je à part moi, quelle est donc cette coupe d’amertume que tu as vidée jusqu’à la lie ?… Et tout à coup, me retournant brusquement vers le moine, j’eus la sottise de m’écrier : — Mon père, expliquez-moi, je vous en conjure, pourquoi cet homme est devenu fou !

Il me regarda de haut en bas, haussa légèrement l’épaule gauche, cligna l’œil droit, et me répondit : Eeeh !…

Sans mentir, ce fut là toute sa réponse.

Il faut que vous sachiez, madame, que ce eeeh est une exclamation tout italienne, inconnue en France, et qui dit plus de choses qu’elle n’est grosse. Ce eeeh, c’est les Romains qui l’ont inventé, et dans leur bouche il est d’une éloquence sans pareille. Oui, accompagné, comme je vous l’expliquais tout à l’heure, d’un clignement d’yeux et d’un léger haussement d’épaules, ce eeeh vaut à lui seul toute une période de Cicéron ; il sert de réponse à tout, c’est un argument sans réplique. Avec ce eeeh, vous mettez votre interlocuteur au pied du mur et vous lui faites sentir qu’il est entre vous et lui une incommensurable distance, car ce eeeh exprime à la fois de la hauteur, une commisération superbe, de l’impatience, de la défiance, et tout ensemble l’orgueil et la sournoiserie cauteteleuse d’une ignorance fière d’elle-même, qui ne laisse pas de prendre ses sûretés, et n’a garde de se laisser approcher. Bref, cette éloquente interjection est le résumé de la sagesse d’un peuple qui, vivant depuis bientôt trois mille ans, fait profession de ne plus s’étonner de rien et méprise ceux qui s’étonnent, non sans les redouter un peu… De telle sorte, madame, qu’au moyen d’un geste et d’une voyelle fra Antonio venait de me dire : « Oh ! la sotte question que voilà ! oh ! l’impertinente curiosité ! Le pauvre esprit, qui demeure tout ébahi d’une aventure si commune ! Qui sait pourtant s’il n’y a pas anguille sous roche ? Ce semplicione voudrait peut-être me confesser ! À qui pense-t-il avoir affaire ? En tout cas, s’imagine-t-il que moi, fra Antonio, moine hiéronymite en robe fauve, qui ai la tête remplie de secrets d’état, je m’en vais me creuser la cervelle à la seule fin de découvrir pourquoi un pauvre homme est devenu fou ? » Voilà ce que disait fra Antonio, et son apostrophe était si foudroyante que je demeurai cloué sur place, bouche béante, interdit, écrasé que j’étais par le sentiment de ma stupidité et de mon néant.

Heureusement il eut pitié de moi, il n’abusa pas de sa victoire, et, pour m’aider à rasseoir mes esprits troublés, il me fit le sourire le plus agréable que pussent ébaucher ses lèvres sèches ; puis, me prenant par la main, il me conduisit vers une armoire vitrée. — Voyez nos trophées ! me dit-il d’un ton mignard. — Et il me montrait du doigt le miroir du poète, sa ceinture, sa plume, son écritoire. — Nous avons conquis tout cela sur le monde ! — et son index dessinait une grande croix sur la poussière du vitrage. — Voyez aussi ce crucifix ! Il nous l’a légué. C’était nous léguer son cœur. Ce pauvre homme nous aimait tant ! Cela n’est pas étonnant : sans nous, que fût-il devenu ? C’était un esprit faible, léger. Jusqu’à la fin, le diable l’a couché en joue. Poveretto ! Il était venu à Rome pour y chercher une couronne. Saint-Onuphre a été son Capitole, et c’est la couronne des rachetés que nos pères ont tressée autour de son front. Et cependant, notez le point, il avait été élevé aux jésuites… — C’est toujours là que fra Antonio en revenait, et il frottait joyeusement l’une contre l’autre ses deux grandes mains jaunes et osseuses ; à le voir si content, on eût juré qu’il venait de gagner un quine à la loterie… La vue de cet homme m’était devenue odieuse.

Je lui tirai ma révérence, gagnai lestement la porte, et je m’en allais à grands pas, quand au bout de la galerie j’aperçus quelque chose qui me fit oublier fra Antonio et ses interjections. C’était une peinture que je n’avais pas remarquée en venant. Dans ce moment, un rayon du soleil couchant la couronnait d’une auréole étincelante. Je m’approchai. — Un Léonard de Vinci ! m’écriai-je. — Je ne me trompais pas. Le couvent de Saint-Onuphre possède une Sainte Vierge peinte par ce grand artiste. C’est un chef-d’œuvre que je vous recommande quand vous irez à Rome, car elle est divinement belle, cette mère des douleurs avec ses longs cheveux dorés autour desquels s’enroule un linge blanc négligemment noué. Un prélat agenouillé vient de lui présenter une fleur, elle l’a remise au bambino qui se retourne pour bénir le donateur, et, la tête penchée, elle les regarde l’un et l’autre en souriant. Dans ce sourire, il y a un cœur, et de ce cœur il s’exhale une tristesse secrète et pénétrante. Cette vierge de Léonard n’est pas une madone de Raphaël ; elle ne jouit pas de la plénitude de la santé et du bonheur, elle ne s’abandonne pas sans réserve à la joie triomphante de serrer son Dieu dans ses bras. Nature nerveuse, corps délicat que l’âme travaille, on lit sur ses traits une sensibilité profonde mêlée de rêverie, et sa mélancolie paraît dans ses yeux baissés, dans ses narines palpitantes, dans le nuage répandu sur son front ; elle a les longues, les inquiètes prévoyances de la maternité, elle connaît la vie, elle sait que ce monde est plein de pièges, et, regardant son fils, elle se trouble, elle frémit, elle entrevoit, comme dans un rêve, le sanglant mystère de la croix, et elle sourit pour ne pas pleurer…

Je rapprochai dans ma pensée ce sourire douloureux et l’expression déchirante du masque de cire. Ici de navrantes appréhensions, là le plus amer des désenchantemens. Le Tasse méconnu, perdant son génie et mourant dans l’indigence, l’homme divin crucifié sous les yeux de sa mère !… — Ah ! m’écriai-je, cette misérable vie n’est qu’une embûche… Le ciel me punit de ma naïveté.

Eeeh !… répondit de nouveau fra Antonio, qui venait de me rejoindre et dont la voix sonore fit retentir tous les échos du corridor ; mais cette fois le saint homme n’en resta pas là. D’un ton de componction : François Sforza, ajouta-t-il, avait coutume de dire qu’il y a trois cas dans la vie où la sagesse humaine ne sert de rien. S’agit-il de prendre femme, d’acquérir un cheval ou d’acheter un melon, il faut, selon lui, se recommander à Dieu et enfoncer sa barrette sur ses yeux. Moi, je dis : Quoi que tu fasses, enfonce ta barrette et charge ton directeur d’y voir pour toi. — Et en parlant ainsi il abaissait dévotement ses paupières sur ses ardentes prunelles.

— Cela est bon, repartis-je, pour vous autres Romains qui avez des yeux au bout des doigts. — Le compliment lui plut, bien qu’un peu profane, et il me salua gracieusement. Cependant, quand nous fûmes arrivés à la porte du couvent, il me toisa d’un air narquois des pieds à la tête, et pendant qu’il tirait le verrou, je l’entendis grommeler entre ses dents : Che grassoccia sensitiva !… comme qui dirait, madame : « Voilà une sensitive qui a de l’embonpoint. »

— Si bien, dit Mme Roch, que vous êtes sorti de Saint-Onuphre mieux renseigné sur vous-même que sur le pauvre homme.


II

— Je saurai pourquoi cet homme est devenu fou ! me disais-je en redescendant le Janicule, en traversant le Borgo, en passant le pont Saint-Ange, en m’enfonçant dans le labyrinthe de petites rues noires qui s’étend entre le Tibre et le Corso. Je n’eus pas plutôt dîné à la hâte au premier restaurant venu que je courus chez moi, m’enfermai à double tour, et, tirant du fond d’une malle les Essais de Montaigne, j’y relus quelques lignes que vous connaissez sans doute… — Madame, avez-vous encore cette jolie édition des Essais ?… — Ah bien ! mon cher notaire, passez-moi, je vous prie, le troisième tome… On ne saurait trop relire ce passage que je prendrai pour épigraphe de mon livre : « Infinis esprits se trouvent ruinés par leur propre force et souplesse. Quel saut vient de prendre, de sa propre agitation et allégresse, l’un des plus judicieux, ingénieux et plus formés à l’air de cette antique et pure poésie, qu’autre poète italien ait jamais été ! N’a-t-il pas de quoi savoir gré à cette sienne vivacité meurtrière ? à cette clarté qui l’a aveuglé ? à cette exacte et tendue appréhension de la raison qui l’a mis sans raison ? à la curieuse et laborieuse quête des sciences qui l’a conduit à la bêtise ? à cette rare aptitude aux exercices de l’âme qui l’a rendu sans exercice et sans âme ? J’eus plus de dépit encore que de compassion de le voir à Ferrare en si piteux état, survivant à soi-même, méconnaissant et soi et ses ouvrages… »

— C’est grand dommage, pensais-je, que Montaigne n’ait vu le Tasse qu’en passant. Liez d’amitié ces deux hommes, le sage nous eût révélé le fou ; mais, faute d’en savoir davantage, l’avisé Périgourdin s’en est tenu à cette vérité générale que « des rares et vives agitations de nos âmes naissent les manies les plus détraquées, » et que « si les mélancoliques sont plus disciplinables et excellens, il n’en est point qui aient tant de propension à la folie. » Là-dessus je me mis à lire à haute voix deux ou trois chants de la Jérusalem. Cette poésie enchanteresse m’enivrait, et plus d’une fois j’interrompis ma lecture pour m’écrier : Quelle science de la vie et du cœur humain ! quelle vivacité de coloris ! quelle délicatesse de touche ! quelle variété dans les tons ! quel art d’être original en imitant ! Muse privilégiée, qui respire tour à tour la volupté et l’héroïsme, la fureur des passions et le saint orgueil des chevaliers du Christ ! Myrtes embaumés de Vénus croissant à l’ombre de la croix ! Roses de Paphos enlacées à la couronne sanglante du crucifié ! Concerts divins, où la flûte des bergers d’Arcadie unit sa voix à celle de la trompette épique, où les romantiques folies de la guitare de Provence se marient aux majestés de la lyre de Virgile et aux cantiques solennels du roi-prophète !… — Et cependant, me disais-je encore, ce mélange du profane et du sacré n’a rien de profane ; ces caprices de la fantaisie n’ont jamais un air de caprice ; ces disparates n’en sont pas, et l’œuvre du poète est harmonieuse, parce que son âme était une harmonie. Oh ! qui donc a faussé ce noble instrument ? qui a brisé les cordes de cette lyre d’or ? Masque de cire, vous êtes une énigme redoutable !… Ce masque était toujours devant moi ; je croyais le voir, je le voyais, à cela près que par instans je lui prêtais le sourire de la Vierge de Léonard… — L’aurore naissante me surprit au milieu de ces réflexions. Je me jetai sur mon lit, je dormis deux heures, et, quand je m’éveillai, j’étais plus décidé que jamais à découvrir pourquoi le Tasse est devenu fou.

