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Le Prince Vitale, essai et récit à propos de la folie du Tasse/02

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Le Prince Vitale, essai et récit à propos de la folie du Tasse
Revue des Deux Mondes2e période, tome 46 (p. 354-401).
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LE
PRINCE VITALE
ESSAI ET RÉCIT À PROPOS DE LA FOLIE DU TASSE

DEUXIÈME PARTIE[1]


V

— Mon cher baron, dit Mme Roch en le revoyant le lendemain, me voilà toute reposée. Partons bien vite pour Tivoli, où monseigneur Spinetta nous attend.

— Hélas ! madame, répondit-il, Tivoli n’est pas ce qu’un vain peuple pense, et nous ferons bien de n’y pas aller.

— J’y veux aller, dit-elle ; Tivoli est un lieu charmant, et monseigneur Spinetta est un grand tassiste.

— Eh bien ! partons, madame ; mais, je vous en préviens, au retour nous serons de méchante humeur. Tivoli ; voyez-vous, n’est qu’un grand creux environné de montagnes calcaires en forme de pitons, de mamelons. Ces pitons sont gris, tristes, monotones, et, pour tout dire, représentez-vous le Jura avec des oliviers. Certes, quand la nature fit le Jura, elle avait encore beaucoup à apprendre ; mais ce qui est plus grave c’est qu’à Tivoli on ne trouve pas du tout monseigneur Spinetta, et qu’on trouve à sa place des chutes d’eau en nombre incalculable, et qui toutes ont été faites de matin d’homme. Ah ! par exemple, c’est la collection la plus complète d’entonnoirs et de robinets qui se puisse voir. Imaginez un peu ce que cela devient quand on a eu le malheur de se laisser embâter d’un de ces ciceroni qui ne vous font pas grâce d’une cascatelle !

— Vous vous moquez, mon cher baron ! dit le notaire B… Mon cousin George, qui a passé huit jours à Tivoli, déclare que c’est le plus beau lieu du monde, un vrai paradis !

— Votre cousin George, reprit-il, a peut-être le goût des entonnoirs ; il en a trouvé, le voilà content. Moi, je cherchais monseigneur Spinetta, je ne le trouvai pas, et je ne fus pas content. Enfin écoutez et jugez. J’arrive à Tivoli, je descends à l’hôtel de la Regina ; je déjeune. Un cicérone survient, qui s’appelait Scipion. Ne pensez pas à Scipion l’Africain. Ce Scipion-là a la mine chafouine, le poil roux, le regard louche, un air d’effronterie servile. Et quel baragouin ! Je n’en comprenais pas le quart. Ce fut, à vrai dire, mon seul bonheur de la journée. Cependant je devinai qu’il m’offrait ses services : il m’énuméra tous les princes russes et les seigneurs anglais qu’il avait honorés de ses bontés et qui s’étaient loués de son rare savoir. Il me prémunit contre ses confrères, gens ignares et de mauvaise foi, qui ne montraient aux étrangers que vingt-deux cascades : lui, Scipion, m’en ferait voir vingt-cinq et demi, et par-dessus le marché les cascatelles, la villa de Catulle, la madone miraculeuse de Quintiliolo, le temple de la Toux… — Mon ami, interrompis-je, je n’ai que faire de tes vingt-cinq cascades et du temple de la Toux. Je suis venu ici pour voir monseigneur Spinetta. Si tu peux me conduire chez lui, tu auras trois paoli pour tes peines. — Il se mit à caracoler. — Excellence, s’écria-t-il, c’est la madone qui vous a adressé à moi. Je connais à fond monsignor Spinetta, je sais sur le bout du doigt ses usanze. Tout à l’heure je l’ai vu passer, il allait à la promenade. Suivez-moi : dans deux minutes, nous l’aurons rejoint. — Nous sortons, et de cascade en cascade nous arrivons aux cascatelles. Je vous fais grâce des litanies dont m’étourdissait mon bredouilleur. Chaque entonnoir me valait un long récit, chaque robinet une harangue. — Monsieur Scipion, lui disais-je, gardez vos histoires pour les princes russes, et conduisez-moi vers monsignor. — À ces mots, pliant son échine : — Excellence, je veux mourir en péché mortel si monsignor n’a passé par ici. Andiamo, andiamo ! — Et il me câlinait, m’enjôlait. Je suis un bonhomme ; les Scipions ont beau jeu avec moi. Je me laissai emmener si loin qu’il n’était plus question de revenir sur mes pas… Madame, la chaleur était dévorante ; pendant trois mortelles heures, nous cheminâmes parmi des rochers ardens qui me grillaient jusqu’aux os. Bien que dans ma colère j’eusse défendu à M. Scipion de me redire un mot de ses maudits robinets, le bourreau ne déparlait pas. Il s’était rabattu sur la madone de Quintiliolo, et me conta de fil en aiguille par quelle miraculeuse aventure on avait découvert son image en bois noir, comment, transportée à l’église San-Lorenzo, elle avait traversé d’elle-même l’Anio pour retourner dans sa chapelle, les splendeurs de sa fête, les feux de joie sur le Catillo et la tombola qu’on tirait en son honneur, et où lui, Scipion, comptait l’an prochain gagner la poule. Dieu ! quel caquet ! et que de grand cœur j’eusse étranglé cet animal ! J’eus cependant un bon moment, ce fut en entrant dans la villa d’Este. Là je me sentis en famille : être chez les d’Este, c’est n’être pas loin du Tasse. Je pus prendre assez sur ma méchante humeur pour considérer avec plaisir cette grande villa délabrée où le cardinal Hippolyte eut de si doctes entretiens avec Muret, ses terrasses se succédant comme les perrons d’un escalier, ses trois cents bouches à eau escortées de deux fontaines monumentales, ses cyprès, ses lauriers gigantesques… Le Tasse, me disais-je, a séjourné plus d’une fois à Rome ; il est venu ici. À la vue de ce roi du Parnasse, ces lauriers ont dû frémir de plaisir… — Excellence, me dit Scipion, ne nous oublions pas. Quand monsignor n’est pas ici, on est sûr de le trouver au temple de la Toux. Andiamo, andiamo !… — À quelques pas du temple de la Toux, ne me contenant plus, je saisis mon homme à la gorge, et, levant sur lui ma canne de bambou : — Monsieur Scipion, m’écriai-je, vous êtes un drôle, et je vais vous rosser d’importance. — Il se mit à hurler comme un aveugle, et au milieu de ses cris il se plaignait que je l’étranglais, ce qui était un peu vrai, — qu’il ne m’avait pas fait tort d’une cascatelle, ce qui était beaucoup trop vrai, — et que, pour ne pas le payer, je faisais semblant d’être en colère. Oh ! pour le coup, il mentait. — Excellence, traiter ainsi un pauvre père de famille ! O ma femme ! ô mes enfans ! — Et il invoquait le secours de la madone de Quintiliolo. Ses gémissemens ameutaient les passans, on allait s’attrouper autour de nous ; je lâchai prise, jetai à terre une poignée de monnaie blanche et m’éloignai.

Je n’avais pas fait vingt pas qu’il m’avait rejoint. — Excellence, me dit-il en faisant une courbette, vous aviez bien tort de vouloir m’étrangler. Je suis un honnête homme. Est-ce après tout, ma faute si monsignor n’était pas à la promenade ? Sa maison est à deux pas d’ici. Andiamo ! — J’eus la candeur de le suivre. Arrivés devant une maison borgne : — Excellence, nous y voilà. Je vais voir si monsignor est chez lui… — L’instant d’après, il reparaît, m’assure que je suis attendu et détale. J’entre ; un gros curé vermeil me reçoit, qui ne ressemblait point à un monsignor. Cependant, à tout hasard, faisant l’agréable : — Monseigneur, lui dis-je en souriant, que j’ai eu de peine à vous trouver ! — Mais lui, me toisant d’un œil sévère : — Monsieur ; où est la fille ? — Monsieur, de quelle fille parlez-vous ? — Monsieur, il faut rendre la fille à ses parens, nous verrons après. — Eh ! que diable !… — Monsieur, ne jurez pas et rendez la fille. Croyez-vous que je me prête à cette infamie ? Pour qui me prenez-vous ? — Je vous prends, lui dis-je en colère, pour ce qu’il vous plaira ; mais ne me rompez plus la tête ! — Il se mit à crier, je criai plus fort que lui. Nous faisions un vacarme à réveiller un mort. Enfin je vis clair dans ce quiproquo. L’infâme Scipion avait persuadé à cet honnête curé que je venais d’enlever une fille à ses parens et que je cherchais un prêtre qui nous unît par un mariage clandestin. Le gros abbé n’en voulait pas démordre, et, les poings sur les hanches, il s’obstinait à me redemander la fille : outré de fureur, je lui tournai le dos et gagnai la porte. Je courus à l’hôtel, fis atteler ma voiture, et, haletant, suffoquant, harassé, enroué, je repris la route de Rome en donnant à tous les diables Tivoli, ses mamelons, ses robinets, le temple de la Toux, la fille que je n’avais pas enlevée et toute la race des Scipions.

— Eh bien ! dit Mme Roch, qu’était donc devenue cette fameuse patience flamande ?

— Eh ! madame, dit-il, Carthage passait pour imprenable, et cependant Scipion l’a prise.

— Ne maudissez pas Tivoli, dit le notaire. Il est beau d’avoir souffert pour le Tasse et conquis une place dans le martyrologe de la science.

— Voilà précisément ce que je me dis en arrivant à Rome, et pour surcroît de consolation je trouvai chez moi un billet ainsi conçu : « Mon cher ami, je vous ai fort mal reçu cette nuit. Un homme qu’on réveille en sursaut n’est pas aimable. Je me suis repenti de ma maussaderie, et pour la réparer je suis allé ce matin aux informations. C’est à Frascati que demeure mons Spinetta. Allez le voir quand il vous plaira. Je lui ai fait tenir quelques mots par un exprès pour le prévenir de votre visite. — Votre César. » Oh ! ce bravé marquis ! m’écriai-je, et là-dessus je me mis au lit et dormis quatre heures. Au point du jour, je m’éveillai, je me levai, je fis atteler ma voiture et je partis pour Frascati.

— Partons, dit Mme Roch ; mais trouverons-nous là-bas des entonnoirs comme à Tivoli ?

— Quelle différence, madame ! Frascati et Tivoli, ce sont deux mondes. Les hauteurs qui forment le cadre de cette admirable campagne de Rome, à laquelle rien ne ressemble, sont les unes l’ouvrage de l’eau, les autres du feu. L’Apennin et ses ramifications ont été bâties par Neptune à chaux et à sable, construction solide, aux assises réglées, aux plans énergiquement ressentis, aux arêtes vives et fermes ; mais entre les sommités de la Sabine et la mer s’élève un groupe isolé de montagnes d’une beauté singulière : ce sont les monts albains, façonnés par le dieu du feu, qui les a pétris dans la lave et le basalte, vaste cratère éteint qui charme les yeux par ses formes délicatement arrondies, par ses lignes suaves, molles et fuyantes ; car si Neptune s’entend à équarrir la pierre, Vulcain est sans contredit le premier tourneur de l’univers. De Rome, les monts albains sont merveilleux à contempler, et pendant que le regard en suit les contours, qui semblent courir à l’horizon et glisser légèrement pour s’enfoncer dans un lointain vaporeux, l’âme se sent sollicitée à je ne sais quelle fuite infinie dans l’espace et dans l’inconnu. Vus de plus près, ces volcans éteints sont plus beaux encore. Sur ces pentes, dont toutes les aspérités ont été aplanies par des coulées de lave, une végétation luxuriante dont rien n’approche a jeté un manteau de splendide verdure tachetée d’or et de pourpre. À vrai dire, c’est là que commence la Campanie, la féconde, la voluptueuse Campanie, éternel soupir du peuple romain qui, par la voix de ses tribuns, par la plus d’une fois de déserter les sept collines pour se transporter dans cet heureux séjour, et qui fût parti peut-être, s’il n’eût été retenu par le cri de ses dieux indignés, par l’éloquence de Cicéron et par le sourcil de Caton. Sur les bords escarpés du cratère, de frais pâturages ; plus bas de sombres forêts, des bocages, de rians vergers ; dans les percées des fourrés, des pelouses, des pampres, des moissons, des jardins fleuris, des villas, des palais, des couvens, des lacs profonds dont l’azur est enchâssé dans de noirs rochers pendans, des prairies où broute un riche bétail, des routes dignes du peuple-roi serpentant sous des ombrages séculaires ; çà et là quelque village suspendu aux flancs d’un cône de basalte et dont les maisonnettes blanches semblent grimper en désordre comme un troupeau de chèvres effarées ; ailleurs, des bourgades fièrement campées sur leur plate-forme, avec leurs imposantes murailles crénelées, avec leurs ruines antiques, avec leurs châteaux-forts, avec leurs églises et leurs dômes, où le Dominiquin et le Guide ont laissé des traces impérissables de leur passage ; partout un air d’abondance, de richesse prodigue d’elle-même, une facilité sans pareille de vivre et de respirer, une pompe agreste, une sorte de majesté végétale, comme si, dans ces lieux où la légende fait naître Romulus, la nature elle-même se sentait un cœur de Romaine ! enfin, pour compléter le tableau, travaillant dans leurs jardins ou, le fuseau à la main, ouvrageant de la dentelle, une race de contadines qu’on prendrait pour des statues dont le sein de marbre a reçu par miracle le feu sacré de la vie, ou, mieux encore, pour des Junons ennuyées du ciel, qui sont venues ranimer leur langueur olympienne parmi les servitudes et les sueurs de la terre ! — Voilà, madame, voilà cette montagne merveilleuse dont Frascati occupe au nord-est une des terrasses les plus charmantes.

Allons, partons, s’il vous plaît, pour Frascati. Cette promenade ne vous ennuiera pas. Quelle variété d’aspects, quels contrastes vous attendent ! Rien, vous le savez, de plus riant que la banlieue de Rome : la ville éternelle est entourée d’une ceinture de villas où l’yeuse se marie au cyprès, de jardins fruitiers et maraîchers, de vignobles et de plantations de ces grands roseaux qui, disposés en treillages, fournissent aux ceps des appuis bien autrement sveltes et gracieux que nos tristes échalas, Cependant, à mesure que nous avançons, l’aspect devient moins riant ; les habitations sont plus rares ; bientôt tout mouvement semble suspendu, toute culture disparaît ; plus d’arbres, plus d’arbustes, le désert déploie son aridité autour de nous, et le silence croît avec la solitude. Nous voilà dans ce qu’on appelle la campagne de Rome, vaste plaine nue qui se déroule au loin comme une mer crispée et onduleuse. Devant ce spectacle d’une grandeur sévère, le moyen de ne pas rêver ! On se dit que ces lieux, aujourd’hui si morts, ont plus vécu autrefois que tout le reste de l’univers ; ces espaces muets, grande scène sans décors que l’histoire a désertée, communiquent à l’âme quelque chose de leur immensité ; on ne s’appartient plus, on devient la proie du passé, on se sent fléchir sous le poids des souvenirs et des âges, et la parole expire sur les lèvres. Ainsi pensifs et taciturnes, nous suivons, en éprouvant force cahots, une longue route caillouteuse bordée à perte de vue de fossés sans eau et de barrières en bois qui servent à tracer les limites de propriétés inhabitées ou à marquer des bornes au parcours des bestiaux. À quelques pas de Rome, un vrai steppe de la Tartarie. À de maigres pâturages en succèdent de plus maigres encore, partout un gazon court et brûlé. De noires cavales indomptées s’arrêtent pour nous regarder passer, l’œil en feu et la crinière au vent. Voyez-vous là-bas, à l’ombre de ces arcades tombantes, ce troupeau de génisses sauvages autour desquelles caracole, plus sauvage encore, un pâtre à cheval, vêtu d’une peau de mouton et armé d’une lance dont il s’escrime ? Nulle trace d’habitations, hormis une ou deux masures délabrées ; çà et là de grandes meules de paille, quelques abreuvoirs, quelques auges de pierre, un tombeau ; au sommet d’un monticule, une tour noircie, tragique débris dont un vol croassant de corbeaux déplore l’aventure, et de longues lignes d’aqueducs ruinés qui racontent au désert les empires disparus et la fuite mélancolique des siècles. O désolation, nudité étrange de ces vagues royaumes de la fièvre ! Depuis deux heures que nous cheminons, c’est à peine si, pour distraire nos regards, s’est offert à nous quelque maigre buisson épineux, quelque pâle fleurette, une touffe d’oléandres, des joncs flétris tristement penchés au bord d’une mare ou quelque arbrisseau desséché qui semble se ronger de tristesse et d’ennui ! Mais quelques minutes encore, madame, et vous allez être témoin du changement à vue le plus surprenant qui se puisse imaginer. Et déjà ne vous paraît-il pas que la vie se ranime autour de nous ? L’air n’est-il pas devenu plus pur, plus léger, plus limpide ? Ne respirons-nous-pas plus librement ? Prêtez l’oreille ! Quel est ce bruit ? C’est un murmure d’eaux jaillissantes, c’est un coup de vent qui se promène dans l’épaisseur d’une futaie. Ah ! madame, nous venons de mettre le pied sur les cendres fécondes des monts albains ; nous commençons à en gravir les pentes. Adieu la plaine et son morne aspect ! Soudain, et sans avoir eu le temps d’y penser, nous voilà plongés au sein d’un monde de délices où tout respire l’ivresse et l’abondance. Le chemin serpente entre des haies gigantesques et des talus gazonnés constellés de cyclamens ; à droite et à gauche de champs cultivés, des prairies veloutées, des vignes verdoyantes, des maisons de plaisance, des jardins pleins de roses, les arbres de toutes les zones rapprochés et confondant leurs ombrages, des noyers au tronc blanchâtre égarés dans de grands bois d’oliviers, des noisetiers en compagnie de cyprès et de lauriers, des pins dominant de leur cime arrondie en parasol d’ombreuses forêts de chênes, et, sur la lisière des châtaigneraies, les amandiers, les citronniers, les figuiers, les orangers, les grenadiers pliant sous le poids de leurs trésors…

— Et mieux encore, dit Mme Roch : monseigneur Spinetta qui nous attend.

