Le Prince constant

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Traduction par Damas Hinard.
Théâtre de CalderónBibliothèque-CharpentierTome III (p. 264-314).

LE PRINCE CONSTANT.

(EL PRINCIPE CONSTANTE.)



NOTICE.


Le Prince constant étant une comédie historique, nous allons d’abord, selon notre habitude, exposer rapidement les faits d’après lesquels le poëte a composé son ouvrage.

En 1437, les deux infants de Portugal, Fernand, grand maître de l’ordre d’Avis, et Henri, grand maître de l’ordre du Christ, tous deux vaillants et avides de gloire, proposèrent au roi don Édouard, leur frère, de porter la guerre en Afrique, où la bravoure des Portugais s’était déjà signalée. Malgré l’opinion des hommes les plus sages du conseil, le roi donna son consentement à ce projet ; et bientôt les infants et leur armée, au nombre de sept à huit mille hommes, débarquaient sur la côte africaine. Après quelques succès de peu d’importance, les infants mirent le siège devant Tanger. Ils livrèrent inutilement trois assauts. Sans se laisser décourager par cette résistance, et bien qu’ils manquassent d’eau et de vivres, ils maintenaient leur camp devant la place, lorsqu’ils se trouvèrent enveloppés par des masses prodigieuses d’infanterie et de cavalerie arabe : c’étaient les populations de Fez et de Maroc qui accouraient au secours de leurs frères. Les Portugais eurent la permission de se rembarquer, à la condition de rendre Ceuta ; et l’infant don Fernand, promoteur de la guerre, fut gardé en otage, jusqu’à la ratification de ce traité. — Lorsque l’infant don Henri fut de retour en Portugal, le roi convoqua les Cortez pour savoir ce que l’on devait faire. Les députés des villes furent d’avis qu’on devait donner Ceuta pour racheter la liberté et la vie d’un prince du sang. Mais les grands et le clergé pensèrent que restituer cette ville, c’était exposer les habitants à chanceler dans leur foi, et qu’il valait mieux procurer au prince chrétien la couronne du martyre. Fernand resta donc captif en Afrique. — L’année suivante (1438), Édouard, par son testament, ordonna qu’on rachetât l’infant en rendant Ceuta ; mais comme son fils était mineur, cette clause du testament ne reçut pas d’exécution ; et en 1443, l’infant mourut de langueur et de misère après six années de captivité. — Ce fut seulement vingt-neuf ans plus tard que le roi Alphonse, à la suite d’une brillante expédition en Afrique, échangea un prisonnier de distinction contre le corps du prince. — Fernand fut honoré comme un martyr, et, s’il faut en croire la légende, de nombreux miracles se seraient opérés par son intercession dans le monastère de la Batailla, où ses restes mortels avaient été transportés.

Après avoir lu ce rapide exposé, on reconnaîtra sans peine les points essentiels dans lesquels le poëte espagnol a suivi ou altéré l’histoire… On reconnaîtra aussi, sans qu’il soit besoin de les indiquer, les anachronismes, les fautes de géographie qui se rencontrent çà et là dans cette comédie historique. Jamais Calderon n’a usé plus largement de la permission qu’on accorde aux poëtes de tout oser.

La partie la plus remarquable de la pièce, ou, pour mieux parler, toute la pièce, c’est le rôle de don Fernand. Calderon, avec un génie et un art merveilleux, a fait de l’infant prisonnier un Régulus chrétien. Nous sera-t-il même permis de l’avouer ? Une fois l’invention du poëte admise comme historique, l’infant de Portugal nous paraît plus grand, plus noble, plus digne d’admiration et de sympathie que le général romain : car il est beau de mourir pour sa patrie (et certes cela est beau, et nous sommes loin de vouloir refroidir les dévouements civiques), il est encore plus beau, selon nous, de mourir pour sa religion et pour sa foi.

Peut-être ne serait-il pas sans intérêt, au point de vue de l’art, de comparer le Prince constant et le Philoctète de la tragédie grecque ; mais les bornes étroites de cette notice nous interdisent d’essayer ici cette étude.

Le Prince constant a été traduit en allemand par le grand critique W. Schlegel, et ce drame a obtenu beaucoup de succès sur tous les théâtres de l’Allemagne.



LE PRINCE CONSTANT.

PERSONNAGES
don fernand, prince de Portugal.
don henri, prince de Portugal.
don juan coutiño, seigneur portugais.
le roi de fez.
muley, général more.
brito, soldat bouffon.
alphonse, roi de Portugal.
farudant, roi de Maroc.
sélim, officier du roi de Fez.
fénix, princesse de Fez.
rosa, femme de la princesse.
zara, femme de la princesse.
estrella, femme de la princesse.
zélima, femme de la princesse.
Soldats portugais et mores, Captifs, etc.



JOURNÉE PREMIÈRE.


Scène I.

Le jardin de la princesse à Fez.
Entrent ZARA et des Captifs chrétiens chantant.
zara.

Continuez ici vos chants, ils plaisent à la belle Fénix ; et pendant qu’on l’habille elle sera bien aise d’entendre ces airs pleins de mélancolie et de douleur qui ont plus d’une fois dans les bagnes charmé son oreille.

premier captif.

Quelle musique, qui a pour accompagnement les fers et les chaînes dont nous sommes chargés !… Comment peut-elle avoir du plaisir à l’entendre ?

zara.

C’est pour elle une distraction, elle vous écoute… chantez.

deuxième captif.

Belle Zara, on ne pouvait nous imposer une peine plus cruelle. Car jusqu’ici il n’y a que l’oiseau dépourvu de raison et de sentiment qui ait pu joyeusement chanter dans sa prison.

zara.

Mais vous-mêmes ne chantez-vous pas quelquefois ?

premier captif.

Oui, pour divertir nos peines, mais non pour amuser les autres.

zara.

Allons, on vous écoute, chantez.

les captifs, chantant.

Tout cède à l’effort du temps ;
Par lui tout est vaincu ;
Devant lui tout s’humilie et s’abaisse ;
Avec lui toute conquête est facile.

Entre ROSA.
rosa.

Captifs, cessez vos chants et retirez-vous. Voici Fénix qui vient dans ce jardin, comme une seconde Aurore, réjouir ces lieux par sa présence.


Les Captifs s’éloignent. Entrent ESTRELLA et ZÉLIMA.
estrella.

Vous vous êtes levée plus belle que jamais.

zara.

Que l’Aurore cesse de croire que ce jardin lui doit ses parfums, ces roses leur couleur, et ces jasmins leur blancheur éclatante.

fénix.

Un miroir ?

estrella.

Pourquoi le consulter ? vous ne trouverez pas à votre visage un seul défaut qui appelle vos soins.

fénix.

De quoi me sert la beauté, — en supposant que je sois belle, — puisque ma vie s’écoule sans bonheur et sans joie ?

zélima.

Qu’avez vous ?

fénix.

Ah ! Zélima, si je savais ce qui m’afflige, je pourrais du moins donner des consolations à ma douleur. Mais j’ignore jusqu’à la nature de ma peine… Ce n’est point de la tristesse ; ce n’est qu’une profonde mélancolie… Je souffre et je le sais ; mais je ne sais point ce qui me fait souffrir… C’est une vague illusion de l’âme.

zara.

Puisque ces jardins, où les jasmins et les roses élèvent de tous côtés des temples au printemps, ne suffisent pas à vous distraire, — faites une promenade sur la mer… Une barque légère deviendra ainsi le char du soleil.

rosa.

Et en voyant tant d’éclat briller sur les flots, le jardin dira tristement à la mer : « Déjà le soleil s’est caché sous les ondes… Combien rapidement ce jour s’est écoulé ! »

fénix.

Rien ne plaît à ma vue… non pas même ces charmants aspects que présentent les lointains immenses de la mer et les délicieux ombrages de la terre, alors que les vagues et les fleurs, devenues rivales, disputent d’éclat et de grâce. Le jardin, enviant à la mer le mouvement de ses flots, veut l’imiter ; et favorisé par le zéphyr amoureux qui souffle sur lui de sa douce haleine, il ressemble à un océan de fleurs. La mer, de son côté, jalouse, s’efforce d’orner ses rivages, et, oubliant sa majesté, elle s’émeut, elle s’agite, et montre au loin comme une plaine azurée et des champs verdoyants… Mais tout cela ne dit rien à mon cœur ; et sans doute ma peine est grande puisque je demeure insensible devant le ciel et la terre, la mer et le jardin.

zara.

Quels pénibles combats vous avez à soutenir !


Entre LE ROI, tenant à la main un portrait.
le roi.

Si le chagrin qui s’est fait le persécuteur de votre beauté vous accorde un moment de trêve, recevez, — non ce portrait, — car ce qui a tant de vie et d’expression ne peut pas être une vaine image… recevez, dis-je, cet envoyé de l’infant du Maroc, Tarudant, qui vient de sa part mettre à vos pieds sa couronne. Cet ambassadeur muet, — vous ne pouvez pas en douter, — porte un message d’amour. J’ai à me féliciter de l’appui qu’il me prête : il a réuni dix mille cavaliers pour les envoyer sous mes ordres à la conquête de Ceuta, objet de mon ambition. Que votre modestie soit enfin moins sévère ; écoutez l’amour de ce prince, déjà héritier d’un puissant empire, et que j’espère couronner bientôt roi de votre beauté.

fénix, à part.

Qu’Allah me protège !

le roi.

Quel sujet vous trouble ainsi ?

fénix, à part.

J’ai entendu ma sentence de mort.

le roi.

Que dites-vous ?

fénix.

Seigneur, vous êtes, vous le savez, mon maître, mon père et mon roi ; que pourrais-je dire ?… (À part.) Ah ! Muley ! quelle occasion tu as perdue ! (Haut.) Mon obéissance vous répond en se taisant. (À part.) Mon âme mentirait si elle le pensait ; ma bouche ment en le disant.

le roi.

Prenez ce portrait.

fénix, à part.

Ma main peut le prendre par force ; mais mon âme ne l’accepte pas.

On entend un coup de canon.
zara.

Ce coup de canon est tiré en l’honneur de Muley, qui sera rentré au port.

le roi.

Il mérite qu’on lui rende cet honneur.


Entre MULEY, avec le bâton de général[1].
muley.

Grand roi, je me prosterne à vos pieds.

le roi.

Muley, sois le bien arrivé.

muley.

Il arrive toujours heureusement celui qui est reçu dans une sphère aussi brillante, celui qui en entrant au port trouve auprès du soleil une si belle aurore !… (À Fénix.) Permettez-moi, madame, de baiser votre main. (Au Roi.) Il mérite peut-être cette faveur celui qui plein d’affection, de loyauté, de dévouement, ne cherche que le triomphe de vos armes, et qui partit pour vous servir. (Bas, à Fénix.) Et qui revient plus épris que jamais.

fénix, à part.

Que le ciel me protège ! (Haut.) Sois le bienvenu, Muley. (À part.) Je tremble !

muley, à part.

Si mes yeux ne me trompent, j’entrevois un malheur.

le roi.

Eh bien ! Muley, quelles nouvelles m’apportes-tu ?

muley.

Vous montrerez aujourd’hui votre fermeté… Je vous apporte de fâcheuses nouvelles… (À part.) Comme celles qui m’attendent.

le roi.

Dis-moi tout ce que tu sais. Un homme au cœur ferme montre un égal visage au bien et au mal… Asseyez-vous, Fénix.

fénix.

J’obéis.

le roi, aux Dames

Asseyez-vous toutes. (À Muley.) Achève, et que rien ne t’arrête.

Il s’assied, ainsi que la Princesse et les Dames.
muley, à part.