Je suis doué de la volonté la plus tenace du monde, et je n’ai jamais qu’une idée en tête. Mon grand projet m’occupait tout entier ; j’en perdais presque l’appétit et le sommeil. Vous vous souvenez de La Fontaine accostant les passans pour leur dire à brûle-pourpoint : « Avez-vous lu Baruch ? » J’en étais là, si ce n’est que je n’arrêtais pas les gens dans la rue ; mais dans toutes les maisons où j’avais accès, dans toutes les compagnies où je me trouvais, je parlais du Tasse et ne parlais guère d’autre chose. Par malheur, dans la société que je fréquentais, on se souciait du Tasse comme du Grand-Mogol. Mes questions restaient sans réponse, mes doutes sans solution. Je résolus de changer de méthode. Je me procurai l’édition du Tasse de Rosini, en trente volumes in-octavo, sa biographie par Pierantonio Serassi, l’excellente édition des Lettres qu’a donnée Cesare Guasti. Muni de ces trésors, je me claquemurai chez moi et fis défendre ma porte à tout venant. Du matin au soir, et bien avant dans la nuit, je lisais, j’étudiais, je méditais, je raisonnais. Hélas ! vous l’avouerai-je ? des efforts si louables ne me profitèrent point. Le bon Serassi ne m’apprit pas grand’chose. Si érudit que fût ce digne homme, sa sagacité n’égalait pas sa bonne foi, et, sur le point qui m’embarrassait, il n’a que des conjectures vagues qui ne me persuadèrent pas. J’entamai résolument les trente volumes de Rosini ; je portais dans cette étude la contention d’esprit d’un magistrat qui instruit une affaire épineuse. En vérité, j’ai bien sujet de me plaindre de la nature ! Elle se plut à me donner une curiosité sans bornes. Quel érudit ne serais-je pas devenu, si ma santé me l’eût permis ? Quoiqu’on fût à la fin de septembre et qu’il fût déjà tombé quelques pluies d’orage, il ne laissait pas de faire chaud. Au bout d’une semaine de lectures acharnées, j’étais hors de combat, je n’en pouvais plus, j’étais pris de spasmes, d’étouffemens. Avant tout, comme dit le proverbe, il faut vivre. Par ordonnance du médecin, j’enfermai dans une armoire l’honnête Serassi, Rosini, Guasti ; je me procurai un fusil à deux coups, des guêtres, un carnier, une casquette en peau de lapin, et me voilà courant la campagne.

— Et vous rêviez d’Herminie en ajustant une bécasse ! dit M’ne Roch.

— Les bécasses n’y perdaient rien, madame ; sans compter que je suis bon tireur, j’étais d’une humeur massacrante. Outré d’indignation contre la nature et contre la médecine, malheur au gibier qui passait à portée de mon fusil ! Cependant un jour, en revenant de la chasse, j’appris une nouvelle qui me fit plaisir : mon ami, le marquis Moroni, absent de Rome pendant deux mois, était de retour depuis la veille. Équipé comme j’étais, je courus chez lui…

— Pardon, baron, interrompit encore Mme Roch ; mais dans votre e histoire vous courez toujours. Pour qui vous connaît, cela tient du prodige.

— Mettons, madame, que ce soit une hyperbole. Tout ce que je veux dire, c’est qu’en me présentant chez le marquis Moroni, j’étais hors d’haleine. Je jetai mon fusil d’un côté, ma carnassière de l’autre, et m’étant laissé tomber dans un fauteuil : — Mon cher César, lui dis-je, je suis le plus malheureux des hommes.

Il me regarda d’un air de doute : — Je sais ce que c’est, me dit-il. Je vous vois en costume de chasse ; tout à l’heure un lièvre est parti entre vos jambes, et votre fusil a fait long feu.

— Oui, vous avez deviné, repris-je avec plus de calme ; oui, marquis, je suis le plus malencontreux des chasseurs… Mais que parlez-vous d’un lièvre ? Il s’agit d’un cerf dix cors à la superbe ramure. J’étais sûr de mon fait : déjà les chiens avaient empaumé la voie, mes piqueurs criaient victoire. Et quelle clé de meute, marquis ! Serassi, Rosini, trente in-octavo, deux in-quarto !… Hélas ! tout cela n’a servi de rien, et j’ai trouvé buisson creux… — Et à ces mots, me renversant dans mon fauteuil : — O masque ! masque fatal ! m’écriai-je, tu me poursuis, tu me hantes, tu m’obsèdes ! Le jour, la nuit, tu es mon tourment, mon supplice. Masque de cire, qui me délivrera de toi ?

— Oh ! pour le coup, dit le marquis, je ne vous comprends plus. Un cerf dix cors, Rosini, Serassi, un masque de cire qui court après vous… Passe encore si nous étions en carnaval.

Je lui contai ma petite histoire ; il n’eut garde d’en rire. Les Italiens ont cela de bon que tout sentiment vrai les intéresse. Ce peuple intelligent et sensible professe le spiritualisme de la douleur ; il sait qu’elle est un être de raison, qu’elle se dérobe à tous les calculs, qu’on ne la peut ni peser ni palper, et que les déplaisirs chimériques dont se repaît malgré elle une imagination blessée surpassent souvent en amertume tous les maux réels.

— Je vous comprends, me dit le marquis Moroni d’un ton sérieux. Ce masque vous a jeté un sort. C’est une espèce de jettatura qui ne m’est point inconnue. Moi qui vous parle, pendant deux ans j’ai été follement amoureux de la Vénus du Capitole. Pour me guérir, j’ai dû faire tout exprès le voyage de Londres. À peine eus-je vu les Parques de Phidias que le trait fatal fut arraché de mon cœur. Vous, mon ami, ce n’est pas l’amour, c’est une curiosité maladive qui vous tourmente. Prenez courage, tout n’est pas perdu. Rome abonde en hommes instruits, et bien que l’archéologie et les sciences exactes soient nos études favorites, l’histoire de l’esprit humain n’est point négligée parmi nous… Et tenez, je sais quel est l’oracle qu’il vous faut consulter. N’avez-vous point entendu parler du prince P…, que notre petit peuple, dont il est l’idole, désigne sous le nom de prince Vitale. C’est le dernier héritier d’une de nos plus grandes familles qui s’éteindra avec lui, car il a fait vœu de célibat. Doué de tous les talens et de toutes les vertus, métaphysicien, poète, peintre, musicien, géomètre, archéologue, quittant tour à tour la palette pour la plume et la plume pour le compas, s’arrachant à ses livres pour aller visiter ses pauvres, et au sortir d’une salle d’hôpital improvisant des vers dans son palais en s’accompagnant de la harpe, cet homme extraordinaire consacre la moitié de sa vie à l’étude et aux beaux-arts, et l’autre moitié aux saintes œuvres de la charité. Et quelles œuvres ! Il n’en est point qui rebute sa délicatesse, et les plus humbles sont celles qu’il préfère, tant son cœur est avide d’abaissemens et de dégoûts. Un trait entre mille : — L’hiver dernier, il fit paraître le même jour une cantate dont il avait composé les paroles et la musique et un savant mémoire sur les fouilles d’Ostie. Ce jour-là, ses gens étaient dans l’inquiétude : depuis quarante-huit heures, il avait disparu de son palais. On va aux informations, on suit sa piste ; on finit par le découvrir dans un méchant galetas du Transtévère, auprès du grabat d’un vieil aveugle tout couvert de plaies. Au moment où ses gens le surprirent, le prince, vêtu d’un sarrau d’infirmier, tenait à la main un balai de bouleau. À cette vue, ils s’arrêtèrent muets sur le seuil, et lui de les regarder en souriant. Cependant l’aveugle, éveillé par le bruit : — Allez-vous-en, vous autres ! s’écria-t-il en s’agitant sur son grabat. Laissez-moi seul avec ce brave garçon ; il est au service du curé de Sainte-Marie, qui me l’a prêté pour me panser et chauffer mes bouillons. Gagnez au large, vous dis-je ! Lui seul peut me toucher sans me faire crier… — Pendant que l’aveugle parlait, le valet de chambre du prince s’était laissé glisser sur ses genoux ; il s’avança dans cette posture jusqu’au milieu de la chambre, baisa les pieds et les mains de son maître ; éperdu, balbutiant, il cherchait à s’emparer du balai. Le prince lui mit la main sur la bouche et lui parlant à l’oreille : — Pour l’amour de Dieu, que cet homme ne sache pas qui je suis ! — Puis l’ayant repoussé doucement : — Laisse donc et regarde-moi faire ! ajouta-t-il avec son sourire tranquille, tu apprendras de moi à balayer sans soulever la poussière…. — M’accuserez-vous, baron, de vanter trop mon pays, si j’ose vous dire qu’un tel caractère et de telles vertus se rencontreraient difficilement hors de Rome ? Ce prince, mon cher ami, est un saint, ce saint est un sage, ce sage est un savant, et ce savant, qui sait tout, aime à se communiquer. Allez le trouver, recommandez-vous de moi ; je suis bien trompé, ou il éclaircira tous vos doutes…

Je ramassai précipitamment mon fusil et mon carnier : — Mon cher César, vous me rendez la vie ! m’écriai-je en l’embrassant. Je cours de ce pas interroger l’oracle.

Vingt minutes me suffirent pour changer de toilette, et des Monti au palais P… je ne fis qu’un saut.

On me fit entrer dans une vaste salle d’attente que remplissait une foule très bigarrée. Il se trouvait là des riches et des indigens, des monsignori violets et de pauvres frères quêteurs, leur sébile à la ceinture. Les moines surtout étaient en nombre ; on en voyait de toutes couleurs. Les uns assis sur des banquettes, les autres debout, groupés autour d’une statue de Juno Lanuvina, carmes ou jacobins, tous bavardaient, gesticulaient, riaient, déployant à l’envi cette grosse gaîté romaine qui secoue la poitrine et éclate sans fausse honte, car ce n’est pas Rome, madame, qui a inventé le cant. J’attendis plus d’une heure, et le temps ne me parut pas long, tant je prenais de plaisir à considérer ces masques expressifs, ces grands yeux noirs à fleur de tête et ces grandes bouches fendues jusqu’aux oreilles. Enfin mon tour vint, je fus introduit. Représentez-vous un homme de petite taille, maigre, pâle, fluet, un peu voûté, chétif fourreau usé par la lame, une simplicité tout unie, des manières nobles et engageantes, un visage où se peint comme dans un miroir lumineux une belle âme qui a des intelligences secrètes avec Dieu, de grands yeux clairs couleur d’algue marine, un sourire d’une angélique douceur, un air de sérénité, d’enjouement, et cependant des regards de feu, des éclairs de passion, des rougeurs subites, et dans la voix je ne sais quel frémissement où se trahit le tourment d’un cœur consumé d’une fièvre éternelle. Cette figure, madame, me fit penser à un mot de l’Évangile et à cette douceur des violens qui ravissent le royaume des cieux.

