Le Prince de Jéricho/Partie 2/Chapitre V

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V

La mort de M. Manolsen

L’assurance du Grec ne fut pas de longue durée. Ellen-Rock lui lança un regard si rude qu’il se remit sur pied et sourit doucement.

— À moins que vous ne préfériez que je parle et que vous écoutiez. Je ne demande pas mieux, moi, C’est mon métier de parler. Mais à propos de quoi ?

— À propos de l’enlèvement.

— Quel enlèvement ?

— Celui de Lætitia Dolci.

— Mais je n’y étais pour rien, mon bon monsieur ! Je sais, en effet, que la pauvre demoiselle a été enlevée par des malfaiteurs. Mais je n’ai jamais été mêlé à cette vilaine affaire, et la justice elle-même…

Une fois encore, Zafiros s’inquiéta. Décidément l’œil de son adversaire inconnu l’impressionnait. Il aima mieux faire la part du feu et accepter la discussion sur un terrain où, somme toute, le rôle qu’on lui reprochait était celui d’un comparse.

— Alors, dit-il, vous vous adressez à ma franchise ? Ça, c’est tout autre chose. Je ne réponds pas aux menaces, mais quand on s’adresse à ma franchise !… Donc, je l’avoue, j’ai participé à cette affaire pénible. Oh ! malgré moi. J’étais en bonnes relations avec la major Boniface, un type que je ne vous souhaite pas de connaître, mais qui m’avait rendu un grand, un très grand service, de sorte que, le jour où Boniface est venu me dire : « Zafiros, j’ai besoin de toi », j’aurais été un misérable si je n’avais pas répondu : « À ta disposition. » Chacun sa conscience, et la mienne est délicate, à ce sujet. D’autant plus…

— Droit au but, exigea Ellen-Rock.

— D’autant plus, reprit Zafiros, que c’était une bien petite chose… Presque rien… Un monsieur de ses amis, un monsieur important, le priait d’amener chez lui, à Palerme, où il habitait à cette époque, une jeune fille du pays qu’il avait vue plusieurs fois, et dont il s’était amouraché… Rien que de très naturel, n’est-ce pas ? Cependant, comme je suis scrupuleux, je posai une condition : « Soit ! Mais ces dames de la Casa Dolci sont de mes relations, et je ne veux pas qu’on fasse du mal à Lætitia. » « Quel mal veux-tu qu’on lui fasse ? me dit Boniface. Mon ami est un gentleman et je m’engage sur l’honneur à ce que Lætitia retourne chez elle le lendemain. » J’acceptai donc, malgré moi, je le répète. Mais la vie nous impose de ces devoirs. Vous savez le reste…

— Le reste, dit Ellen-Rock, c’est que Lætitia Dolci ne rentra chez elle que quinze jours plus tard et qu’elle était folle.

Zafiros leva les bras.

— Était ce de ma faute ? Pouvais-je deviner que l’ami de Boniface n’était pas un gentleman ?

Il paraissait désolé et prenait à témoin Nathalie et Pasquarella, en insistant sur l’infamie du ravisseur.

— Un gentleman, ça ? Est-ce qu’un gentleman abuse de la confiance qu’on lui accorde ?

Ellen Rock, qui commençait à s’impatienter de ces digressions, prononça :

— Et puis ?

— Et puis, quoi ?

— L’autre chose ?

— Quelle autre chose ?

— Ce qui a rapport à M. Manolsen.

M. Manolsen ? Je ne connais pas.

— Tu n’as pas entendu parler d’un M. Manolsen qui est mort d’un coup d’insolation, il y a deux ans, sur les marches du temple ?

— Ah ! il s’appelait Manolsen ? Je me rappelle, en effet. J’étais absent ce jour-là. Mais, le lendemain, des gens d’ici m’ont raconté…

— Tu mens.

Zafiros affirma :

— J’étais absent. Je me souviens parfaitement. Quelqu’un avait eu besoin de moi à Palerme. Je peux le prouver. Foi d’honnête homme, j’étais absent. C’est là un de ces faits matériels qui coupent court à tout.