Je ne pourrai ni parler ni me taire. (Haut.) Je suis sorti, selon vos ordres, avec deux galères seulement, pour courir la côte de Barbarie : vous aviez désiré que j’allasse jusqu’à cette ville fameuse autrefois nommée Élise, et située à l’embouchure du détroit ; à cette ville aujourd’hui appelée Ceuta, et dont le nom indique la beauté[2] ; à cette ville que le ciel vous a enlevée pour nous punir probablement des fautes dont nous nous sommes rendus coupables envers notre grand prophète. À la honte de nos armes, nous y voyons flotter aujourd’hui le drapeau portugais ; nous avons sous nos yeux un affront qui avilit notre gloire, un frein qui contient notre orgueil, un Caucase qui arrête dans sa course le Nil de vos victoires et qui l’empêche de se précipiter sur l’Espagne. — Vous m’aviez ordonné d’examiner et d’observer avec soin tous les moyens de défense pour vous en rendre un compte exact, afin que vous puissiez, avec moins de danger et de dépense, disposer vos plans pour cette conquête, que le ciel accorde à vos vœux !… Mais en ce moment il retarde l’heure de cette restitution ; car une autre disgrâce plus grande vous empêche d’y songer, une nécessité plus impérieuse vous appelle ailleurs ; les préparatifs de guerre que vous aviez faits pour attaquer Ceuta doivent être employés à la défense de Tanger. Cette noble cité est en ce moment menacée de malheurs égaux et de peines égales. — Voici comme je l’ai appris. Un matin, à l’heure où le soleil, à demi éveillé, dissipant les ombres du couchant, secoue ses blonds cheveux sur les jasmins et les roses, à l’heure où il essuie avec des linges d’or les larmes brillantes de l’aurore que ses rayons convertissent en perles, je vis à une grande distance s’avancer une flotte considérable ; quoiqu’il fût encore impossible de déterminer avec certitude si c’étaient des vaisseaux ou des rochers qui s’offraient à nos regards ; comme dans la perspective et le lointain d’un tableau un pinceau habile trace d’une manière confuse des lignes que l’on prend tantôt pour une cité considérable, tantôt pour un informe amas de rochers ; ainsi dans ces campagnes d’azur, la lumière et les ombres confondant la mer et le ciel, les flots et les nuages, égaraient la vue de mille manières. On n’apercevait que de vagues apparences ; on ne pouvait distinguer les formes. D’abord, voyant les extrémités les plus élevées se confondre avec le ciel, nous pensions que c’étaient des nuages qui venaient puiser le saphir des mers pour le reverser en cristal sur nos campagnes… Puis nous crûmes voir une troupe immense de monstres marins sortis de leurs antres pour faire cortège à Neptune ; et lorsque les navires déployèrent leurs voiles, il nous sembla qu’ils agitaient leurs ailes sur les flots… En s’approchant cela nous parut une vaste Babylone dont mille flammes volant dans les airs nous représentaient les jardins suspendus… Enfin je ne doutai plus que ce ne fût une flotte quand je vis la mer blanchir sous la proue des vaisseaux… Alors, pour éviter un aussi puissant ennemi, j’ordonnai qu’on se dirigeât vers les côtes, car fuir à propos est aussi une manière de vaincre ; et profitant de la connaissance que j’ai de ces parages, je me jetai dans une cale étroite, où, abrité entre deux coteaux, je pus braver cet armement formidable. — Ils passèrent sans nous voir. Moi, désireux de connaître la route que tenait cette flotte, je repris le large pour la suivre, et le ciel cette fois couronna mes espérances. J’aperçus un navire demeuré seul en arrière et qui avait peine à se soutenir sur les flots. Comme je l’ai su depuis, il avait été brisé par une tempête qui avait assailli la flotte ; il se remplissait d’eau malgré les efforts des pompes, et à chaque vague il menaçait de s’abîmer. Je m’approche, et, quoique more, je leur fus une consolation dans leur détresse ; car dans le malheur on a tant de plaisir à voir quelqu’un près de soi, que l’on souhaiterait même la présence d’un ennemi. Le désir de vivre agit si puissamment sur ces hommes, qu’ils vinrent en foule se rendre prisonniers. Seulement quelques-uns restent sur le navire en reprochant à leurs compagnons leur lâcheté, en leur disant que la véritable vie est dans l’honneur ; et ils conservent intact jusqu’à la fin l’orgueil portugais. — Un de ceux qui se sont échappés m’a tout appris. — Cette flotte, m’a-t-il dit, est sortie de Lisbonne pour débarquer à Tanger ; ils viennent l’assiéger ; ils sont résolus à arborer sur les tours de cette ville ces bannières portugaises qui offensent votre vue sur les remparts de Ceuta. Le roi Édouard, dont la renommée victorieuse vole aussi loin qu’autrefois les aigles romaines, envoie à cette entreprise ses frères Fernand et Henri, gloire de notre temps, et déjà fameux par de nombreuses victoires. Ils sont grands maîtres d’Avis et de Christ, et des croix, l’une verte, l’autre rouge, couvrent leurs poitrines généreuses. Ils ont à leur solde quatorze mille Portugais, sans compter ceux qui ont voulu faire la campagne à leurs frais. Mille cavaliers sont montés sur des coursiers auxquels la superbe Espagne a donné, avec la parure du tigre, la légèreté du daim. Déjà sans doute ils sont devant Tanger ; déjà, seigneur, s’ils ne foulent pas les sables de sa côte, ils sillonnent les mers qui la baignent. Partons pour défendre cette ville ; saisissez vous-même vos armes redoutées ; que l’épée flamboyante de Mahomet brille à votre main, et du livre de la mort arrachez la feuille la plus remplie. Aujourd’hui peut être est venu le jour où doit s’accomplir cette héroïque prophétie des Morabites : que la couronne de Portugal doit trouver fin sur les sables de nos déserts. Marchons, et que les Portugais voient votre cimeterre rougir de leur sang ces vertes campagnes.

le roi.

Assez ; n’ajoute pas un mot, car chacune de tes paroles pénètre en mon sein comme un poison mortel. Malgré les grands maîtres, malgré tout l’appareil qu’ils déploient, j’espère que l’Afrique deviendra leur tombeau. Toi, Muley, pars sans délai avec les cavaliers de la côte ; je te suivrai bientôt pour te soutenir. Si, comme je l’attends de toi, tu sais les occuper par d’adroites escarmouches, de façon qu’ils ne puissent pas s’établir à terre, et que tu montres en cette circonstance la valeur de ta race, j’arriverai à ta suite avec le reste de la vaillante armée campée sous nos yeux. Ainsi seront jugées en un même jour ces deux querelles : Ceuta me reviendra, et Tanger n’ira pas à eux.

Il sort.
muley.

Bien que je n’aie qu’un seul instant à rester près de toi, Fénix, et que je sois sur le point de mourir, je veux te dire la cause de ma mort. Mes soupçons, je le sais, te paraîtront une injure à la gloire ; mais je suis jaloux, et la jalousie ne connaît pas les ménagements. Quel est, dis-moi, cruelle, quel est le portrait que je vois en ta main ?… quel est l’amant fortuné ?… Mais non, ne redouble point ma douleur en me le disant. Quel qu’il soit, c’est assez que j’aie vu cette image dans tes mains, sans que tes lèvres prononcent le nom de celui qu’elle représente.

fénix.

Muley, ma tendresse pour toi t’a permis de m’aimer, mais non de m’outrager.

muley.

Je le sais, je sais que ce n’est point là le langage que tu es accoutumée à entendre ; mais j’en prends le ciel à témoin, la jalousie a-t-elle jamais respecté les convenances ?… Plein de réserve et de crainte, je t’ai rendu des soins, j’ai mis à tes pieds mon amour ; mais si, ton adorateur, j’ai pu garder le silence, jaloux je ne puis.

fénix.

Ta conduite ne mérite pas que je me justifie. Mais pour moi, pour mon honneur, je veux bien descendre à une justification.

muley.

En est-il une ?

fénix.

Sans doute.

muley.

Qu’Allah te comble de bien !

fénix.

Ce portrait a été envoyé…

muley.

Par qui ?

fénix.

Par Tarudant, l’infant de Maroc.

muley.

Dans quel dessein ?

fénix.

Parce que mon père, qui ne connaît pas mes sentiments…

muley.

Eh bien ?

fénix.

Veut que ces deux royaumes…

muley.

Ne m’en dis pas davantage… Ah ! si c’est là ta justification, j’invoque sur ta tête la colère d’Allah !

fénix.

En quoi suis-je coupable de la conduite de mon père ?

muley.

Tu es coupable pour avoir reçu ce portrait, même sous une menace de mort.

fénix.

Pouvais-je m’en défendre ?

muley.

Certainement.

fénix.

Par quel moyen ?

muley.

Il en est mille.

fénix.

Impossible.

muley.

Mieux alors valait mourir. Ainsi moi j’eusse fait.

fénix.

Ce fût par force.

muley.

Dis plutôt par inconstance.

fénix.

La violence seule…

muley.

Il n’y a pas eu de violence.

fénix.

Alors qu’était-ce donc ?

muley.

Mon absence a tué mon espoir ! et puisque je vais de nouveau m’absenter, sans doute je vais de nouveau être exposé aux traits de ton ingratitude.

fénix.

Il faut que tu t’éloignes. Pars.

muley.

Hélas ! je le sens à la douleur que j’éprouve[3].

fénix.

Marche vers Tanger. Je t’attends à Fez, où tu viendras achever les plaintes.

muley.

Oui, si mon chagrin me laisse vivre.

fénix.

Adieu, il faut partir.

muley.

Écoute ! me laisses-tu aller sans me livrer ce portrait ?

fénix.

Mon respect pour le roi m’a seul empêchée de le briser.

muley.

Donne-le moi !… j’ai bien le droit d’arracher de tes mains celui qui m’arrache de ton cœur.

Ils sortent.

Scène II.

La côte d’Afrique, près de Tanger.
Bruit de trompettes. Entrent successivement DON FERNAND, DON HENRI, DON JUAN COUTIÑO, et des Soldats.
don fernand.

Je veux être le premier, belle Afrique, à fouler de mon pied le sable de ton rivage, afin que tu sentes la puissance qui te doit soumettre.

don henri.

Moi, je serai le second à toucher de mon pied le sol africain. (Il tombe.) Dieu me soit en aide ! de sinistres présages m’ont accompagné jusqu’ici.

don fernand.

Chassez de votre esprit, mon frère, une semblable inquiétude. Si vous êtes tombé, c’est que cette terre, vous reconnaissant comme son seigneur, vous a ouvert les bras pour vous recevoir.

don henri.

En nous voyant, les Mores ont abandonné cette plaine et les montagnes voisines.

don juan.

Tanger a fermé ses portes.

don fernand.

Tous ont cherché un asile contre notre courage. — Don Juan Coutiño, comte de Miralva, reconnaissez soigneusement ce pays avant que le soleil, dégagé des vapeurs du matin, nous frappe de rayons plus ardents. — Approchez-vous de la ville, et faites-lui la première sommation, en lui disant qu’elle n’essaye point de se défendre ; sans quoi elle sera détruite de fond en comble, et le sang de ses habitants inondera la campagne.

don juan.

Je vais m’avancer jusqu’à ses portes, dût ce volcan de foudres et de flammes obscurcir le soleil d’un nuage de fumée.

Il sort.


Entre BRITO.
brito.

Grâce à Dieu ! je marche sur la terre ferme. Je vais où il me plaît, sans éprouver ni inquiétudes, ni nausées, ni maux de cœur. Je ne suis plus sur cette vilaine mer, où l’on est à la merci d’une machine composée de quelques morceaux de bois, et où le plus leste, dans le plus grand péril, ne peut fuir que l’espace de quelques pas. — Ô terre chérie ! tout ce que je souhaite, c’est de ne pas mourir dans l’eau… et de ne mourir sur terre que le plus tard possible.

don henri.

Quoi ! vous daignez écouter ce fou ?

don fernand.

Êtes-vous donc plus raisonnable vous qui vous abandonnez sans motif et sans consolation à je ne sais quelle vaine mélancolie ?

don henri.

Mon cœur est plein d’inquiétudes ; il me semble que le sort s’est déclaré contre moi ; et depuis que nous avons quitté Lisbonne, je n’ai vu que des images de mort. À peine étions-nous partis, que le soleil lui-même, s’enveloppant de noirs nuages, nous a dérobé sa face, et que l’Océan irrité a dispersé notre flotte par d’horribles tempêtes. Si je regarde la mer, j’aperçois mille fantômes : si je tourne mes regards vers le ciel, son voile d’azur me parait taché de sang. Je ne vois dans l’air que des oiseaux de nuit, et la terre n’offre à mes yeux qu’un sépulcre où, dès le premier pas, je chancelle et tombe.

don fernand.

Laissez mon amitié interprêter autrement ce qui cause votre tristesse. — Si la tempête a abimé un de nos vaisseaux, c’est un signe que nous avons plus de soldats qu’il n’en faut pour mener à fin notre entreprise. — Le ciel se couvre d’un voile écarlate : il s’embellit pour nous faire fête. — Nous avons aperçu dans les ondes des monstres marins et dans les airs des oiseaux sinistres : mais ce n’est point nous qui les avons amenés dans ces lieux, et s’ils habitaient avant nous cette contrée, n’est-ce pas un signe qu’ils la menacent de quelque malheur ? Ces vils augures, ces vaines terreurs ne peuvent être redoutables que pour les Mores qui y croient, et non pour les chrétiens qui n’y ajoutent aucune foi. Nous sommes tous deux chrétiens ; et lorsque nous avons entrepris cette guerre, ce n’a pas été par amour de la gloire, ni afin que des yeux humains puissent lire nos exploits dans des livres immortels. Nous sommes venus pour étendre la foi de Dieu : à lui seul sera l’honneur, à lui la gloire, si le succès couronne nos travaux ! Certes, de faibles mortels doivent craindre ses châtiments ; mais il ne leur donne pas de semblables avertissements. Nous venons pour le servir, non pour l’offenser ; et puisque nous sommes chrétiens, nous devons en chrétiens penser et agir. — Mais voici don Juan.


Entre DON JUAN.
don juan.

Seigneur, en m’approchant de la ville pour exécuter vos ordres, j’ai vu sur le penchant de cette montagne une troupe de cavaliers qui viennent de Fez et se dirigent vers nous. Ils s’avancent si rapidement, qu’on dirait qu’ils ont des ailes. Ce n’est pas l’air qui les soutient, et la terre semble à peine les porter ; de telle sorte que ni la terre ni les airs ne savent s’ils courent ou s’ils volent.

don fernand.

Préparons-nous à les recevoir. Que d’abord les arquebusiers fassent front pour les arrêter, et qu’ensuite les cavaliers se rangent en bataille, avec le harnais et la lance. Allons, Henri, voilà une occasion qui nous promet un heureux début… Courage !

don henri.

Je suis votre frère, et ne saurais m’effrayer des accidents que le temps amène avec soi. L’aspect même de la mort ne pourrait me causer aucune épouvante.

Ils sortent.
brito.

Quant à moi, mon poste est toujours à l’ambulance, ne serait-ce que pour veiller à ma santé[4]. — Oh ! la belle escarmouche ! comme ils se battent !… Jamais on n’a vu un plus joli tournoi !… Mais je suis trop près pour en bien juger, et la sagesse veut que j’aille me mettre à l’abri.

Il sort.

Scène III.

Une autre partie de la campagne, près de Tanger.
Entrent DON JUAN, DON HENRI et des Soldats portugais poursuivant les Mores.
don henri.

Courez-leur sus !… Déjà les Mores vaincus prennent la fuite.

don juan.

La campagne demeure couverte d’hommes, de chevaux, de dépouilles de toute sorte.

don henri.

Je ne vois plus don Fernand ; où sera-t-il ?

don juan.

Il s’est lancé à leur poursuite avec tant d’ardeur, que nous l’avons perdu de vue.

don henri.

Allons le chercher, Coutiño.

don juan.

Je ne vous quitte pas.

Ils sortent.


Entrent, un moment après, DON FERNAND et MULEY. Don Fernand a son épée, à la main, et Muley n’a plus d’arme que son bouclier.
don fernand.