Quand le prince eut appris ce qui m’amenait auprès de lui, il me regarda avec une attention mêlée de surprise ; puis il tint un instant ses yeux attachés au sol et parut réfléchir, après quoi il me regarda de nouveau avec un redoublement d’attention qui faillit me déconcerter ; il semblait se défier de moi et scruter mes intentions secrètes. À Rome, les saints eux-mêmes sont défians. Enfin, rassuré par mon heureuse physionomie, il me dit gracieusement : — Soyez assez bon, monsieur, pour m’attendre dans ma bibliothèque ; j’ai quelques affaires urgentes à expédier ; je suis à vous dans quelques minutes.

Je passai dans sa bibliothèque. C’était une longue galerie, ou pour mieux dire une enfilade de charmans cabinets séparés par des paravents ; de grandes fenêtres cintrées, qui descendaient jusqu’au sol, prenaient jour sur un jardin. Les plafonds étaient ornés de caissons, de rosaces dorées, et il en pendait de longues chaînes en fer damasquiné délicatement ouvragées qui soutenaient des lampes d’albâtre. À gauche, le long d’une paroi tendue de velours bleu turquin, se dressaient des armoires vitrées où les rayons, s’étageant sur les rayons, pliaient presque sous le poids des volumes et de leurs splendides reliures. À droite, dans les embrasures et dans les intervalles des fenêtres, les murailles revêtues de stuc offraient au regard tout un monde de folles arabesques dans le goût des loges du Vatican. Partout, le long de baguettes verticales, des volutes, des rinceaux, des fleurs fantastiques, des dragons, des oiseaux d’or et d’azur, concert de formes et de couleurs à ravir les yeux. Pour compléter cette décoration, de place en place, de grands vases étrusques, et, posés sur leurs socles de porphyre, tous les dieux de l’Olympe. Le jour qui éclairait cette bibliothèque des Mille et une Nuits était doux, mystérieux, amorti qu’il était par des grillages où s’enroulaient capricieusement des capucines et des rosiers grimpans. Au moment où j’entrai, des bouffées de brise secouaient dans l’air une pluie de feuilles de roses. Une statue d’Harpocrate, le doigt posé sur sa bouche, m’ayant enjoint le silence, je demeurai un instant immobile, retenant mon souffle, laissant errer mes regards, tandis que les roses ne cessaient de pleuvoir, et qu’au milieu du jardin, une naïade, épanchant ses eaux ruisselantes, qui rebondissaient en nappes de vasque en vasque, caressait mon oreille de son rire argentin.

J’étais ému. « Le possesseur de cet Elysée, pensais-je, dit souvent adieu à ces rosaces, à ces oiseaux peints, à ces Jupiters et à cette grande Vénus Uranie que je vois là-bas, pour aller s’enterrer dans une salle d’hôpital, — et les mains qui feuillettent ces beaux volumes s’entendent à toucher, sans les faire crier, les ulcères saignans d’un vieil aveugle du Transtévère. »

Je parcourus à pas lents tout ce lieu de délices ; je traversai douze cabinets, quelques-uns pavés en mosaïque. Le dernier, d’un style plus sévère, était lambrissé de chêne noir et renfermait, au lieu de livres, des globes de métal, des sphères armillaires, des astrolabes, des équerres, des cadrans, cent instrumens baroques dont j’ignorais l’usage, et qui eussent dit quelque chose, je pense, au cœur d’un astrologue. Enfin, attenant à ce cabinet et tout au bout de la galerie, venait un oratoire dont la porte entr’ouverte me laissait voir un prie-Dieu et un grand crucifix d’argent. À droite et à gauche de cette porte, deux bustes semblaient être de faction. L’un représentait Platon jeune, l’autre Platon octogénaire. Au-dessus du linteau sculpté se dressait, sur un piédouche d’ébène, une Minerve, le casque en tête et la lance à la main. Au-dessous se lisait en lettres d’or cette inscription tirée de Marsile Plein : « La philosophie n’est qu’une religion savante, philosophia nihil est nisi docta religio, » et un peu plus bas ces mots : Lœtitia clarissima, claritas lœtissima… Après avoir été ému, j’étais surpris, dépaysé.

Cependant, inscriptions et statues, j’oubliai tout pour ne plus m’occuper que des maîtres du logis, je veux parler des livres, qui me regardaient silencieusement à travers leurs vitrages treillissés. Société noble et sérieuse ! choix exquis où les graves préoccupations du savant avaient eu plus de part que les fantaisies du bibliophile ! Ici les historiens habillés de gris, là les métaphysiciens vêtus de brun ; les pères de l’église, les scolastiques, le docteur angélique entre le docteur séraphique et le docteur subtil ; plus loin tous les philosophes de la renaissance chamarrés de dorures, les Ficin, les Pic de La Mirandole, les Bessarion, les Pomponace, les Cardan, les Patrizzi. Je cherchai les poètes italiens ; ils étaient rassemblés dans deux cabinets sous les regards propices de la Vénus Uranie et d’un Éros ailé. Dans une armoire, j’aperçus cinq ou six rayons consacrés au seul Torquato ; là se trouvaient réunies les principales éditions de ses œuvres reliées en peau de chagrin et les écrits de ses biographes et de ses commentateurs, depuis le Manso jusqu’à Giuseppe Caterbi, Je promenai sur ces trésors des regards d’amère concupiscence. O appas du fruit défendu ! ô cruelle ordonnance de la faculté ! Plongé dans mes tristes réflexions, je poussais de gros soupirs,… quand je vis le prince venir à moi d’un air riant, — Prince, lui dis-je, ma démarche doit vous sembler bizarre. Veuillez considérer…

— Ne cherchez pas à vous excuser, répondit-il. Je suis obligé au grand poète qui me vaut l’honneur de votre visite… Puis, m’ayant fait asseoir sur un divan : — Je comprends votre curiosité ; moi-même je ne suis pas sans l’avoir éprouvée. Les infortunes du Tasse sont une des énigmes de notre histoire littéraire, et cette sombre énigme exerce sur tous ceux qui tentent de l’éclaircir une sorte d’étrange fascination qui tient de l’ensorcellement. Deux hommes de génie, Goethe et Byron, ont ressenti cet effet magique ; l’un et l’autre ont étudié avec une ardeur fiévreuse ce grand sujet de controverse, et ils se sont précipités à corps perdu dans ces ténèbres pour y porter la lumière. Le ciel en soit loué ! car cela nous a valu de beaux vers ; mais quant à moi je crains que le problème ne soit insoluble. Songez que le premier biographe du poète, le marquis Manso di Villa, son contemporain, son ami, le dépositaire présumé de ses secrets, n’a rien dit qui vaille sur la catastrophe qui brisa cette destinée glorieuse et plongea dans la nuit cette noble intelligence. En accuserons-nous sa discrétion ou son ignorance ? S’est-il tu par calcul, par respect humain, ou les lumières lui ont-elles manqué ? Ce qui est sûr, c’est que les historiens ferrarais ont la plupart imité son silence. Aucun témoin oculaire n’a pris la peine ou n’a eu le courage de s’expliquer. Ah ! que ne pouvons-nous évoquer ici l’ombre du poète ! Nous embrasserions, vous et moi, ses genoux, et nous saurions bien le contraindre à parler.

— À défaut de certitudes, repris-je, n’auriez-vous point formé quelques conjectures ?….

— Veuillez me pardonner, me dit-il, mais j’ai juré de les garder pour moi. Et comme je paraissais surpris : — J’ai horreur des querelles littéraires, poursuivit-il. Malheureusement, il y a quelque vingt ans, le Tasse a été en Italie le sujet de violens débats, de disputes aussi acrimonieuses que stériles. Le savant Rosini ayant adopté le système des amours, Florence et Modène virent deux adversaires redoutables, le marquis Capponi et don Cavedoni, entrer en lice contre lui. Il parut brochure sur brochure, pamphlet sur pamphlet… Première Cavedonienne, Seconde Cavedonienne,… Risposta, Poscritto alla Risposta, Replica, Protesta… À force de riposter, de répliquer et de protester, la querelle s’envenima, les esprits s’aigrirent, on se jeta dans l’invective, on se laissa emporter à de regrettables vivacités. Un moment il fût question de prendre une académie pour juge du camp ; mais le moyen de prononcer entre des champions échauffés et virulens ! Alors un nouveau combattant se présenta dans l’arène, et celui-là s’attaqua au Tasse lui-même ; il déchira sa mémoire en s’armant contre lui de témoins subornés, de dossiers pleins de pièces supposées. Le public ne fut pas longtemps dupe ; on conçut des soupçons. Quelques membres du collège philologique de l’université romaine, entre autres Pietro Ercole Visconti et le père Marchi, de la compagnie de Jésus, constatèrent le faux. En 1844, le tribunal criminel de Rome condamna le coupable à sept années de réclusion. Il est juste d’ajouter que plus tard la Sacrée Consulte le fit élargir en le déclarant innocent. Trop crédule, à ce qu’il paraît, son seul tort était d’avoir laissé surprendre sa bonne foi par de hardis faussaires ; mais n’y faut-il pas regarder à deux fois avant de produire des pièces qui avilissent une grande renommée ? Quoi qu’il en soit, dans ce temps-là je m’occupais beaucoup du Tasse, je cherchais dans ses écrits le secret de sa destinée, j’avais même commencé de composer un mémoire que je n’achevai pas, tant cet esclandre me dégoûta de mon sujet. Indigné des libertés indécentes qu’on avait prises avec ce grand nom, je renonçai à mes recherches. — Désormais, me dis-je, raisonne qui voudra sur les malheurs du poète ; je me contenterai d’adorer son génie. Et j’ai tenu parole.

— Après tant d’années, lui dis-je, êtes-vous encore lié par ce serment téméraire ?

Il ne me répondit pas ; mais me montrant du doigt la statue d’Harpocrate : — Les anciens, reprit-il, ont fait du silence un dieu, et le Tasse lui-même l’a célébré comme un des attributs de la Divinité. Vous vous rappelez ce qu’il dit à la fin de son dialogue sur la Paix : Ce profond, ce doux, ce divin silence,… supérieur à toutes les harmonies, à tous les concerts des anges… Et à ces mots, étendant le bras vers les armoires vitrées : — Je me flatte, dit-il, de posséder tout ce qui s’est écrit d’important sur le Tasse. Tous mes livres sont à votre disposition…

Mais quand il sut que la lecture m’était interdite, il me regarda d’un air de tendre compassion, et ses beaux yeux glauques devinrent humides. — Vivre sans lire ! disait-il. Consentirais-je à vivre à ce prix ?

— Si vous étiez à ma place, repartis-je, il y aurait de la ressource, car vous trouveriez à vous occuper dans les galetas du Transtévère.

Il rougit beaucoup, et détournant la tête : — Les pauvres, dit-il, ne remplacent pas les livres, pas plus que les livres ne remplacent les pauvres. La vie complète est dans les vues de Dieu.