La phrase ne fut pas achevée. Nathalie, qui ne le quittait pas des yeux, attendant ses révélations avec anxiété, s’étonna de sa pâleur soudaine et de son visage convulsé. Il eut un faible gémissement, puis poussa un cri d’effroi.

— Mais qu’est-ce que vous me faites ? Qu’est-ce que vous me faites ? bredouilla-t-il.

Nathalie se rendit compte seulement alors de ce qui se produisait. Ellen-Rock tenait dans sa main un des poignets de Zafiros et le tordait avec une telle force que la douleur devenait intolérable.

Zafiros tomba à genoux, en suppliant :

— Non… pas cela… non, lâchez-moi…

Ellen-Rock ne bougeait pas cependant, et ne semblait faire aucun effort, mais quelle cruauté dans sa physionomie impassible ! Quelle rage intérieure trahissaient les veines gonflées de son front ! Nathalie, qui ne l’avait jamais vu que maître de lui, et un peu dédaigneux des obstacles que sa volonté rencontrait, fut bouleversée par l’aspect barbare de cet homme, et elle lui dit :

— Laissez-le. Je n’admets pas un tel procédé.

Il s’apaisa aussitôt, par un effort surhumain de tous ses muscles raidis, et sourit très naturellement.

— C’était le meilleur procédé pour mettre fin aux sornettes et aux mensonges de ce drôle. D’ailleurs, le but est atteint, n’est-ce pas, Zafiros ?

Il tira de son portefeuille un billet de mille lires et scanda :

— Finissons-en. Tu es décidé, hein ?

Zafiros était décidé. Il avait eu très peur, et il craignait à un tel point que le redoutable personnage ne fût repris de colère qu’il n’éprouva pas la moindre envie de se dérober. Tout plutôt que de subir encore un supplice que le bourreau semblait tout à fait disposé à lui infliger, calmement peut-être, mais sans pitié. Il empocha donc le billet et commença sur-le-champ, et avec tant de volubilité et un désir si humble de libérer sa conscience de tous les méfaits dont elle pouvait être chargée, qu’Ellen-Rock dut y mettre bon ordre.

— Pas de phrases inutiles. Parle de M. Manolsen.

— Évidemment, évidemment, s’empressa de répondre le Grec. Il ne peut être question que de ce brave monsieur. J’estime comme vous qu’il faut tout savoir à son propos. Tant pis pour Boniface. Quant à moi, il y a là un secret qui me pèse et je suis heureux, vraiment heureux, de l’occasion que vous me procurez. Enfin ! Eh bien, voilà…

Essoufflé, il continua plus posément :

— Eh bien, voilà… Un jour, ce sacré Boniface… Pourquoi ne m’a-t-il pas laissé vivre en paix ?… ce sacré Boniface est venu me relancer et m’a jeté sur la piste de ce M. Manolsen pour une raison qu’il m’a racontée. L’ami du major Boniface, vous savez, le gentleman qui avait fait enlever Lætitia Dolci, eh bien, il portait toujours sur lui un fétiche auquel il attachait une importance extraordinaire. Pour quelle raison ? Je ne sais pas. Mais c’était comme ça… « Il ne peut pas s’en passer, me dit Boniface. Un médaillon sans valeur, mais qu’il n’aurait pas donné pour dix, pour vingt millions ! Tu entends, Zafiros, pour vingt millions. Or on le lui a volé, et il est sûr que le vol a été commis par un type de son entourage. De sorte que mon ami le gentleman offre une grosse récompense. »

— Le nom du gentleman ? demanda Ellen-Rock.

— Ma foi, je l’ignore.

— Tu mens. Il s’agit de Jéricho, Jéricho le pirate.

Zafiros demeura interdit. Comment, diable, le personnage était-il ainsi au courant de tout ce qui le concernait ? Et subitement, il eut un éclair et s’exclama avec courroux :

— C’est Anita qui m’a trahi ! Ah ! la gueuse ! Si elle était encore de ce monde, ce qu’elle s’en mordrait les pouces !

— Elle n’est plus de ce monde. Continue, et après ?