— Il ne nous attendra pas longtemps. Ce jour-là, je jouais de bonheur. À cinq minutes de la ville, je mis pied à terre et ordonnai à mon cocher d’aller remiser sa voiture à l’Hôtel de Londres. Aussitôt une bande de Scipions qui guettaient le moment… Je fis le moulinet avec ma canne et dispersai cette sotte engeance. Je monte, non sans me retourner pour contempler le paysage. Un ecclésiastique vient à passer : je l’accoste et m’enquiers de monseigneur Spinetta ; mais au même instant je vois s’avancer par-dessus le mur d’une terrasse, entre deux branches de chèvrefeuille, une aimable tête joviale surmontée d’une petite calotte violette, et voilà une bouche qui sourit, deux grands bras qui gesticulent et une voix qui me crie : — Si je ne me trompe, je vois ici le baron Théodore qui s’en vient disserter sur le Tasse avec l’abbé Spinetta. Qu’il soit le bienvenu !… — Un quart d’heure après, j’étais à table et faisais honneur à un déjeuner, ma foi ! fort succulent… L’abbé et moi, tout en mangeant, nous jasions comme deux pies borgnes, discourant non du Tasse, que nous avions réservé pour le dessert, mais, comme dit le proverbe, de toutes choses et de beaucoup d’autres. Oh ! le charmant monsignor ! C’est à Rome, messieurs, dans les rangs supérieurs de l’église, qu’il faut chercher la perfection exquise de l’aménité et tout ce que le commerce des hommes peut avoir de plus séduisant, et je vous jure que si j’avais le malheur d’être hérétique, je ne laisserais pas de souhaiter la conservation du haut clergé romain comme d’une grande école de manières et de politesse. Ce qui me frappa surtout, ce fut l’air de bonheur de cet aimable prélat, — un air de dimanche gras, comme dirait Mme de Sévigné. Une conscience toujours tranquille, sans être endormie, une intelligence active, mais que le doute n’inquiéta jamais, un esprit ouvert et étendu, mais qui s’est tracé à lui-même ses horizons et tient pour assuré qu’il n’y a rien au-delà, une situation commode à la fois et considérée, un cœur bienveillant qui jouit plus de la joie des autres qu’il ne souffre de leurs peines, parce qu’à beaucoup d’intérêt pour le prochain il joint beaucoup de facilité à le croire heureux, l’habitude de manier des âmes, ce qui est bien autre chose encore que de manier des écus, l’attachement pour l’église dominant tout sans rien exclure, une foi implicite dans ses destinées, la certitude que, quoi qu’il arrive, tout s’arrangera pour le mieux, certitude qui permet de sourire aux tempêtes, un respect infini pour les choses du ciel et une amitié indulgente pour les biens de la terre ; bref, le repos profond que donne la foi, assaisonné de tous les plaisirs permis et d’une foule de petites sensations agréables, voilà l’abbé Spinetta, et tout cela paraît sur sa figure. C’est à ce point qu’en évoquant par le souvenir cette figure dans mes heures de découragement et d’ennui, je me trouve bientôt déridé, et je répète ce que je me disais alors en déjeunant, que Rome est le lieu du monde où le bonheur est le plus heureux.

Quand nous eûmes pris le café, il tira de son secrétaire des cahiers noués avec des rubans roses : « Voilà, me dit-il, une biographie du Tasse qui sera bientôt sous presse ; mais ne craignez pas que je vous en fasse subir la lecture : je suis incapable d’une perfidie si noire. Je me contenterai de vous indiquer mon idée. Vous me direz ce que vous en pensez. » Mon idée ! mes idées ! c’est le mot favori de monseigneur Spinetta. Pardonnons à sa vanité d’auteur ce péché mignon… Puis, ayant serré quelques papiers dans ses grandes poches, il me conduisit tout au haut de Frascati, dans la fameuse villa Aldobrandini. Nous gagnâmes une immense avenue de chênes verts que bordent à droite et à gauche deux vergers d’oliviers en pente douce. Ces chênes séculaires, dont les branches nerveuses se tordent comme des serpens, répandaient une ombre épaisse pleine de ce mystère que les anciens ont appelé la secrète horreur des bois ; le feuillage noir de l’yeuse ayant la propriété magique de filtrer et d’affiner les rayons du jour, le peu de lumière qui réussissait à percer le sombre couvert découpait délicatement sur le sol comme une dentelle argentée de l’éclat le plus pur. Nous nous assîmes dans l’herbe, le dos appuyé contre un tronc moussu et caverneux. D’où j’étais, je voyais se dérouler au loin la grande plaine nue, si belle à contempler à distance, avec ses molles ondulations et sa teinte générale d’un blond pâle, interrompue seulement, à de très rares intervalles, par des écorchures rouges et qui semblaient saigner, plaies fécondes récemment ouvertes par le tranchant de la charrue. En face de moi, sur la ligne même de l’horizon, se profilait vaguement dans une vapeur orangée la miraculeuse coupole de Saint-Pierre. À ma gauche, dans le lointain, la mer, qui miroitait, encadrait ce tableau dans une bordure étincelante. O repos ! ô silence ineffable !… La nature tout entière dormait son soleil de midi. Des deux côtés de la mystérieuse avenue, les deux champs d’oliviers, inondés des célestes clartés, semblaient languir, comme enivrés de lumière ; un gros nuage blanc immobile sommeillait aussi dans un coin du ciel. Je n’entendais nul autre bruit que le jaillissement monotone d’une eau courante, et par instans le bourdonnement d’un insecte ou un court frisson du vent, qui, remuant les feuilles des chênes, faisait flotter sur la surface du sol le léger tissu d’argent qui la recouvrait.


VI


…… O torri, o celle,
O donne, o cavalieri,
O giardini, o palagi ! a voi pensando
In mille vane amenità si perde
La mente mia…


Monseigneur Spinetta récita ces vers avec feu. — Ah ! mon ser baron, poursuivit-il, que cet homme aurait pu être heureux ! Il ne lui a manqué que de le vouloir.

— Eh ! monseigneur, qui ne consent à être heureux ?

— Ce n’est pas tout de consentir, il faut s’aider. Le premier point est d’être sage : le bonheur est une science ; mais la sagesse est le seul don que la nature eût refusé à notre pauvre Torquato, et lui-même a plus d’une fois gémi sur ce qu’il appelait son inconsiderazione.

— Pour ma part, je me félicite de ce qu’il fut si peu sage. Bernardo Tasso, son père, qui avait appris par sa propre expérience ce qu’il en coûte de s’engager au service des princes, Bernardo, qui, enveloppé dans les disgrâces du prince Sanseverino, y perdit sa maison de Salerne, ses rentes, tout le fruit d’une longue servitude, et passa ses vieux jours dans l’indigence, Bernardo aurait voulu que son fils tournât le dos aux muses, aux cours, à la bagatelle, que pour se rendre indépendant il étudiât le Digeste, se fît homme de loi. Et qui sait s’il n’eût pas trouvé le bonheur dans, la poudre du greffe ? Mais qui aurait fait à sa place la Jérusalem ?

— Le Tasse, reprit l’abbé Spinetta, eut dix fois raison de préférer les muses au Digeste. Fils d’un poète, son démon l’emporta sur toutes les remontrances paternelles, et ce n’est certes pas de quoi je le blâme. Il était né pour faire des vers comme ces chênes pour porter des glands, et il faut que chaque être remplisse sa destination. Je ne lui reproche pas non plus d’avoir eu bouche en cour ; de son temps c’était le seul moyen de subsister à l’usage des poètes sans patrimoine. Sous peine de mourir de faim, il leur fallait à toute force un protecteur, un padrone, una servitù, comme, on disait alors tout crûment. Aussi bien le Tasse n’était pas fait pour vivre de pain sec au fond d’une mansarde ; il n’avait pas le tempérament stoïque, il avait le goût du luxe, des plaisirs, des fêtes, de tout ce qui brille ; on sait que jusqu’à sa mort il aima de passion les bijoux, les pierres précieuses, la vaisselle godronnée ; dans une de ses maladies, il demandait à cor et à cri qu’une bonne âme charitable lui fît cadeau d’une émeraude ; sa guérison, disait-il, était à ce prix. Il aimait aussi la bonne chère ; les sauces de haut goût, les vins qui piquent la langue, i vini picanti e raspanti. La tristesse d’une demeure trop nue, d’une table trop maigre et d’une vie trop resserrée eût assombri son imagination, éteint son génie. Et voyez plutôt quels méchans vers il a composés dans son âge mûr, alors qu’il se plaignait d’être réduit à la soupe aux laitues ; Bénies soient donc les magnificences de Ferrare qui nous ont valu la Jérusalem ! Mais si le Tasse eut raison de chercher condition à la cour, il eut le grand tort d’y vouloir vivre à sa tête. Courtisan par goût et par nécessité, il ne sut jamais son métier ; il manqua de conduite, fit école sur école, courut après le songe et la chimère, rêva un bonheur impossible, qui ne se trouve que dans les idylles. La logique, mon ser baron, est la première des vertus de l’esprit. Tout s’achète dans ce monde, et il est ridicule de vouloir le bénéfice sans les chargeai Soyez monsignor, cardinal, baron, docteur, poète : sur quelque pied que vous viviez, vous aurez toujours des couleuvres à avaler, et il les faut avaler de bonne grâce. La fantaisie ! la fantaisie ! voilà ce qui perd les gens d’esprit.

— Seriez-vous de ceux qui pensent que le Tasse se compromit et se perdit en péchant contre l’étiquette de cour ?

— Quelle plaisanterie ! Je sais que quelques-uns de nos tassistes ont travesti ce pauvre Torquato en un candide et sentimental Calabrais, ne connaissant que son village, étranger aux usages du monde et prenant avec les princesses des libertés que ne souffrent même pas les bergères. Cela ne soutient pas l’examen. Notez trois points. Torquato était le fils d’un courtisan ; Torquato avait été élevé aux jésuites ; Torquato, dès son enfance, avait respiré l’air des cours, car le duc d’Urbin, charmé de la noblesse et de l’agrément de ses manières, l’avait choisi pour le compagnon de jeux et d’études de son fils François-Marie. Et après cela qu’on ne vienne plus nous parler de ses innocences calabraises ! Seulement ce cavalier était un platonicien, un idéaliste. Je n’en veux pas à Platon, qui était un très galant homme ; mais le platonisme a renversé plus d’une bonne tête : c’est une philosophie qui rend exigeant, chimérique, étant contraire à cet esprit de tolérance pour les imperfections de la vie sans lequel il n’est pas de bonheur possible. Connaissez-vous le dialogue du Tasse sur l’art ? Il y enseigne que notre âme est composée de nombres, d’harmonie et de proportions musicales ; il nous enseigne aussi qu’elle est un résumé, un précis de l’univers, parce qu’elle porte en elle les formes divines de toutes choses, des élémens, des plantes, des animaux, des sphères célestes. Le Tasse jugeait des autres par lui-même. Il était né avec une âme musicale et chantante, et il trouva fort mauvais que la vie refusât de chanter la haute-contre pour accompagner son motet. À peine sorti du berceau, il portait dans sa tête le plan idéal de l’univers et il se fâcha de ce que le soleil et les étoiles, les choses et les hommes, n’étaient pas toujours conformes à l’idée qu’il s’en faisait. Lisez ses œuvres morales, il n’en est pas une où il n’ait esquissé l’idéal de quelque chose ou de quelqu’un : l’idéal de la dignité, l’idéal de l’honneur, l’idéal de la courtoisie, l’idéal du plaisir honnête, l’idéal du père de famille, l’idéal du prince et de l’empereur, l’idéal du parfait amant… Un jour même, irrité des retards qu’éprouvait l’impression d’un de ses ouvrages, il résolut de composer un traité du parfait imprimeur, car dans cette tête, qui était comme une galerie de tableaux, il y avait une logette pour l’idea del buono stampatore. Ah ! mon ser baron, qu’il est dangereux de vivre dans un si étroit commerce avec l’idéal ! Comme cela vous rend délicat, irritable, susceptible !… Mais de toutes ses imaginations, celle qui fit le plus de tort au Tasse fut l’idée préconçue qu’il s’était faite de la destinée du poète dans ce monde et de ses relations avec les princes… Ce fut là sa plus chère utopie, et cette utopie causa tous ses malheurs… Voilà mon idée, et je serais heureux si je vous la faisais partager.

— Ah ! monseigneur, d’avance, je vous l’avoue, votre idée me choque un peu, car bien que je n’en porte pas la mine, je me suis toujours senti un faible pour Platon et pour l’idéal.

— Mon ser idéaliste, je ne dirai plus de mal de vos amis, d’autant qu’ils ne m’en ont jamais fait. Et après tout, si le Tasse fut un utopiste, il en faut moins accuser son culte pour Platon que le siècle où il vécut, de tous les siècles le plus propice aux chimères. Oh ! le grand, le beau siècle ! Age des grandes entreprises, des désirs effrénés et des trouvailles miraculeuses ! On venait de découvrir un monde par-delà les mers, on en découvrait un autre pièce à pièce en grattant la terre, et on bâtissait Saint-Pierre. Rien ne semblait impossible, les rêveurs avaient beau jeu ; à chaque inspiration, il entrait dans les poitrines deux fois plus d’air qu’aujourd’hui et il y avait dans cet air quelque chose qui grisait ; les esprits les plus sages n’étaient pas sans un grain de folie. De nos jours, on se pique de rendre la vie agréable et commode ; alors elle était belle et on en jouissait d’autant plus que la scène du monde était plus agitée et plus fertile en catastrophes ; on savourait son bonheur comme un beau jour entre deux orages. Pour bien sentir tout ce qu’il y avait alors de joie dans les esprits, il ne faut pas lire les historiens ; les Machiavel, les Guichardin sont moroses et sombres comme la politique des Borgia et des Charles-Quint. Adressez-vous aux peintres de la vie privée, aux conteurs, à la charmante et nombreuse famille des novellieri. Connaissez-vous Bandello, le Boccace du XVIe siècle ? On lui reproche d’avoir été un peu trop lombard dans son style et d’avoir eu trop de goût pour les contes falots. Ai-je lu ses nouvelles ? Il ne m’est pas permis de m’en souvenir ; mais les préfaces de ses nouvelles, je les ai lues, je les relis encore, charmantes épîtres dédicatoires qui toutes commencent à peu près en ces termes : « Princesse très vertueuse, vous souvient-il de ce beau jour de printemps où, m’étant rendu dans votre château… ? » On bien : « Dame très humaine et très courtoise, quelle fête il se donna chez vous le jour que la signora Camilla, votre fille, ayant épousé le valeureux marquis délia Tripalola… »

Quand je lis ces préfaces, je me crois transporté dans quelque riche villa de la Lombardie ou du Mantouan ; je parcours de grandes salles tendues de velours cramoisi, pleines d’objets d’art, de cristaux, e di tutte le delcature e morbidezze orientali ; j’erre dans les allées de beaux jardins, moins majestueux que celui où nous sommes, et qui se ressent du voisinage de Rome, mais plus agréables, plus doux au regard : c’est un mélange exquis de ce que l’art et la nature ont de plus charmant, l’architecture mariant ses grandes lignes régulières aux caprices d’une végétation libre et touffue, la blancheur du marbre unie à l’éclat de la verdure, des colonnades où s’enlacent le lierre et la vigne. Et dans ces jardins dont l’air est embaumé par les orangers en fleur je vois se presser une foule de gentilshommes, l’épée au côté, la plume au vent, et de nobles dames vêtues de soie brochée d’or, — au milieu d’eux, des hommes de guerre, des architectes, des peintres, des musiciens, des philosophes, des poètes. Tout ce monde est en fête ; tour à tour on se promène, on danse, on chante, on cause, on plaisante, on disserte… À l’heure la plus brûlante du jour, en sortant de table, la maîtresse de la maison se retire pour faire la sieste ; alors les cavaliers ; s’en vont s’asseoir sous un berceau de verdure ou dans un bosquet de peupliers, au bord d’un clair, ruisseau, et ils raisonnent sur la politique ou se livrent au plaisir de médire tout doucement du prochain, al piacere del motteggiare… Tout à coup on entend aboyer les chiens de manchon de madame. Elle a fait sa sieste, elle redescend au jardin. On accourt au-devant d’elle ; on prend place dans la loggetta, et tour à tour on cause, on brode des contes, les hommes de guerre font le récit de leurs campagnes, les philosophes disputent sur les nombres et les idées, les peintres raisonnent sur leurs tableaux, les poètes récitent des vers, les musiciens chantent en s’accompagnant de leur viole d’amour… Des contes, des réflexions morales, de la métaphysique à petite dose, des chansons, des airs de guitare, le parfum des orangers en fleur, quelle fête ! Et en l’honneur de qui cette fête ?… Ah ! ne vous y trompez pas, l’heureuse aventure qu’on célèbre ici, dans ces jardins, dans cette loggetta, ce n’est pas seulement le mariage de la vertueuse signora Camilla avec le marquis della Tripalola, — mais un autre mariage encore d’une bien autre conséquence, les épousailles de la science et du monde… Ils avaient vécu pendant des siècles sans se connaître, ou si parfois ils s’étaient rencontrés, ils n’avaient ressenti l’un pour l’autre que de l’indifférence ou du mépris. Au moyen âge, l’humanité se partageait en deux classes, les hommes d’épée et les clercs ; d’une part, des chevaliers ignorans, ne sachant ni lire ni écrire, vivant dans leurs tristes châteaux-forts perchés comme des aires de vautours sur la pointe d’un rocher, et n’en sortant que pour guerroyer ou chasser au faucon, — et en face de cette chevalerie bardée de fer, des clercs, des moines lisant, écrivant, raisonnant dans l’ombre silencieuse des cloîtres… Mais un beau jour la clergie jette le froc aux orties, rompt son ban, se met à courir le monde ; elle arrive en Italie, un chevalier désœuvré qui s’ennuyait l’accueille, lui découvre du mérite, se lie d’amitié avec elle, se laisse instruire par ses leçons, et à son tour il fait son éducation, la dépouille de son appareil pédantesque, lui apprend à vivre, à parler bref ils s’épousent, ils font bon ménage, et voilà ce qu’on appelle la renaissance.