En ce moment, on vint nous interrompre, et comme je prenais congé : — Je regrette vivement, me dit-il, de n’avoir pu vous satisfaire. Heureusement le marquis Moroni est très répandu. Il n’aura pas de peine à vous aboucher avec quelque habile homme qui résoudra tous vos doutes. Si vous faites quelque découverte, soyez assez bon pour en venir conférer avec moi. Je serai toujours heureux de vous voir et de vous entendre. Et en parlant ainsi, son sourire exprimait à la fois beaucoup de bonté, une exquise aménité et une pointe d’ironie.

— Et là-dessus vous courûtes chez vous ? Dit Mme Roch.

— Point du tout, madame. Je m’acheminai très lentement au contraire et la tête basse vers la demeure de mon ami le marquis, que je ne trouvai pas chez lui ; mais, en passant par la via Condotti, je l’aperçus dans le café del Greco, où il jouait une partie d’échecs avec un chanoine. Je lui dis à l’oreille : — Votre prince est un saint, ce saint est un savant ; mais ce savant est un sournois qui n’a pas voulu me dire pourquoi le Tasse est devenu fou. — Il fit un geste d’étonnement. — Vous jouez de malheur, me dit-il. Eh bien ! venez chez moi dimanche à trois heures ; vous y trouverez à qui parler.

— Avant d’aller chez le marquis, reprit Mme Roch, veuillez nous dire, baron, si votre anecdote de l’aveugle du Transtévère est parfaitement authentique, et si le prince Vitale a été réellement surpris par ses gens un balai à la main.

— Madame, répondit-il, allez-vous-en, je vous prie, de votre pied léger jusqu’à Rome, faites-vous raconter par le premier venu la vie de la princesse B…, qui vient de mourir, et vous serez bien vite convaincue que si l’on trouve sur les bords du Tibre beaucoup de vices et beaucoup de misères, on y trouve aussi, sans qu’il soit besoin de chercher longtemps, la divine folie de la vertu.


III

« Dimanche à trois heures, » m’avait dit le marquis Moroni. Vous croirez sans peine que je fus exact au rendez-vous. Je trouvai en arrivant une société nombreuse et choisie. Le marquis s’élança au-devant de moi, le sourire aux lèvres. — Vous voyez ici, me dit-il, tout un aréopage que j’ai rassemblé à votre intention. Oui, baron, j’ai convoque le ban et l’arrière-ban, et il y a ici près de vingt letterati qui se sont occupés du Tasse et qui sont capables d’en raisonner par raison démonstrative. Je les avais prévenus, ils ont eu le temps de se préparer. Quelques-uns ont apporté des notes écrites. Ce serait un fait exprès si vous n’en tiriez quelques lumières. — Je lui témoignai chaudement ma reconnaissance. Ma joie l’émut. Elle était vive, je vous l’assure ; mes pieds ne tenaient pas à la terre.

— De mieux en mieux ! dit Mme Roch. Vous ne courez plus, vous dansez.

— Mettez-vous à ma place, madame. Dix-sept tassistes ! des notes écrites ! Je ne m’attendais pas à une pareille aubaine. Le plus aimable des marquis voulut que tout se passât dans les formes. Il fit asseoir ses tassistes sur un long divan cramoisi qui occupait trois côtés du salon. Tout en les plaçant, il les encourageait, les excitait, comme on anime des coqs qui vont jouter. D’un commun accord la présidence me fut décernée… Madame, me voyez-vous d’où vous êtes au milieu d’une grande pièce carrée, assis dans un grand fauteuil de tapisserie, me prélassant, le cœur dilaté, le front épanoui, à ma droite, un guéridon avec une sonnette d’argent, devant moi dix ecclésiastiques et sept séculiers, qui grillaient tous de me conter l’histoire du Tasse ?… Ah ! qu’il est de doux momens dans la vie !… Le président ouvrit la séance par un petit discours qui roula sur trois points : il commença par exprimer modestement ses ignorances, il témoigna ensuite son désir de s’instruire, et il finit par remercier d’avance l’auguste aréopage des torrens de lumière qui ne pouvaient manquer de jaillir de ses doctes discussions. Ce petit discours, assez bien tourné, excita un murmure flatteur d’approbation, après quoi de la gauche à la droite chacun opina à tour de rôle, et à la droite comme à la gauche il se dit de fort belles choses dont voici le fidèle résumé, car mon cher César qui tenait la plume rédigea séance tenante un procès-verbal que j’ai là dans mon portefeuille, et que je vais vous lire… Madame, ne froncez pas le sourcil. Il faut bon gré, mal gré, que vous m’entendiez.

Premier tassiste. — Monsieur le baron, la question est très simple. Il est certain comme deux et deux font quatre que le Tasse conçut une ardente et folle passion pour Léonore d’Este. Ses soupirs ne furent point écoutés. Le pauvre amant rebuté s’abandonna au désespoir ; son esprit fut en proie à de sombres égaremens. Un jour, dans un transport amoureux, à la vue de toute la cour, il s’oublia jusqu’à cueillir un baiser sur la bouche de la belle princesse. Le duc Alphonse, indigné, mais toujours maître de lui, se tourna vers les assistans et leur dit froidement : « Quel dommage qu’un si grand homme soit devenu fou ! » Et sur-le-champ il le fit enfermer à l’hôpital Sainte-Anne. La captivité acheva ce que l’amour avait commencé, elle porta le dernier coup à cette raison chancelante. Et voilà l’histoire de la folie du Tasse.

Deuxième tassiste. — Monsieur le baron, il est certain comme deux et deux font quatre que le Tasse aima la belle Léonore et qu’il en fut aimé. J’ose même affirmer qu’il ne manqua rien à son bonheur. Pour vous édifier à ce sujet, lisez plutôt son sonnet sur Il bel seno di Madonna, qui commence par ces mots : Non son si vaghi i fiori… Monsieur le baron, que pensez-vous de ces deux vers :


Maraviglioso grembo, orto e coltura
D’amor, e paradiso mio terreno ?


(Sein merveilleux, jardin et culture d’amour et mon paradis terrestre !) Et que pensez-vous de la comparaison qui suit, de ces pommes d’Atalante, de ces jardins des Hespérides ? Quoi de plus clair, je vous prie ? Par malheur, le poète ne fut pas discret. Un poète peut-il l’être ? La trahison d’un ami fit tomber aux mains du duc une lettre où il décrivait trop exactement son paradiso terreno. Le duc se fâcha et le fit enfermer. L’horreur d’être à jamais séparé de ce qu’il aimait, son bonheur perdu, les langueurs d’une longue captivité, les hurlemens des fous qu’il entendait de sa cellule, les sévérités outrées de son geôlier, le prieur Agostino Mosti, ce Hudson Lowe de la poésie, tout se réunit pour déranger sa raison, et voilà l’histoire authentique de la folie du Tasse.

Troisième tassiste. — Monsieur le baron, ne souffrez pas qu’on vous parle sur ce ton de la princesse Léonore. La fille de Renée de France fut une sainte femme. Les historiens de Ferrare s’accordent à nous la peindre comme une personne sérieuse, réservée, un peu mélancolique, d’une conduite irréprochable, ne connaissant et ne goûtant, à l’exemple de sa mère, que les plaisirs nobles de l’esprit. La délicatesse de sa santé, le tour naturellement grave de ses pensées, avaient développé en elle l’humeur solitaire et le mépris des vanités du monde ; elle se plaisait dans la retraite, elle n’en sortait que pour faire le bien. Manolesso, dans sa Relazione di Ferrara, nous apprend qu’elle refusa toujours de se marier à cause de la faiblesse de sa complexion (per esser di debolissima complessione), ce qui ne l’empêchait pas, ajoute-t-il, d’avoir un esprit ferme et étendu (è pero di gran spirito). En 1570, le Pô ayant inondé Ferrare, comme les eaux vinrent à se retirer subitement, tout le peuple attribua ce miracle à l’efficacité des prières de Léonore, car tout le peuple de Ferrare la considérait comme une sainte. Voilà, je pense, un témoignage plus sérieux qu’un sonnet.

Quatrième tassiste. — En effet, monsieur le baron, Leonora d’Este ne fut pour rien dans les malheurs du Tasse. Il est prouvé que ce n’est pas elle, mais sa sœur aînée Lucrezia d’Este qui eut l’honneur d’être aimée du Tasse. En 1570, Lucrezia avait épousé Francesco Maria della Rovere, duc d’Urbin. Elle ne trouva pas le bonheur dans cette union mal assortie. Négligée par un mari plus jeune qu’elle, et qui lui reprochait son âge, le Tasse se chargea de la consoler. À plusieurs reprises, il fit de longs séjours auprès d’elle. Les rians jardins de Castel-Durante, et, après qu’elle fut revenue à Ferrare, les ombrages enchantés de Belriguardo furent les témoins de leurs soupirs et de leurs tendres ivresses. Aussi, quand le Tasse décrivit le palais d’Armide et ses délices, il n’inventa rien, il se souvint. Consultez là-dessus Stefano Giacomazzi et Giuseppe Caterbi.

Cinquième tassiste. — Monsieur le baron, la Lucrezia que le Tasse a aimée, et qui l’a perdu, n’est pas Lucrezia d’Este, mais Lucrezia Bendidio Macchiavelli, la dame des pensées de Giambattista Nicolucci, dit le Pigna, professeur à l’université de Ferrare. Vindicatif de son naturel, le Pigna voulut mal de mort à l’insolent qui chassait sur ses terres. Sa jalousie fut encore envenimée par une joute oratoire où le Tasse soutint victorieusement contre lui, et avec l’applaudissement de la cour, cinquante conclusions amoureuses. Pour le malheur du Tasse, le Pigna avait le bras long. Adroit, dissimulé, plein de manèges, ce professeur de philosophie morale exerçait à la cour des charges importantes ; historiographe de la maison d’Este, il était aussi secrétaire du duc Alphonse, qui le consultait en tout, et dont il avait l’oreille… La jalousie du Pigna et les beaux yeux de la Bendidio, voilà la cause certaine des malheurs du Tasse.

Sixième tassiste. — Monsieur le baron, le comte Luigi Cibrario, que vous connaissez sans doute de réputation, a découvert récemment quelques lettres inédites de Lucrezia Bendidio au cardinal Louis d’Este. Ces lettres prouvent que le cardinal fut l’amant de la Bendidio, et que, furieux de trouver dans le Tasse un rival aussi dangereux qu’entreprenant, il fut le principal auteur de sa perte.

Septième tassiste. — Le comte Cibrario est un historien du plus grand mérite, et quand il serait prouvé qu’il s’est trompé une fois dans sa vie, sa réputation n’en souffrirait aucune atteinte. Aussi je ne me fais pas scrupule de déclarer que sa conjecture repose sur des bases bien fragiles. Dans les huit lettres sur lesquelles il s’appuie, et qui ne portent ni adresse ni signature, le Tasse n’est pas une seule fois nommé. La Bendidio parle ironiquement, à plusieurs reprises, d’un bonhomme qui compose des vers, et le comte Cibrario croit qu’elle désigne ainsi le Tasse. Notez, monsieur le baron, qu’à cette époque le Tasse avait composé l’Aminta ; notez encore que la Bendidio était une femme d’esprit. Si demain vous découvriez une lettre inédite de Mme de Caylus ou de Mme de Maintenon, dans laquelle il serait parlé d’un bonhomme qui compose des vers, pourriez-vous croire un instant qu’il s’agît de Racine ? D’ailleurs il résulte d’une lecture attentive des huit lettres que ce bonhomme ne faisait pas la cour à la Bendidio pour son propre compte, mais qu’il plaidait auprès d’elle la cause de son patron. Tout ce qu’il serait permis d’inférer, c’est que le duc Alphonse se mit en tête de souffler sa maîtresse à son frère le cardinal, et qu’un bonhomme qui composait des vers lui servit de Mercure.