Dans cette campagne déserte, devenue le tombeau de tant de guerriers, brave More, tu es resté seul ; ta troupe, écrasée après avoir versé sur la poussière des torrents de sang, s’est retirée ; et toi, après avoir perdu ton cheval dans la mêlée, ton cheval qui faisait en partie ta force, tu es demeuré pour servir de trophée à ma valeur. La victoire que j’ai remportée sur toi m’inspire bien autrement de satisfaction et d’orgueil que la vue de cette campagne couverte de sang, où les yeux, attristés par le spectacle de tant d’infortunes, cherchent en vain, au milieu de cette pourpre, un coin de verdure où ils se reposent. Après que j’ai eu forcé ta valeur à me céder l’avantage, au milieu de tous ces chevaux sans maîtres, j’en saisis un, qui, fils des Autans, respire le feu, et dont la blancheur le dispute à celle de la neige. Rapide comme le vent, puissant comme la foudre, et tout fier de sa beauté, par ses hennissements il montrait son orgueil ; sa démarche annonçait sa noble nature. Ce cheval était à toi, et il vient de succomber sous la charge qui l’oppressait : car les malheurs sont lourds à supporter, et les animaux eux-mêmes en ressentent le poids. Peut-être a-t-il entendu tes plaintes ; peut-être son instinct l’a-t-il averti de l’événement qui faisait le désespoir du More et la joie du Portugais, et il aura craint de trahir le pays qui l’a vu naître. — N’allons pas plus loin. Tu es affligé, et c’est en vain que tu cherches à dissimuler ta douleur : le volcan qui consume ton sein se révèle et par les ardents soupirs qui s’échappent de ta bouche, et par les tendres larmes qui coulent de tes yeux. Mais je l’avoue, je m’étonne que ta valeur soit ainsi abattue sous les coups de la fortune, et cela me donne à penser que tu as quelque autre chagrin qui t’afflige ; car la perte de la liberté ne ferait pas ainsi gémir avec tant de mélancolie celui dont le bras sait frapper avec tant de vigueur. Ainsi donc, si c’est un bien, si c’est du moins un soulagement de confier les peines que l’on souffre, en attendant que nous rejoignions ma troupe, je te prie avec intérêt de vouloir bien me dire ce qui cause la peine. Si la douleur, en se répandant au dehors, ne se dissipe pas complètement, du moins elle s’adoucit ; et moi qui dans cette circonstance ai servi d’instrument à la fortune, je veux devenir ton consolateur si ton affliction peut être consolée.

muley.

Tu es vaillant, noble Espagnol[5], et courtois autant que vaillant. Tu triomphes de moi par ces paroles généreuses, comme tu as triomphé par ton courage. Ma vie fut entre tes mains lorsque ton épée m’eut vaincu au milieu de mes soldats morts ou dispersés ; et maintenant que tes discours pénètrent mon cœur, mon âme aussi t’appartient à jamais. Par ta valeur, par ta clémence, tour à tour intraitable et sensible, tu m’as fait deux fois ton captif. — Ému de pitié pour ma douleur, tu me demandes quelle est la cause de mes soupirs. Je sais que le malheur que l’on confie en devient plus facile à supporter ; mais celui qui confie sa peine y cherche un soulagement ; et le mal que je souffre m’est si cher et si précieux, que j’aurais craint de l’affaiblir en en parlant. Mais il faut t’obéir ; car te celer quelque chose serait indigne et de toi et de moi. — Je suis neveu du roi de Fez. Mon nom est Muley Xeque ; ma famille est illustre par le nombre des pachas et des béglierbeys qu’elle a fournis. Destiné au malheur, je me trouvai en naissant entre les bras de la mort ; j’eus pour berceau une campagne déserte, et je naquis à Gelves l’année même où s’y perdit la flotte espagnole. Encore enfant je fus appelé près du roi mon oncle, et dès lors commencèrent mes disgrâces. Je vins à Fez ; une beauté que j’adorerai toujours y vivait non loin de moi. Nous passâmes ensemble nos premières années, comme si le sort eût voulu nous lier l’un à l’autre par des nœuds plus puissants. Ce ne fut point par un coup de foudre que l’amour enflamma nos cœurs ; humble, faible et timide, il les frappa plus sûrement que s’il eût déployé toute sa force ; et comme l’eau tombant goutte à goutte, finit par laisser sa trace sur les pierres les plus dures, ainsi mes larmes finirent par toucher ce cœur insensible, qui céda non pas à mon mérite, mais à ma constance. Je vécus ainsi pendant quelque temps, — rapidement écoulé, — m’enivrant de mille douceurs innocentes. Enfin je m’éloignai ; je m’éloignai, c’en est assez dire ; et en mon absence un autre amant est venu me donner la mort. Il est heureux, je suis infortuné ; il est près d’elle, je suis loin ; il est libre, je suis captif. Et maintenant tu peux juger toi-même si j’ai le droit de soupirer et de me plaindre du sort.

don fernand.

Brave et galant More, si tu la chéris comme tu le prétends, si tu l’idolâtres comme tu le dis, si tu as des craintes comme l’indique ta peine, si tu aimes comme tu parais souffrir, ton bonheur me paraît digne d’envie. Je te rends la liberté, et le plaisir que j’éprouve à te la rendre est la seule rançon que j’accepte. Retourne dans ta ville ; dis à ta dame qu’un chevalier portugais te donne à elle pour esclave ; et si, reconnaissante, elle veut acquitter le prix de ta délivrance, dis-lui que je t’ai remis tous mes droits ; recouvre ta dette en amour, et fais-en payer les intérêts. Déjà ce cheval qui était tombé de fatigue semble avoir repris son courage et sa vigueur. Et comme je sais ce que c’est que l’amour, et que je connais les tourments de l’absence, je ne veux pas te retenir plus longtemps. Monte à cheval, et pars

muley.

Je ne te réponds point. Celui qui offre avec tant de générosité, est assez flatté lorsqu’on accepte. Dis-moi, Portugais, qui es-tu ?

don fernand.

Un homme noble… rien de plus.

muley.

Ta conduite le prouve bien. Qui que tu sois, dans le bonheur ou le malheur, je suis ton esclave à jamais.

don fernand.

Monte à cheval ; il est déjà tard.

muley.

Si tu t’en aperçois, que sera-ce de celui qui était captif, et qui retourne libre vers sa dame ?

Il sort.
don fernand, à part.

Il est bien de donner, — et surtout de donner à un homme la vie et le bonheur.

muley, du dehors.

Brave Portugais !

don fernand.

Il m’appelle… Que veux-tu ?

muley.

J’espère m’acquitter un jour de tant de faveurs.

don fernand.

Ma satisfaction est dans ta joie.

muley.

Un bienfait n’est jamais perdu. — Qu’Allah te garde, noble Portugais !

don fernand.

Si Allah est Dieu, qu’il t’accompagne ! (On entend un bruit de tambours et de trompettes.) Mais quel est ce bruit qui trouble ainsi les airs ? D’un côté ce sont les tambours… de l’autre les trompettes… musique de Mars.


Entre DON HENRI.
don henri.

Ô mon frère ! ô Fernand ! j’accours à la hâte vous chercher.

don fernand.

Qu’avez-vous à m’apprendre, Henri ?

don henri.

Ce bruit que vous entendez ce sont les armées de Fez et de Maroc. Tarudant est allé au secours du roi de Fez, et celui-ci, plein d’orgueil, vient nous attaquer. Nous sommes entre deux armées, assiégeants et assiégés à la fois, et si nous attaquons d’un côté, nous pourrons de l’autre difficilement nous défendre. — De toutes parts les éclairs de Mars nous menacent de la foudre. Que faire en un si grand péril ?

don fernand.

Que faire ? mourir en hommes de cœur, avec constance — Ne sommes-nous point tous deux grands maîtres, tous deux infants ? et pour ne pas connaître la crainte, ne suffit-il pas que nous soyons tons deux Portugais ? Répétons nos cris de guerre, Avis et Christ ! et mourons pour la foi, puisque nous sommes venus mourir pour elle.


Entre DON JUAN.
don juan.

Nous n’avons pas bien choisi le lieu du débarquement.

don fernand.

Ce n’est plus le moment de nous occuper du passé. Maintenant, c’est à notre bras, à notre épée de nous défendre. Et puisque nous voilà pressés entre deux armées, combattons… Avis et Christ !

don juan.

Guerre ! guerre !

Ils sortent, l’épée à la main.


Entre BRITO.
brito.

Nous voilà dans de beaux draps, enveloppés par deux armées ! Il n’y a pas moyen d’échapper… Ah ! si la voûte azurée des cieux voulait bien m’ouvrir une petite fente, pour que celui-là du moins pût se mettre en sûreté, qui est venu ici sans savoir ni pourquoi ni comment !… Mais je vais faire un moment le mort, — et puisse ce temps m’être compté en déduction de la mort réelle.

Il se jette à terre.


Entrent DON HENRI et UN MORE, en combattant.
le more.

Qui ose se défendre ainsi contre mon bras ?

don henri.

Un homme qui ne cessera de combattre qu’en tombant mort sur les corps de ces chrétiens. — D’ailleurs ma vaillance doit le dire qui je suis.

Il poursuit le More.
brito.

Le ciel le protège !… Il n’y va pas de main morte.


Entrent MULEY et DON JUAN COUTIÑO.
muley.

Je ne suis pas affligé, noble Portugais, de trouver en toi tant de force et de courage. Je voudrais, s’il m’était possible, vous donner la victoire.

Il s’éloigne.
don juan.

Hélas ! que de malheurs ! Errant au hasard, je foule de tous côtés les cadavres de mes compatriotes.

Il sort.
brito.

Je lui pardonne de marcher sur les autres… mais pas sur moi.


Entrent DON FERNAND, poursuivi, ainsi que LE ROI et d’autres Mores.
le roi.

Rends ton épée, fier Portugais. Si tu te remets en mon pouvoir, tu peux compter sur mon amitié… Qui es-tu ?

don fernand.

Je suis un chevalier. Tu n’en sauras pas davantage… Donne-moi la mort.


Entre DON JUAN.
don juan.

Non ; d’abord mon sein, encore plein de force, vous servira de rempart et conservera votre vie. Courage, monseigneur, courage, noble et illustre Fernand ; montrez à présent votre valeur héréditaire.

le roi.

Qu’ai-je entendu ? et que pouvais-je désirer de plus ? (Aux Soldats.) Arrêtez, je ne veux pas aujourd’hui d’autre gloire ; et la victoire est assez complète qui met en mon pouvoir un tel prince. Fernand, puisque le sort a décidé que tu perdrais en ce jour la liberté ou la vie, rends ton épée au roi de Fez.


Entre MULEY.
muley.

Que vois je ?

don fernand.

Je ne pouvais la rendre qu’à un roi… et la refuser serait un acte de désespoir blâmable.


Entre DON HENRI.
don henri.

Mon frère prisonnier ?

don fernand.

Ne montrez pas votre douleur, mon cher Henri. Ainsi l’a voulu le sort inconstant. Tels sont les caprices de la fortune.

le roi.

Henri, don Fernand est, comme tu le vois, en mon pouvoir. Il me serait facile de vous donner à tous un juste trépas ; mais j’ai pris les armes seulement pour me défendre, et la générosité avec laquelle je vous laisse la vie me fera plus d’honneur que ne m’en ferait votre mort. Pour que le rachat puisse avoir lieu plus promptement, retourne en Portugal ; Fernand attendra dans mon palais que tu viennes le délivrer. Toutefois dis bien à Édouard qu’en vain il prétendrait obtenir le retour de son frère s’il ne me rend Ceuta. (À Fernand.) Maintenant votre altesse, à laquelle je dois ce que j’ai d’honneur et de gloire, me suivra à Fez.

don fernand.

Tous les pas que je ferai vers ma prison m’approcheront de la sphère divine où j’aspire.

muley, à part.

Hélas ! Dieu puissant, n’avais-je pas assez de mes soupçons jaloux pour m’affliger ?

don fernand.

Henri, je demeure prisonnier, sans craindre ni les tourments de la captivité ni les rigueurs de la fortune. — Vous direz au roi notre frère que dans mon malheur il se conduise comme un prince chrétien.

don henri.

Ne connaissez-vous pas sa générosité ?

don fernand.

Dites-lui, je vous le recommande, qu’il se conduise en roi chrétien.

don henri.

C’est aussi en prince chrétien que je reviendrai.

don fernand.

Embrassez-moi.

don henri.

Tout prisonnier que vous êtes, vous m’enchaînez.

don fernand.

Adieu, don Juan.

don juan.

Non pas ! je veux rester auprès de vous.

don fernand.

Loyal ami !

don henri, à part.

Funeste entreprise !

don fernand.

Vous direz au roi… Mais non, ne lui dites rien… Qu’il sache seulement mes regrets

Tous sortent à l’exception de Brito et de deux Mores.
premier more.

Voici un de ces chrétiens morts.

deuxième more.

De peur de la peste, jetons-le à la mer.


BRITO, se relevant et les chargeant.

C’est moi qui vous y enverrai à fendant et à revers : car un Portugais mort n’en est pas moins un Portugais !



JOURNÉE DEUXIÈME.


Scène I.

La campagne aux environs de Fez.
Entre FÉNIX.
fénix.

Zara ? Rosa ? Estrella ?… N’y a-t-il donc personne pour me répondre ?


Entre MULEY.
muley.

Me voici ! vous êtes pour moi le soleil, et moi je suis l’ombre qui sans cesse vous accompagne. J’ai entendu votre douce voix, et je me suis hâté d’accourir. Qu’avez-vous ?

fénix.