— Oui, monseigneur ; à l’éternelle gloire de votre beau pays, vous pouvez dire que c’est dans une ville d’Italie que la sombre chouette de la Minerve des scolastiques, transformée par miracle en un brillant oiseau du paradis, échangea ses tristes plumes hérissées contre un plumage éblouissant de pierreries, et ses gros yeux effarés qui chérissaient la nuit en deux beaux yeux amoureux du soleil.

— Je sais bien, reprit-il, que cet heureux miracle a été chèrement payé. À force de vivre dans le monde, la science est devenue mondaine ; elle s’est trop émancipée ; cette méchante enfant, méconnaissant sa mère, la sainte église apostolique, a fini par la battre et la bafouer. Elle en sera punie. Laissez-nous faire, nous saurons bien la cloîtrer de nouveau, et il faudra que, prenant le sac et la cendre, elle se purifie par la pénitence. Alors cependant on la vit sans inquiétude adopter la vie séculière ; on pensa que le monde y gagnerait, sans que l’église y perdît rien. Et ce que le monde y gagna n’est certes pas à mépriser… Quiconque en douterait, qu’il aille au Vatican, dans la salle de la Signature, et qu’il étudie l’Ecole d’Athènes. Quant à moi, il est quelque chose que j’admire plus encore que les Aristote, les Platon, les Pythagore de Raphaël, ce sont leurs disciples, ces jeunes gens, ces enfans qui s’empressent autour d’eux d’un air de curiosité ingénue, et qui, recueillis, suspendus aux lèvres du maître, semblent boire avidement la sagesse et la joie de l’esprit. Que j’aime aussi celui qui, adossé contre la muraille, s’est fait de son genou un pupitre et se hâte de noter une sentence qu’il vient d’entendre ! Il écrit, il écrit… Toute son âme semble passer au bout de sa plume. Et cet autre qui ne fait que d’entrer et se dirige en courant vers le groupe où préside Socrate !… Que dis-je ? Il ne court pas, il vole, comme porté sur les ailes du désir. Qu’il lui tarde d’étancher la soif d’apprendre qui le dévore ! Oh ! que toutes ces têtes sont charmantes ! que tous ces corps sont souples et gracieux ! Ils sont de race, tous ces enfans ; un noble sang coule dans leurs veines ; il en est parmi eux qui sont nés sur les marches d’un trône. Celui qui est vêtu d’un manteau blanc, vous le savez, il s’appelle François-Marie de La Rovère, neveu du pape Jules II. Ce sont de jeunes cavalieri rompus aux exercices du corps, instruits aux belles manières, costumati e gentilescamente nodriti. Ils s’entendent à réduire un cheval ombrageux, à manier avec grâce la lance et l’épée, à courir la bague ou une quintaine, à briller dans un tournoi. Et au sortir de la lice, déposant leur cuirasse, ils accourent, empressés, avides, dans l’école des philosophes, ils s’inclinent devant ces barbes blanches : « O vous qui savez, s’écrient-ils, guérissez-nous de nos ignorances ; car il ne nous suffit pas d’être de beaux cavaliers et d’habiles jouteurs, nous voulons apprendre à penser, à raisonner, et avoir part à cette sagesse qui donne à l’âme une immortelle beauté… »

Ces jeunes gens, c’est la Grèce, ressuscitée, et Raphaël les a volés à votre cher Platon. Et à son tour le Tasse vola Raphaël quand il peignit dans un de ses dialogues ce jeune Pignatella (gentile cavaliero) qui se destine au métier des armes, et ne rêve déjà que batailles et assauts ; mais avant toutes choses il veut posséder la théorie de la vertu, afin de pouvoir raisonner ses actions et de ne plus vivre en aveugle : « Maître, dit-il au philosophe Porzio, quand j’étais à l’école, mille questions se pressaient sur ma langue ; mais la honte me retenait, craignant de manquer à cette modestie qui convient aux apprentis dans l’étude de la sagesse. À cette heure, dans ce charmant jardin, je me sens rassuré par ce doux silence qu’interrompent seulement le murmure des eaux et des feuillages et le chant des oiseaux. Je vous prie donc de me montrer le chemin que je dois suivre pour atteindre à la perfection des vertus chevaleresques. »

Laissez-la grandir cette aimable jeunesse, et un jour elle réalisera dans ses mœurs et dans sa vie l’idéal de l’homme de cour accompli, tel que l’ami de Raphaël, Balthazar Castiglione, l’a tracé dans son Cortegiano. C’est dans ce beau livre qu’il faut apprendre ce que valaient les cours de la renaissance. Quel programme ! Homme d’armes sans peur et sans reproche, et faisant tout ce qu’il veut de son corps assoupli par l’exercice et endurci par les fatigues, le cortegiano porte dans tous ses mouvemens, dans toutes ses attitudes cette aisance, cette grâce abandonnée, cet air de n’y penser pas que la renaissance exprimait par un mot intraduisible, la sprezzatura. Également habile à nager, à danser, à sauter, à combattre à la barrière, à rompre une lance, ce chevalier est aussi un clerc, un lettré ; il a fait ses humanités, il a lu Virgile et Sophocle, il est versé dans l’histoire, dans les sciences ; à l’école des bons écrivains, il a appris à s’exprimer avec noblesse, à donner à ses pensées un tour agréable et choisi, à écrire en prose et en vers. — Et les arts ne lui sont pas moins familiers que les lettres ; il chante, il joue de plusieurs instrumens ; il a recours à la musique, cette divine consolatrice, pour charmer ses ennuis et endormir ses peines ; il est dessinateur aussi, peintre, sculpteur ; édifices, statues, vases, médailles, camées, pierres gravées, rien de tout cela n’est étranger à cet universel connaisseur. Ajoutez qu’il n’a pas seulement les doigts et le goût d’un artiste, l’art est entré dans son âme, le sens et l’amour du beau président à toutes ses actions, une musique secrète règle les mouvemens de sa pensée, et ses passions même reconnaissent les lois de l’harmonie. Du reste, cet homme si agréable et si accompli n’oublie pas qu’il a une mission à remplir dans ce monde ; épousant avec chaleur les intérêts de son prince, selon les rencontres, il le sert de son épée ou de son esprit fertile en ressourcés ; il est rompu à la science des affaires, il s’entend à négocier un traité, une alliance, à débrouiller d’une main légère et déliée l’écheveau d’une intrigue politique. Et il n’est pas seulement le serviteur, mais le conseiller du prince ; il lui fait connaître les besoins et les doléances des peuples ; dans un langage sans fard et sans détours, il lui révèle la vérité, que lui déguisent trop souvent les flatteurs ; dans l’occasion, il sait même résister à ses caprices tyranniques et lui adresse de respectueuses remontrances, car, selon Castiglione, dans le mécanisme politique au principat de la renaissance, le bon cortegiano devait tenir la place du parlement. Enfin cet homme d’armes qui est un beau danseur, ce beau danseur qui est un helléniste, cet helléniste qui est un diplomate, ce diplomate qui est un austère conseiller, il est aussi philosophe, et, réjouissez-vous, baron, philosophe platonicien. Dans les heures où il s’appartient, faisant taire la voix des sens et le chant des sirènes, il rentre en lui-même, se retire dans les profondeurs de son âme, s’applique à y démêler ce rayon de lumière angélique que Dieu a mis en elle, et à la faveur de cette lumière il gravit tous les degrés de l’échelle platonique de l’amour, jusqu’à ce qu’il se plonge et se perde dans le sein de cette beauté ineffable et éternelle qui n’a ni degré, ni forme, ni figure, nuit divine, ténèbres lumineuses où il se sent mourir à lui-même de cette mort bienheureuse qui est la perfection de la vie… Et là-dessus, ajouta monseigneur Spinetta, la duchesse d’Urbin pria madonna Margherita et madonna Costanza de danser, et Barletta, musicien délectable, qui tenait toute la cour en fête, ayant commencé à jouer de ses instrumens, ces deux dames se prirent par la main et dansèrent une roegazze, au plaisir infini de tous les assistans… Ah ! monsieur le baron, dans ce temps-là on s’entendait à vivre.

— J’ai lu votre Castiglione et je l’ai goûté. Ce qui m’étonne, c’est qu’après s’être donné tant de peine pour élever son cortegiano, il dépêche en quelques lignes l’éducation de la dame de cour.

— Il en a usé comme votre Rousseau, qui, après avoir élevé son Émile, s’est contenté de dire à Sophie : « Voilà l’homme auquel il faut tâcher de plaire. » C’est tout dire en peu de mots. Une châtelaine à l’esprit inculte, pourvu qu’elle sût broder une écharpe et sourire, suffisait au bonheur d’un chevalier des temps gothiques. À notre cortegiano il faut une maîtresse moins naïve. Soyez sûr que cette Margherita et cette Costanza, qui dansaient si bien la roegazze, avaient l’esprit orné, qu’elles savaient peindre et chanter ; peut-être aussi, comme les Cecilia Gallerana, les Isotta, les Trivulzia, elles composaient des vers et des discours en latin ou en italien, et dans l’occasion elles prenaient part à quelque controverse philosophique, se troublant et baissant les yeux quand on louait leur mérite, à l’exemple de cette Cassandra Fedele qu’a vantée Politien, et qui joignait à l’éloquence de Cicéron et à la dialectique de Platon les pudeurs rougissantes d’une petite fille. Et telles étaient ces cours où régnait la galanterie romantique du moyen âge, embellie par la culture de l’esprit, car la renaissance n’a pas détruit le moyen âge ; elle a greffé ce sauvageon et mêlé à sa sève un peu âpre je ne sais quelle douceur empruntée à la Grèce. Qu’est-ce que le cortegiano ? Alcibiade enté sur un chevalier. Qu’est-ce que l’auteur du Roland furieux ? Homère enté sur un trouvère. Et c’est dans l’une de ces cours que le Tassé a vécu et s’est formé ; c’est là qu’il a vu passer-devant lui, le long d’une allée d’orangers, Herminie et Tancrède ; c’est là qu’il a appris à peindre des preux doués d’humanité et d’urbanité, deux beaux mots latins ressuscites par la renaissance, et si sa muse a revêtu l’âme humaine d’une beauté délicate et exquise dont aucun poète n’a su lui dérober le secret, grâces en soient rendues à la fois à son génie et à son siècle ! Mais tout se paie, et l’air qu’il respira à la cour de Ferrare versa du même coup dans son sein l’inspiration et la folie.

— Vous peignez, monseigneur, sous des couleurs bien flatteuses l’Italie du XVIe siècle ! Et pourtant, dans les cours d’alors, quelle corruption ! combien d’âmes vénales et de cœurs de boue !

— Halte-là ! me dit-il. C’est Castiglione qui vous répondra. «La laideur de nos vices, disait-il aux censeurs moroses de son époque, témoigne de la beauté de nos vertus ; car ce qu’il y a de pire au monde, c’est la corruption du bien. » Mon ser baron, soyez sûr que de tout temps les hommes ont été très corrompus, de tout temps les coquins et les pieds-plats ont pullulé, et la vertu n’a jamais été qu’une exception. Ce sont ces exceptions qu’il faut considérer quand on veut être juste. Aussi je dis : « Gloire au siècle qui a inspiré au Tasse l’idée de son gran capitano ! » Et, fût-il vrai qu’à la cour de Ferrare il ne l’a pu voir que de profil, la silhouette de Godefroi est quelque chose.

— Je le veux bien ; cependant permettez,… vous citez Castiglione et Bandello, qui l’un et l’autre ont écrit dans la première moitié du XVIe siècle. Le Tasse, appartenait à une autre génération : c’est en 1565 qu’il arriva à Ferrare, et il n’avait alors que vingt et un ans. La renaissance se faisait vieille ; il en a été le dernier poète. J’imagine que la cour d’Alphonse d’Este était à la Rome de Léon X ce qu’est un tableau du Carrache à une fresque de Raphaël. J’ai ouï dire qu’en ce temps-là l’Espagne, maîtresse de Naples et de Milan, Avait déteint sur les mœurs de l’Italie.

— Eh ! oui, l’Espagne du XVIe siècle nous a gâtés : elle nous donna les puérilités de son cérémonial, son amour ridicule pour les distinctions et les titres, sa morgue hautaine, cette gravité superbe qu’on appelait le sussiego et qui est le contraire de la sprezzatura. Je crois avec vous que le Tasse ne trouva pas à la cour d’Este cette noble simplicité de manières, cette liberté charmante dans le commerce, que Castiglione avait peintes d’après nature. Le luxe d’ostentation et de vanité s’était répandu, de Milan à Ferrare, Alphonse II avait le goût du faste, il se plaisait à jeter l’argent par les fenêtres, il aimait passionnément les pompes, l’apparat, les fêtes somptueuses, les carrousels, les tournois, et par-dessus tout ces divertissemens féeriques où les machines tenaient lieu de poésie et d’esprit. Ah ! sans doute, je préfère à tout cela un de ces petits concerts du Vatican où Léon X faisait sa partie, et où l’on causait de Platon entre deux motets. Cependant ces cavallerie di Ferrara qui attiraient une immense affluence d’étrangers, ces spectacles nocturnes où, à la lueur des torches, on voyait le temple d’Amour tout étincelant de dorures, attaqué et défendu par deux bandes de chevaliers, avec un accompagnement de fanfares, d’apparitions, de coups de tonnerre, de fées, de génies, de divinités assises sur des nuages, toute cette magie d’opéra, tout ce merveilleux de la baguette ne fut pas perdu pour le Tasse. Il s’en est inspiré pour peindre le château d’Armide, et sa forêt enchantée, et ces ravissantes féeries dont il égaya la trame un peu sombre de son poème. D’ailleurs ces magnificences ne bannissaient pas de Ferrare le goût des plaisirs de l’esprit. La renaissance, je le veux, n’était plus alors qu’un reste d’elle-même ; mais ce reste était beau et c’est Ferrare qui le recueillit. Là fut tiré le bouquet de ce grand feu d’artifice. Dans cette cour présidée par des princesses qui, à peine sorties de nourrice, avaient joué Térence en latin devant le pape Paul III, les lettres, les sciences et les arts étaient en honneur. On y trouvait des savans comme Tassone, Martelli, le Pigna, Antonio Montecatino, des jurisconsultes comme Laderchi d’Imola, des poètes comme Guarini, l’auteur du Pastor fido, un philosophe tel que Patrizzi, le dernier des platoniciens, des peintres dignes successeurs des frères Dossi, des architectes tels que Pirro Ligorio, des sculpteurs, des musiciens. « Cour splendide ! s’écriait le comte Annibal Romei, qui y avait séjourné, et plutôt royale que ducale !» Et il ajoute qu’elle n’était pas seulement peuplée de gentilshommes et de cavaliers, mais d’esprits très ornés et très doctes. Aussi les tournois n’excluaient-ils pas les joutes poétiques et oratoires. Au milieu du tumulte des fêtes, il y avait place pour les controverses savantes, pour les agréables conversations, et au sortir d’un carrousel, l’oreille encore étourdie du fracas des armes, des clameurs des combattans, du piétinement des chevaux, on recourait à la musique et aux beaux vers pour se rafraîchir le sang et l’esprit. Lisez les sonnets du Tasse : il y a dessiné d’une main légère bien des portraits de femmes qu’il avait rencontrées à Ferrare, et que la diva Vittoria Colonna n’eût pas désavouées pour ses petites-filles. La comtesse de Scandiano, la comtesse de Sala, Tarquinia Molza goûtaient vivement la poésie et l’éloquence ; cette race d’Aspasie se plaisait aux longs raisonnemens : elles mettaient aux prises les doctes, une couronne ou un sourire était la récompense du vainqueur. Aussi savantes en métaphysique qu’en madrigaux, on pouvait citer devant elles Aristote et Plotin ; la grande ombre d’Augustin lui-même ne les effrayait pas.