Huitième tassiste. — Monsieur le baron, que dirons-nous de la seconde Léonore, Leonora Sanvitale, comtesse de Scandiano ? Vingt fois, dans ses Rimes amoureuses, le Tasse l’a désignée par les allusions les plus transparentes. Que dirons-nous aussi de la troisième Léonore, camériste de la princesse Léonore d’Este, cette bella cameriera à laquelle il écrivait : « Tu es brune, mais belle comme la pudique violette, et je suis si épris de ton doux visage que je ne rougis pas d’être dans les fers d’une servante. »


Che non disdegno signoria d’ancella.


Pour moi, j’estime que le Tasse aima successivement et peut-être en même temps Leonora, la belle camériste, Leonora Sanvitale, comtesse de Scandiano, Leonora d’Esté, Lucrezia d’Este, Lucrezia Bendidio, et plusieurs autres Leonora et Lucrezia que nous ne connaissons pas. J’affirme encore, avec le comte Mariano Alberti, qu’il faut inscrire dans la liste des conquêtes galantes du Tasse l’archiduchesse Barbara, seconde femme du duc Alphonse. Le grand poète, je suis fâché de le dire, était un véritable don Juan, et ses entreprises audacieuses lassèrent la patience de son padrone, qui les lui fit expier par une réclusion de sept années.

Neuvième tassiste. — Faire du Tasse un don Juan !… lui qui, au rapport du Manso, avait la langue aussi chaste que les oreilles ! lui qu’une turlupinade, un propos léger faisait rougir comme une jeune fille !

Dixième tassiste. — Disons plutôt, avec le Manso, avec Muratori et avec Tiraboschi, que le Tasse avait un penchant naturel à l’exaltation qui le prédisposait à la folie. Sans un grain de folie, est-on vraiment poète ? Ajoutons qu’il écrivait difficilement ; les efforts trop soutenus d’un opiniâtre labeur finirent par altérer sa santé et assombrir son imagination. Le duc Alphonse l’aimait et le fit enfermer à l’hôpital Sainte-Anne, non pour le punir (c’est une calomnie), mais pour le guérir.

Onzième tassiste. — Défions-nous, monsieur le baron, des bonnes intentions du duc Alphonse. Si le Manso l’a ménagé, c’est que le Manso était de ces hommes qui, en parlant aux princes, n’ont jamais une parole plus haute que l’autre. Quant à Muratori et à Tiraboschi, ils furent l’un et l’autre bibliothécaires des ducs de Modène, et les ducs de Modène étaient les héritiers collatéraux d’Alphonse II. Voilà ce qui explique bien des choses. Le fait est qu’Alphonse II n’était pas le meilleur des hommes : dans une lettre adressée au duc d’Urbin, le Tasse se plaint de ce que son padrone avait un penchant marqué à la malignità.

Douzième tassiste. — Monsieur le baron, ce texte est douteux : dans les meilleures éditions, on lit à la magnanimità. Et quand il faudrait lire malignità, qu’est-ce que cela prouverait ? Plaignons les princes qui ont l’imprudence de se brouiller avec la race irritable des écritoires !

Treizième tassiste. — Je ne sais pas si le Tasse aima les trois Leonora ou les deux Lucrezia, je ne sais pas non plus si Alphonse II était malin ou magnanime ; mais je suis à peu près sûr qu’ils vivaient l’un et l’autre à une époque où l’Espagne, maîtresse de Naples et de Milan, avait donné ses mœurs à toute l’Italie. Représentez-vous une cour où règne l’étiquette castillane et cette gravité d’humeur mêlée de morgue qu’on appelait le sussiego ; représentez-vous un prince jaloux de son autorité et pointilleux sur le cérémonial ; représentez-vous un poète absorbé dans ses chimères, peu soucieux des convenances, impatient de tout frein et se donnant des libertés, et vous n’aurez pas de peine à concevoir que ce prince et ce poète aient fini par se brouiller. Oh ! l’Espagne ! La faute en est à l’Espagne. Telle est l’opinion de Balbo.

Quatorzième tassiste. — S’il est une chose avérée, monsieur le baron, c’est que le Tasse avait l’esprit fantasque et la passion du changement. Bien qu’à Ferrare il eût bouche en cour, qu’il y fût défrayé de tout, caressé, choyé, cet inconstant, dévoré d’une inquiétude secrète, ne pensait qu’à déloger à la sourdine. On a la preuve qu’en 1575 il entra en négociation avec le grand-duc de Toscane et fut sur le point de s’engager à son service. Alphonse en fut instruit. Est-il surprenant qu’il ait retiré son amitié à l’ingrat dont ses bontés ne pouvaient fixer l’humeur volage ? Telle est l’opinion du marquis Gaëtano Capponi.

Il se trouva, madame, continua le baron, que les trois derniers orateurs furent trois prêtres d’Esculape. Il y parut bien, comme vous allez voir. Le premier me recommanda la lecture de Faustini, historien ferrarais, lequel déclare que le duc Alphonse fit enfermer le Tasse dans une maison de santé pour le guérir d’une fistule dont il était fort incommodé. — Je ne crois pas à la fistule du Tasse, s’écria le second. Rappelez-vous cette lettre que le duc écrivit à ses agens diplomatiques auprès de la cour de Rome : « Dites au Tasse que je suis prêt à le recevoir en grâce, mais il faut qu’il commence par confesser qu’il est plein d’humeurs peccantes, ma bisogna prima ch’egli riconosca che è pieno di umor melancolico, et j’exige aussi qu’il consente à se laisser purger. » De guerre lasse, Torquato se laissa purger, mais j’incline à croire qu’on le purgea trop. — Oh ! oh ! dit le troisième médecin, le Tasse avait une maladie bien autrement grave que l’hypocondrie : il se défiait de la faculté, il avait une foi implicite aux empiriques et passa sa vie à se droguer sur la parole des marchands d’orviétan. Monsieur le baron, c’est l’orviétan qui a causé tout le mal.

Ainsi par la le dix-septième tassiste. Madame, les Romains passent aisément d’un extrême à l’autre. Tout à l’heure dignes et impassibles comme des Catons, vous les voyez l’instant d’après gesticuler comme des possédés. Ces sages ont une provision de folie à dépenser, et il faut, bon gré, mal gré, qu’ils la dépensent ; leur sagesse même est à ce prix. Aussi le carnaval est-il à Rome une institution de sûreté publique. Le saint-père le sait bien, et il tient beaucoup à ce que chaque année son peuple déraisonne tout à fait pendant quelques jours. Seulement le mercredi des cendres arrive toujours trop vite, les marottes n’ont pas eu le temps d’user tous leurs grelots, et ce qui reste de folie au fond des cœurs s’évapore comme il peut pendant les onze mois où les Romains sont graves. Et voilà pourquoi mes aréopagites, d’abord calmés et posés, dépouillèrent tout à coup leur gravité solennelle, s’élancèrent loin de leurs sièges et se mirent à parler tous à la fois, en se démenant comme des diables dans un bénitier. Effrayé de ce tohu-bohu, j’agitai vivement ma sonnette, tandis que le marquis, faisant voltiger les deux pans de son habit bleu, courait çà et là pour rétablir l’ordre. Dès que le tumulte se fut apaisé :

— Messieurs, leur dis-je, je vous remercie de tout mon cœur des précieux éclaircissemens que vous avez bien voulu me fournir ; mais, vous l’avouerai-je ? les deux Lucrezia, les trois Leonora, la malignità, le bonhomme qui compose des vers, le paradiso terreno, les humeurs peccantes, les cinquante conclusions amoureuses, l’étiquette espagnole, les marchands d’orviétan, l’archiduchesse Barbara,…. tout cela s’embrouille un peu dans ma cervelle, et je crains de sortir d’ici plus incommodé de mes lumières que je ne l’étais de mon ignorance.

— Ah ! mon pauvre baron ! s’écria Mme Roch, quand donc saurez-vous pourquoi le Tasse est devenu fou ?

— Madame, répondit-il, Rome ne s’est pas bâtie en un jour. Patience, patience, s’il vous plaît ! De la patience flamande, c’est la seule bonne !


IV

— Oui, madame, continua le baron, heureux les patiens ! heureux aussi les opiniâtres ! heureux par-dessus tout les Flamands ! Dans l’espace de deux heures, je me présentai trois fois chez lui sans le trouver ; mais la quatrième fois…

— Ah çà ! de qui donc voulez-vous parler ? dit le notaire.

— Eh ! ne comprenez-vous pas, dit Mme Roch, qu’au sortir de l’aréopage nous avons couru à toutes jambes chez le prince Vitale ? Je ne m’en plains pas. Ce brave homme me plaît, et sa bibliothèque aussi ! J’en aime tout, à l’exception de cet oratoire gardé par une Minerve et deux Platons. C’est donner à notre Sauveur de singuliers gardes du corps ! Et à ce propos, baron, vîtes-vous encore pleuvoir des roses ?