Écoutez-moi, si pourtant j’ai la force de vous le dire… Ici près est une fontaine dont l’onde argentée et cristalline charme le regard. — Elle est flatteuse, car elle parle et ne sent pas ce qu’elle dit ; douce, parce qu’elle feint ; libre, parce qu’elle s’exprime tout haut ; ingrate enfin, parce qu’elle se dérobe constamment à celui qui la recherche. — C’est là que j’arrivai fatiguée après avoir longtemps suivi dans ces bois une bête féroce. Je trouvai sur ses bords, avec la fraîcheur, le loisir et le repos… Un coteau qui la protège embellit d’œillets et de jasmins ce lieu enchanteur. À peine avais-je abandonné mon âme à l’attrayant murmure de la solitude, que j’entendis du bruit dans le feuillage. Attentive, j’écoutai, je regardai, — et je vis une vieille femme, au teint africain, esprit revêtu d’une forme humaine, au front ridé et soucieux, squelette vivant, ombre marchante… Son aspect sauvage et farouche rappelait celui d’un tronc noueux dont l’art n’a point enlevé l’écorce. D’un air mélancolique et triste, elle me tendit une main… — ce récit, je le vois, t’épouvante, — et moi-même, glacée, je devins un tronc immobile… Le contact de sa main me fit frissonner, et ses paroles me remplirent d’horreur. Quoiqu’elles fussent articulées à peine, j’ai pu entendre celles-ci qui me glacèrent le cœur : « Ah ! femme infortunée ! ah ! malheur inévitable !… tant de grâces, tant de beauté seront le prix d’un cadavre !… » Elle dit : et moi, depuis lors, je traîne une pénible existence, ou plutôt je meurs à chaque instant ; je tremble de voir l’accomplissement de cet oracle affreux, présage de ma mort prochaine !… Hélas ! bientôt je serai le prix d’un cadavre !…

muley.

Le sens de cet oracle se découvre aisément. Il n’est que l’expression de mes peines : vous devez donner la main d’épouse à Tarudant ; mais moi, je meurs seulement d’y penser, et avant que vous ayez écouté son amour, la douleur aura terminé ma vie. — Je puis vous perdre, il est vrai, mais je ne saurais survivre à ce malheur. Si donc je dois mourir avant de voir le triomphe de mon rival, ma vie sera le prix auquel il vous aura obtenue, et vous, au milieu de ces disgrâces, vous serez le prix d’un cadavre, puisque vous m’aurez tué d’amour, de regret et de jalousie.

Ils sortent.


Entrent DON FERNAND et plusieurs Captifs.
premier captif.

De ce jardin, où nous sommes à travailler, nous vous avons vu, seigneur, aller à la chasse, et nous venons tous ensemble nous jeter à vos pieds.

deuxième captif.

C’est la seule consolation que le ciel nous accorde.

troisième captif.

Et nous lui en rendons grâces.

don fernand.

Embrassez-moi, mes amis. Dieu le sait, je voudrais pouvoir, au lieu de vous étreindre, — rompre les liens qui vous enchaînent, et, je vous l’assure, vous seriez libres avant moi !… Mais recevez votre sort présent comme un bienfait du ciel ; il deviendra plus tolérable. La sagesse peut triompher du malheur le plus opiniâtre. Souffrez patiemment les rigueurs de la fortune. Cette déité changeante, — aujourd’hui fleur, demain cadavre, — ne demeure jamais en un même état, et elle modifiera le vôtre. Hélas ! il est bien pénible de ne pouvoir donner aux malheureux que des conseils ; mais malgré le désir que j’aurais de vous donner quelques présents, je n’ai maintenant rien à vous offrir : pardonnez, mes amis. J’attends des secours de Portugal ; ils arriveront bientôt ; mes biens seront pour vous, car c’est pour vous que je les attends. Si l’on vient me délivrer de la captivité, je vous emmène tous avec moi. Adieu ; allez travailler ; ne mécontentez pas les maîtres que Dieu vous a donnés.

premier captif.

Seigneur, dans notre esclavage nous nous réjouissons de vous voir sain et sauf.

deuxième captif.

Puisse le ciel, seigneur, vous donner une vie aussi longue que celle du phénix !

Ils sortent.
don fernand.

Mon âme est confondue en les voyant s’éloigner sans que j’aie pu leur faire le moindre présent… Ah ! que ne puis-je les secourir !… quelle douleur pou moi !


Entre MULEY.
muley.

J’admirais, seigneur, la douceur et la bonté avec laquelle vous traitiez ces malheureux.

don fernand.

J’ai pitié de leur infortune, et j’apprends de leurs souffrances à supporter à mon tour le malheur. Quelque jour peut-être aurai-je besoin de me rappeler ces leçons.

muley.

Que dit votre altesse ?

don fernand.

Quoique né infant de Portugal, je suis devenu esclave ; je pourrais donc descendre encore à un plus misérable état. Il y a plus de distance d’un infant à un captif que d’un captif à un autre infortuné. Chaque jour appelle celui qui le suit, et fait ainsi succéder des pleurs à des pleurs, des peines à des peines.

muley.

Plût au ciel que mes chagrins ne fussent pas plus grands que ceux de votre altesse ! Aujourd’hui, il est vrai, vous êtes captif ; mais demain vous pouvez revoir votre patrie. Tandis que moi, je n’ai point d’espérance, et la fortune, malgré son inconstance habituelle, ne me présente que le plus triste avenir.

don fernand.

Depuis que je me trouve à la cour du roi de Fez, vous ne m’avez plus rien dit de vos amours dont vous m’aviez parlé.

muley.

Soigneux à cacher les faveurs que j’ai reçues, j’ai promis de ne jamais nommer celle que j’aime ; mais fidèle à l’amitié, je vous dirai mes secrets sans manquer à mes serments. Mon malheur est unique comme ma tendresse, car, comme le phénix, ma passion n’a rien qui l’égale. Faut-il voir, entendre et me taire, c’est un phénix que ma patience. Faut-il aimer, souffrir et craindre, c’est un phénix que ma peine. Faut-il désespérer dans mes ennuis, c’est un phénix que mon peu de confiance. Faut-il mériter et attendre, c’est un phénix que mon espoir. Tout dans mon amour rappelle le phénix… Adieu ; ce que j’ai dû vous taire comme amant, comme ami je vous l’ai déclaré.

Il sort.
don fernand.

Il a dit avec autant d’adresse que de loyauté le nom de l’objet qu’il aime ; et si sa peine est un phénix, la mienne ne peut entrer en comparaison. Mon malheur est celui de bien d’autres. Beaucoup ont enduré des chagrins égaux ou supérieurs aux miens.


Entre LE ROI.
le roi.

Je viens sur le penchant de cette montagne chercher votre altesse. Avant que le soleil disparaisse derrière un voile de pourpre ou de perles, venez, vous verrez la lutte d’un tigre déjà enveloppé par mes chasseurs.

don fernand.

Seigneur, vous inventez sans cesse pour moi de nouveaux divertissements. Si c’est ainsi que vous savez faire fête à vos captifs, ils ne regretteront pas leur pays.

le roi.

Des captifs tels que vous, qui honorent leur maître, ne peuvent être servis avec trop de soin.


Entre DON JUAN.
don juan, au Roi.

Approchez, seigneur, du rivage de la mer, et vous verrez le plus beau spectacle, un prodige de la nature et de l’art. Une galère chrétienne arrive dans le port. Elle est si belle, quoique couverte d’insignes de deuil, qu’on se demande comment elle peut ainsi réunir la joie et la tristesse… Elle porte le pavillon portugais… Sans doute, comme l’infant est captif, elle a pris ces signes de tristesse pour montrer la douleur de son peuple ; et, en venant lui rendre la liberté, elle témoigne son affliction.

don fernand.

Non, cher don Juan, ce n’est point là le motif du deuil qu’elle a revêtu. Si cette galère venait me rendre la liberté, elle ne laisserait voir que des insignes de joie.


Entre L’INFANT DON HENRI, vêtu de deuil.
don henri, au Roi.

Permettez-moi, seigneur, de vous embrasser.

le roi.

Que votre altesse soit la bienvenue.

don fernand.

Ah ! don Juan, mon malheur est certain !

le roi.

Ah ! Muley, j’ai enfin ce que je désirais !

don henri.

Maintenant que je me suis acquitté de mes devoirs envers vous, permettez, seigneur, que j’embrasse mon frère. Ah ! mon cher Fernand !

don fernand.

Cher Henri ! que signifient ces vêtements funèbres ? Mais non, ne me dis rien, tes yeux ont parlé assez clairement. Mais ne pleure pas si tu viens m’annoncer une captivité éternelle : elle est l’objet de mes désirs ; tu devrais plutôt m’en féliciter, et porteur d’une si heureuse nouvelle, tu aurais pu revêtir des habits de fête. Comment se trouve le roi, mon seigneur ? Pourvu qu’il soit sain et sauf, je serai content. — Tu ne réponds pas ?

don henri.

Si l’on éprouve un double chagrin en entendant raconter deux fois de tristes nouvelles, je veux du moins t’épargner cette douleur. — Écoutez-moi, vous aussi, grand roi, et bien que cette montagne soit un palais un peu rustique, je vous y demande audience, en sollicitant votre attention et la liberté du captif… La flotte qui avait longtemps fatigué la mer de son poids orgueilleux, et qui avait été dispersée par la tempête, laissant l’infant prisonnier dans votre cour, rentra au port de Lisbonne. Aussitôt qu’Édouard eut appris ces funestes nouvelles, la tristesse s’empara de son cœur ; et sa mélancolie augmentant tous les jours, il montra que l’on peut, en effet, mourir de chagrin… Il est mort ; que Dieu l’ait en sa garde !

don fernand.

Ô ciel ! c’est ma captivité qui a causé ce malheur !

le roi.

Allah sait combien cette nouvelle m’afflige. Mais achevez.

don henri.

Le roi mon seigneur a ordonné, par son testament, qu’on rendit sans délai la ville de Ceuta en échange de la personne de l’infant ; et c’est pourquoi, muni des pouvoirs d’Alphonse, son héritier, — brillante aurore qui pouvait seule nous dédommager de la disparition du soleil ! — je viens vous remettre la place, et ensuite…

don fernand.

Assez, n’achevez pas !… assez, Henri, vous dis-je… De telles paroles sont indignes, non-seulement d’un infant de Portugal, non-seulement d’un grand maître qui sert sous la bannière du Christ, mais de l’homme le plus vil, mais d’un barbare qui n’aurait jamais connu la lumière de notre sainte foi — Mon frère, — que Dieu a voulu appeler auprès de lui, — a inséré cette clause dans son testament : mais ce n’était pas pour qu’elle s’accomplît ; ce n’était que pour montrer combien il désirait ma liberté, et combien il avait à cœur que l’on travaillât à l’obtenir par d’autres moyens, soit de gré ou de force. Ordonner de rendre Ceuta, cela revenait à dire qu’il fallait faire des efforts inouïs, prodigieux… Car, je vous prie, comment un roi catholique, comment un roi sage et juste consentirait-il à livrer au More une cité qui lui coûta son propre sang ? puisque, — comme vous le savez, — ce fut lui qui, sans autre arme que son bouclier et son épée, escaladant ses orgueilleux remparts, arbora le premier sur ses créneaux le drapeau portugais. Et ceci est encore ce qui importe le moins. Mais cette ville confesse le vrai Dieu suivant la foi catholique ; elle a obtenu des églises où son culte sacré se célèbre avec respect, avec amour : serait-il digne d’un prince pieux, d’un chrétien, d’un Portugais, de donner son consentement à ce que dans ces temples du maître suprême, au lieu des lumières divines dont le vrai soleil les remplit, on vît les ombres musulmanes se répandre, et que leurs sinistres croissants éclipsassent les saintes clartés qui éclairent les yeux chrétiens ? Comment souffrir que ces saintes chapelles fussent abandonnées à de vils animaux, pour leur servir d’étables, ou, — ce que je redouterais plus encore, — qu’elles redevinssent des mosquées ?… Ici ma langue enchaînée s’arrête, l’haleine me manque, la douleur me rend muet… Oui, en pensant à une telle profanation, je sens mon cœur se briser, mes cheveux se dresser sur ma tête, un frisson glacé parcourir mon corps… Des étables et des crèches ont déjà été une fois le temple de Dieu ; elles l’ont reçu dans leur sein… Mais des mosquées, ce serait le tombeau de notre honneur, l’écriteau de notre infamie, où le monde entier lirait ces mots : « Ici Dieu avait un saint asile, et des chrétiens le lui ont enlevé pour le donner au démon ! » Oserions-nous donc affronter Dieu dans sa propre demeure ? Oserions-nous y conduire, y protéger l’impiété, et pour l’établir en paix, chasser notre Dieu de ses autels ? — Les chrétiens qui habitent cette ville avec leurs familles, et qui ont là tout leur bien, prévariqueront peut-être, et abandonneront leur foi pour ne pas perdre leur fortune : est-ce à nous de les exposer au péché ? est ce à nous de livrer aux Mores les tendres enfants des fidèles, pour qu’ils les accoutument à leurs rites et les réunissent à leur secte ? Serait-il bien d’abandonner tant d’hommes à une dure captivité, pour sauver la vie d’un seul dont la perte est de si peu d’importance ? — Car, enfin, que suis-je ? suis-je donc plus qu’un homme ? et si le titre d’infant me rendait plus considérable, ne songez-vous pas que, devenu esclave, je n’ai plus aujourd’hui ni rang ni noblesse ? Captif comme je le suis, nul ne me doit nommer infant ; et dès lors est-il raisonnable de mettre un si haut prix à ma rançon ?… Mourir, c’est perdre l’existence ; je l’ai perdue dans la bataille ; je ne suis plus rien, et ce serait folie de faire périr tant de vivants pour un mort… Donnez-moi donc ces vains pouvoirs. (Don Henri lui ayant donné les pouvoirs, il les déchire.) Que déchirés en pièces ils deviennent le jouet des vents et des flammes… mais non, je veux en manger les débris et les cacher dans mon sein, pour qu’il n’en reste pas le moindre vestige qui apprenne au monde que la noblesse portugaise a pu avoir une telle faiblesse. — Roi, je suis ton esclave ; dispose de moi et de ma liberté, je n’en veux pas à ce prix… Henri, retournez dans notre patrie ; dites que vous m’avez laissé enseveli en Afrique. Chrétiens, Fernand, le grand-maître d’Avis, a cessé de vivre. Mores, un esclave vous reste. Captifs, un compagnon de plus partage aujourd’hui vos travaux. Ciel, un homme a maintenu l’intégrité de tes églises. Mer, un infortuné par ses pleurs grossira tes ondes amères. Montagnes, vous devenez le refuge d’un malheureux réduit à la condition des brutes qui vous habitent. Terre, laisse préparer la fosse où va bientôt reposer mon cadavre… Et ainsi roi, frères, More, chrétiens, ciel, terre, mer, tous sauront qu’aujourd’hui un prince, constant au milieu de ses infortunes, glorifie la foi catholique et rend hommage à la loi de Dieu : car ne serait-ce que parce que Ceuta contient une église consacrée à l’éternelle conception de la reine des cieux, vive la Vierge ! je perdrais mille fois la vie pour sa défense.

le roi.