Et quant au duc Alphonse, bien qu’il fût quelque peu sergent de bataille et qu’il préférât à tout le reste un destrier richement caparaçonné, une cuirasse d’acier doré, un chapeau à panache, de beaux pages vêtus de brocart, et ses fameux arquebusiers avec leurs cottes d’armes en velours bleu rayé de jaune, il ne laissait pas de sentir le prix des muses, et aux heures de loisir, il prenait rendez-vous avec elles dans les beaux jardins de son Belvédère… Vous savez ce qu’était ce Belvédère ? Une charmante île entourée de murs crénelés et ornée de palais, de pavillons, de jets d’eau, de forêts, de vergers, d’un parc où paissaient cent animaux exotiques, et d’escaliers de marbre par où l’on descendait se baigner dans le Pô. C’est dans ce paradis terrestre, comme l’appelaient les contemporains, qu’Alphonse allait se délasser des fatigues du gouvernement. Assis sous un arbre, tout en regardant bondir ses daims et ses Gazettes, il faisait réciter des vers à ses poètes et raisonner ses philosophes.

Que vous dirai-je ? Il fallait que Ferrare fût un séjour bien délicieux, puisque du premier jour qu’il y était entré le Tasse avait été charmé, ébloui, enivré. Il faut l’entendre là-dessus. On célébrait alors les fiançailles d’Alphonse avec l’archiduchesse Barbara. Une joyeuse mascarade défilait dans les rues. «Il me sembla, nous dit-il, que la ville tout entière était un théâtre merveilleusement décoré, plein de lumières, de mille formes, de mille apparitions étranges, et que tout ce qui se passait autour de moi était un vrai drame de cape et d’épée ; mais, hélas ! il ne me suffit pas d’être spectateur, je voulus, moi aussi, jouer un rôle dans la comédie, jusqu’à ce que je m’aperçus que j’étais la fable et la risée de tout ce peuple : alors la honte me prit, et je dus me confesser que tout ce qui plaît au monde n’est qu’un songe d’un instant. »

Et maintenant, monsieur le baron, prêtez attentionné vous prie. Quel est ce rôle que le Tasse se flatta de jouer dans la grande mascarade humaine ?

Représentez-vous un jeune poète doué d’un beau génie et d’une âme passionnée, confiante et expansive, ardent dans ses désirs, vaste dans ses pensées, une imagination vive et délicate, et, chose singulière ! le goût des abstractions et des syllogismes, beaucoup de subtilités, mais moins de bon sens que de finesse, un de ces esprits plus raisonneurs que raisonnables, qui ne s’arrêtent pas à mi-chemin dans la logique de l’erreur et qui s’égarent avec méthode ; avec cela aspirant à tout, ne doutant de rien, un platonicien, un idéaliste disant à tout coup : Cela est, car cela doit être. Notre jeune poète n’est plus un inconnu ; il a déjà composé un poème, le Rinaldo, qui a fait quelque bruit dans le monde ; aussi bien il porte son génie sur son front et dans ses beaux yeux couleur d’émeraude. Il arrive dans une cour où règne le culte pour tous les talens qui embellissent la vie. Il ne tarde pas à percer ; il est accueilli, caressé, admiré ; on se dispute le moindre quatrain tombé de sa plume, on recherche avidement l’honneur d’être nommé dans ses vers. De belles et séduisantes princesses lui prodiguent les attentions flatteuses ; il a un libre accès auprès d’elles, elles se plaisent à l’entretenir dans le tête-à-tête, il les suit même à la campagne, dans ces retraites délicieuses où elles vont se reposer des dissipations de la cour. Là il erre avec elles le long des allées d’un jardin fleuri, il leur ouvre son cœur, il leur confie ses projets et ses rêves, il leur récite ses plus beaux vers, et pendant qu’elles l’écoutent, leurs regards, parlant pour elles, font courir dans tout son être un long frémissement de joie et d’orgueil. Ces hommages, ces empressemens l’exaltent, le grisent plus qu’ils ne le touchent, car n’oubliez pas qu’il est plus passionné que tendre, n’oubliez pas qu’il connaît son mérite, qu’il sait ce qu’il vaut, et qu’un jour il écrira naïvement à un ami : « Je veux écrire mon éloge, je m’y donnerai la première place parmi les poètes et un rang honorable parmi les orateurs et les philosophes… » Le voilà donc devenu l’enfant gâté de cette cour si brillante ; on a pour sa fierté des ménagemens infinis, on fait des passe-droits en sa faveur. Gentilhomme de mince étoffe et très court de finance, il aurait dû, selon l’usage, manger dans cette espèce d’office qu’on appelait le tinello ; on lui permet de se faire servir dans sa chambre, et plus tard on l’admet à la table ordinaire. Point de réjouissances, point de fêtes où il ne soit convié ; il a ses grandes et petites entrées. Tout à l’heure, la faveur signalée dont il jouit va croître encore, quand l’une des productions les plus exquises de son génie, l’Aminta, sera représentée sur le théâtre de la cour avec l’applaudissement universel. Et déjà il a commencé de composer un poème qui mettra le sceau à sa renommée ; il y chante la première croisade, sujet heureux, car à cette heure la papauté en prêche de nouvelles, et les conquêtes du croissant tenant toute l’Europe en éveil, un nouveau Godefroi, le futur vainqueur de Lépante, a déjà porté la main à la garde de son épée et s’apprête à laver les opprobres de la croix dans le sang de trente mille Ottomans.

Mon ser baron, c’est ici le lieu de vous exposer l’utopie de notre ami Torquato. Enivré des hommages dont il était l’objet et de la douceur de certains sourires plus enivrans encore que tous les hommages, voici comme il raisonna : « Dans ce siècle où les lettres sont honorées, où le monde en sent tout le prix, les princes et les poètes peuvent traiter d’égal à égal. Les uns et les autres ont reçu du ciel leur mission. Les princes sont chargés de maintenir l’ordre parmi les peuples, les poètes d’imprimer un cachet de divine beauté à la vie, aux sentimens et aux passions. Les princes font sentir aux pervers la verge pesante de la loi ; fils d’Orphée, les poètes attendrissent les rochers ; aux accens de leur lyre, les âmes les plus dures s’adoucissent et sacrifient aux grâces. Et si les princes, dans leur toute-puissance, peuvent distribuer à ceux qu’ils aiment des dignités et des richesses, en revanche les poètes décernent à ceux qui les honorent les palmes de l’immortalité, car ils sont ici-bas les grands distributeurs de la gloire ; à leur gré ils encensent ou ils flétrissent ; ils tiennent dans leurs mains les trompettes de la renommée, et les siècles célébreront à l’envi les noms qu’il leur plaît de disputer à l’oubli ou aux outrages de la médisance… Princes, comptez donc avec nous. Sans Homère, qui se souviendrait d’Achille ? Sans Virgile, qui chérirait la mémoire du vainqueur d’Actium ? Triumvir avant d’être empereur, Octave eût survécu peut-être à Auguste, et le sang de Brutus crierait encore contre lui. Moi, Torquato Tasso, je suis le Virgile de la renaissance. Heureux le prince à qui je dédierai mon Enéide ! Heureux le prince dont le nom sera inscrit sur le fronton de ce temple de marbre aux colonnes dorées ! Mais à son tour que fera-t-il pour moi ? J’entends que, me comblant d’honneurs et de richesses, ma liberté lui soit sacrée ; je prétends vivre à sa cour de la façon qui me plaira ; point de gêne, point d’assujettissement ; nulle fonction à remplir, nul devoir à rendre. Que tout mon temps soit à moi. Il n’y perdra rien, car s’il me procure quelques années de bonheur, je lui assurerai l’immortalité. Qui de nous deux devra du retour à l’autre ?… »

Je n’invente rien. Ce que j’ai fait dire au Tasse, il l’a écrit en cent endroits. « Ce que j’ai toujours cherché dans les cours, c’est une vie de loisir consacrée à l’étude, ozio letterato, sans être teint à rien, sans aucune obligation, car je ne sais pas rimer et servir à la fois ; aussi je prétends avoir la table, le logement et les honneurs sans être astreint au service… C’est en ma qualité de poète que j’ai droit à la fortune. Quels princes ne se tiendraient pour honorés d’être loués par moi ? Et de quels trésors, de quelles récompenses pourraient-ils payer ce que ma plume a fait pour leur gloire ?… Mes chants ont la même puissance que la trompette du jugement dernier. Ils font sortir du sépulcre et élèvent au-dessus des nues les Alphonse et les Hercule. Grâce à moi, leur renommée remplit le monde… Princes, montrez-vous reconnaissons ; acquittez-vous des tributs qui nous sont dus, car c’est notre grandeur à nous autres poètes que nous faisons de vous nos tributaires. »

Ainsi, sur la foi d’une utopie, le Tasse chercha à Ferrare une servitude (c’était le mot consacré) qui ne fût qu’une sinécure. Il ne réussit pas du premier coup à réaliser son rêve. Faute de mieux, il entra d’abord au service du cardinal Louis d’Este, qui n’entendait pas finesse à ces sortes de choses et ne consentait point à exempter du service actif les Orphées enrôlés parmi ses gentilshommes. Quand en 1570 le cardinal partit en mission pour Paris, notre poète dut s’arracher à ses études pour le suivre. On était à la veille de la Saint-Barthélémy. Louis d’Este était un politique ; il tenait pour les tempéramens. Le bon Tasse, plus catholique que le pape, s’abandonna, paraît-il, aux emportemens d’un zèle indiscret ; il gourmanda la tiédeur de son padrone et fit si bien qu’on le congédia. Il repartit en mince équipage et la bourse vide. Ce fut à Rome qu’il reçut les ouvertures d’Alphonse, qui l’appelait auprès de lui. Plus complaisant que son frère, le duc entra dans ses désirs ; peut-être, dans le secret de son cœur, se disait-il, comme cet autre : J’aurai besoin de lui quelques années tout au plus ; on presse l’orange et on en jette l’écorce. Ce qui est certain ; c’est qu’à peu de temps de là le Tasse, dans son Aminta, lui rendait grâces avec l’effusion d’un cœur pénétré de ses bienfaits. « O Daphné, c’est un dieu qui m’a fait ces loisirs. Il me dit, quand il me permit de me donner à lui : Tircis, qu’un autre chasse les loups et les brigands et fasse la garde autour de mes bergeries ; qu’un autre distribue à mes serviteurs les récompenses et les peines ; qu’un autre paisse et soigne mes troupeaux ; qu’un autre conserve les laines et le lait, et qu’un autre les aille vendre au marché. Toi, vis dans le repos et chante !… Aussi ses autels seront toujours ornés de fleurs par mes mains, et toujours je ferai monter jusqu’à lui les douces vapeurs d’un encens parfumé ! » Et c’est ainsi que, parvenu au comble de ses souhaits, cet enfant de génie nageait dans la joie ; mais un jour qu’il méditait à l’ombre d’un laurier, il entendit un serpent siffler à son oreille, et, réveillé de son rêve, son cœur fut pris d’une inquiétude qui ne le quitta plus.


VII

— Je réfléchis un moment, continua le baron Théodore ; puis je dis à l’aimable prélat : — Utopie tant qu’il vous plaira ; mais après tout ce qu’il demandait me semble assez raisonnable.

Il me répondit : — Ah ! sans doute il est raisonnable d’aimer les oranges, mais en vouloir cueillir sur un poirier…

— Cependant, repris-je, Racine et Boileau furent les pensionnaires et les hôtes du grand roi, sans être obligés à rien qu’à faire de beaux vers.

— Autre temps, autres mœurs, me dit-il. Vous pourriez me citer aussi Laurent de Médicis. Sa méthode était particulière : tous ceux qu’il aimait, philosophes ou poètes burlesques, les Politien, les Ficin, les Pulci, il les faisait chanoines et souffrait qu’ils mangeassent en paix leurs prébendes. C’est que Laurent était un grand homme qui faisait lui-même toutes ses affaires ; mais dans toutes les petites cours du XVIe siècle il était de règle que les gens de lettres partageassent leur temps entre leur plume et le service du prince. Ces ducs, ces marquis, qui tranchaient du potentat et déployaient une magnificence royale, n’avaient pas des ressources infinies ; se ruinant en fêtes, ils se rattrapaient en ordonnant des retenues sur les traitemens. Comment leur demander de nourrir des bouches inutiles ? Dans leur palais point de bénéfices sans charges ; le j)lus souvent ils conféraient aux savans des emplois dans le gouvernement, les engageant à se payer par leurs mains ; cela leur était plus commode que de servir des pensions. Songez aussi que dans un temps où les lettres étaient en si grand honneur, où l’on était si amoureux du bien dire, il y avait avantage à confier aux écrivains les missions diplomatiques. Les ambassadeurs portaient alors le titre d’orateurs, et plus d’une négociation dut son succès à une harangue en beau style débitée par un érudit ou un poète qui s’entendait à cadencer ses périodes. En cela, votre François Ier imita nos princes : il députa Budée à Léon X, Alamanni à Charles-Quint. Bref, Boïardo, Bernardo Tasso, Pandolfo Collenuccio, Rucellaï, le Trissin, Bibbiena, Guarini, Giovanni della Casa, Annibal Caro, Claudio Tolomei et vingt autres qu’on pourrait citer, ont tous été ou chambellans, ou secrétaires d’état, ou gouverneurs de provinces, ou diplomates. Et que dirons-nous de l’Arioste ? Pendant les quinze ans qu’il passa au service du cardinal Hippolyte d’Este, il eut toujours le pied à l’étrier : E di poeta, disait-il, cavallar mi feo. Chargé des missions les plus délicates, il y risqua plus d’une fois sa vie. En 1517, las de courir les grands chemins, il s’aliéna les bonnes grâces de son patron en se refusant à le suivre en Hongrie. Alors Alphonse Ier le nomma commissaire dans la province de Garfagnana, avec la charge d’y détruire le brigandage. Il y fit merveille, ne se laissant distraire de son ingrate besogne ni par Angélique ni par Médor. À son retour, on le voulut envoyer à Rome. Il refusa et prit sa retraite. Bien différent du pauvre Tasse, il était sage, très entendu aux choses de la vie, et avait su amasser quelque bien. Après avoir édifié d’un trait de plume tant de châteaux enchantés, il se bâtit une maisonnette en bons moellons, s’y retira, cultiva son jardin, et sur sa porte il fit graver deux vers latins qui signifiaient : Ma maison est petite, mais elle est proportionnée à ma taille, mais personne n’a rien à y voir, mais-elle n’est pas laide, mais elle a été acquise de mes deniers… Chose curieuse ! de nos deux grands poètes épiques, celui qui chanta la folie de Roland fut un sage et celui qui célébra la sagesse de Godefroi fut un fou ; c’est que l’un mit toute sa fantaisie dans son poème et se servit de sa raison pour conduire prudemment sa vie, tandis que l’autre mit toute sa raison dans la conduite de son poème et vécut au gré de sa fantaisie.