— Il faisait nuit close. Tous les rideaux étaient tirés. Les lampes d’albâtre répandaient des lueurs pâles et discrètes. Dans l’ombre des armoires grillées, je voyais reluire çà et là quelques dorures d’in-folio. Devant moi, la longue file des Olympiens… Ah ! madame, c’est une étrange chose que des statues vues aux lumières ! Les statues sont des êtres nocturnes ; elles dorment le jour ; la nuit venue, elles s’éveillent, elles s’animent, un sang subtil circule dans leurs veines, et une âme pleine de souvenirs apparaît dans leurs grands yeux vides. Je trouvai le prince tout au bout de la galerie, dans le cabinet qui renfermait des globes et des armilles. Il était accroupi sur un carreau de velours galonné d’or, le dos appuyé contre un socle de porphyre que surmontait une statuette d’Hermès Trismégiste à tête d’épervier. Autour de lui, sur le parquet, gisaient des volumes épars ; sur ses genoux reposaient des tablettes d’ivoire couvertes de figures cabalistiques, et, le menton dans sa main gauche, il semblait méditer profondément. En m’apercevant, il se leva en sursaut, jeta les tablettes dans un coin et me dit avec une vivacité qui me surprit : — Vous voyez bien que je m’amuse. — Je lui répondis que je n’en doutais pas. — Eh bien ! avez-vous fait quelque découverte ? reprit-il en avançant deux fauteuils. — J’en ai tant fait, lui dis-je, que la tête me tourne. — Et je lui racontai sommairement la séance académique à laquelle je venais d’assister. Il se mit à rire, puis, se penchant vers moi et attachant ses yeux sur les miens : — Il ne s’agit donc pas d’une amourette, c’est une passion sérieuse que vous avez conçue pour le Tasse ? — Je suis né à Douai, lui répondis-je ; je suis à la fois Français et Flamand : c’est vous dire que je veux fortement ce que je veux, et que je le veux longtemps. — Oh ! oh ! dit-il en souriant, la furia francese et du flegme !… Avec cela vous irez loin. Mais vous ne répondez pas à ma question. Je désirais savoir si vous êtes simplement un esprit curieux ou si vous avez un culte pour le Tasse. — Au ton dont il prononça ces paroles, on eût dit un père à qui l’on demande sa fille en mariage, et qui veut s’assurer que cette demande part d’un cœur vraiment épris. — Prince, m’écriai-je, je vous jure… — Baron, ne jurez pas, interrompit-il ; vous n’êtes pas ici en justice. — Et à ces mots il me quitta un instant ; quand il reparut, quelle ne fut pas ma joie ! il tenait dans ses mains plusieurs volumes des œuvres du Tasse qu’il déposa sur un guéridon ; puis, s’étant rassis :

— Dans les discours que vous avez entendus, tout n’est pas faux. À la vérité je ne sais trop que penser de la fistule du Tasse, et ses amours avec l’archiduchesse Barbara sont une misérable invention qui ne peut être prise au sérieux ; mais en revanche il est très vrai que le Tasse écrivait laborieusement. Dans son dialogue sur l’Amour, il répond à la signora Marphise d’Este, qui lui demande des vers : « Ma veine n’est pas facile, et je ne compose qu’à la sueur de mon front… » Vous savez que ses manuscrits sont criblés de ratures, qu’il a retouché tel de ses sonnets jusqu’à vingt fois, et que ses corrections n’étaient pas toujours heureuses. Le Manso nous raconte aussi qu’à Bisaccio son illustre ami se plaisait à entendre des improvisateurs napolitains, et qu’il leur enviait cette promptitude d’inspiration que lui avait refusée la nature… Il est encore très vrai que le Tasse avait la fâcheuse manie de se médicamenter, qu’il a essayé de tous les régimes et de tous les remèdes, et que l’abus des juleps et des pilules a été funeste à sa santé. « Quel souvenir j’ai gardé, écrivait-il un jour à un empirique, de vos sirops aigres-doux qui auraient ressuscité un mort, et de ces fameuses pilules qui contiennent de l’or ! » Il est également vrai qu’à plusieurs reprises il avait songé à s’éloigner de Ferrare. Ses lettres en font encore foi. Trois ans avant d’être enfermé à Sainte-Anne, il écrivait à son ami Scipion Gonzague que son plus ardent désir était de quitter la cour d’Alphonse, et à la mort du Pigna, en 1575, il sollicita la charge d’historiographe de la maison d’Este dans l’espérance d’un refus qui lui servirait de prétexte pour rompre avec le duc… Que vous dirai-je ? Il n’est pas moins vrai que le Tasse encourut l’inimitié de ce redoutable Pigna et d’Antonio Montecatino, qui succéda au Pigna dans ses fonctions de secrétaire intime et de premier ministre, que le Tasse fut desservi par des jaloux, que le Tasse fut trahi par des serviteurs infidèles, que le Tasse fut indignement bafoué par des pédans, car jamais un plus noble cœur n’essuya tant de traverses, jamais, après tant de bonheur et tant de songes, un front couronné de gloire n’eut à porter de telles pesanteurs d’ennuis ! Pour montrer au monde quels coups son bras sait frapper, la fortune inhumaine s’était choisi cette proie que la mort seule put dérober à ses acharnemens. L’exil, la pauvreté, la misère, la maladie, la captivité, la trahison, des embûches secrètes, des serpens cachés sous des roses, des haines déguisées sous des sourires, tous les maux réels et ces autres maux plus affreux que se forge à elle-même une imagination en délire, non, rien ne semblait manquer à la perfection de son malheur, et cependant, pour combler la mesure, le poignard dont la fortune lui avait percé le cœur, on vit la main effrontée d’un faquin le tourner et le retourner dans la plaie… Ah ! répétons après lui ce qu’il écrivait un jour à la grande-duchesse de Toscane : « Mon infortune est sans exemple, sans pareille (senza antico esempio e senza nuovo paragone, grande, inaudita, insolita, miserabile e maravigliosa).» Oui, tout cela est vrai, mon cher baron ; mais tout cela est trop vague, trop général, et ne résout pas le problème… Et tenez, procédons méthodiquement. Il est deux points que vos dix-sept orateurs ont eu le tort de confondre : la captivité du Tasse et sa folie. Pourquoi le Tasse a-t-il encouru la disgrâce d’Alphonse II ? Pourquoi le Tasse est-il devenu fou ? Sa folie fut-elle la cause ou l’effet de ses malheurs ? O la méthode, la méthode, mon cher baron ! la méthode est la mère de la science.

— Cependant, dis-je au prince, le système des amours a l’avantage de résoudre les deux questions du même coup. Le Tasse aima la princesse Léonore ; cet amour lui attira la colère du duc, qui le fit emprisonner. Séparé de sa maîtresse, la douleur le rendit fou.

— À cela je répondrai, me dit-il, que le système des amours n’est qu’une conjecture, une pure supposition, qui a l’inconvénient de ne reposer sur rien. Vous m’objecterez l’anecdote du baiser. Cette historiette, mon cher baron, inconnue à tous les contemporains, a été recueillie par Muratori un siècle et demi après l’événement. Muratori assure avoir entendu dire dans sa jeunesse à l’abbé Francesco Carretta de Modène, alors très vieux, qui le tenait lui-même du célèbre Alessandro Tassoni, qui le tenait d’un quidam inconnu, qu’un jour le Tasse… Vous l’avouerai-je ? Un tel ricochet d’ouï-dire m’est suspect… Mais les Rime amorose du Tasse ! me direz-vous encore. Ah ! parlons-en, mon cher monsieur. Charmant verbiage amoureux, si vague et si confus, qu’après deux siècles et demi de discussions on en est à se demander si c’est une Lucrèce, si c’est une Léonore, si c’est une princesse, si c’est une duchesse, si c’est une comtesse, si c’est une camériste que le poète aima ! Érudits d’Italie et d’outre-monts, têtes grises, fronts chenus, grands éplucheurs de mots, grands raisonneurs bardés de syllogismes, disputez, argumentez, rompez des lances qui pour la grande dame, qui pour sa suivante, qui pour la rose superbe, qui pour l’humble violette ! Dans deux mille ans, je vous jure, ces débats dureront encore.

… Madame, les saints d’Italie ont parfois des gestes d’enfant mutin qui leur siéent à ravir. Le prince Vitale se saisit du volume qui contenait les Rime amorose, et le fit danser entre ses mains en le regardant avec un sourire narquois, puis, l’ayant approché de son oreille : — Oh ! la charmante musique ! s’écria-t-il. De ces pages, où l’amour respire, sort un murmure, un bruissement aérien. On dirait ces soupirs qu’exhalent sur le passage du vent les cordes d’une harpe éolienne. Sonnets enflammés, madrigaux coquets et musqués, longues canzoni sentimentales et rêveuses qui se bercent et se balancent sur les ailes du désir comme une libellule sur la pointe d’une herbe folle, tous ces vers parlent, soupirent. Baron, prêtez l’oreille ! Quel nom bégaient-ils ? Est-ce le vôtre, Lucrezia ? Le vôtre, Leonora ? Le vôtre, signora Livia d’Arco ? Reines de beauté, vous toutes que, dans ses jours heureux, au frais matin de sa vie, il a courtisées et chantées ; vous, marquise di Lauro, qu’il comparait à Diane, à Cythérée et à Minerve ; vous, Giulia Guerriera, dont il a vanté les yeux plus brillans que les étoiles ; vous, Laura Peperara, dont le sourire, disait-il, effaçait l’éclat du soleil ; vous, Barbara Turca Pii, qui surpassiez, à l’entendre, ce qu’ont produit de plus enchanteur et la France et l’Espagne ; vous, comtesse de Lodrone, comtesse de Sala, Tarquinia Molza, Costanza Belprato, Angelica, Ginevra, et vous, les deux Vittoria, Bentivoglia et Tassona, répondez-nous : qui de vous peut se flatter d’avoir enchaîné à jamais ce cœur volage ? Belles fleurs des prairies de Belriguardo, qui vîtes tournoyer autour de vous ce papillon du Parnasse, laquelle d’entre vous pourrait dire sans mentir : « Du jour qu’il me vit, il cessa de voler ? » Amours de papillons, amours de poètes, bien habile qui vous déroberait votre secret ! Ces enfans de l’air sont chose légère ; ils vont, ils viennent, un souffle les apporte et les remporte ; le thym, la marjolaine, tout les attire, tout les affole, et ils n’adorent pas seulement les fleurs et leurs parfums, mais le vent qui les entraîne de corolle en corolle, la goutte de rosée ou ils se désaltèrent, les feux du soleil qui attiédissent la brise, et, ivres d’eux-mêmes, le frémissement de leurs ailes et leur ombre, qu’ils voient courir sur le gazon… Ah ! écoutez parler le poète, et dites-moi si son cœur ne lui était pas à lui-même un mystère. Quatre ans avant sa mort, dédiant au duc de Mantoue, Vincent Gonzague, une nouvelle édition de ses poésies de jeunesse, il lui écrivait : « Dans ce livre, on voit l’amour naître du sein de la confusion (amore esce dalla confusione), comme d’après les poètes de l’antiquité il sortit du sein du chaos. » Poète, vous dites bien : dans vos jeunes années, votre cœur était un chaos, et il se complaisait dans son inquiétude, dans son tumulte, dans l’éternel orage qui l’agitait.

Mais je devine votre objection, baron. Ces comtesses, ces marquises, ces Angelica, ces Ginevra, le Tasse ne les a pas toutes chantées pour son compte. On sait que nombre de ses sonnets et de ses madrigaux furent des ouvrages de commande. Ses amis, souvent même des inconnus, lui demandaient des vers pour leurs maîtresses, et il s’exécutait avec une complaisance infatigable qui profitait beaucoup à sa bourse, hélas ! toujours trop vide. Je le veux bien. Seulement ce qui m’inquiète, c’est que ces sonnets de commande, ces sonnets dont il battait monnaie, ces sonnets payés en espèces sonnantes, sont aussi inspirés que les autres : même verve, même enthousiasme, mêmes hyperboles aux panaches flottans et montées sur des échasses. Comme Léonore, la comtesse de Lodrone a des yeux qu’on prendrait pour des étoiles tombées du ciel ; comme Lucrèce, la signora Laura Caracciola allume des incendies dans tous les cœurs… Voilà des flammes qui ne brûlent que le papier, et encore !… Avez-vous lu les Rime de Luigi Alamanni ? Lui aussi, il a mis ses commentateurs à la torture, car il a chanté tout à la fois une Cinthie, une Flore, une Béatrix, une belle Génoise qu’il appelle ligure pianta, et il a passé sa vie à mourir d’amour en imagination. Ainsi le voulait la mode.