Ingrat, sans nul égard pour ma grandeur et ma gloire, c’est ainsi que tu me refuses, c’est ainsi que tu m’enlèves ce que j’avais le plus souhaité !… Mais si je t’ai laissé plus de pouvoir dans mon royaume que tu n’en avais dans ton pays, il n’est pas étonnant que tu ne te sois pas aperçu de ta captivité. — Désormais, puisque toi-même tu t’appelles mon esclave et que tu reconnais mes droits, c’est comme esclave que tu seras traité. Que ton frère, que tes compatriotes te voient dès ce moment à mes pieds.

Don Fernand lui baise les pieds.
don henri.

Quel malheur !

muley.

Quel chagrin !

don henri.

Quelle honte !

don juan.

Quelle peine !

le roi.

Te voilà maintenant mon esclave.

don fernand.

Il est vrai : et en cela tu te venges faiblement… L’homme n’est sorti de la terre que pour faire à sa surface un court voyage ; et quelque soit le chemin qu’il prenne, il faut toujours qu’il finisse par rentrer dans son sein. Je te dois donc plus de reconnaissance que de haine, puisque tu m’indiques des chemins plus courts pour arriver au terme de ma route.

le roi.

Étant mon esclave, tu ne peux rien avoir à toi. Ceuta est aujourd’hui en ton pouvoir : si tu es mon esclave, si tu me reconnais pour maître, pourquoi ne pas me la donner ?

don fernand.

Parce que c’est à Dieu et non pas à moi qu’elle appartient.

le roi.

La loi de Dieu n’ordonne t-elle pas d’obéir à son maître ?… Eh bien, en vertu des droits que ce titre me confère, Je te commande de me rendre cette place.

don fernand.

Dieu ordonne au serviteur d’obéir à son maître en ce qui est juste, mais si le maître commande à son esclave de pécher, celui-ci ne lui doit point l’obéissance ; car pour être commandé, le péché n’en est pas moins péché.

le roi.

Je te donnerai la mort.

don fernand.

Ce sera pour moi le commencement de la vie.

le roi.

Eh bien ! pour que tu n’aies pas même cette espérance, je ferai de ta vie une longue mort. Tu verras ma rigueur.

don fernand.

Tu verras ma patience.

le roi.

Fernand, tu ne recouvreras point la liberté.

don fernand.

Roi, tu ne recouvreras point Ceuta.

le roi, appelant.

Holà !


Entre SÉLIM.
sélim.

Qu’ordonnez-vous ?

le roi.

Que sur-le-champ ce captif soit traité comme tous les autres ! Qu’on lui mette les fers au cou et aux pieds ! qu’il soit employé dans mes écuries, dans mes bains, dans mes jardins, sans faveur, sans égard ! Qu’on lui ôte ses habits de soie, et qu’on le revête d’une serge grossière ! Qu’on lui donne du pain noir et de l’eau saumâtre, et qu’il passe la nuit dans un cachot humide et obscur !… Cet ordre est pour lui, et pour ses domestiques, et pour ses vassaux… Qu’on les emmène tous.

don henri.

Quelle disgrâce !

don juan.

Quelle douleur !

le roi, à don Fernand.

Je verrai, barbare, je verrai si ta constance l’emporte sur ma rigueur.

don fernand.

Tu la trouveras inébranlable.

On l’emmène ainsi que don Juan.
le roi.

Henri, vous êtes ici sous la sauvegarde de ma parole, vous pouvez retourner à Lisbonne. — Vous direz à vos Portugais, que leur infant, le grand maître de l’ordre d’Avis, est occupé à panser mes chevaux, et qu’ils viennent, s’ils l’osent, lui rendre la liberté

don henri.

Ils le feront ; et si je le laisse dans cette misère, sans la partager, c’est parce que j’espère revenir bientôt, avec de plus grandes forces, le délivrer d’esclavage.

Il sort.
le roi.

Qu’il essaye s’il peut !

muley, à part.

Maintenant l’occasion est venue de montrer ma loyauté. Je dois la vie à Fernand, et je veux acquitter ma dette.

Il sort.

Scène II.

Le jardin du Roi.
Entrent SÉLIM et DON FERNAND.
sélim.

Le roi a ordonné qu’on te fasse travailler dans ce jardin. Tu dois lui obéir.

don fernand.

Ma patience égale au moins sa sévérité.


Entrent des CAPTIFS.
premier captif, chantant.

À la conquête de Tanger,
Contre le tyran de Fez,
L’infant don Fernand
A été envoyé par le roi son frère.

don fernand.

Sans cesse ma déplorable histoire occupera la mémoire des hommes !… Je suis triste et troublé.

deuxième captif.

Allons, captifs, à quoi pensez-vous ? Ne pleurez pas, soyez sans inquiétude… Le grand maître nous a dit, il y a peu de temps, que nous retournerions tous en liberté dans notre patrie. Aucun Portugais ne doit demeurer ici.

don fernand.

Hélas ! vous serez bientôt désabusés !

deuxième captif.

Oubliez vos chagrins, et aidez-moi à arroser ces fleurs. Prenez les seaux, et vous m’apporterez de l’eau de ce bassin.

don fernand.

Il faut obéir. (Haut.) En me demandant de l’eau, vous m’avez donné l’emploi qui me convient… (À part.) Mes yeux, au besoin, m’en fourniraient assez.

Il sort.
troisième captif.

Voici d’autres esclaves qu’on amène dans ce bagne.

Entrent DON JUAN et un autre Captif.
don juan.

Informons-nous soigneusement si c’est dans ce jardin qu’on l’a conduit, et si ces esclaves l’ont vu. Notre douleur serait allégée, et nous aurions quelque consolation si nous trouvions être auprès de lui. (À un Captif.) Dis-moi, l’ami, — et que le ciel te garde ! — dis-moi, as-tu vu travailler dans ce jardin le grand maître don Fernand ?

deuxième captif.

Non, l’ami, je ne l’ai pas vu.

don juan.

J’ai peine à retenir mes larmes.

troisième captif.

On a ouvert le bagne, et l’on y a envoyé d’autres captifs.


DON FERNAND rentre, portant deux seaux d’eau.
don fernand, à part.

Ne soyez pas étonnés, mortels, de voir un grand maître d’Avis, un infant, dans une position si humiliante ! Tels sont les changements que le temps amène.

don juan.

Quoi, seigneur ! votre altesse dans une situation si misérable ! mon cœur se brise de douleur.

don fernand.

Dieu te pardonne, don Juan !… Tu m’as fait beaucoup de peine en me découvrant. J’aurais voulu me cacher et passer les tristes jours d’esclavage inconnu au milieu de mes compatriotes.

deuxième captif.

Daignez, seigneur, me pardonner ma folie conduite envers vous.

troisième captif.

Permettez nous d’embrasser vos genoux.

don juan.

Que votre altesse…

don fernand.

Il n’y a plus d’altesse dans une telle misère. Je ne suis qu’un pauvre esclave comme vous. Traitez-moi tous comme votre égal.

don juan.

Ah ! plût au ciel de lancer contre moi sa foudre !

don fernand.

Don Juan, ce n’est pas ainsi que doit se plaindre un homme noble. Pourquoi n’avoir pas confiance en Dieu ? Courage, ami ; ici comme dans les combats, tu dois montrer ta prudence et ta valeur.


Entre ZARA, avec une corbeille.
zara.

Ma maîtresse Fénix va venir au jardin. Elle désire que vous embellissiez cette corbeille de fleurs aux couleurs variées.

don fernand.

Je la lui porterai. Je veux donner l’exemple de l’obéissance.

troisième captif.

Allons les cueillir.

don fernand.

Ne faites plus de cérémonies avec moi. Nos peines sont égales. Et puisque, — soit aujourd’hui, soit demain, — la mort doit nous égaler tout à fait, la sagesse veut qu’on ne laisse aujourd’hui rien à faire pour demain.

Il sort avec tous les Captifs.


Entrent FÉNIX et ROSA.
fénix.

Tu as dit qu’on me portât des fleurs ?

zara.

Vos ordres sont exécutés.

fénix.

J’ai désiré voir des fleurs pour me distraire.

rosa.

Quoi ! madame, vous demeurez sans cesse dans la même mélancolie ?

zara.

D’où viennent vos ennuis ?

fénix.

Ce que j’ai vu n’était point un songe, c’était la réalisation de mon malheur. — Lorsqu’un infortuné rêve qu’il possède un trésor, je le sais bien, Zira, son bonheur, son bien n’est qu’un songe ; mais s’il rêve une aggravation à sa disgrâce, il trouve à son réveil que c’était bien la vérité. — De même, mon malheur à moi n’est que trop certain.

zara.

Et que restera-t-il pour le mort, si vous vous affligez ainsi ?

fénix.

Hélas ! oui, — quelle destinée est la mienne !… Quel plaisir pourrait goûter une malheureuse femme qui doit être le prix d’un mort !… Et ce mort qui sera-ce ?


Entre DON FERNAND, portant des fleurs.
don fernand.

C’est moi.

fénix.

Ô ciel ! que vois-je ?

don fernand.

D’où vient votre étonnement ?

fénix.

C’est votre vue… C’est votre voix

don fernand.

Hélas ! moi-même je ne puis le croire. — Belle Fénix, désireux de vous servir, je venais vous présenter ces fleurs, emblème de ma situation ; car elles sont nées avec l’aurore, et elles mourront avec le jour.

fénix.

Le nom de merveille fut avec raison donné à cette fleur[6].

don fernand.

Toutes les fleurs ne sont-elles pas des merveilles entre les mains d’un esclave comme moi ?

fénix.

Il est vrai. Qui a produit ce changement ?

don fernand.

C’est mon sort.

fénix.

Il est donc bien rigoureux ?

don fernand.

Vous le voyez.

fénix.

Tu m’affliges.

don fernand.

Vous ne devriez pas vous en étonner.

fénix.

Pourquoi donc ?

don fernand.

Parce que l’homme naît sujet à la douleur et à la mort.

fénix.

N’es-tu pas Fernand ?

don fernand.

Je le suis.

fénix.

Qui t’a réduit à cet état ?

don fernand.

La loi qui dispose des esclaves.

fénix.

Qui l’a faite ?

don fernand.

Le roi.

fénix.

Par quel motif ?

don fernand.

Parce que je lui appartiens.

fénix.

Il a donc cessé de t’aimer ?

don fernand.

Il m’abhorre.

fénix.

Un seul jour a donc suffi pour séparer vos étoiles, qui paraissaient unies à jamais ?

don fernand.

Ces fleurs viennent à propos pour vous désabuser. — Elles étaient la pompe et la joie du jardin lorsque, brillantes, elles se sont réveillées aux premières lueurs de l’aube matinale ; et le soir elles ne se montrent plus à nos yeux que comme un vague regret, ensevelies dans le sein de la froide nuit… Ces couleurs si vives qui défient l’éclat du ciel, où l’or, la neige et l’écarlate brillent à l’envi, bientôt elles seront flétries et fanées, tant il s’opère de modifications aux choses dans le rapide espace d’un jour ! Les roses du matin se sont hâtées de fleurir, et elles n’ont fleuri que pour mourir plus vite. Le même calice a été et leur berceau et leur tombeau… Telles sont les fortunes de l’homme : il naît et meurt en un jour ; car un siècle écoulé n’est qu’un instant[7].

fénix.

J’éprouve en ta présence je ne sais quelle crainte. Je ne puis ni te voir, ni l’entendre. Tu seras le premier malheureux qu’un autre infortuné aura fui.

don fernand.

Et les fleurs ?

fénix.

Elles étaient pour toi l’emblème de ta mauvaise fortune… Je veux les effeuiller et en disperser les débris.

don fernand.

En quoi sont-elles coupables ?

fénix.

Elles ressemblent aux étoiles.

don fernand.

Celles-ci vous déplaisent donc ?

fénix.

Malgré leur éclat, je n’en aime aucune.

don fernand.

Pourquoi cela ?

fénix.

La femme naît sujette à la mort et au destin ; et j’ai vu mes jours comptés dans ces étoiles importunes.

don fernand.

Ces fleurs sont des étoiles ?

fénix.

Sans doute.

don fernand.

Je ne leur savais pas cette propriété.

fénix.

Écoute, et tu l’apprendras.

don fernand.

Parlez.

fénix.

Ces traits de lumière, ces brillantes étincelles dont la puissante influence s’alimente de la splendeur du soleil, se font connaître parce qu’elles font redouter leur pouvoir… Ce sont les fleurs de la nuit. Quelle que soit leur beauté, leur flamme est passagère : car si un jour est un siècle pour les fleurs, une nuit est l’âge des étoiles… Et pourtant, dans la courte saison de notre vie, c’est à elles que se trouve attaché ou notre bien ou notre mal, c’est d’elles que dépend notre destinée… Sur quoi de durable l’homme peut-il donc compter, et quels changements ne doit-il pas attendre d’un astre qui naît et meurt dans l’espace d’une nuit[8] ?

Elle sort avec ses femmes.


Entre MULEY.
muley.

J’avais attendu en cet endroit que Fénix s’éloignât. L’aigle le plus épris du soleil évite parfois sa lumière. Sommes-nous seuls ?

don fernand.