Et veuillez considérer que les occasions ne manquèrent pas au Tasse de s’employer au service de son prince. Parce qu’autour de lui tout respirait le plaisir, parce que tous les jours étaient des fêtes, parce que Léonore, Lucrèce et les dames de leur suite raffolaient de musique et de sonnets, il crut vivre dans un monde enchanté où les vulgarités de la vie n’avaient pas accès ; il ne vit pas ou ne voulut pas voir que ces pompes et ces réjouissances couvraient une situation très embarrassée, très épineuse. Telle fut la renaissance, Jamais il n’y eut plus de poésie dans les imaginations, plus de jour et d’espace dans les pensées, et jamais la politique ne fut plus dure, plus brutale et, si j’ose dire, plus saturnienne. Nul dogme social qui s’imposât aux esprits ; on avait cessé de croire au droit féodal, on ne croyait pas encore à la monarchie absolue. Et qu’étaient en effet les monarques de ce temps ? Des usurpateurs heureux, régnant par la force et la ruse, et tour à tour escroquant des provinces ou, le poignard à la main, les volant avec effraction, lions au cœur de renard, tels que les voulait le secrétaire florentin. Le palais d’Alcine, l’école d’Athènes et le livre du Prince, des hommes de plaisir, des platoniciens et des malandrins, des vertus antiques et des tours de gibecière, le culte passionné du beau et l’athéisme politique, toutes les disparates réunies, voilà la renaissance. Et cela me fait penser qu’aujourd’hui…

Je vis où il en voulait venir. — Ah ! de grâce, lui dis-je, ne parlons pas du roi de Piémont : nous aurions peine à nous entendre, aussi bien n’a-t-il rien à voir dans notre affaire…

— Je lui fais grâce pour cette fois, dit-il gaîment ; mais qu’il ne se retrouve pas sur mon chemin ! sinon… Et, reprenant le fil de son discours : — Vous vous rappelez ce rat de la fable qui logeait dans le tronc d’un vieux pin côte à côte avec un hibou, un chat et une belette. Le pauvre animal vivait dans des transes mortelles. Le brillant duc de Ferrare, le chevaleresque Alphonse, n’était pas mieux partagé. Environné de voisins incommodes qui convoitaient son bien et couchaient en joue sa succession, il devait avoir toujours l’œil au guet, toujours prendre le vent. Ni Venise, ni Milan ne lui voulaient du bien. À son avènement, les Espagnols avaient été sur le point d’assaillir sa bonne ville de Modène. Il était aussi en délicatesse avec la Toscane au sujet d’une éternelle dispute de préséance qui menaçait à tout coup de s’envenimer. Relevant de l’empire pour une partie de ses états et tenant l’autre du saint-siège, sa politique constante fut de s’appuyer sur l’empereur, et son empressement à lui faire sa cour l’entraîna dans de folles dépenses. En 1566, il épuisa son coffre-fort pour s’en aller guerroyer en Hongrie contre le Turc. Du reste, comme ses prédécesseurs, il recherchait ce prestige que donne le faste, et plus il se sentait menacé, plus il redoublait de magnificence pour imposer à ses ennemis. Comment faire face à tant de dépenses ? Il fallait recourir aux expédiens, accroître les rigueurs du fisc, pressurer les peuples, multiplier les taxes : non content de s’être attribué le monopole du sel, il accapara entre ses mains tout le commerce de la farine ; ce modèle des chevaliers voulut être le seul boulanger de Ferrare. À tant de soucis ajoutez les inquiétudes bien plus cuisantes que lui causait la cour de Rome. Ferrare était fief du saint-siège. Alphonse paraissant condamné à mourir sans héritier direct, ce fief allait tomber eh dévolu, faire retour au suzerain. Il s’épuisa en efforts pour obtenir de Rome qu’elle reconnût l’héritier qu’il voudrait bien se choisir ; tout ce qu’il avait de diplomates s’usèrent à ces négociations… J’allais oublier qu’en 1575 il brigua la couronne de Pologne. À qui confia-t-il la conduite de cette importante intrigue ? À un poète, au rival du Tasse, à Giambattistà Guanni, qui n’en était pas dans ce genre à son coup d’essai, ayant déjà rempli plus d’une mission à Venise, en Piémont, à la cour impériale. « Que n’ai-je pas fait dans ma vie ? S’écrie-t-il dans son Pastor fido. Je courus, j’écrivis… Jamais je ne craignis les hasards ni ne reculai devant la fatigue. » Et pendant que Guarini courait en Pologne et s’évertuait pour procurer une couronne à son maître, que faisait le Tasse ? Il conversait avec Léonore, il assistait à tous les galas de la cour, composait des poulets et des madrigaux, festinait, rêvait, chantait… Je sais bien que Guarini ne fut jamais son ennemi ; mais les Giraldini, les Montecatino, qui avaient le cœur moins bien placé» de quel œil devaient-ils considérer cet enfant gâté de la fortune et des princesses, dont l’agréable indolence semblait insulter à leurs fatigues ? À nous, pensaient-ils, toutes les peines, tous les soins ingrats et rebutans ; à lui les honneurs, les couronnes,


Licto ni do, osca dolce, aura cortese !


Et nous étonnerons-nous que de si vives jalousies aient fini par amasser un orage sur la tête de l’imprudent qui jouissait de son bonheur, sans aviser aux moyens de le faire durer ?

— Cependant, lui dis-je, il se doutait de la malignité des courtisans, lui qui fait dire : à ce bon vieillard qui hébergea Herminie dans sa chaumière : « Je vis et je connus l’iniquité des cours, et j’y soupirai après mon repos perdu. »

— Et dans l’Aminta, reprit-il, Monsus dit à Tircis : « Mon fils, défie-toi des cours, défie-toi des courtisans, race astucieuse et rusée ; défie-toi des manteaux dorés, des panaches et des devises… Et surtout surveille ta langue dans ces appartemens dont les murailles parlent et répètent tout ce qu’elles entendent dire, en y mettant du leur, n Mais le Tasse était un de ces esprits pénétrans à qui leur pénétration ne sert de rien ; il n’y a que les âmes fortes qui sachent se servir de leur raison. Il était dans une situation qui l’obligeait à beaucoup de prudence ; il voulait jouer dans une cour deux rôles fort difficiles à soutenir, celui d’inutile et celui de privilégié. Avec quelle circonspection n’aurait-il pas dû se conduire pour conserver la faveur du maître, pour désarmer ou contenir des jalousies dangereuses, pour se faire pardonner l’insolence de son bonheur ! N’attendez de lui rien de pareil. Sa passion dominante était une intense ambition qui le rendait sourd à tous les conseils de la sagesse. « Je veux vous confier un secret, écrivait-il à un ami : je suis ambitieux, c’est ; là ma seule faiblesse. » Et ailleurs : « Mon humeur mélancolique est la cause principale de tous mes maux, et cette mélancolie vient de ce que je suis ambitieux. Je ne puis m& souffrir dans une ville où tous les nobles ne me cèdent pas la première place, ou tout au moins ne m’accordent pas de marcher de pair avec eux pour tout ce qui concerne les distinctions extérieures. » Ailleurs encore : « De tous mes désirs, le plus grand est de ne rien faire, et ensuite d’être flatté par mes amis, bien servi par mes serviteurs, caressé par mon entourage, honoré par mes protecteurs, célébré par les poètes et montré du doigt par le peuple. »

Voilà parler, baron. Et pour le dire en passant, après un tel aveu, je me permets de douter que le Tasse ait jamais été cet amant passionné qu’on s’est plu à nous peindre. On n’a qu’une passion dominante. Foi de directeur ! une telle ardeur d’ambition et de gloire ronge l’âme et n’y peut laisser à l’amour qu’une place subalterne. De peur que nous n’en doutions, le poète a pris soin de s’en expliquer. Dans un sonnet adressé à Leonora Sanvitale : « Madame, s’écrie-t-il, vous seule pouvez me rendre la santé. Faites descendre la rosée bienfaisante de l’oubli sur les épines qui me déchirent, sur les déplaisirs que me cause mon honneur blessé et qui troublent le repos de mes nuits :

Spinose cure mie d’onor pungente… »


Et il souhaite que les charmes de la belle comtesse lui soient un remède à son grand mal, medicina al mio grati male.

— Serviteur à la médecine ! m’écriai-je. Voilà un amour qui sent furieusement la pharmacie. Ah ! monseigneur, vous êtes cruel.

— Eh bien ! dit-il en riant, pour l’amour de Platon et de l’idéal, quittons ce sujet et hâtons-nous de conclure que, de l’humeur dont il était, le Tasse dut commettre faute sur faute à la cour de Ferrare. Impuissant à se gouverner, son orgueil intraitable s’échappait dans ses discours, et ses hauteurs envenimaient des inimitiés qu’il aurait fallu adoucir par de la modestie et des prévenances. Exigeant, susceptible, les marques de faveur que recevaient ses rivaux lui donnaient de l’ombrage ; en toute rencontre, il voulait avoir le pas sur des hommes que leurs services rendaient chaque jour plus considérables, plus influens, et il leur disputait avec humeur le cœur d’un maître qu’il ne devait pas tarder à fatiguer de ses prétentions et de ses murmures.

Je sais un homme qui prétend que le premier des plaisirs est de se faire des ennemis, et le second de s’en défaire : en tout bien tout honneur, s’entend. De ces deux talens, le Tasse ne possédait que le premier, et il eut le tort d’aimer à guerroyer sans avoir le génie de la guerre. En vérité, il était de ces gens qui devraient s’arranger pour ne se brouiller jamais avec personne, parce qu’ils sont sûrs d’avance de perdre partie, revanche, et le tout. Il manquait de souplesse et de sang-froid ; jamais homme né fut moins propre à déjouer une intrigue. Dans le portrait flatté qu’a fait de lui le Manso, il est un trait qui me frappe. Après avoir vanté sa dextérité dans tous les exercices du corps, le bon marquis convient que la nature lui avait cependant refusé cette aisance et cette prestesse dans les mouvemens qui font le cavalier accompli, et il nous apprend aussi que dans les controverses publiques son illustre ami était plus admiré pour ce qu’il disait que pour la manière dont il le disait. Il avait en effet quelque embarras dans la langue, s’exprimait avec effort, cherchait ses mots. Apparemment il avait peine à se démêler de ses pensées, dont l’abondance l’accablait. Les hommes de génie n’ont pas toujours le don de se communiquer, et en général, dans le train habituel du monde, ils essuient des difficultés que ne connaît pas le vulgaire. Les sots trouvent tout simple de vivre, ils en ont la routine en naissant. À les voir, on sent qu’exister est leur affaire ; ils auraient beau chercher, ils ne trouveraient rien de mieux. Pour un esprit supérieur, la vie est un accident qui l’étonné ; il a peine à se bien tirer de cette aventure : les aigles sont de mauvais marcheurs. Il y avait à la cour de Ferrare de très petits hommes, qui, toujours maîtres d’eux-mêmes, gracieux et mesurés dans tous leurs mouvemens, la bouche en cœur, l’esprit toujours présent, charmaient tout le monde par la vivacité de leurs heureuses reparties, et à côté de ces brillantes nullités l’auteur de la Jérusalem fit plus d’une fois une assez méchante figure. Ajoutez ce malheureux penchant à l’hypocondrie dont il avait apporté le germe en naissant, non qu’il fût d’un naturel triste ; mais, en sa qualité de valétudinaire, il avait cette disposition à s’étudier, à ne se jamais perdre de vue, qui, développée par les circonstances, finit par plonger l’âme dans la mélancolie. Sa correspondance se compose de seize cents lettres, et on n’en pourrait pas citer vingt où il parle d’autre chose que de lui, de ses projets, de ses espérances, de ses déceptions, de ses infortunes. Une âme ainsi absorbée en elle-même ne voit bientôt plus les choses telles qu’elles sont ; elle irrite ses maux en les creusant, elle s’en crée d’imaginaires ; abandonnée à ses fantômes, elle désapprend à vivre avec les hommes… Baron, j’en suis fâché, le caractère du Tasse n’était pas à la hauteur de son génie ; toujours en désaccord avec lui-même, sa vie fut une longue suite d’inconséquences. Ambitieux à la fois et nonchalant, très attaché à son intérêt et le sacrifiant à ses fantaisies, se mêlant parfois d’intrigues et n’y réussissant jamais, parce qu’il manquait d’art, acceptant une servitude auprès d’un prince, et décidé, comme il le disait lui-même, à ne se contraindre en rien et à ne faire que ce qui lui plaisait, hypocondre qui détestait la solitude, mondain qui n’avait pas l’esprit du monde, son cœur rassemblait toutes les contradictions, et il ne put jamais les dominer par un effort héroïque de sa volonté. Avec cela, toujours hors d’équilibre, toujours dans un extrême : tantôt plein de confiance en sa fortune, s’étourdissant sur ses dangers, expansif, indiscret, le cœur sur les lèvres, l’air et le ton cavaliers, il se donnait le plaisir de braver ses ennemis, se promenait en roi de théâtre au milieu d’une cour pleine d’embûches, et s’écriait, en jetant son bonnet par-dessus les moulins : Buvons frais, nargué des cuistres ! Cimearo aipedanti ! Et bientôt, à la moindre mortification que lui attiraient ses imprudences, il tombait dans une morne tristesse ou se livrait aux derniers emportemens. « Vous savez comme en usait dans son enfance notre fils Torquato, écrivait un jour, Bernardo Tasso à sa femme Porcia : quand on lui enlevait de force quelque fruit, de dépit il jetait à terre tous ceux qui se trouvaient sous sa main, se refusant à lui-même toute consolation. »

Ah ! pourquoi l’abbé Spinetta ne vivait-il pas au XVIe siècle ? Il serait allé trouver le Tasse à Ferrare, et lui aurait parlé en ces termes : « Torquato, prenez-y garde ! Vous raisonnez à merveille sur l’idée métaphysique du prince et du poète ; mais les idées ne sont pas de ce monde, et ce monde a peu de goût pour les idées. Torquato, prenez-y garde ! Avant vous, l’Arioste avait déjà dit que les princes sont tenus de nourrir et d’honorer les poètes, parce que les poètes seuls peuvent les rendre immortels. Et cependant, comme l’Arioste était un sage, il n’a pas laissé de faire la guerre aux brigands dans la Garfagnana. Torquato, de grâce, soyez conséquent ! Si votre liberté vous est chère, ayez le courage de rester pauvre ; allez vivre de privations dans quelque obscur réduit, et, mangeant votre pain sec, dites fièrement : Je suis mon maître ! Que si vos aises vous sont plus chères que votre fierté, vivant aux frais d’un maître, apprenez des courtisans qui vous entourent à gouverner votre humeur et à vous rendre nécessaire ! Mais vouloir vous donner sans cesser de vous appartenir, prétendre servir sans servir, vaine chimère qui vous coûtera des larmes de sang !… Mon grand poète, vous ne m’écoutez pas ; votre félicité présente vous enivre. Cette cour, ces palais, ces jardins, ces fêtes, ces princesses aux regards de flamme, votre maître qui tout à l’heure vous souriait, oh ! que tout cela est charmant ! oh ! que tout cela est dangereux !… — Qu’ai-je à craindre ? me dites-vous ; je suis sûr de son cœur !… Ah ! pensez-y, le cœur d’un prince !… Vous ne le connaissez pas, me répondez-vous encore. Il est idolâtre de la poésie. Tantôt, à l’ombre d’un buisson de myrtes, je lui récitais une scène de l’Aminta et quelques octaves de la Jérusalem, et il s’est écrié, en m’embrassant : « O mon poète, que vous êtes un grand magicien ! Tout à l’heure je me croyais en terre sainte, je tenais dans mes mains l’épée sanglante de Tancrède, et soudain, transformé en berger d’Arcadie, un hoqueton sur le dos, une panetière au côté, je me surprendra graver sur l’écorce d’un hêtre le nom délicieux de Silvia. » Et à ces mots il m’a passé autour du cou la chaîne d’or que voilà… — Fort bien, Torquato ; mais apprenez qu’à peine vous eut-il quitté, il se prit à rêver à son coffre-fort, qui est vide, au grand-duc de Toscane, qui lui dispute la préséance, et déjà son front s’était rembruni, quand Cristofano de Fiume et Antonio Montecatino se sont avancés vers lui, et Cristofano a dit : Altesse, je viens de découvrir un moyen de doubler vos revenus. Et Antonio : Altesse, je viens de découvrir un bon tour à jouer à ce François de Médicis que vous n’aimez pas. Il ne les a pas embrassés, mais il s’est dit à lui-même : Oh ! que voilà des magiciens plus utiles que l’autre ! Tancrède, bergers d’Arcadie, en cet instant vous étiez bien loin de sa pensée… Ne vous récriez pas, Torqualo, je connais tous ces d’Este. Ce faux Tancrède, croyez-moi, cache sous ses airs de chevalier une humeur froide et sévère, et quant à sa franchise… Ah ! tenez, je viens de lire une dépêche de l’envoyé de Toscane, Orazio Urbani, et j’y ai vu ces mots : Le seigneur duc Alphonse a l’habitude de s’exprimer avec de longs circuits de belles paroles si bien agencées, qu’il est impossible de savoir ce qu’il y a dessous… Défiez-vous des belles paroles, Torquato ! défiez-vous de ces habiles gens qui apprennent au maître à spéculer sur les farines et à se venger des Médicis ! défiez-vous de ces Ascanio, de ces Maddalo, consommés dans l’art de pratiquer de sourdes menées et de porter des coups fourrés ! Dès que votre étoile aura pâli, l’une de ces langues qui distillent du venin… Ah ! Torquato, prenez-y garde ! on s’endort sur un lit de roses et l’on se réveille, à Sainte-Anne, »

— Fort bien ; mais je l’entends vous répondre : Monseigneur, prenez-y garde ! À parti pris, point de conseil.