— Cette mode, lui dis-je, me fait penser à nos précieuses de France, à leurs mourans, et à ces vers de Boileau :


Faudra-t-il de sang-froid, et sans être amoureux,
Pour quelque Iris en l’air faire le langoureux,
Lui prodiguer les noms de Soleil et d’Aurore,
Et toujours bien mangeant mourir par métaphore ?


— Une chose m’étonne, reprit-il, c’est qu’il ne se soit trouvé personne pour soutenir que le Tasse avait aimé éperdument Catherine de Médicis. Elle avait cinquante-deux ans lorsqu’il la vit à Paris en 1571. Elle lui fit présent de son portrait, et ce portrait lui a inspiré quelques-uns de ses vers les plus brûlans… Pour moi, plus j’ai étudié ces Rimes amoureuses, plus je me suis convaincu que la grande passion en est absente, cette passion de feu, cet amour tragique qui fait la destinée d’un homme et lui ouvre les portes d’un enfer ou d’un paradis. Je défie qu’on m’en cite un vers où se fasse entendre un cri de l’âme. Partout j’y vois régner la galanterie et son jargon fleuri ; désespoirs et félicités amoureuses, tout y trahit par endroits le bel esprit qui s’ingénie. Chanter les belles était l’office des poètes de cour, et dans ce genre de grandes libertés leur étaient accordées ; nulle gêne imposée à leur plume, elle avait la bride sur le cou. Ne vous étonnez donc pas de certaines descriptions un peu vives. Au XVIe siècle, ces audaces de pinceau ne surprenaient et ne scandalisaient personne. Admirez plutôt par quels ingénieux procédés le poète a sauvé l’inévitable monotonie de son sujet. Il invente mille situations, il varie les poses de son modèle ; il fait un sonnet sur sa dame brodant, sur sa dame dansant, sur sa dame jouant de la guitare, sur sa dame marchant dans la neige, sur sa dame vêtue de noir, sur sa dame dont le vent a dénoué les cheveux, sur sa dame tenant une fleur entre ses doigts, sur sa dame… pêchant à la ligne !… Et que pensez-vous de ses trois longues canzoni sur les mains de sa dame, comparables, selon lui, à ces mains qui ont créé le soleil et les étoiles ? Un jour aussi, elle lui a fait présent d’une… salade ! Cette salade, à l’entendre, possède les mêmes vertus que cette herbe miraculeuse qui convertit Glaucus en dieu marin, et, comme Glaucus, cet heureux amant se plonge dans un océan de félicités… Ah ! je vous le demande, est-ce là le langage que parle un cœur vraiment épris, et s’étonne-t-on après cela de trouver un sonnet où le volage se plaint de ressentir un nouvel amour avant que le premier soit éteint : « C’est trop, s’écriait-il, de porter deux jougs à la fois. » O poète ! celui qui en porte deux n’en porte point.

Au demeurant, de son temps la langue amoureuse était faite et comme fixée, langue de convention dont il n’a garde de s’écarter. Concetti, jeux de mots, hyperboles datant de Pétrarque et des Provençaux, métaphores sur le retour, tous les affiquets d’une rhétorique un peu fripée, abondent dans ses vers et en déparent les beautés neuves et piquantes qu’il avait pris la peine d’inventer. Ce ne sont partout que dents de nacre, cheveux d’or, lèvres de corail et de carmin, seins de neige, cous d’ivoire, teints de lis et de roses, regards qui sont des soleils, larmes qui tombent comme une pluie d’amour, soupirs consumans comme le sirocco, et puis des fers, des chaînes, des cages, des lacs, des rets, des filets, des traits, des bandeaux, des carquois,


Nodi, lacci e catene,
Faci, saette e dardi,


tout l’attirail de Cupidon, tout le jargon de Cythère… J’allais oublier les flammes et les glaces : « Comment se fait-il, madame, qu’étant de glace, vous m’enflammez ainsi ? Comment se fait-il encore que les flammes de mon cœur ne fondent pas vos glaces ? Miracle d’amour contraire à la nature ! Un glaçon produit des incendies, et ce glaçon durcit à la flamme. » O tendresses de Leopardi pour sa Nérine, son éternel soupir ! vers délicieux où le cœur parle et déborde ! larmes sincères ! épanchemens sacrés ! bouche qui ne connus point le mensonge, amours chastes et brûlantes qui unissiez les suavités angéliques à tous les transports de la passion, que vous semble de ce Glaucus, de ces incendies et de ces glaçons ?

Je m’étonnais, madame, d’entendre ce saint parler ainsi de Cythère et du très mécréant Leopardi. Je ne savais pas encore combien sa piété était tolérante et étrangère à toute pruderie dévote. Je ne fus pas moins étonné quand il ajouta :

— Cependant ne vous méprenez pas sur ma pensée. Je doute que le Tasse ait jamais ressenti les atteintes de cet amour qui est une passion, et qui en a les transports et les violences ; mais il avait le culte de la beauté, elle l’attirait, le charmait, le subjuguait : à sa vue, il entrait dans un état de douce et tendre ivresse, et de son cœur ravi sortaient des accords, des harmonies. C’est ainsi que l’aube naissante fait chanter les oiseaux, c’est ainsi que les premiers rayons du jour tiraient de la statue de Memnon de mélodieux soupirs. Je ne prétends pas non plus que la contemplation lui suffit. Loin de moi l’idée d’en faire un sage, un Xénocrate. Comme un grand nombre de ses contemporains, notez bien ceci, le Tasse était à la fois un homme de plaisirs et un esprit platonique. Ces gens-là servaient tour à tour les deux Vénus, celle qui, couronnée d’étoiles, gouverne dans les royaumes éthérés le peuple divin des idées, et cette Cypris, mère des Ris et des Jeux qui réside à Paphos. Partagés entre ces deux cultes, ils avaient un cœur pour jouir et un cœur pour adorer, et ils joignaient aux voluptés ces extases tranquilles où les sens n’ont point de part… « Il tonne, Philis, il tonne ; mais que nous importe Jupiter et sa foudre ? jouissons, jouissons….. » Ainsi s’écriait le poète, et quelques heures plus tard, oubliant, dédaignant Philis et ses caresses, il tournait ses regards vers sa dame, vers sa Léonore, vers cette idée vêtue de chair qu’adorait son génie, et, de loin la contemplant à genoux, il se sentait brûler pour elle d’une flamme aussi pure que le chaste rayonnement des étoiles… « Oh ! je le jure, jamais sa beauté ne fit pétiller dans mon sein l’ardeur des brûlans désirs ! »


Non m’accese gia la vaga luce
Nel petto alcun pensier lascivo e vile.


Aussi le Manso, qui avait pratiqué les poètes et les cours de la renaissance, a-t-il eu raison de dire que jamais le duc Alphonse ne put songer à s’offenser des hommages que le Tasse rendait à sa sœur, qu’en effet ces adorations tout idéales étaient une licence accordée dans les cours aux poètes-philosophes qui ne s’éprennent que de la beauté de l’âme et dont les espérances se repaissent de choses abstraites… Je voudrais seulement qu’il ajoutât : « En sortant d’un rendez-vous avec Philis, » car si les Anacréon ne respirent que le plaisir et son ivresse, si les Leopardi se font de l’amour une sorte de religion passionnée et sublime, les Tasse, par une complication bizarre, aiment platoniquement Éléonore, en sortant, je le répète, d’un rendez-vous avec Philis.

Et enfin, pour conclure, poursuivit-il, partisans du système des amours, nous vous dispensons de fournir les preuves qui vous manquent : mais répondez du moins, répondez aux objections que voici : si le Tasse aima vraiment Léonore, s’il avait conçu pour elle des sentimens plus vifs qu’un amour de tête, qu’une passion philosophique et littéraire, comment expliquer qu’il fût tourmenté du désir de quitter Ferrare et de s’éloigner à jamais des lieux qu’elle habitait ? Comment expliquer qu’après sa seconde fuite, retiré à Turin chez le marquis Philippe d’Este, au lieu de pleurer sa maîtresse et de se nourrir de ses larmes, il ait consacré ses loisirs à célébrer sur le ton de l’enthousiasme les charmes des cinq dames d’honneur de la marquise, et à s’écrier en beaux vers que l’une d’elles était la reine de son cœur et que seule elle pouvait par ses regards féconder son génie ? Et si un fol amour pour la sœur d’Alphonse l’avait entraîné à quelque éclat fâcheux qui aurait servi de pâture à la malignité de la cour, quelle apparence que le duc l’eût laissé revenir auprès de lui ? Quelle apparence aussi que Léonore eût pu se charger de plaider sa cause, et que plus tard, du fond de sa prison, il eût adressé aux deux sœurs cette requête si connue : « Filles de Renée, belles plantes qui avez grandi ensemble, vous dont la terre est l’esclave, dont le ciel est l’amant, ah ! qu’il vous souvienne de moi ! Rappelez-vous les marques de votre courtoisie, les années que je passai parmi vous, ce que je suis, ce que je fus, ce que je demande, où je me trouve. Guirlandes, bruit de fanfares, accens de la lyre, infortuné que je suis, voilà ce que je regrette, et je regrette aussi mes études d’autrefois, mes joyeux déports, les aises dont je jouissais, les tables, les loges et les palais où l’on me traitait tour à tour en noble serviteur ou en compagnon, et ma liberté, et ma santé, et la société des hommes perdue pour moi… Ah ! sans doute j’ai mérité ma peine. Je faillis, je faillis, je le confesse. Coupable fut ma langue, mais mon cœur fut innocent ; rea fu la lingua, il cor si scusa e nega. Ah ! pitié ! si vous ne me plaignez, qui me plaindra ? Vous seules pouvez fléchir l’invincible Alphonse et faire qu’à toutes ses gloires il ajoute celle de pardonner. » Et pour mettre le comble à tant d’invraisemblances, comment explique-t-on que la mort de Léonore, survenue en 1581, n’ait point fait époque dans la vie de son amant ? Eh quoi ! Léonore est morte, et à lire la correspondance intime du Tasse il serait impossible de s’en douter ! Léonore est morte, et ses autres douleurs ne sont pas anéanties par cette douleur suprême ! Léonore est morte, et rien ne paraît changé ni dans sa vie, ni dans ses regrets, ni dans ses plaintes ! Léonore est morte, et il ne pleure que sa liberté perdue ! Léonore est morte, et il demande qu’on adoucisse sa captivité, qu’on lui permette de se promener au grand air ; en juin, il va passer une journée dans le château de la belle Marphise d’Este et disserte paisiblement sur l’amour avec la marquise et deux de ses dames ! Léonore est morte, et il compose des sonnets sur la mort de don Juan d’Autriche, sur un mariage, sur la belle Pandolfina, qu’il compare à une nymphe des bois et des eaux ! Léonore est morte, et il s’occupe de publier ses dialogues sur la noblesse et la dignité, et d’obtenir à cet effet le privilège de l’empereur et des princes d’Italie ! Elle est morte, et il mande à sa sœur Cornélie qu’il est bien malheureux, parce qu’en le retenant prisonnier on l’empêche de travailler et de faire imprimer ses œuvres ! Elle est morte le 19 février, et le 25 mars il adresse au seigneur Ipolito Bentivoglio d’amers reproches pour avoir laissé tomber aux mains des pirates de la librairie le manuscrit qu’il lui avait confié ; avec ce manuscrit, dit-il, il aurait pu gagner plusieurs centaines d’écus. En un mot, absorbé dans ses lectures, dans ses rêveries, dans ses travaux, dans ses récriminations contre le sort et contre les hommes, le Tasse n’a pas eu le loisir de s’apercevoir que Léonore n’était plus. Vous tous qui avez aimé, pesez, méditez et concluez !