— Après ? repartit Zafiros avec soumission, eh bien, Jéricho, puisqu’il est question de lui et de sa bande de gredins, promit une grosse récompense à qui découvrirait le voleur. Ce fut Boniface qui parla et désigna une de ses recrues, le Turc Ahmed, un brigand de la pire espèce. Ahmed reçut la bastonnade et finit par avouer qu’il avait vendu le médaillon, une semaine auparavant, à M. Manolsen, qu’il avait rencontré à Naples. Dès lors Boniface avait mission de reprendre le médaillon par n’importe quel moyen. Boniface et moi, on se mit en chasse. Deux fois, dans l’hôtel où couchait M. Manolsen, nous avons manqué notre coup. Jéricho n’était pas content. Enfin, un jour, épié par nous, M. Manolsen prit le train pour venir ici. Le jour même, à la nuit tombante, Boniface qui était accompagné, m’a-t-il dit, de Jéricho, offrit ses services de guide, mais ne fut pas accepté. Seulement, le lendemain matin, nous rôdions, Boniface et moi, autour du temple, prêts à profiter d’une occasion, si elle se présentait, ou résolus à pénétrer, le soir même, dans la chambre d’auberge.

— Et l’occasion se présenta ? demanda Nathalie anxieusement.

— Oui, dit Zafiros. Vers onze heures, M. Manolsen arrivait. Il se promena durant une heure, seul avec un Baedeker. À midi, le garçon de l’auberge lui apporta un déjeuner froid. Nous étions couchés là-bas, tenez, entre ces pierres. Le soleil tapait dur. Il faisait une chaleur intense. M. Manolsen but son carafon de vin et une tasse de café. Nous le voyions distinctement. C’était un homme assez gros et rouge de figure. Sa tête penchait à droite et à gauche. Visiblement, il avait envie de dormir. Alors il s’installa, là-bas, entre ces deux piliers, en s’abritant sous son ombrelle, et, après avoir enlevé son chapeau et gonflé un coussin de caoutchouc qu’il mit sous sa tête, il s’endormit.

Nathalie chuchota, tout oppressée :

— C’est à ce moment que vous avez profité ?…

— Non, répondit le Grec. Je le voulais, moi. Je suis sûr qu’il ne se serait aperçu de rien, on aurait pris le médaillon, et tout aurait été pour le mieux. Mais un paysan passa… et puis un groupe d’étrangers fit le tour du temple… et puis Boniface ne voulait pas…

— Pourquoi ? fit Ellen-Rock.

— Pourquoi ? répondit Zafiros qui hésitait, mais qui, sous le regard d’Ellen-Rock, était incapable de se dérober. Pourquoi ? Eh bien… eh bien… Boniface avait poussé une pointe jusqu’aux marches du temple. Il avait fait glisser l’ombrelle, et il était revenu. Ainsi M. Manolsen était découvert… de sorte que…

— De sorte que ?

— Le soleil lui tapait juste en plein sur le crâne.

— Oh ! l’horreur… balbutia Nathalie. C’est abominable.

— N’est-ce pas ? dit Zafiros, qui prit un air indigné. N’est-ce pas ? Tout d’abord je n’avais pas bien compris l’intention de Boniface. Mais alors je protestai. Je voulais absolument m’élancer au secours de ce pauvre monsieur. Mais Boniface me cloua sur place. Je ne suis pas bien fort… je ne pouvais plus bouger… D’ailleurs j’espérais bien que ce pauvre monsieur s’éveillerait… Je voyais qu’il s’agitait, qu’il semblait se débattre, souffrir. J’essayai de crier, Boniface me serra la gorge… « Tais-toi donc, idiot… Les ordres de Jéricho sont formels. Si par hasard, m’a-t-il dit, on peut en finir, ça vaut mieux… Alors, puisque ça se présente ainsi, et qu’on peut en finir, sans même lever le petit doigt, tu vas nous ficher la paix. » Que pouvais-je dire ? Rien, n’est-ce pas ? Boniface était le maître… Impossible de remuer… Impossible de crier. Je fermai les yeux. Dix minutes après, Boniface grogna : « Ça doit y être. »

Nathalie pleurait doucement. La scène affreuse se déroulait devant elle. Il lui semblait que son père mourait une seconde fois, maintenant qu’elle apprenait comment il était mort, et qu’il avait été victime d’un meurtre. Zafiros bégayait :

— Je n’y suis pour rien… ça, c’est clair… pour rien du tout… Si j’avais été libre, j’aurais empêché ça… Mais Boniface m’étranglait à moitié… C’est le dernier des bandits. Il n’a pas pour deux sous de cœur… Pas pour deux sous… je le répète…

Ellen-Rock arrêta ce flux de paroles.