— Oui-da, reprit-il, je m’en lave les mains ; j’ai fait ce que j’ai pu ; pourquoi n’a-t-il pas voulu m’en croire ? Et voyez si tout ne s’est pas passé comme je l’avais prédit. Les lunes de miel ne sont pas éternelles. Le duc Alphonse a fini par se refroidir pour cet oisif qui se vante orgueilleusement d’être le seul de ses serviteurs qui ne le serve pas. Un jour que le Tasse lui fait demander un tonneau de : son meilleur vin, il accompagne ce présent d’un distique de sa main où perce l’amertume d’un cœur aigri : — Qu’une pièce de vin soit donnée au Tasse ! qu’il boive, qu’il écrive, qu’il se repose et se promène ! — Un autre jour, à l’instigation des ennemis du poète, il lui fait offrir une charge dans le gouvernement de Modène. « S’il refuse, pensaient les Ascanio et les Maddale, il témoignera peu de zèle pour les intérêts de son maître ; s’il accepte, Dieu sait comme il se tirera d’un métier pour lequel il n’a ni goût ni talent ! » Le Tasse n’hésita pas, il refusa net ; mais de toutes les imprudences qu’il commit, la plus grave est celle qu’a signalée le premier le marquis Capponi. En 1575, le Tasse forma le projet de quitter Ferrare. Il sentait sa position menacée, son bonheur sur le déclin ; il se plaignait que son patron ne fût pas fidèle à ses promesses. À la vérité, il était caressé, choyé, mais il ne faisait pas fortune ; il désirait quelque chose de plus solide, di pui solido. Dans ce temps, il venait de terminer la Jérusalem, et le duc le pressait de la publier, impatient qu’il était de recueillir le fruit de ses bienfaits, et de voir se répandre enfin dans toute l’Italie les louanges magnifiques que le poète avait prodiguées au magnanimo Alfonso. C’est ce moment que choisit le Tasse pour se dégoûter de Ferrare et pour traiter, avec qui ? avec le rival, l’ennemi d’Alphonse, le grand-duc de Toscane. Si cette négociation eût abouti, la Jérusalem serait devenue la proie des Médicis ; ils auraient ceint leur front de cette couronne de gloire que le poète s’était engagé à tresser pour les d’Este… Cependant le Tasse cherchait des prétextes pour se rendre à Rome, où il désirait se concerter avec Scipion Gonzague et le cardinal Ferdinand de Médicis… — Gardez-vous de quitter Ferrare avant que le poème soit sous presse 1 lui disait la duchesse d’Urbin, qui voulait son bien : Jusqu’alors tout voyage sera suspect. — Sourd à de si sages conseils, il part ; de Rome, il se rend à Sienne, à Florence… Mais sur le point de conclure, irrésolu comme toujours, il hésite, il recule, et à quelque temps de là le grand-duc écrivait à son ambassadeur Canigiani que l’affaire avait manqué, qu’après tout il fallait s’en féliciter, que le Grand-Turc, intéressé aux discordes des chrétiens, aurait vu avec trop de joie deux princes se brouiller au sujet d’une nouvelle Jérusalem… Le Tasse est revenu à Ferrare ; malgré l’avortement de son projet, il ne l’abandonne point, il se promet de le reprendre en sous-œuvre. — Une seule chose, écrivait-il à Scipion Gonzague, le retenait à la cour d’Este. — Les beaux yeux de Léonore ?… Poètes et romanciers, détrompez-vous ! c’était une espérance de gratification dont on le berçait. — Malheureusement, disait-il, si le don ne se fait pas attendre, il sera insuffisant ; s’il est suffisant, il se fera attendre. Le mieux sera de refuser le petit et de ne pas attendre le grand. — Pendant qu’il raisonnait ainsi, ses rivaux, dont la jalousie guettait le moment d’éclater, se flattent que ce moment est enfin venu, car il avait transpiré quelque chose de ses imprudentes démarches, et elles avaient causé au cœur ombrageux d’Alphonse des déplaisirs qu’il ne s’agissait plus que d’irriter. C’est alors que paraît dans tout son jour l’imprévoyance du Tasse. L’orage gronde déjà sur sa tête ; il affecte une entière sécurité, et s’amuse à braver des ennemis auxquels il venait de fournir des armes…

— Et à ce propos, madame, dit le baron, l’abbé Spinetta me cita une lettre dont il faut que je vous relise quelques fragmens. Elle est vraiment curieuse :

« Je veux être de belle humeur, écrivait-il à son ami Luca Scalabrino, et, en dehors des questions de foi, je me pique d’être un véritable épicurien. Malheur à qui s’inquiète du lendemain 1 J’étudie à mes heures ; le resté du temps je ris, je chante, je bavarde… Il n’y a pas de baron ni de ministre du duc, pour haut placé qu’il soit, qui me trouve disposé à lui porter respect, et notre grandissime lui-même (le Montecatino), s’apercevant de ma morgue, s’empresse souvent de me saluer le premier, à quoi je réponds avec tant de hauteur et de gravité qu’on me prendrait pour un Espagnol. Les bonnes gens disent : D’où lui est venu tant d’arrogance ? A-t-il trouvé un trésor ? Depuis mon retour, je n’ai dîné que deux fois hors du logis, et encore me suis-je fait prier ; en revanche, j’ai accepté sans façons la place d’honneur au haut bout de la table. J’ai fait examiner ma nativité par trois astrologues. Sans me connaître, ils ont déclaré tout d’une voix que j’étais un grand homme de lettres, et ils me promettent une très longue vie et la fortune la plus éclatante… Ils ont si bien rencontré, que je tiens pour certain de devenir un grand homme, et je fais montre de mes grandeurs comme si je les possédais déjà. Ils se sont tous accordés à dire que j’obtiendrai beaucoup de choses par les femmes. Or j’ai reçu hier une longue lettre de la duchesse d’Urbin, qui s’offre à employer en ma faveur tout ce qu’elle a de crédit auprès de son frère. Et de son côté Mlle Léonore m’a dit aujourd’hui que jusqu’à ce jour elle n’avait pas été fort à son aise, mais que, maintenant qu’elle est entrée en possession de l’héritage de sa mère, elle m’accordera quelques secours. Je ne demanderai rien, j’accepterai tout… Pour en revenir à la duchesse d’Urbin, elle m’avait encore écrit ces jours passés pour me reprocher ma lenteur à faire imprimer mon poème ; aujourd’hui elle s’en exprime plus clairement encore et fait paraître quelque dépit de ces retards. Cela me cause un peu d’humeur, et ce qui me fait monter aussi la moutarde au nez, ce sont les aboiemens de quelques chiens braques qu’on lâche à mes trousses… Mais il me plaît de mépriser ces roquets et de croire à mon étoile… Nargue des cuistres. »

… Au fond, en dépit de ses accès de jactance, reprit l’abbé Spinetta, il était inquiet ; les enfans chantent en passant de nuit dans un bois. Enfin les envieux qui complotaient sa perte se décident à frapper les grands coups, et tout moyen leur semble bon. On intercepte et on décachette ses lettres, on ouvre avec de fausses clés une cassette où il renfermait ses correspondances, et on met sous les yeux du duc des papiers compromettons, apparemment des pièces relatives à ses négociations avec les Médicis. Alors une sombre mélancolie s’empare de lui ; il est en proie à une défiance universelle. Un jour il soufflette un courtisan qu’il soupçonne d’avoir trempé dans l’affaire de la cassette, et qui se venge en l’attirant dans un guet-apens. Seul contre quatre, il se défend comme un lion, met en fuite ses assassins, et tout Ferrare chante en chœur :


Colla penna e colla spada
Nessim val quanto Torquato.


— Triomphe éphémère ! Il se sent enveloppé dans ces trames secrètes qu’on ne rompt pas à coups d’épée. À ses justes inquiétudes s’ajoutent des terreurs imaginaires ; il s’exalte, il perd le sens. Dans un nouvel accès de fureur, il frappe d’un couteau, sous les yeux de la duchesse d’Urbin, un serviteur du palais. Pour châtier ses emportemens, le duc Alphonse l’a tenu sous les verrous pendant quelques jours ; il ne peut oublier cet outrage ; son imagination effarée le dévore, il se figure tout l’univers conjuré contre lui ; il se croit même poursuivi par l’inquisition pour crime d’hérésie. Son égarement va jusqu’à craindre qu’on n’attente à ses jours ; il ne rêve que poison, refuse toute nourriture. « Preuve manifeste de sa folie, écrivait le duc quelques mois plus tard, car si nous l’avions voulu, il nous était bien facile de nous défaire de lui. » Enfin il s’enfuit, traverse à pied toute l’Italie jusqu’à Sorrente, et, déguisé en pâtre, vient demander asile à sa sœur ; mais il ne tarde pas à regretter Ferrare et ses manuscrits restés aux mains de ses ennemis. Il demande sa grâce, il l’obtient à la condition de se reconnaître pour fou et de se laisser purger. Le magnanime Alphonse affecte d’avoir tout pardonné, et toutefois il lui marque son ressentiment en le blessant à son endroit le plus sensible, dans son orgueil de poète. « Persuadé qu’il y avait quelque peu de superbe dans mon humilité, il voulut me traiter de telle sorte que je dusse toute ma gloire à ses bienfaits, non à mes travaux et à mes ouvrages… Aussi toutes mes compositions, plus il les avait prisées autrefois, plus elles commencèrent à lui déplaire. Si je l’avais écouté, j’aurais renoncé à toute célébrité, à toute renommée littéraire ; il aurait voulu me voir, menant une vie molle, délicate et oisive au milieu des aises et des plaisirs, quitter, déserteur de la vraie gloire, le Parnasse, le Lycée et l’Académie pour les logemens d’Épicure, et m’y choisir pour demeure un de ces réduits où ni Virgile, ni Catulle, ni Horace, ni Lucrèce lui-même n’ont jamais consenti d’habiter. » N’entendez-vous pas Alphonse dire en ricanant au poète : — Messer Torquato, vous vous êtes toujours flatté de vivre chez moi sans y rien faire pour mon service, sinon de me chanter dans vos vers. En bon prince, je veux aller au-delà de vos désirs. Ne faites rien, absolument rien, pas même des vers… Aussi bien je ne suis plus d’humeur à les trouver bons…

Pour la seconde fois il s’enfuit. De son pied poudreux, il s’en va de Mantoue à Padoue, de Padoue à Venise, de Venise à Pesaro, de Pesaro à Urbin, d’Urbin en Piémont. De nouveau le mal du pays le reprend et le désir aussi de ravoir ses manuscrits. À son arrivée, il trouve Ferrare en fête : Alphonse épouse en troisièmes noces Marguerite Gonzague. Partout des apprêts, un somptueux appareil, de la musique, des masques courant les rues. Hâve, décharné, le cœur en proie au vautour qui le ronge, il erre comme un fantôme parmi cette foule ivre de tumulte et de joie. Il s’approche du palais, il en contemple d’un œil hagard les murailles magnifiquement parées qui l’ont publié… « C’est moi ! Je suis le Tasse !.» » Quoi qu’il dise, elles ne le reconnaissent point. Ces lieux témoins de ses félicités passées et où il se sent étranger, les chuchotemens des courtisans, les regards insultans de ses ennemis, la joie maligne qui se peint sur leur front, le duc et son frère le cardinal qui lui refusent une audience, les princesses, ses protectrices, qui le consignent à leur porte… Ah ! c’en est trop ! Pourtant il se contient encore. Il fait parler, écrire au duc. Que cet homme de bronze le prenne en pitié ! qu’on lui rende au moins ses chers manuscrits ! Point de réponse. Alors il éclate ; sa fureur déborde en un long torrent d’invectives, il maudit tous les d’Este, il maudit tous les princes et les princesses qu’il a loués dans ses vers, il appelle sur ces ingrats, sur ces pervers, la vengeance du ciel, l’exécration des muses… À ce coup, Alphonse parle, et sa réponse est brève : « Qu’on le conduise à l’hôpital des fous ! »

— Oh ! la mélancolique histoire ! m’écriai-je ; on ne peut l’entendre sans que le cœur se serre… Mais, je vous prie, que pensez-vous de ce fameux caveau qu’on montre à Ferrare…

— À quoi bon se mettre en frais de roman quand l’histoire est si tragique ? Ce qui est certain par ses lettres, c’est que le Tasse fut d’abord détenu dans une étroite et triste cellule qui ressemblait à un cachot, et où il endura quelque temps toutes les misères de la plus dure captivité, mal nourri, manquant de linge, privé de tous les soins que réclamait sa santé, privé même des secours spirituels qu’il sollicitait avec la véhémence du désespoir, car à ses souffrances, à ses appréhensions, était venue se joindre la peur de l’enfer. Toutefois il est également certain qu’on ne tarda pas à le transférer dans un logement plus salubre et plus spacieux, comme le prouvent ses lettres datées de son appartement de Sainte-Anne, da le mie stanze. Là il recouvra les commodités de la vie qu’on lui avait d’abord refusées ; il faisait souvent bonne chère et pouvait savourer à son aise les fruits confits et les petites friandises que lui envoyaient de bons pères bénédictins. Dans les momens où il était de sens rassis, assai in cervello, il partageait son temps entre ses livres, ses études, les visites que lui rendaient ses amis ou des curieux attirés par le bruit de sa gloire et de ses malheurs. Plus d’une fois on lui permit de sortir pour faire ses dévotions, pour assister à des tournois, à des mascarades. Ne faisons pas d’Alphonse II un tyran de mélodrame. Ce prince hautain se contenta de venger sa majesté offensée en courbant sous le joug de la servitude le front rebelle qui l’avait bravé. Et qu’était-il besoin de recherches de cruauté pour que le Tasse prisonnier se sentît le plus malheureux des hommes ? La maladie, de fréquens accès de fièvre, ses rêves à jamais évanouis, son génie méconnu, les bouillonnemens de sa fierté outragée, l’incertitude du lendemain, des bruits lointains de fêtes qui ravivaient dans son cœur le souvenir amer de ses grandeurs et de ses triomphes d’autrefois ; avoir aspiré à tout, et un jour, hélas ! tout possédé, et aujourd’hui n’être plus rien, et aujourd’hui vivre dans le mépris et l’abandon à deux pas de ce palais où naguère… Ah ! n’y avait-il pas là de quoi lui faire de Sainte-Anne un enfer ? Aussi que d’efforts pour en sortir !… Il remuait le ciel et la terre, fatiguait l’air de ses plaintes, faisait présenter des suppliques et des placets à tous les princes d’Italie, aux seggi de Naples, au sénat de Bergame, à l’empereur, au pape. Par momens il se reprenait à espérer, et, son espoir étant déçu, il avait des fureurs à faire trembler ; mais bientôt, s’affaissant sur elle-même, cette âme affolée languissait sous le poids de ses infortunes. Alors il pleurait comme un enfant ; saisi d’épouvantes mystérieuses, il se croyait le jouet d’un esprit de ténèbres rôdant sans cesse autour de lui, il ne parlait plus que de sortilèges, d’enchanteurs ; il s’écriait qu’il était la victime de quelque noir maléfice et accusait le prieur de l’hôpital d’être d’intelligence avec les magiciens. Et tout à coup, par une réaction singulière de son esprit mobile, il se mettait à raisonner comme un sage, prenait la plume, composait de doctes traités de morale, citait Platon et saint Augustin, se flattait d’obtenir sa grâce en représentant à Alphonse que selon Aristote la justice est universelle ou particulière, qu’à son tour la justice particulière se divise en justice distributive et en justice corrective, que dans l’une comme dans l’autre on retrouve les proportions géométriques et arithmétiques, et au demeurant il soutenait comme devant que les nombres et l’harmonie sont le secret des choses, et que tout dans ce monde procède musicalement…

Il faut croire que le duc Alphonse ne se connaissait guère en musique. Pendant sept années, il tint sous ses pieds sa victime, tour à tour furieuse ou gémissante… Il est dangereux-de pousser à bout les Alphonse II, Ces cœurs altiers, dont la dureté naturelle est tempérée par une certaine modération, ne se laissent plus regagner quand on les a trop offensés. Leur provision de patience épuisée, ils ne reviennent pas, et, leurs passions ayant alors un faux air de raison, le scrupule n’a pas accès dans leur âme… Lorsqu’en 1586, à l’âge de quarante-deux ans, le Tasse fut remis en liberté, il n’était plus que l’ombre de lui-même, et en sortant de Sainte-Anne il y laissa deux trésors à jamais perdus pour lui, sa dignité et son génie.

— Je vois, lui dis-je, que vous n’en jugez pas comme fra Antonio.

— Fra Antonio ? me répondit-il d’un ton dédaigneux. Qui est-ce donc ?

— Un brave religieux de Saint-Onuphre, qui, Dieu lui pardonne ! soutient qu’il y a plus de génie dans les Larmes de Jésus que dans la Jérusalem délivrée !

— Allez donc chercher de vrais lettrés parmi ces frateschi ! Monsieur le baron, lisez, si vous en avez le courage, lisez tous les poèmes qu’a écrits le Tasse au déclin de sa vie, et vous m’en direz des nouvelles ! Je consens qu’il se trouve de fort beaux passages dans les Sette Giornale, quelques belles tirades dans le Torrismorudo, quelques beaux vers dans la seconde Jérusalem) mais quelques étincelles noyées dans des torrens de fumée ne font pas un bouquet d’artifice fort réjouissant à voir, et, en étudiant ces dernières productions d’une muse mourante, je me rappelle que le grand poète comparait lui-même son imagination flétrie par le malheur à un vieux mur peint à fresque qui voit ses couleurs, jadis si brillantes, pâlir, s’écailler et tomber. À vrai dire, je connais des gens qui, comme votre fra Antonio, font état des Larmes de Jésus et des Larmes de Marie. Que vous dirai-je ? foi d’ecclésiastique, ces deux élégies sont pleines des meilleurs sentimens ; foi de critique, elles sont pitoyables, car, je vous l’avouerai tout bas, si les bons sentimens ont leur prix, en matière de poésie il n’y a que les bons vers qui comptent…

Mais ce n’est pas seulement son génie que le Tasse laissa aux mains de la fortune : l’adversité avait aussi brisé le ressort de son caractère. Trop longtemps ployée, sa volonté ne se redressa plus. Le malheur retrempe les forts ; il ôte aux faibles, pour parler avec Homère, la moitié de leur âme. Hélas ! oui, le Tasse rendu à la liberté est un spectacle plus douloureux encore que le Tasse prisonnier, et je ne sache rien de plus navrant que la lecture de sa correspondance durant les neuf dernières années de sa vie. « Je suis pauvre ! je suis malade ! j’ai la fièvre ! Ne se trouvera-t-il personne qui me tende une main secourable ? » Voilà son éternel refrain, et il s’abaisse parfois à des prosternations dont on rougit pour lui.