— J’étais à moitié convaincu, lui dis-je : à cette heure je le suis tout à fait ; mais à votre tour expliquez-moi, je vous prie, la captivité du Tasse et sa folie.

— Laissons-le s’expliquer lui-même, poursuivit-il, et rappelez-vous plutôt ce vers que je vous citais tout à l’heure : Rea fu la lingua,… ma langue fut coupable. Voilà ce qu’il a répété plus de vingt fois en prose et en vers et sans se démentir jamais. Dans son Apologie adressée à Scipion Gonzague, il déclare n’avoir jamais offensé le duc que par quelques médisances telles qu’il en échappe souvent aux courtisans dans un moment d’humeur et de dépit, ou bien encore en cherchant à se procurer un établissement auprès d’un autre prince, in trattar mutazion di servitù, et aussi par quelques menaces proférées dans des transports de colère, et qu’il n’a jamais mises à exécution. Et il ajoute que, selon Platon et Aristote, un homme en colère n’est pas responsable de ses paroles, que d’ailleurs, si Dieu pardonne les blasphèmes, un prince peut bien pardonner quelques incartades. César ne pria-t-il pas Catulle à dîner ? Et du fond de sa prison, s’adressant à Alphonse lui-même, il le suppliait ne se plus souvenir des paroles fausses et folles et téméraires, delle false e pazze e temerarie parole, pour lesquelles il l’avait fait enfermer. Sur ce point, je le répète, ses déclarations n’ont jamais varié. Il faut l’en croire : à plusieurs reprises, emporté par son humeur irritable, il s’était livré à des violences de langage dont le duc avait été piqué au vif.

— Et quant à sa folie…

— Ah ! d’abord, me dit-il, précisons les termes. Si vous entendez par folie un état de démence et de complète aliénation d’esprit, le Tasse ne fut jamais fou. En prison, il a écrit beaucoup de lettres, beaucoup de vers, plusieurs traités de morale, et, hormis peut-être quelques divagations, il est impossible d’y découvrir aucune trace de déraison ; on est même tenté de trouver ses dialogues par trop raisonnables ; les doctrines d’Aristote et de Platon y sont exposées avec un appareil de scolastique un peu pédantesque, et à coup sûr la logique en est serrée, et porte la marque d’un esprit subtil parfaitement maître de ses idées… On a allégué comme une preuve incontestable du dérangement de son cerveau cet esprit follet dont il était obsédé… Ici le prince hésita. — Croyez-vous aux démons ? me demanda-t-il avec quelque embarras.

— Vous me demandez, lui dis-je, si je crois au diable ?

— Oh ! non, reprit-il, je vous parle de ces démons auxquels a cru toute l’antiquité, puissances élémentaires qui tiennent le milieu entre l’ange et l’homme. Leur existence était admise comme article de foi par tous les platoniciens de la renaissance aussi bien que par leurs ancêtres d’Alexandrie, les Plotin et les Jambique. Consultez Ficin : il vous apprendra que les démons ont un corps très subtils qu’il appelle spiritus, qu’il en est de bons et de mauvais, que ces derniers sont ceux qui ne savent pas gouverner leur corps, que les premiers servent de médiateurs ou de messagers entre Dieu et l’homme, qu’ils portent au ciel nos vœux et nos oraisons, annoncent à la terre les volontés éternelles et interviennent souvent dans nos affaires. Comme Pic de La Mirandole, comme Ficin, comme Patrizzi, le Tasse, croyait aux démons, et le plus important de ses dialogues, son Messaggiero, est un traité complet de démoologie dans lequel il explique philosophiquement l’existence de ces messagers divins et des divers moyens par lesquels ils se révèlent aux hommes. Pendant sa captivité, et plus tard à Naples, le Tasse a vu ou cru voir son bon et son mauvais démon, un esprit du paradis, qui descendait du ciel pour le consoler, et un méchant follet, taquin et tracassier, qui se faisait une joie d’insulter à ses peines. Ce follet, rôdant sans cesse autour de lui, dérangeait ses papiers, remuait ses meubles, lui dérobait ses gants et ses livres, s’emparait de ses clés, ouvrait et bouleversait ses tiroirs, lui jouait cent tours de son métier… Chimères, visions cornues, si vous le voulez ! Dans ce cas, nous dirons que le Tasse était sujet à des hallucinations, et nous rangerons des tours du follet parmi les erreurs maladives de ses sens dont il se plaignait à son ami Cataneo et au médecin Mercuriale. Par momens, il avait la tête et les entrailles en feu, les oreilles lui tintaient, des fantômes passaient devant ses yeux ; il lui semblait que les choses inanimées parlaient, il entendait des bruits de sifflets, de sonnettes, de rouages d’horloge, il voyait des flammes voltiger dans l’air et, sentant des étincelles jaillir en abondance de ses yeux, il craignait de perdre la vue… Ce sont là tous les symptômes d’un délire fébrile, auquel on peut être sujet sans être fou. Et quand la fièvre le quittait, quel était son état ? Il nous l’apprend encore : il se trouvait plongé dans un abattement profond, dans une mélancolie sauvage, fiera malinconia, dont il sortait par des accès de frénésie où il ne se connaissait plus. C’est à ces transports frénétiques que se réduit, à proprement parler, sa folie : Io son melanconico ! io son farnetico ! tel fut son refrain pendant bien des années. Et, selon lui, c’était dans un de ces accès de frénésie qu’il avait tenu des propos contre le duc. « Les persécutions de mes ennemis avaient fait de moi un forcené, forsennato. Mes fautes furent involontaires et violentes, et elles sont imputables à ceux qui me forcèrent de délirer… J’avais rêvé de couler des jours paisibles auprès du duc de Ferrare ; mais j’en ai été empêche par ma mélancolie, qui finit par devenir une affection morbide. » Mon cher baron, nous avons donné la parole au Tasse, et nous avons appris de lui qu’à Ferrare, par des raisons qu’il ne nous a point dites, son humeur devint sombre, irritable, mélancolique, que cette mélancolie, s’aggravant de jour en jour, le fit entrer en frénésie, que dans plusieurs rencontres, ne se possédant plus, il se répandit en invectives amères contre son protecteur, que le duc pardonna une fois, deux fois, jusqu’à ce que, cédant à la colère, il priva de sa liberté le poète, dont le mal empira en prison, et se compliqua de phénomènes étranges que ceux qui ne croient pas aux démons traitent à bon droit d’hallucinations.

— À merveille ! m’écriai-je triomphant. Le cerf est aux abois. Un instant encore, et nous l’aurons forcé. Mon cher prince, dites-moi, je vous en conjure, pourquoi, à la cour de Ferrare, le Tasse s’était laissé tomber dans la mélancolie.

Il ne me répondit pas. Sa harpe était auprès de lui. Il laissa errer ses doigts sur les cordes, et il chantait à demi-voix :


Non d’un guardo furtivo,
Non d’un sembiante schivo,
Non d’una fronte rigida e severa,
Non d’un guanto, o d’un velo,
Che gigli copra e rose, i’ mi querelo…
Non posso aprir le porte
Di questo vivo inferno !

« Ce n’est pas d’un regard furtif que je me plains, ni d’un visage où se peint le dédain, ni d’un front hautain et sévère, ni d’un gant, ni d’un voile dérobant à ma vue des lis et des roses… Je ne puis ouvrir les portes de cet enfer vivant. »


À ces mots, s’étant levé, il se tint un instant devant la statuette d’Hermès Trismégiste, et, la contemplant en silence, il eut l’air de demander conseil à cette mystérieuse tête d’épervier ; puis, s’avançant vers la fenêtre, il souleva le rideau, et, immobile, promena ses regards dans la nuit. Je m’approchai de lui. La lune brillait d’un vif éclat. On apercevait dans le jardin, parmi les ifs et les orangers, de vagues blancheurs de statues. Aux quatre coins de la grande fontaine à coupe, quatre noirs cyprès semblaient rêver. Dans l’intervalle de leurs épaisses ramées, je voyais ruisseler la nappe d’eau couronnée par la lune d’un diadème de perles d’où s’échappaient en se déroulant dans l’onde de longs fils d’or. Le bandeau scintillant tremblait et s’agitait au gré des frissons de l’écume. On eût dit que la naïade frémissante voulait secouer de son front cette lumière importune. À ce qu’il me parut, elle ne riait plus. D’une voix saccadée, elle entonnait dans la nuit un chant passionné et lugubre auquel répondait un bruit de sanglots, et le prince murmurait toujours :


Non posso aprir le porte,
Di questo vivo inferno !


Quand il sortit de sa rêverie, il me dit : — Monsignore Spinetta était-il aujourd’hui chez le marquis Moroni ? C’est un de nos plus grands tassistes. On le dit occupé à écrire la vie de son héros.

En le quittant, je courus… — cette fois, ne riez pas, madame, — je courus à toutes jambes chez le marquis. — Marquis, mon ami, réveillez-vous donc ! m’écriai-je en frappant de ma canne à coups redoublés sur le bois de son lit.

Le marquis se dressa brusquement sur son séant, se frotta les yeux, et avisant son valet de chambre qui tenait un flambeau d’argent à la main : — Zanetto, mon ami, qu’y a-t-il ? Zanetto répondit en bâillant : — C’est M. le baron qui a forcé votre porte. Il a des choses de la dernière importance à vous dire.

— Eh quoi ! c’est vous, baron ?

— Hélas ! oui, mon ami, c’est moi. Un mot, un seul mot. Monseigneur Spinetta, le grand tassiste…

— Ah ! baron, vous avez le diable au corps ! Regardez la pendule, il est minuit passé.

— Au nom du ciel, mon cher César, monseigneur Spinetta…

— Il est à la campagne, à Tivoli, où il vous plaira. Baron, mon ami, vous en tenez.

— Ah ! marquis, lui dis-je d’un ton de reproche, dans le temps où vous étiez amoureux de la Vénus du Capitole…

— Eh ! que diable ! je laissais dormir les gens. Bonne nuit, baron ; bonne nuit !

— Voilà qui est bien dit, s’écria Mme Roch en se levant. Oui, bonne nuit, baron. Vous m’avez tant fait courir, que je suis à bout de forces ; mais demain soir ne manquez pas de revenir ici, vous et votre gros portefeuille, car moi aussi je me pique au jeu, et je veux savoir pourquoi le Tasse est devenu fou.