— Ne perds pas ton temps à t’excuser, Zafiros. La suite maintenant !

— Quelle suite ?

— Le médaillon ? Vous l’avez pris ?

— Non.

— Comment non ?

— Eh ! non, c’est pourquoi Boniface fut une brute. Le médaillon n’était pas sur M. Manolsen.

— Peut-être ne l’avait-il jamais possédé ?

— Si.

— Comment le sais-tu ?

— Nous avons trouvé dans son portefeuille un reçu de la poste. Deux jours auparavant, M. Manolsen avait envoyé un paquet à sa fille, Nathalie Manolsen, Palace Hôtel, à Paris. Valeur déclarée douze mille francs. Aucun doute : c’était le médaillon.

Il y eut un assez long silence. Puis Ellen-Rock, en désignant Nathalie, dit à Zafiros :

— Tu sais qui est mademoiselle ?

Zafiros était dans un tel état de soumission et de sincérité qu’il répliqua :

— Oui, c’est Mlle Manolsen.

— J’ai en effet reçu l’envoi, dit-elle. Il était accompagné de ces quelques mots que je n’ai pas oubliés :

« Je t’expédie un vieux reliquaire. Je ne sais pas exactement ce qu’il représente et ce qu’il contient. Mais je m’en doute et si je ne me trompe pas, il aurait une valeur extraordinaire. C’est pourquoi je l’ai acheté. En attendant que je fasse des recherches, porte-le sur toi et n’en souffle mot à personne. » Deux jours plus tard, j’apprenais la mort de mon pauvre père. Je n’ai jamais quitté le bijou.

— C’est toi qui l’as volé l’autre nuit à l’auberge, n’est-ce pas ? dit Ellen-Rock à Zafiros. Connaissant par le registre le nom de Mlle Manolsen, tu t’es dit qu’après tout il se pourrait que l’objet fût à portée de ta main et qu’il ne fallait pas perdre une pareille aubaine, n’est-ce pas ?

Le Grec ne se donna pas la peine de nier. Un signe de tête et ce fut tout.

— Qu’en as-tu fait ?

— Je l’ai vendu.

La main d’Ellen-Rock se trouvant par hasard auprès du poignet déjà tordu, il se ravisa.

— Ou, du moins, j’ai eu l’intention de le vendre.

— Tu as bien fait d’y renoncer. Où l’as-tu caché ?

— Derrière ma maison, au fond d’une ancienne jarre d’huile, sous des morceaux de tuile.

— Tu le jures ?

— Sur l’honneur.

— Va le chercher.

Poussé par un ressort, Zafiros se leva et dégringola la pente jusqu’au lit du torrent. Après quoi on le vit qui remontait vers sa cabane et qui la contournait.

Ni Ellen-Rock ni les deux jeunes filles n’envisagèrent une seconde l’éventualité de sa fuite. Il agissait comme s’il avait eu de la joie à se conformer aux ordres reçus. La seule conduite possible était celle-ci. Toute autre l’eût mené aux pires catastrophes.

Comme il s’en revenait, avec plus de hâte encore, et d’allégresse visible, Ellen-Rock prononça à mi-voix et comme pour lui-même :

— C’est évidemment la possession de ce reliquaire qui est au fond de toute l’aventure. C’est pour le reprendre, puisqu’on savait par le papier de la poste que M. Manolsen l’avait envoyé à Nathalie Manolsen, c’est, pour le reprendre que l’expédition de Mirador a été organisée par Jéricho et sa bande. Et c’est pour cela que l’expédition sera tentée de nouveau.