Quelle pitié ! un Tasse à genoux devant des nains ! un idéaliste, un amant des beautés ineffables, qui, en redescendant de ses nuages, ne sait pas se tenir debout ! Ô pauvreté, comme vous avilissez ceux qui ne savent pas être fiers de vous !

Le grand mal, c’est que son utopie, son rêve maudit, le tient toujours. Il a beau dire qu’après avoir dormi et songé pendant vingt ans il s’est enfin réveillé : il a la folie de croire encore aux princes ; il cherche une cour où l’on consente à l’entretenir, à l’entourer de soins et de respects en le dispensant du service. Un appartement gai, la table, de la compagnie, un bon domestique qui ait du flair et s’entende à éconduire les fâcheux, des loisirs pour étudier et pour écrire, un brevet de pension et la liberté de faire tout ce qui lui plaira,… comme vous le voyez, c’est toujours l’ancien programme. Et il erre de lieu en lieu, il se transporte d’un bout de l’Italie à l’autre pour découvrir ce patron complaisant qui lui donnera tout sans rien exiger en retour que quelques vers, quelques sonnets. Vaine recherche ! à Urbin, comme à Mantoue, comme à Florence, on lui veut imposer des sujétions auxquelles il ne saurait se plier. Ah ! que les temps sont durs ! Ah ! que les princes ont le cœur mal placé !… Alphonse, vous n’avez qu’à dire un mot, à faire un signe ; votre victime ira se remettre entre vos griffes. Mais Alphonse n’a garde ; il affecte d’ignorer qu’il y ait un Tasse au monde.

Rebuté par les cours, pour sortir de son indigence, il s’efforce de rentrer au moins en possession du modeste héritage de sa mère, qui a passé à des mains étrangères. Il entreprend un interminable procès, il plaide, il sollicite ses juges, il multiplie les démarches pour obtenir du saint-siège une excommunication en bonne forme contre sa partie adverse. Au milieu de tous ces tracas, il continue à tort et à travers son métier de poète ; j’ai dit son méfier, car adieu l’art, adieu l’inspiration ! Il a levé boutique de poésie, il se tient au courant de toutes les fiançailles, de tous les mariages ; les épithalames sont des marchandises de défaite. Son magasin est aussi très bien monté en éloges, en panégyriques. Regardez à la devanture ; quel étalage de métaphores, de prosopopées ! Boutique de fripier, à vrai dire ; peu de nouveautés, ce ne sont que vieux articles qui ont déjà servi. Ah ! que ne peut-il tarifer ses marchandises ! Tant pour une hyperbole un peu forte, tant pour être comparé à Hercule, tant pour être égalé au soleil, tant pour avoir l’honneur de figurer, au vingtième chant de la Jérusalem conquise, dans la liste des cavaliers magnanimes et courtois qui seraient dignes de se mesurer avec les Titans ! Par malheur, il n’a pas le droit de fixer ses prix ; chacun paie ad libitum, et combien de ses chalands ne s’acquittent qu’en monnaie de singe ! Il s’en plaint amèrement, il s’indigne de l’avarice du siècle : telle de ses poésies ne lui a pas même rapporté un vieux manteau : una cappa vecchia. Dans son dépit, il déclare qu’il ne louera plus aucun prince qu’à raison de cent écus par vers. N’en croyez rien : pour deux écus, vous serez un Énée, un Thésée, tout ce qu’il vous plaira.

Passe encore s’il se portait bien : travaillant du matin jusqu’au soir, il gagnerait sa vie tant bien que mal ; mais sa santé détruite le contraint à de longs chômages. Il est bien malade, et jamais il n’a pu faire le compte de tous ses maux : il souffre de la tête, de la poitrine, de l’estomac, des entrailles, sans parler de ses frénésies et de sa mémoire qui s’en va. Pour guérir ses inguérissables souffrances, il n’épargne pas les remèdes : les eaux, les bains, les cautères, les purgations, la saignée, l’ellébore, il essaie de tout ; les apothicaires font le vide dans sa bourse qui tarit. Aussi bien n’a-t-il jamais su compter. Où sont allées ses épargnes ? L’argent lui fond entre les doigts. Alors, — oh ! que cela me coûte à dire ! — alors cette main de gentilhomme, cette main qui savait manier une épée, cette main qui sculpta dans un pur marbre de Carrare la sublime figure du grand capitaine, cette main qui savait tirer des cordes d’une lyre des accens que le monde ne se lassera jamais de répéter, oh ! pitié ! oh ! douleur ! ce n’est plus que la main tremblante et flétrie d’un vieux mendiant qui jette à tous les vents du ciel ce cri lamentable : « Mon bon seigneur, je n’ai plus ni son ni maille ! Au nom du ciel, faites-moi la charité ! Mon bon seigneur, si vous ne me venez en aide, je finirai mes jours à l’hôpital des incurables ! De grâce, donnez-moi mille écus, ou, si je vous semble indiscret, donnez-m’en cent, quarante, trente, vingt, dix… Oh ! de grâce, dix écus par charité, per elemosina ! Ah ! seigneur comte, et vous, madame la princesse, vous le voyez, mes vieilles hardes montrent la corde. Faites-moi l’aumône d’un manteau : neuf ou non, je m’en accommoderai. Donnez-moi encore un pourpoint, une paire de gants, une simarre, et du linge. Oh ! surtout du linge ! Faute de linge, j’ai dû quitter Rome. Avec mes chemises effilochées, je n’osais plus faire antichambre chez leurs éminences les cardinaux. Bonnes âmes charitables, ne pourriez-vous me procurer un cheval ? Un simple bidet, et je serai content. J’aurais aussi grand besoin d’un domestique. Quand je suis né, mon père était riche ; ma mère ne m’a pas appris à me servir moi-même… Oh ! si l’on me donnait des bijoux ! Un rubis, une perle, seraient le meilleur remède à ma mélancolie. Et de l’argenterie !… J’ai toujours aimé l’argenterie à la folie… Seigneur Costantini, le duc de Bracciano m’a donné cinquante écus, et le grand-duc de Toscane pas davantage. Cependant le panégyrique que j’ai fait des Médicis a été cause que ma rupture avec le duc Alphonse est sans retour. Que son altesse me dédommage et que la duchesse sa femme me fasse un présent ! Une écuelle d’argent ? C’est trop peu. Un bassin ? Elle trouvera que c’est trop. Prenons le juste milieu : un seau, un petit seau d’argent, fera mon affaire… Mais qu’est-ce à dire, messer Vittorio Baldini ? La grande-duchesse vous a gratifié d’une coupe pour avoir imprimé mes vers, et vous ne me la donnez pas ! Oh ! cette coupé, je vous la demande à mains jointes. Seigneur Vittorio, il me faut cette coupe, je meurs d’envie d’avoir cette coupe ; on ne m’ôtera pas cette coupe de l’esprit… » Et, quittant le ton suppliant, il se fâche contre cet âne de Vittorio qui fait la sourde oreille, car il se fâche quelquefois. Dans ces momens-là, il maudit l’ingratitude des hommes, il maudit les coquins parvenus, il rétracte tous les éloges qu’il à prodigués aux puissances de ce monde. « C’est un déshonneur pour un poète, s’écrie-t-il, que de louer les princes sans en recevoir de gratification… » Étrange définition de l’honneur !

« Il est des instans, dit-il encore, où je me mets à rire de tous mes malheurs ; mais ce rire est si voisin de la fureur que j’aurais grand besoin d’une dose d’ellébore. » Et s’emportant tout à fait : « Le Tasse veut que tout le monde lui donne, les grands par crainte qu’il ne dise du mal d’eux, les petits par crainte qu’il ne leur en fasse. Un de ces jours, vous me verrez arriver avec une arquebuse, une épée ou un épieu, et gare à vous si vous ne cherchez à apaiser ma colère ! » Menaces en l’air, propos d’enfant ! Soit douceur naturelle, soit faiblesse, soit une certaine candeur qui, malgré ses défauts, donnait un charme exquis à son commerce comme à ses vers, cet homme était incapable de rancune. Jamais il ne s’est vengé par des médisances, jamais il ne s’est armé du fouet de la satire. Quand il refait sa Jérusalem, il a soin d’y laisser quelques vers à la louange de l’invincible Alphonse. Aussi ses emportemens ne durent guère, et il rentre bien vite dans son état ordinaire, qui est de se plaindre, de gémir, de déplorer son impuissance, le mépris où il est tombé, le lugubre naufrage où se sont englouties ses espérances. « J’ai presque oublié, s’écrie-t-il en pleurant, que j’ai été élevé en gentilhomme. Hélas ! je ne suis rien, je ne sais rien, je ne puis rien, je ne veux rien… » Et il invoque la mort, qui, moins trompeuse et plus compatissante que les hommes, rendra enfin le repos à son cœur dévoré.

Cependant l’heure de la réparation avait sonné : c’est Rome qui se charge d’acquitter la dette de Ferrare. Le Tasse avait toujours eu du goût pour la ville éternelle ; il y avait fait plusieurs séjours et avait cherché à s’y établir. Un de ses rêves était de trouver un bon vieux cardinal qui lui donnât le logement et le couvert avec l’ozio letterato. Comme les chimères ne lui coûtaient rien, il avait aussi pensé à entrer dans les ordres, se flattant de parvenir un jour aux honneurs de la prélature. À tout le moins se fût-il contenté d’un bon bénéfice, d’une grasse abbaye, qui l’eût mis pour le reste de ses jours à l’abri du besoin. Cette abbaye, objet de ses vives convoitises, joue un grand rôle dans ses lettres ; d’avance il lui faisait les yeux doux ; cette vision s’était logée dans sa tête à côté de la coupe d’argent. Malheureusement pour lui on n’était plus au temps où les dignités de l’église servaient à récompenser les veilles des gens de lettres. Ses démarches n’aboutirent pas. Les froideurs des cardinaux lui furent cruelles ; il sollicita vainement une audience du saint-père. Sixte-Quint, qui régnait alors, ne se piquait pas de littérature ; il était plus occupé d’Elisabeth, de l’armida et de la ligue que d’épopées et de sonnets. Enfin, en 1592, Hippolyte Maldorandini prend possession du saint-siège sous le nom de Clément VIII. C’était le premier pape vraiment ami des lettres et des arts qu’on eût vu depuis Paul III. Ses deux neveux, Cinthio et Pietro, nourrissaient une tendre affection pour le Tasse. La Jérusalem conquise paraît ; elle est dédiée au cardinal Cinthio et au pape ; elle est reçue partout avec applaudissemens. Par un décret du sénat et du souverain pontife, le Tasse est appelé à Rome pour y ceindre son front de la couronne des lauréats. Une pension lui est assignée sur le trésor, et, tous les bonheurs lui arrivant à la fois, le prince d’Avellino, qui l’avait frustré de son héritage maternel, s’engage à lui servir une rente annuelle de 200 ducats… Il était trop tard. À la veille de monter au Capitole, il tombe malade. Il avait trop lutté, trop souffert ; ses forces étaient épuisées. Ce qui prouva la gravité de son état, ce fut l’œil d’indifférence dont il considéra les apprêts de son triomphe. Sa passion dominante, l’amour de la gloire, était éteinte dans son cœur. Las et détrompé de toutes choses, il n’aspirait plus qu’au repos, à l’éternel repos. Quand la mort lui apparut, il lui sourit comme à une amie, et il quitta ce monde en bénissant Dieu de ce qu’après tant de tempêtes il consentait enfin à le recevoir au port. Ses obsèques furent magnifiques ; mais voyez ce que sont les hommes ! Le cardinal Cinthio s’était engagé à élever au grand poète qu’il avait aimé un monument digne de son génie, et ce n’est que deux cent soixante-trois ans plus tard que notre excellent et généreux Pie IX a rempli la promesse de l’oublieux Cinthio… Chut ! ne médisons pas de ces Aldobrandini ! Nous sommes ici chez eux, nous leur devons ces ombrages, et ces chênes qui nous ont hébergés nous en voudraient, si nous parlions mal de leurs patrons.


VIII

— Ah çà ! mon cher baron, dit Mme Roch, savez-vous que j’en veux à votre monsignor ? Il m’a gâté le Tasse. L’amant de Léonore devenant fou par amour était un bien autre héros de roman que ce glorieux, ce fanfaron qui se perd par vanité, ce roi de théâtre qui a fini par tendre la main, cet esprit à la fois très creux et très positif, ce pauvre homme qui m’a toute la mine de n’avoir aimé sérieusement que deux choses, la renommée et l’argenterie. Et voilà donc les deux Léonore entre lesquelles se partageait son cœur ! Oh ! l’agréable découverte qu’a faite là votre Spinetta !

— Madame, je comprends votre dépit ; mais, comme dit le proverbe : « Platon m’est cher, le Tasse m’est cher, la vérité m’est plus chère encore. »

— Ah ! dit-elle, ce ne sont pas les femmes qui ont inventé ce proverbe-là.

— Eh bien ! madame, je suis plus femme que je ne veux bien le dire, car je ne pus dissimuler à l’abbé Spinetta que j’avais trouvé ses dissections un peu brutales. — Que voulez-vous ? me répondit-il. J’étais las d’entendre nos tassistes répéter sans cesse que le Tasse a été un très grand poète, un très grand philosophe, un très grand homme, et attribuer tous ses malheurs à je ne sais quel accident, comme si les superlatifs et les accidens avaient jamais rien expliqué. Eh ! sainte Vierge ! les hommes de génie ont un caractère comme le commun des martyrs, et c’est ce caractère qu’il faut démêler, quand on veut s’expliquer leur destinée, car soyez convaincu que nous sommes toujours les artisans de notre fortune. Aussi un beau jour j’ai forcé le Tasse de se confesser, et j’ai tiré de lui l’aveu qu’il joignait à un esprit chimérique une âme faible, inhabile à se gouverner, et que cette fâcheuse combinaison avait été la source de ses inconséquences et de ses disgrâces. Après cela, reprochez-moi, si vous le voulez, d’être demeuré trop fidèle à mes habitudes de directeur de conscience. Qui sait ? La critique du confessionnal n’est peut-être pas la moins bonne. Et là-dessus veuillez me pardonner si je vous ai chagriné, veuillez m’excuser si je vous ai ennuyé… — Nous prîmes congé de nos vénérables chênes, qui nous avaient écoutés sans mot dire, et nous redescendîmes à Frascati.

Chemin faisant, je pensai, à propos du Tasse, à un grand poète portugais qui, après avoir été soldat, après avoir perdu un œil d’un coup de feu, après avoir erré dans tout le monde, après avoir connu toutes les douleurs de l’exil, de la captivité et de la misère, mourut à l’hôpital l’année même où le Tasse entrait à Sainte-Anne. Et puis je pensai à un autre homme encore, grand écrivain comme le Tasse, visionnaire comme le Tasse, hypocondre et mélancolique comme le Tasse, comme le Tasse faible de caractère, comme le Tasse encore pauvre et vagabond. « Celui-là, me disais-je, a su rester fier dans sa pauvreté ; il n’a jamais tendu la main, il n’a jamais demandé de coupe d’argent à la maréchale de Luxembourg ; au moment où son nom remplissait le monde, il copiait de la musique pour vivre, et, refusant avec une hauteur bourrue les présens des grands, il écrivait à une marquise qui lui avait envoyé malgré lui des poulardes : « Je les ai mangées, vos poulardes, et ce que je puis faire de mieux, c’est de les oublier… » « Chose bizarre ! me disais-je encore ; de ces deux hommes, celui qui a été fier n’était pas le gentilhomme ; dans sa jeunesse, il avait été laquais, et c’est ce laquais dont les écrits ont allumé dans l’âme d’un grand peuple une fureur de liberté qui est allée jusqu’à la frénésie !… Le Tasse, Camoëns, Jean-Jacques, les jeux de la destinée, le génie différent des siècles, les mille espèces d’argile dont sont pétris nos cœurs,… il y a là de quoi rêver longtemps. »

— Ne rêvons pas trop, dit Mme Roch, et dépêchons-nous de repartir pour Rome, car il se fait tard.

— Madame, ce n’est pas à Rome que nous irons, mais à Albano, sur le versant occidental des monts albains, du côté de la mer, et, pour nous y rendre, nous suivrons une route admirable qui, comme un chemin de ronde, fait tout le tour de la montagne en courant à mi-côte.

— Mais, au nom du ciel ! qu’allons-nous faire à Albano ?