Oui.

muley.

Écoutez-moi.

don fernand.

Que voulez-vous, noble Muley ?

muley.

Vous apprendre qu’il y a aussi dans le cœur d’un More de la foi et de la loyauté. Je ne sais par où commencer ; je ne sais si je dois vous dire combien j’ai été affligé en voyant cette inconstance cruelle de votre destinée, ce fatal exemple des caprices de la fortune. Mais je crains qu’on ne nous surprenne dans cet entretien, car c’est la volonté du roi qu’on n’ait pas plus d’égards pour vous que pour les autres. Ainsi, laissant parler à ma place ma douleur, — laquelle s’expliquera bien mieux, — je viens me jeter à vos pieds… je suis votre esclave, infant ; je ne vous offre point mes bienfaits, je veux seulement m’acquitter d’une dette que j’ai contractée. Cette vie que je vous dois, je viens à mon tour vous la donner ; car le bien qu’on a fait est un trésor qu’on retrouve dans le besoin… Et comme la crainte m’enchaîne, comme le cordon et le cimeterre menacent mon cou et ma poitrine, je veux, abrégeant ce discours, m’expliquer d’un mot. — Cette nuit j’aurai dans le port, un vaisseau prêt à vous recevoir. Par le soupirail de votre cachot je vous jetterai ce qu’il faut pour rompre vos chaînes je briserai en dehors les cadenas des portes, et avec tous les captifs que contiennent les bagnes de Fez, vous pourrez sortir et retourner dans votre pays. Il n’y a aucun péril à craindre pour moi ; on croira aisément que vos forces réunies ont suffi à briser vos fers ; et je m’acquitterai ainsi des obligations contractées envers vous. D’ailleurs, quand bien même le roi devrait connaître mon dessein et me condamner comme traître, une telle mort n’a rien qui m’épouvante… Et l’or vous étant nécessaire pour vous concilier la faveur de quelques gardiens ; je vous apporte ces bijoux, qui sont d’une grande valeur. Ce sera là, don Fernand, la rançon de votre prisonnier. Ainsi, je m’acquitte de ce que je vous dois. Ainsi devait un jour se racheter un captif loyal et fidèle.

don fernand.

Je voudrais vous remercier, mais le roi paraît.

muley.

Nous a-t-il vus ensemble ?

don fernand.

Je ne pense pas.

muley.

Ne lui laissons rien soupçonner.

don fernand.

Pendant qu’il passe, je vais me dérober à ses regards derrière les branches de ces arbres.

Il se cache.


Entre LE ROI.
le roi, à part.

Muley et Fernand causant seul à seul ! Et dès qu’ils me voient, l’un disparaît et l’autre dissimule ! J’ai ici quelque chose à craindre… et que mes soupçons soient fondés ou non, je veux me rassurer. (Haut.) Je me félicite, mon ami…

muley.

Je me mets à vos pieds, seigneur.

le roi.

De te trouver ici.

muley.

Qu’ordonnez-vous ?

le roi.

J’ai été affligé de voir que Ceuta ne rentrait pas sous mon obéissance.

muley.

Allez, le front ceint de laurier, allez à sa conquête. Elle ne pourra résister à votre valeur.

le roi.

Je veux la soumettre par une guerre moins sanglante.

muley.

Quel est votre dessein ?

le roi.

Le voici. Je veux dompter l’orgueil de Fernand, et le mettre dans un tel état, que lui-même soit forcé de me rendre Ceuta… Puis, je te le confie, mon cher Muley, je commence à craindre que la personne du grand maître ne soit pas à l’abri de quelque tentative audacieuse. Les captifs qui le voient dans cette misère ont pitié de lui, et je crains qu’à cause de lui ils ne se soulèvent… D’ailleurs l’intérêt a toujours été puissant sur les cœurs, et avec de l’or il lui serait facile de corrompre ses gardiens.

muley, à part.

Afin de lui ôter tout soupçon, je dois en ce moment me montrer de son avis. (Haut.) Vous avez raison, seigneur ; on doit s’occuper de sa délivrance.

le roi.

Je ne vois qu’un moyen d’empêcher qu’on ne fasse cette insulte à mon pouvoir.

muley.

Et c’est…

le roi.

De te confier la garde de Fernand… Oui, qu’il reste à ta charge ; car tu es au-dessus de l’intérêt et de la crainte. — Songe à l’acquitter de ton devoir, parce qu’en toute occasion c’est à toi que j’en demanderai compte.

Il sort.
muley.

Sans aucun doute le roi avait entendu nos projets. — Qu’Allah me soit en aide !


Entre FERNAND.
don fernand.

Vous paraissez triste ?

muley.

Avez-vous entendu ?

don fernand.

Parfaitement.

muley.

Pourquoi donc vous étonner de ma tristesse ? Ne me voyez-vous pas au milieu de ces devoirs contraires, flottant, incertain, irrésolu, entre mon ami et mon roi, entre l’amitié et l’honneur ?… Si je lui suis fidèle, je suis ingrat envers vous ; si je vous garde ma foi, c’est lui que je trahis… Que faire ? Ô ciel ! protège moi. Au moment même où j’allais lui rendre la liberté, le roi me le confie et le remet à ma garde… Quel parti prendre si nos projets sont pénétrés ? Fernand, je m’adresse à vous ; conseillez-moi, dictez-moi ma conduite.

don fernand.

Muley, l’amour et l’amitié ne passent qu’après la loyauté et l’honneur, et le roi est au-dessus de tout. Je vous engage donc à le servir et à m’abandonner. Je suis votre ami, et pour assurer votre honneur je me garderai moi-même ; et si quelque autre venait m’offrir la liberté, je refuserais, de peur de vous compromettre.

muley.

Fernand, vous mettez dans vos conseils plus de dévouement que de justice. Je sais ce que je vous dois, et je sais à quoi la reconnaissance m’oblige : ce soir tout sera préparé comme je vous l’ai dit. Soyez libre ; ma vie n’est pas trop pour payer la vôtre. Soyez libre, et puis je n’aurai rien à craindre.

don fernand.

Eh quoi ! serait-il bien que je me conduisisse de la sorte envers celui qui me témoigne une telle bonté ? que je déshonorasse l’homme qui me donne la vie ?… Non, non, et vous-même à votre tour je vous fais juge de ma conduite, en vous demandant vos conseils. Dois-je recevoir la liberté de qui s’expose en me la donnant ? Dois-je souffrir que vous oubliiez votre honneur pour ne songer qu’à moi ?… Parlez… répondez.

muley.

Je ne sais que vous dire. Je n’ose ni approuver vos scrupules ni les combattre. Je n’ose vous conseiller ni de rester ni de partir.

don fernand.

Je resterai… et pour mon Dieu et ma foi je me montrerai dans la captivité un prince constant.



JOURNÉE TROISIÈME.


Scène I.

Dans une maison de plaisance du roi de Fez.
Entrent LE ROI et MULEY.
muley, à part.

Puisqu’il m’est impossible de sauver Fernand à cause de tous ces surveillants que le roi a placés autour de lui, du moins, comme un véritable ami, je le remplacerai en son absence. (Haut.) Seigneur, vous savez avec quel zèle je vous ai servi sur terre et sur mer. Si j’ai mérité votre bienveillance, daignez m’écouter.

le roi.

Parle.

muley.

Fernand…

le roi.

N’ajoute pas un mot.

muley.

Quoi ! vous refusez de m’entendre

le roi.

Il suffit pour m’offenser qu’on prononce le nom de Fernand.

muley.

Et comment, seigneur ?

le roi.

Me parler en sa faveur c’est me mettre dans l’impossibilité de faire ce que tu me demandes.

muley.

Vous m’aviez confié sa garde ; ne dois-je pas dès lors vous rendre compte de sa personne ?

le roi.

Parle donc, mais n’attends de moi aucune pitié.

muley.

Fernand a vu remplacer sa gloire par une telle misère, que l’univers, connaissant votre sévérité, ou plutôt votre puissance, le nomme le prodige de l’infortune. Sa constance l’a conduit à l’état le plus déplorable ; et jeté dans un lieu dont je n’ose prononcer le nom devant vous, pauvre, malade, paralysé, il demande l’aumône aux passants. Vous avez ordonné qu’il dormit dans les cachots, qu’il travaillât dans les bagnes et dans vos écuries ; vous avez défendu qu’on lui donnât à manger ; et comme il était déjà d’une constitution délicate, toutes ces souffrances lui ont à la fin ôté l’usage de ses membres, et ont détruit jusqu’à la noblesse et à la majesté de son aspect. Cependant, toujours fidèle à sa foi, il passe la nuit dans des cachots humides ; et lorsque le soleil ramène le jour, d’autres captifs le portent sur une misérable natte en quelque endroit où il puisse jouir de ses rayons. Mais sa présence offense tellement tous les sens, que personne ne peut le souffrir près de sa demeure, que chacun le chasse à l’envi, et qu’on en est venu au point de ne vouloir ni lui parler, ni l’écouter, ni le plaindre. Il n’a pour toute consolation qu’un loyal chevalier et un seul domestique, qui ne le quittent pas et partagent avec lui la faible portion d’aliments qu’on leur distribue. Encore la pitié qu’ils montrent à leur maître leur attire-t-elle les mauvais traitements de vos gardes. Mais il n’est point de rigueur ni de cruauté qui les puissent éloigner de lui ; et pendant que l’un va lui chercher des vivres, l’autre reste auprès de l’infant pour le consoler dans ses peines. Daignez, seigneur, daignez enfin mettre un terme à tant de rigueur, et si vous n’avez pour le prince ni larmes ni pitié, que l’horreur et le dégoût de son état puissent émouvoir votre cœur !

le roi.

C’est bien, Muley.


Entre FÉNIX.
fénix.

Seigneur, si mon respect et ma soumission à vos volontés vous ont donné quelque affection pour moi, je viens demander une grâce votre majesté.

le roi.

Je n’ai rien à vous refuser.

fénix.

Le grand maître Fernand…

le roi.

Il suffit, c’est assez.

fénix.

Il inspire l’horreur à tous ceux qui le voient. Je voulais seulement vous prier…

le roi.

Arrêtez, Fénix, arrêtez. Qui donc oblige Fernand à chercher lui-même son mal, à courir à une mort si douloureuse ? S’il souffre un dur châtiment parce qu’il persiste obstinément dans sa foi, c’est à lui-même qu’il doit imputer ces rigueurs. Il dépend de lui seul de sortir de sa misère : il n’a qu’à me remettre Ceuta, et au même instant il recouvrera la liberté.


Entre SÉLIM.
sélim.

Seigneur, deux ambassadeurs, l’un de Tarudant, l’autre d’Alphonse, roi de Portugal, attendent que vous leur permettiez de se présenter devant vous.

fénix, à part.

Quelle peine est la mienne ! Tarudant, sans doute, envoie cet ambassadeur pour me conduire à lui.

muley, à part.

Ce moment voit détruire à la fois toutes mes espérances. Amant aussi malheureux que malheureux ami, j’ai tout perdu en ce jour.

le roi.

Qu’ils entrent. — Fénix, asseyez-vous près de moi sur cette estrade.

Ils s’asseyent. ALPHONSE et TARUDANT entrent chacun par un côté différent.
tarudant.

Généreux roi de Fez…

alphonse.

Roi de Fez, noble et vaillant…

tarudant.

Dont la renommée…

alphonse.

Dont la vie…

tarudant.

Durera toujours.

alphonse.

Puisse longtemps prospérer !

tarudant.

Et vous, aurore de ce soleil…

alphonse.

Et vous, orient de ce midi…

tarudant.

Que les temps…

alphonse.

Que les siècles…

tarudant.

Accordent à votre règne…

alphonse.

Répandent sur votre vie…

tarudant.

Toutes les félicités !

alphonse.

Les plus beaux triomphes !

tarudant.

Pendant que je parle, comment, chrétien, osez-vous parler ?

alphonse.

Parce que là où je suis personne ne doit parler avant moi.

tarudant.

En ma qualité de More, je dois être le premier. Ceux de la même race passent avant les étrangers.

alphonse.

Non pas ! et la preuve, c’est que l’hôte a toujours la première place au foyer.

tarudant.

Eh bien, vous auriez toujours tort, car c’est comme hôte qu’ici je me présente.

le roi.

Veuillez l’un et l’autre vous asseoir sur ces estrades. (À Alphonse.) Que le Portugais parle le premier… (À Tarudant.) Comme étant d’une autre race et d’une autre loi, il a droit à cet honneur.

tarudant, à part.

Quel affront pour moi !

alphonse.

Je serai bref. Roi fameux, que la renommée puisse à jamais célébrer, malgré l’envie et la mort même, — Alphonse de Portugal vous salue ; et puisque l’infant don Fernand ne veut pas consentir à être racheté au prix de Ceuta, mon roi m’a chargé de vous dire qu’il vous laissait libre d’estimer sa rançon à tout ce que peut désirer l’avarice et à tout ce que la générosité dédaigne ; qu’il vous donnera en or, en argent, en joyaux la valeur de deux villes comme celle que vous demandez. Voilà ce qu’il sollicite amiablement. Mais si vous ne lui rendez pas son prisonnier, il vous fait savoir qu’il le délivrera par la force des armes. Déjà, dans ce but, une cité flottante de mille vaisseaux s’élève sur l’Océan ; il jure de venir promptement vous combattre et vous vaincre, et que, dans vos États baignés de sang, le soleil, cherchant en vain le soir les émeraudes qu’il aura éclairées le matin, ne verra plus que des rubis.

tarudant.

Ambassadeur comme vous, il ne m’appartient pas de vous répondre pour le souverain à qui vous vous adressez ; mais mon roi étant son fils, l’outrage que vous lui faites me regarde, et je puis m’expliquer pour lui. Vous direz donc de la part du roi de Maroc à don Alphonse qu’il peut venir ; et que dans le peu d’instants qui s’écoulent entre la nuit et l’aurore, il verra, grâces à nos cimeterres, ces champs, ruisselants d’une brûlante pourpre, faire croire au ciel que les œillets sont les seules fleurs qu’il ait répandues sur cette plaine.

alphonse.