— L’abbé Spinetta, reprit le baron Théodore, avait invité à dîner quelques ecclésiastiques. On allait se mettre à table quand, à propos de je ne sais quoi, ces messieurs vinrent à parler du prince Vitale. On vanta les vertus de cette âme singulière, on raconta quelques traits de son admirable bonté. Je me souviens qu’un jeune abbé qui, lui, n’avait pas l’air bon, s’étant permis d’insinuer avec un sourire aigre-doux que le prince avait dans l’esprit des bizarreries dont tout le monde ne s’accommodait pas, monseigneur Spinetta, d’un ton vif : — Eh ! monsieur, tous les saints ont leur petit grain de folie, et, croyez-moi, ces folies-là plaisent au bon Dieu !… Mais ce qui m’intéressa plus que tout le reste, ce fut d’apprendre que le prince était allé passer deux jours à Albano, où il possède une terre. Malgré les instances de mon aimable amphitryon, je trouvai un prétexte honnête pour m’échapper, je courus à l’hôtel, je fis atteler, et fouette cocher ! me voilà parti pour Albano.

Pendant cette promenade de près de trois heures, je repassai dans ma mémoire tout ce que m’avait dit l’abbé Spinetta, et ma méditation était si profonde que je ne regardai presque rien, Je me souviens seulement qu’en l’honneur de l’archange Michel, dont on célébrait la fête ce jour-là, dans toutes les bourgades que nous traversions tout le monde était en l’air ; partout de joyeux attroupemens et des concerts de cloches en branle. Je me souviens aussi qu’au sortir de Marino, en traversant un bois, je fis rencontre d’une trentaine de belles filles vêtues de blanc et la tête ornée de voiles de dentelle qui descendaient jusque sur leurs talons ; ces belles filles, se tenant par la main, occupaient toute la largeur du chemin, et, en entr’ouvrant leurs rangs pour me donner passage, elles me regardaient d’un air moqueur en mordant à pleines dents leurs lèvres rouges comme des cerises. Je me souviens encore qu’à un tournant de la route j’aperçus à ma gauche, au fond d’un cratère arrondi, un beau lac d’un bleu sombre, et à ma droite, au bas d’un ravin, un troupeau de plusieurs milliers de moutons défilant devant un fattore à cheval qui les passait en revue d’un air grave, tandis qu’à l’horizon la mer dorée par le soleil couchant semblait en feu.

Quand j’eus dépassé Castel Gandolfo, le bruit qui se faisait autour de moi me réveilla tout à fait. La route était encombrée de piétons, de cavaliers, de brillans équipages, de petits bourgeois en goguette galopant sur des ânes, de contadines aussi belles que celles de Marino, et comme elles vêtues de blanc, mais portant sur leur tête, au lieu de voiles, ces serviettes posées à plat que les peintres ont rendues célèbres. Ce n’était que cris de joie, chansons et chansonnettes, risées, œillades agaçantes, folâtres querelles. L’archange Michel devait être content, on s’appliquait à chômer sa fête. Aux abords d’Albano, on suit une avenue ombragée de chênes antiques dont quelques-uns projettent au travers de la chaussée d’énormes racines qui embarrassent le passage. Périssent les grands chemins plutôt qu’un vieil arbre ! c’est un adage romain. L’un de ces chênes, crevassé, vermoulu, s’est gauchi et déjeté d’une si étrange façon que son tronc, presque horizontal, menaçait de s’écrouler dans le champ voisin. Pour prolonger ses jours menacés, on est allé chercher dans la villa de Pompée un vieux fût de colonne brisé qu’on lui a donné pour étai, et « ces deux grands débris se consolent entre eux. » Dans un pays gouverné par des vieillards, ce grand amour pour les vieilles choses n’a rien de surprenant, j’ajoute qu’il n’a rien qui me choque ; j’aime le progrès, mais j’aime aussi beaucoup les vieux arbres.

Le lendemain, je me rendis de bonne heure chez le prince ; je le savais fort matineux. J’arrivai trop tard ; dès cinq heures, il était parti à cheval pour Némi. Je loue un guide et un âne, et je me mets à sa poursuite. Le temps avait changé, un orage s’amassait du côté de la mer ; mais il semblait si lointain que j’espérais lui échapper. J’oubliais que dans le Latium les phénomènes atmosphériques ont quelque chose de brusque et de violent qui déroute tous les calculs ; dans ce ciel où Jupiter-Tonnant règne encore, il se fait des changemens à vue et des explosions subites dont l’imagination est saisie, et je ne doute pas que la fréquence de ces grands coups de théâtre n’ait contribué à faire des anciens Romains les plus superstitieux des hommes, car quel peuple fut si dévot au tonnerre ?

Nous cheminions le long des bords escarpés du lac d’Albe, à travers des bois de chênes et de châtaigniers ; d’un côté du sentier, sur les pentes du cratère, des rochers de basalte disparaissaient à moitié sous un fouillis de lierre, d’églantiers et de ronces pendantes ; à droite, un talus gazonné était émaillé de cyclamens auxquels se mêlaient des gueules-de-loup, des mélisses jaunes, des centaurées rouges, un thym d’une senteur exquise, et, fourvoyées parmi ces fleurs d’automne, une ou deux violettes que mon guide cueillit et me présenta d’un air de triomphe. Ce guide, nommé Scévola, était un admirateur passionné de Sixte-Quint ; il savait gré à ce grand justicier d’avoir débarrassé le pays de tous les prepolenti qui molestaient le pauvre peuple, et, en me débitant ses histoires de têtes coupées, ses petits yeux gris brillaient d’enthousiasme. Il avait aussi un faible pour Tullus Hostilius, et il m’apprit que ce grand roi avait vécu longtemps avant Sixte-Quint, et qu’il avait massacré tous les habitans d’Albe, parce que ces mécréans avaient la mauvaise habitude de passer au fil de l’épée tous les pères capucins qui leur tombaient entre les mains.

Pendant que Scévola me parlait de Sixte-Quint et de Tullus Hostilius, l’orage approchait rapidement. Au couchant, une masse compacte de vapeurs noires comme l’encre était sillonnée d’éclairs silencieux qui, pareils à des oiseaux de feu, déployaient d’un horizon à l’autre leurs ailes embrasées. Bientôt le bruit du tonnerre arriva jusqu’à nous ; ce n’était d’abord qu’un sourd grondement, puis une succession rapide de détonations sèches et saccadées. Le vent fraîchit ; après avoir remué les feuillages, il agita et entrechoqua les branches ; au bout de quelques minutes, les troncs ployaient et se tordaient sous ses étreintes convulsives. En même temps je vis se détacher de l’amas de vapeurs qui recouvrait la mer de gros nuages qui accouraient vers nous, poussés par un tourbillon furieux. Le tonnerre éclata sur nos têtes, et ses décharges se répétaient d’instant en instant. Des échos souterrains lui répondaient. Le sol volcanique que nous foulions sous nos pas est percé de mille crevasses, de mille fissures mystérieuses ; il sortait de tous ces soupiraux des murmures, des gémissemens lugubres : on eût dit qu’il tonnait sous nos pieds : Jupiter et Pluton conversaient ensemble. Enfin les nuages crevèrent, et la pluie tomba par torrens. En ce moment nous arrivions en vue du lac Némi. Plus petit que son frère le lac d’Albe, il occupe comme lui le fond ovale d’un ancien cratère. Par un beau jour, rien de plus riant que cette coupe dont le charmant contour est enchâssé dans une riche verdure ; mais quand l’orage gronde, quand un ciel plombé et houleux répand sur la terre une lumière blafarde, que des éclairs livides déchirent l’obscurité des bois et que de longues traînées de vapeurs noirâtres, débouchant de toutes les vallées, roulent en tumulte le long des pentes du cratère, qui semble fumer, ce lac plutonien revêt un aspect sinistre : on croirait qu’il se ressouvient de ses origines et du temps où régnait sur ses bords la Diane-Taurique, la Diane-Infernale, qui, affamée de victimes humaines, n’accordait l’honneur de servir ses autels qu’à des mains ensanglantées par le meurtre. Ce qui ajoute à l’effet, c’est l’immobilité parfaite de cette eau profonde qui a la couleur de la lave. Encaissée dans des berges escarpées, elle n’est pas même effleurée par le vent qui promène ses fureurs au-dessus d’elle, et tandis que les arbres qui couronnent toutes les pentes d’alentour se débattent échevelés sous les coups de la rafale, elle semble dormir d’un sommeil de plomb. Je compris alors pourquoi les anciens avaient donné au lac Némi le nom de miroir de Diane, et peu s’en fallut que je ne crusse apercevoir la farouche Hécate penchant son triple visage sur cette sombre psyché.

Ces réminiscences classiques ne m’empêchaient pas de donner du talon à ma trop lente monture ; mais, effaré, dressant l’oreille, répondant à la foudre par de longs braimens et respirant à contrecœur un air tout imprégné d’une odeur de soufre, le roussin d’Arcadie était rétif à mes désirs, sans compter que, cheminant sur un sentier en pente creusé dans une coulée de lave, il buttait et bronchait à chaque pas. Je perdis patience, je m’élançai à terre et me mis à courir… Cette fois, madame, prenez le mot au pied de la lettre, et soyez sûre que je fis aussi le miracle de gravir au pas de course la côte assez roide au haut de laquelle se trouve perché le village de Némi. Le ciel avait ouvert toutes ses écluses ; l’averse s’était changée en une trombe mêlée de grêle, et toutefois j’étais content, car je me disais que l’orage aurait retenu le prince à Némi, et que j’allais me présenter devant lui dans un si piteux équipage qu’ému de compassion il ne pourrait rien me refuser. Certain de ma victoire, je m’écriais d’avance :

J’ai fait sortir l’oracle enfermé dans son sein.

Enfin j’arrive, j’escalade un petit degré, je traverse une terrasse, je m’élance dans la grande salle enfumée de l’osteria. O bonheur ! je me trouve face à face avec le prince Vitale, qui, assis sur une escabelle, était entouré d’une dizaine de jolis marmots qu’il s’amusait à faire jaser. Il parut fort étonné de me voir. — Prince, lui dis-je, je vous cherchais. — Et, lui montrant mes habits ruisselans, je m’écriai d’un ton tragique : — Voyez tout ce que je souffre pour l’amour du Tasse ! — a ces mots, je me laissai tomber sur une chaise ; le violent exercice que je venais de me donner m’avait mis hors de moi : je me sentais près de suffoquer, et pendant quelques minutes je ne sus plus où j’en étais. Le prince tira de sa poche un flacon de sels et me le fit respirer. Comme je reprenais mes sens, Scévola entra. — Eh quoi ! mon ami, lui dit le prince d’un ton de reproche, tu avais une cape, et tu ne l’as pas donnée à M. le baron ! — Excellence, répondit-il, il l’a refusée en disant qu’un homme en vaut un autre, et qu’il n’entendait pas que je m’enrhumasse pour lui… — Le prince me regarda avec tendresse, et, me serrant la main : — Mio caro, me dit-il, vous êtes un homme selon mon cœur ! — Et au ton dont il prononça ces mots je m’aperçus que je venais de me concilier subitement son affection. Il exigea que je me misse entre deux draps, pendant qu’on sécherait mes habits. Je ne pus l’empêcher de me débotter de ses mains. Quand je fus au lit, il m’apporta un cordial de sa façon.

Après avoir bu : — Prince, lui dis-je, le Tasse… — Ah ! baron, de grâce ! — fit-il en reculant d’un pas ; mais moi, le retenant par le bras : — Le Tasse, repris-je, était un ambitieux, un esprit Chimérique… — Et je lui rapportai en quelques mots ce que m’avait dit l’abbé Spinetta. Il essaya d’abord de rompre les chiens ; puis il se décida à m’écouter. Peu à peu il devint pensif, sa figure prit une expression de profonde mélancolie, et quand j’eus fini, se promenant en long et en large dans la chambre : — Hélas ! oui, s’écria-t-il, tout cela est vrai, tristement vrai ; mais ce n’est que la moitié de la vérité. Que monseigneur Spinetta fasse le procès au caractère du Tasse, je ne puis lui en vouloir ; mais que ne le fait-il aussi à sa destinée ? Pourquoi ne pas vous dire que le plus grand malheur de ce divin génie fut d’être né cinquante ans trop tard, et que, si les Grégoire XIII et les Sixte-Quint eussent été des Léon X, l’auteur de la Jérusalem ne serait peut-être pas devenu fou ? Pourquoi ne pas vous citer ces mots que sa plume laissa plus d’une fois échapper : O rigor, o strettezza dei tempi ? Pourquoi ne pas vous dire enfin que les aigles à qui on interdit de regarder le soleil se dévorent et prennent la vie en dégoût ?… — Il réfléchit un instant, puis il ajouta : — Si demain vous êtes à Rome, venez déjeuner avec moi. Puisque vous le voulez absolument, nous parlerons du Tasse. — Et, se mettant à sourire : — Bien vous en a pris de refuser la cape de Scévola !

— Je vous avertis, dit Mme Roch, que je ne comprends rien à votre prince Vitale. Ce faiseur de mystères, qui se décide à parler parce que Scévola ne s’est pas enrhumé, me semble un personnage assez baroque.

— Je ne vous ai jamais dit, madame, que le prince Vitale fût un homme comme les autres. À la vérité, tout en lui me paraissait singulier, et je n’étais pas au. bout de mes étonnemens. Quand je fus sur pied, je le rejoignis dans la salle à manger. Entouré d’enfans, comme à mon arrivée, il leur distribuait des images de dévotion. Les ayant congédiés, il me fit asseoir à une petite table où avaient été placés deux couverts. L’aubergiste s’était ingénié pour lui faire honneur. Gibier, volaille, vin de Viterbe, rien ne manquait au festin. Je dépliais ma serviette, quand parut sur le seuil de la porte un colporteur chargé de sa balle ; il alla s’asseoir dans un petit coin, et se mit à boire à petits coups un verre de rosolio à la cannelle en dévorant un morceau de pain bis. L’instant d’après entre, sa besace sur l’épaule, un capucin quêteur, gros homme à la face fleurie, fort connu dans le pays sous le nom de père Macario. À la vue du prince, il s’inclina jusqu’à terre ; puis, avisant le colporteur, il roula les yeux, grommela entre ses dents : Maledetto Ebreo ! et fit un grand geste qui signifiait : « Qu’on mette cet homme à la porte ! » Le pauvre Juif n’attendit pas qu’on le chassât ; il se leva ; emportant avec lui son verre et ce qui lui restait de pain, il alla s’accroupir à deux pas du seuil sous un méchant auvent en nattes de jonc que la pluie traversait de part en part. Le prince hocha la tête, appela l’aubergiste, lui ordonna de mettre encore deux couverts, et, après avoir invité le capucin, qui accepta en rougissant de plaisir, il alla prendre le Juif par la main, et, malgré sa résistance, le força de s’asseoir devant le quatrième couvert. Et le père Macario de bondir sur sa chaise et, gonflant ses joues, de s’écrier : — Miséricorde céleste ! c’est un Juif ! — Je le sais, — répondit froidement le prince, qui, remplissant de vin une tasse de faïence, me la présenta en me disant : — À la ronde ! — Je bus, le Juif but à son tour, et timidement tendit la tasse au capucin, qui se recula tout en colère. Alors le prince : — Père Macario, dans le royaume des cieux, il n’y aura plus ni Juifs ni capucins !

Six heures plus tard, à la tombée de la nuit, je traversais la campagne de Rome en compagnie du prince, qui avait accepté une place dans ma voiture. Le temps s’était remis au beau. Pas un nuage au ciel. Après avoir essuyé les fureurs d’une tempête, le silence de cette plaine nue et du ciel rasséréné me semblait d’une douceur infinie. Nul bruit, sinon le mugissement lointain d’un taureau mal endormi, ou le tintement d’une clochette, ou, quand nous venions à rencontrer une lourde charrette traînée par des bœufs et reconduisant à leur gîte une troupe d’ouvriers de campagne, le cri plaintif de l’essieu et la voix rauque de ces enfans du steppe qui entonnaient un Ave Maria. Le prince avait entrepris de m’expliquer le système d’exploitation agricole en usage dans ces champs romains que l’étranger qui ne fait que passer prend pour des friches improductives, pour des terres vaines et vagues, sans maître, sans possesseur, biens de famille des vents et des oiseaux. Par instans il s’interrompait pour me montrer du doigt, au sommet d’un tertre, une vieille tour ou une barrière de bois se profilant en noir sur un ciel d’un jaune doux comme l’or d’une jonquille. Quand la lune se fut levée et commença d’argenter cette solitude silencieuse, il ne m’entretint plus de culture patriarcale, mais de la cabale des Juifs et de ses profondeurs mystiques. En l’écoutant, j’éprouvai une étrange impression. Il me semblait, tant ses idées et son langage étaient bizarres, que ce prince romain qui me parlait était un revenant, un homme d’un autre âge égaré dans le nôtre, et, quand il se penchait vers moi, je croyais voir flotter au fond de ses grands yeux mélancoliques l’âme d’un siècle mort qui soupirait après la vie.

— Et quand le baron Théodore eut terminé son discours, dit Mme Roch, la duchesse d’Urbin n’invita point madonna Margherita et madonna Costanza à danser la roegazze, mais elle s’écria : Messieurs, j’ai déjà deux fois entendu chanter mon coq.

  1. Voyez la livraison du 1er juillet.