More, si vous étiez mon égal, cette lutte dont vous parlez pourrait se réduire à un combat entre deux jeunes guerriers. Mais dites à votre roi, s’il a quelque désir de la gloire, de se présenter au combat ; le mien ne manquera pas de s’y rendre.

tarudant.

Vous avez presque dit que vous-même étiez le roi don Alphonse ; et s’il en est ainsi, Tarudant saura vous répondre.

alphonse.

Soit ! je vous attends en champ clos.

tarudant.

Vous ne m’attendrez pas longtemps. Je suis l’éclair.

alphonse.

Je suis la foudre.

tarudant.

Je suis la fureur.

alphonse.

Je suis la mort.

tarudant.

Vous m’entendez, et vous ne tremblez pas ?

alphonse.

Vous me voyez, et vous vivez encore ?

le roi.

Seigneur, vos altesses, puisque votre impatience a déchiré le voile qui couvrait de tels soleils, vos altesses ne peuvent sans mon agrément combattre sur mes terres ; et je m’y oppose, pour avoir le loisir de vous recevoir selon vos mérites.

alphonse.

Je n’accepte ni hospitalité ni politesse de ceux de qui je reçois des chagrins. Je suis venu chercher Fernand ; c’est pour le voir que je me rendais à Fez sous ce déguisement. Avant d’arriver à votre capitale j’ai appris que vous vous trouviez dans cette maison de plaisance ; et j’y suis venu afin de savoir plus tôt quel fruit je puis espérer de mon voyage. Maintenant pour repartir je n’attends plus que votre réponse.

le roi.

Ma réponse, roi Alphonse, la voici toute en peu de mots : Vous n’emmènerez l’infant qu’en me rendant Ceuta.

alphonse.

Puisque j’étais venu le chercher et que je dois l’emmener, préparez-vous à la guerre que je vous déclare. (À Tarudant.) Et vous, ambassadeur, ou qui que vous soyez, vous me verrez en campagne. Que l’Afrique entière tremble !

Il sort.
tarudant, à Fénix.

Si je n’ai pu jusqu’ici me mettre à vos pieds comme un humble esclave, maintenant, belle Fénix, daignez accorder votre main à celui qui vous offre toute son âme…

fénix.

Que votre altesse, seigneur, ne comble pas de nouvelles faveurs une princesse qui l’estime. Qu’elle se rappelle, d’ailleurs, ce qu’elle se doit à elle-même.

muley, à part.

Comment ai-je pu être témoin de ces malheurs, et puis-je vivre encore ?

le roi.

Votre altesse s’est présentée sans être attendue. Elle me pardonnera si je ne la reçois pas aussi bien qu’elle le mérite.

tarudant.

Il faut que je retourne sans délai dans mes États ; et puisque je venais comme ambassadeur, avec des pouvoirs pour emmener mon épouse, je pense que mon bonheur n’en sera pas retardé.

le roi.

Je ne saurais lutter de courtoisie avec vous. Cependant, — pour m’acquitter autant qu’il est en mon pouvoir, — comme on m’annonce la guerre, je veux d’abord sceller notre union par l’hymen que vous désirez ; car il est bon que vous retourniez dans vos États avant que ces armées portugaises dont on nous menace ne vous aient coupé le passage.

tarudant.

Peu importe, seigneur ! Je suis venu avec des troupes nombreuses, dont les camps peuplant ce désert lui donnent l’apparence d’une vaste cité ; et je reviendrai bientôt avec elles pour être un soldat de votre armée.

le roi.

Tout va s’apprêter pour le départ de votre épouse. Mais auparavant il faut que vous veniez à Fez, pour que mes sujets aient la joie de vous voir. — Muley ?

muley.

Seigneur ?

le roi.

Prépare-toi. Tu accompagneras Fénix avec une garde nombreuse, jusqu’à ce que tu la laisses en sûreté dans les États de son époux.

Il sort avec Tarudant et Fénix.
muley.

Il ne me manquait plus que ce malheur !… Pendant mon absence personne ne donnera à Fernand les faibles secours que je lui faisais parvenir, et il sera privé de cette dernière ressource.

Il sort.

Scène II.

Une rue de Fez.
Entrent DON FERNAND, DON JUAN et d’autres Captifs. Plusieurs Captifs conduisent don Fernand et l’asseyent sur une natte.
don fernand.

Tournez-moi de ce côté pour que je puisse mieux encore jouir de la douce lumière du ciel… Ô Dieu puissant et bon ! que de grâces je dois te rendre !… Dans une situation semblable à la mienne, Job maudissait le jour, mais c’était parce qu’il avait été engendré dans le péché. Pour moi, je bénis le soleil à cause de la faveur que Dieu m’accorde en me permettant de le voir. Chacun de ses rayons brillants est une langue de feu qui célèbre la gloire de l’Éternel, et c’est par eux, Seigneur, que je te loue et te bénis.

brito.

Êtes-vous bien ainsi ?

don fernand.

Mieux que je ne le mérite, mon ami. — Combien vous avez de bontés pour moi, ô mon Sauveur ! Lorsqu’on me tire d’un cachot obscur, vous me donnez le soleil pour me réchauffer. Grâces vous soient rendues de tant de libéralité !

premier captif.

Je voudrais, seigneur, pouvoir vous tenir compagnie. Mais l’heure du travail nous appelle.

don fernand.

Adieu, mes enfants.

premier captif.

Quelle douleur !

deuxième captif.

Quelle peine cruelle !

Ils sortent.
don fernand, à don Juan et à Brito.

Vous deux vous restez avec moi ?

don juan.

Il faut, moi aussi, que je vous laisse.

don fernand.

Que ferai-je sans toi ?

don juan.

Je reviens à l’instant… Je vais chercher quelque chose pour votre nourriture. Depuis que Muley est parti, il ne nous reste aucune ressource ; mais je ferai de nouveaux efforts pour vous en procurer… Je crains cependant de n’y pas réussir ; car tous ceux qui me voient, — pour ne pas contrevenir à l’édit qui défend même de vous donner de l’eau, — ne veulent rien me vendre parce qu’ils savent que je suis avec vous. — Qui eût jamais pensé que la rigueur du sort pût aller jusque-là !… Mais voici du monde.

Il sort.
don fernand.

Ah ! si ma voix pouvait toucher quelqu’un !… Je voudrais vivre quelques instants de plus dans les souffrances.


Entrent LE ROI, TARUDANT, FÉNIX et SÉLIM.
sélim, au Roi.

Noble seigneur, vous êtes entré dans une rue où il est impossible que vous ne soyez pas vu et remarqué par l’infant.

le roi, à Tarudant.

J’ai voulu vous accompagner pour vous faire voir ma grandeur.

tarudant.

Vous me comblez sans cesse de nouveaux honneur

don fernand.

Donnez, de grâce, quelque soulagement à un infortuné. Je suis affligé, malade, et mourant de faim. Homme, ayez pitié d’un homme. Les animaux ont pitié de leurs semblables.

brito.

Ce n’est pas ainsi qu’il faut demander dans ce pays.

don fernand.

Et comment ?

brito.

Le voici. — Seigneurs Mores, ayez compassion d’un pauvre malheureux qui n’a pas de quoi manger, et donnez-lui quelque chose pour l’amour du saint jambon du grand prophète Mahomet[9].

le roi, à part.

Qu’il conserve sa constance dans cet état de misère et d’opprobre, c’est une offense, un outrage pour moi ! (Haut.) Grand maître ? Infant ?

brito.

Le roi vous appelle ?

don fernand.

Moi, Brito ? Tu te seras trompé. Je ne suis plus l’infant, le grand maître ; je ne suis plus que leur cadavre… Et quoique j’aie été autrefois l’un et l’autre, maintenant que me voilà à demi enseveli, on ne peut plus me donner ces noms.

le roi.

Si tu n’es plus l’infant ni le grand maître, réponds-moi, Fernand.

don fernand.

Maintenant, je m’efforcerai de me traîner jusqu’à vous pour baiser vos pieds.

le roi, à part.

Tant de patience m’irrite… Cette obéissance est-ce de l’humilité ou de l’orgueil ?

don fernand.

C’est seulement une preuve du respect que l’esclave porte à son seigneur. Mais puisque ton esclave est aujourd’hui devant toi, il va te parler. Daigne l’écouter, ô mon roi et mon maître ! — Tu es roi ; et encore que ta loi soit différente de la mienne, la majesté qui s’attache à ces titres a je ne sais quoi de si puissant, de si divin, qu’elle force les cœurs à devenir généreux. J’ai donc lieu de compter sur ta pitié et ta sagesse, puisque la royauté possède de tels privilèges, que même chez les animaux sauvages elle conserve encore son influence. Dans les déserts, le lion, roi des quadrupèdes, qui, en fronçant ses terribles sourcils, se couronne de sa noble crinière, est d’une générosité qu’on célèbre, et jamais on ne l’a vu maltraiter la proie qui se rendait à lui. — Au milieu des ondes salées, le dauphin, — qui porte des couronnes dessinées sur son dos azuré en écailles d’or et d’argent, sauve à terre les hommes victimes de la tempête, et les dérobe à la fureur des flots. L’aigle, à qui le vent se plaît à former une couronne en relevant les plumes qui entourent sa tête, l’aigle, que tous les oiseaux reconnaissent pour le souverain des airs, de peur que l’homme ne vienne à boire dans l’argent brillant le venin que l’aspic a mêlé à son breuvage, le trouble et le disperse avec son bec et ses ailes[10]. — Il n’est pas jusqu’aux plantes, et même jusqu’aux pierres où ne s’étende cet empire de la royauté… La grenade, dont l’écorce ornée d’une couronne indique sa domination sur les fruits, indique qu’elle est empoisonnée, le montre en ôtant leur éclat aux rubis qui la remplissent, et leur donnant la couleur terne et pâle de la topaze. — Le diamant, auprès de qui l’aimant lui-même, loin de l’attirer à soi, montre l’obéissance d’un sujet fidèle, le diamant ne peut souffrir de trahison en celui qui le porte ; sa dureté, qui résiste à l’acier, cède sans effort, il se réduit en poussière par le contact de la déloyauté[11]. Si donc parmi les bêtes féroces, les poissons, les oiseaux, les plantes et les pierres, la majesté royale est toujours compatissante, elle doit l’être également, seigneur, chez les hommes ; et tu ne peux pas prétexter une religion différente, car toutes les religions défendent la cruauté. — Je ne prétends point t’apitoyer sur moi, te peindre ma misère et mes angoisses pour que tu me donnes la vie ; ce n’est point là ce que je veux. Je sais que je dois mourir de cette maladie qui trouble mes sens, qui enchaîne à la fois et déchire mes membres. Je sais que je suis marqué pour la mort : à chaque parole, à chaque soupir que j’exhale, il me semble qu’un acier aigu me déchire le sein. Je sais enfin que je suis mortel, et que nous ne sommes jamais assurés même d’un instant : c’est pour cela, sans doute, qu’on a donné au berceau et au cercueil la même forme et la même matière. — Que peut attendre encore celui qui entend ces vérités ? Que peut désirer encore celui qui les proclame ? Ce n’est point la vie, — tu ne le croirais pas, — c’est la mort que je te demande ; et puissent les cieux exaucer mes vœux, de mourir pour le Christ ! Peut-être verras-tu dans ce souhait un sentiment de désespoir, un dégoût de la vie ; tu te tromperais : seulement je m’estimerais heureux de mourir pour la défense de la foi, et de sacrifier mon âme à Dieu. Ainsi mon désir du trépas s’explique, et se justifie par la sainteté de mes motifs. Oui, si tu es inaccessible à la pitié, livre-toi du moins tout à fait à la rigueur. Es-tu lion ? rugis et mets en pièces celui qui ose t’insulter en bravant ton pouvoir. Es-tu aigle ? perce de ton bec, déchire de tes serres celui qui s’attaque à toi. Es-tu dauphin ? annonce la tempête et la mort au navigateur insolent qui sillonne tes ondes. Es-tu arbre royal ? montre tes rameaux dépouillés par la violence des ouragans, instruments terribles de la colère de Dieu. Es-tu diamant ? deviens, réduit en poudre, le plus terrible des poisons[12]… Mais, quelle que soit ta furie, tu te fatigueras en vain ; car dussé-je souffrir plus de tourments, voir de plus grandes rigueurs, gémir dans de pires angoisses, passer par de plus rudes épreuves, rencontrer plus d’infortunes, endurer une faim plus poignante, me sentir moins couvert de ces vêtements en lambeaux, et avoir un asile plus infect que ce séjour horrible, je resterai inébranlable dans ma foi. Elle est le flambeau qui me guide, le soleil qui m’éclaire, le laurier qui me couronne. Tu ne triompheras point de l’Église ; essaye, si tu veux, de triompher de moi : Dieu défendra ma cause, puisque c’est pour la sienne que je souffre.

le roi.

Comment peux-tu trouver des consolations, et conserver tant d’orgueil au milieu de tes peines ? et comment me reproches-tu d’y être insensible, moi à qui elles sont étrangères ? Puisque toi-même as voulu la mort, puisque tu en es la cause, et que j’en suis innocent, n’espère point de grâce de moi. Aie pitié de toi, Fernand et alors moi-même je sentirai pour toi de la pitié.

Il sort.
don fernand, à Tarudant.

Seigneur, que votre majesté me protège.

tarudant.

Quelle infortune !

don fernand, à Fénix.

Et vous, princesse, si la beauté céleste de votre personne annonce la beauté de votre âme, daignez me protéger auprès du roi.

fénix.

Quelle douleur !

don fernand.

Quoi ! vous ne daignez pas même abaisser sur moi vos regards ?

fénix.

Je suis saisie d’horreur.

don fernand.

Il est vrai, vos yeux ne sont pas faits pour voir une telle misère.

fénix.

J’éprouve tout à la fois de la pitié et de la terreur.

don fernand.

Vous ne voulez pas me voir, vous vous éloignez sans me répondre… Il faut pourtant que vous le sachiez, madame : malgré votre beauté, malgré votre sort brillant, vous ne valez pas plus que moi, et peut-être même je vaux plus que vous.

fénix.

Ta voix m’inspire de l’horreur, et je sens autour de toi une atmosphère empoisonnée. Laisse-moi, homme, que me veux-tu ? Je ne puis m’arrêter ici plus longtemps.

Elle sort.


Entre DON JUAN avec un pain.
don juan.

Comme je vous apportais ce pain, les Mores m’ont poursuivi. Ils m’ont frappé et blessé.

don fernand.

Tel est l’héritage des enfants d’Adam !

don juan.

Prenez-le, seigneur.

don fernand.

Ami fidèle, il est trop tard. Je sens que je vais mourir.

don juan.

Le ciel seul peut me donner des consolations dans ce malheur.

don fernand.

Mais quelle est la maladie qui n’est pas mortelle, puisque l’homme ne naît que pour mourir ? Dans cet abîme de confusion, il périrait par la seule infirmité de sa nature. — Homme, sois toujours prêt pour l’éternité qui l’attend, et ne tarde pas jusqu’à ce que les infirmités t’avertissent, car tu es à toi-même la plus grande infirmité : l’homme, tout le temps que dure son existence, marche sur cette terre d’où il est sorti, et à chaque pas il foule sous son pied sa sépulture. Loi triste, cruelle sentence ! mais dans tous les temps et partout, chacun de nos mouvements nous rapproche de la tombe — Amis, je touche à ma fin ; emportez-moi dans vos bras.

don juan.

Hélas ! devais-je vous rendre un si pénible office !

don fernand.

J’ai une prière à vous adresser, noble don Juan. Aussitôt que j’aurai rendu le dernier soupir, revêtez-moi du manteau de mon ordre, que vous trouverez dans mon cachot, et vous m’ensevelirez ainsi, la face découverte, si le roi veut bien adoucir sa rigueur, et m’accorder la sépulture. Vous marquerez la place où mon corps reposera ; car, bien que je meure captif, j’espère qu’un jour, racheté, j’aurai part aux suffrages de l’autel… Ô mon Dieu ! je vous ai donné tant d’églises, que vous ne m’en refuserez pas une pour mon dernier asile.

Don Juan et Brito l’emportent.

Scène III.

Le rivage de la mer.
Entrent LE ROI DON ALPHONSE, L’INFANT DON HENRI et des Soldats armés d’arquebuses.
alphonse.

Laissez sur les flots inconstants les vaisseaux que la mer soulève de ses vagues écumantes pour épouvanter le ciel ; et que chacun de mes navires, comme le fameux cheval fabriqué par les Grecs, jette sur ces bords tous les hommes qu’il recèle dans son sein.

don henri.

Seigneur, vous n’avez pas voulu que nos troupes débarquassent sur le rivage de Fez. Vous avez préféré que ce fût sur ce point, et ce choix nous sera funeste. Une armée nombreuse s’avance de ce côté ; la rapidité de sa marche ébranle l’air, et ses masses semblent élever encore les sommets de ces collines. Tarudant vient avec toutes ses troupes, conduisant de Fez à Maroc son épouse, l’heureuse princesse de Fez. Le bruit des échos suffit pour vous en avertir.

alphonse.

Henri, c’est précisément pour cela que je suis venu l’attendre à ce passage. Ce n’est point au hasard que je me suis déterminé : la réflexion a conduit mon choix. Si j’eusse débarqué à Fez, nous y aurions trouvé l’armée du roi réunie à celle que nous allons combattre, et en les attaquant séparément, il nous sera plus aisé de les vaincre. Pour qu’ils n’aient pas le temps de se reconnaître, faites sonner la charge.

don henri.

Songez-y, seigneur, cette attaque est intempestive.

alphonse.

Le sentiment qui m’anime ne peut rien entendre ; je ne veux pas retarder d’un moment notre vengeance. Mon bras sera pour l’Afrique le fléau de la mort.

don henri.

Faites-y attention : déjà la nuit, couverte de voiles, a caché sous ses ténèbres les derniers rayons du soleil.

alphonse.

Eh bien, nous combattrons dans l’obscurité. Animé par la foi qui remplit mon cœur, ni la circonstance, ni les forces de l’ennemi ne peuvent ébranler mon courage. Ô Fernand ! si tu offres au Dieu pour qui tu souffres les douleurs de ton martyre, la victoire est assurée, nous aurons en partage l’honneur et la gloire.

don henri.

Seigneur, votre confiance vous égare.

l’ombre de fernand, derrière le théâtre.

Attaque, grand Alphonse… Guerre ! guerre !

On entend des trompettes.
alphonse.

Entendez-vous ces voix confuses qui remplissent les airs ?

don henri.

Oui, et en même temps, des trompettes ont donné le signal de l’attaque.

alphonse.

Eh bien ! Henri, attaquons. N’en doutez pas, le ciel aujourd’hui nous favorise.


Entre L’OMBRE DE FERNAND ; il est revêtu d’un manteau capitulaire, et il porte une torche à la main.
l’ombre.

Oui, le ciel te favorise ; car il a vu ta foi, ton zèle, ta piété, et il défend aujourd’hui ta cause. Délivre-moi de l’esclavage. Pour récompense de l’exemple que j’ai donné aux chrétiens, et pour prix des temples que j’ai élevés à sa gloire, il daigne m’en accorder un à moi-même… Avec ce brillant flambeau allumé aux feux de l’Orient, je marcherai toujours devant ta brave armée, et je te conduirai jusqu’à Fez, non pas pour t’y donner une couronne, mais afin que mon couchant soit délivré par ton aurore.

don henri.

Je doute, Alphonse, de ce que je vois.

alphonse.

Pour moi, je crois tout ; et puisqu’il s’agit de la cause de Dieu, ne crions plus guerre, mais victoire !

Ils sortent.

Scène IV.

La campagne aux environs de Fez. Au fond les remparts de la ville.
Entrent LE ROI et SÉLIM. On aperçoit sur les remparts DON JUAN et BRITO portant le cercueil de don Fernand.
don juan.

Barbare, réjouis-toi maintenant d’avoir terminé par ta cruauté la vie la plus innocente.

le roi.

Qui es-tu ?

don juan.

Un homme qui, dût-il périr cent fois, n’abandonnera jamais don Fernand. Oui, malgré la douleur qui m’accable, comme le chien fidèle, je ne l’abandonnerai pas même après la mort.

le roi.

Chrétiens, cet exemple enseignera aux âges futurs quelle est ma justice ; car on ne nommera point cruauté la vengeance que j’ai tirée de l’injure faite à ma personne royale. Qu’Alphonse vienne à présent ! qu’il vienne le retirer de l’esclavage !… Sans doute je ne puis plus nourrir l’espérance de ravoir Ceuta ; mais je me réjouis de voir l’infant dans ce cachot étroit d’où nul ne pourra l’arracher. D’ailleurs la mort même ne le mettra pas à l’abri de ma vengeance ; je veux qu’il demeure là honteusement exposé à la vue des passants.

don juan.

Tu recevras bientôt ton châtiment. Déjà je découvre d’ici, sur la terre et sur les ondes, les étendards chrétiens.

le roi, à Sélim.

Montons sur la tour pour voir si ce qu’il annonce est vrai.

Il sort avec Sélim.
don juan.

Les bannières abaissées, les tambours drapés, les mèches des arquebuses éteintes… partout je vois des signes de deuil.


Entrent DON FERNAND, une torche à la main, DON ALPHONSE, DON HENRI et les Soldats de l’armée portugaise, qui conduisent prisonniers TARUDANT, MULEY et FÉNIX.
l’ombre.

Au milieu de l’obscurité de la nuit, je t’ai guidé par des sentiers inconnus aux humains ; et voici que le soleil dissipe les ténèbres. Je t’ai conduit victorieux, grand Alphonse, jusqu’aux murs de Fez ; les voilà : traite de ma rançon.

L’ombre disparaît.
alphonse.

Holà ! gens du rempart, avertissez le roi que je veux lui parler.


LE ROI et SÉLIM paraissent sur les remparts.
le roi.

Que veux-tu, vaillant jeune homme ?

alphonse.

Que tu remettes en mes mains l’infant, le grand maître don Fernand ; et je te donnerai pour rançon Tarudant et Fénix, que tu vois ici mes prisonniers. Choisis : la mort de Fénix, ou la liberté de l’infant.

le roi, à part.

Que faire ?… Affreuse situation ! Fernand est mort, et ma fille est au pouvoir d’Alphonse. Ô caprices de la fortune, où m’avez-vous réduit ?

fénix.

Eh quoi ! seigneur, vous voyez ma personne dans cet état, ma vie et mon honneur dans ce péril, et vous hésitez sur votre réponse ! vous avez un si faible désir de ma délivrance que vous puissiez la retarder même un moment ! Ma vie dépend de vous, et nous permettez que je demeure chargée de fers !… et vous pouvez sans être attendri prêter l’oreille à mes gémissements !… Vous n’êtes ni père ni roi ; vous êtes le bourreau de votre sang.

le roi.

Fénix, si j’ai tardé à répondre, ce n’est pas que j’aie hésité à vous rendre la vie lorsque votre mort va entraîner la mienne. Mais il est temps de parler. — Apprenez, Alphonse, qu’hier, au moment où Fénix sortit de la ville, le soleil et l’infant terminèrent leur course à la même heure, l’un dans les ondes de l’Océan, l’autre dans la nuit du tombeau. Cet humble cercueil renferme tout ce qui reste de lui. Donnez la mort à la belle Fénix ; vengez votre sang sur le mien.

fénix.

Ô ciel ! ainsi pour moi plus d’espérance !

le roi.

Ainsi pour moi tout est fini !

don henri.

Grand Dieu ! qu’ai je entendu ? nous l’avons délivré trop tard.

alphonse, à Henri.

Ne parlez pas de la sorte. Si l’ombre de Fernand nous a dit de le tirer d’esclavage, c’est sa dépouille mortelle qu’il a voulu désigner, c’est elle qui, d’après ses paroles, doit obtenir un temple en récompense de tous ceux qu’il a fondés ; et il faut que l’échange se fasse. (Au Roi.) Roi de Fez, ne va pas croire dans ton orgueil que Fernand mort ait moins de prix que cette jeune beauté ; je le la rends en échange de ses restes mortels. Envoie-moi donc la neige en échange des fleurs, l’hiver en échange du printemps, et enfin un malheureux cadavre en retour d’une beauté charmante.

le roi.

Qu’entends-je ? Que dis-tu, invincible Alphonse ?

alphonse.

Fais-le descendre par ces captifs.

fénix.

Je suis le prix d’un cadavre. La prophétie s’est accomplie.

le roi.

Descendez le cercueil du haut du mur. Je vais me jeter aux pieds du vainqueur pour en faire moi-même la remise.

On descend le cercueil le long du mur avec des cordes.
alphonse.

Je vous reçois dans mes bras, grand prince, divin martyr

don henri.

Ô mon frère ! je t’offre mon triste hommage.


Entrent LE ROI, DON JUAN et les Captifs.
le roi.

Généreux Alphonse, permettez que je baise votre main royale.

alphonse.

C’est donc là, don Juan, le compte que vous me rendez de l’infant ?

don juan.

Je ne l’ai jamais quitté depuis qu’il fut fait prisonnier, jusqu’au moment où il recoure la liberté. Soit pendant sa vie, soit depuis sa mort, je suis toujours resté près de lui. — Regardez-le dans son cercueil.

alphonse.

Donnez-moi, mon oncle, votre main. — Je suis arrivé trop tard, ô mon noble seigneur ! pour vous arracher à la situation où vous avez succombé ; mais je n’en montrerai pas moins au monde mon affection et mon respect pour vous : vos reliques bienheureuses seront pieusement déposées dans un temple magnifique. (Au Roi.) Je te remets Fénix et Tarudant ; et instruit de la conduite de Muley envers l’infant, je te demande pour lui ta fille. Maintenant, captifs, approchez… Voilà votre infant… portez le honorablement jusqu’à la flotte.

le roi.

Ils peuvent tous l’accompagner jusqu’en Portugal.

alphonse.

Qu’au son des douces trompettes l’armée marche en ordre, en formant un convoi funèbre. (Au public.) Et en vous priant de lui pardonner toutes ses fautes, l’auteur termine ainsi don Fernand de Portugal, le prince constant dans la foi.


FIN DU PRINCE CONSTANT.
  1. Au dix-septième siècle, dans toutes les armées de l’Europe, le bâton était le signe du commandement. Ce détail de costume est indiqué par Calderon.
  2. Mot à mot : « Qui a pris son nom de Ceydo, mot hébreu ; en arabe, Ceuta, qui signifie beauté. »
  3. Il y a ici un jeu de mots impossible à rendre, et d’ailleurs, à mon avis, peu regrettable. Fénix dit à Muley : Parte (pars ou partage), et Muley répond que son âme l’est déjà, partagée.

    Forzosa es la ausencia, parte.
    — Yá lo está el alma primero.

  4. El quartel de la salud
    Me tuca a me guardar siempre.

  5. Valiente eres, Español, etc, etc.

    Au point de vue géographique, l’Espagne comprend le Portugal aussi bien que les Asturies et l’Andalousie.

  6. Plusieurs fleurs, et entre autres le liseron appelé belle de jour, portent en Espagne le nom de maravilla (merveille).
  7. Dans l’original, ce couplet, sauf la première phrase, forme un sonnet.
  8. Encore un sonnet.
  9. C’était une croyance populaire en Espagne que les musulmans adoraient à Médina unes cuisse de leur prophète.
  10. Tradition populaire.
  11. Encore une tradition populaire.
  12. Autre conte populaire. À la fin du règne de Louis XIV, on croyait encore que la poudre de diamant était un poison.