Poursuivant son idée, lorsque Zafiros fut de retour, il lui dit :

— Tu garderas le secret ?

— Oui, promit l’autre avec conviction.

— Je te le conseille. Au cas où la bande serait avertie de ce qui s’est passé entre nous, et qu’elle se tienne sur ses gardes, ce ne pourrait être que par toi. Et alors, la prison.

Zafiros affirma :

— Je ne sais jamais ce que devient Boniface. Il tombe toujours sur moi sans crier gare.

— Tant mieux. Tu as le bijou ?

— Le voici.

Ellen-Rock le prit et l’examina. C’était un disque d’un métal terni, vieilli, usé, qui semblait de l’or, un disque gonflé par le milieu comme une montre, et dont le tour était fait d’un cercle alterné de pierres, améthystes, agates et topazes. Tout cela ouvragé à la manière byzantine.

L’autre face portait un gros morceau de cristal, opaque, abîmé, rayé, fendu comme de la glace qui a craqué, et au travers duquel on discernait quelque chose qui remuait à l’intérieur. En l’agitant, cela résonnait sourdement, comme si la substance contenue eût été de cire durcie ou de bois vermoulu.

Ellen-Rock palpait le reliquaire, le retournait et le soupesait entre ses mains. Une émotion singulière semblait sourdre en lui et gagner tout son être, comme il en est lorsque l’on retrouve un objet perdu, oublié, mais dont le contact et le maniement ressuscitent des sensations abolies. Une vie lointaine se dégageait de la matière. Quelque chose d’inexprimable surgissait en lui.

Ainsi, parfois des souvenirs vous assaillent. On ne sait d’où ils viennent. On ne sait s’ils font partie de la réalité ou si ce sont des rêves qui cherchent à revivre, des images que l’on a vues, et dont le reflet passe encore dans votre cerveau.

Et il arriva qu’à force de le manier, ce médaillon que bien souvent Nathalie avait comme lui contemplé et observé, il eut le geste instinctif, nullement voulu ou réfléchi, de le serrer entre le pouce et l’index à un certain endroit, et d’une certaine façon. Un léger déclenchement se produisit. Le disque de verre se déplaça et se souleva comme un couvercle de boîte, libérant ainsi le petit morceau de bois vermoulu, ou de cire durcie, qui se trouvait à l’intérieur.

Qu’était-ce que ce bout de matière soigneusement conservé depuis des siècles et des siècles, peut-être ?

Talisman ? Relique ? Ellen-Rock se le demanda à mi-voix.

Zafiros affirma qu’il ne savait rien. Boniface également l’ignorait. Soit. Mais alors, pourquoi Jéricho y tenait-il avec tant d’acharnement ? Pourquoi le lui avait-on volé ? Pourquoi M. Manolsen l’avait-il acheté et envoyé à sa fille en la priant de ne jamais s’en séparer ? Et pourquoi l’expédition de Mirador ?

Ellen-Rock songeait, troublé par ces mystères et peut-être plus encore par l’extraordinaire énigme que pressentait son émotion croissante. Ses doigts frémissaient au contact rugueux de l’objet. Ses yeux ne pouvaient s’en distraire.

Le Nénuphar retourna vers Toulon.

Pasquarella n’a pas voulu se séparer de sa mère et de sa sœur. Elle viendra plus tard, à son heure, et agira de son côté. Nathalie, qui a couché et pris ses repas dans sa cabine, en sort vers la fin du jour.

Ellen-Rock, étendu sur un paquet de cordages, ou déambulant d’une extrémité à l’autre, n’a pas quitté le pont.

Le soir approche. Les côtes de France se dessinent à l’horizon. Le regard de Nathalie est fixé obstinément sur la haute silhouette d’Ellen-Rock. L’ayant vu agir, et le voyant vivre sans masque ni fausse courtoisie, elle pénètre de plus en plus dans le secret de cette âme et sait que rien ne l’intéresse en dehors de l’enquête passionnée, douloureuse et obsédante, qu’il poursuit sur son passé. S’il lui reste attaché, à elle, Nathalie, c’est qu’elle fit partie un moment de cet insaisissable passé et qu’il espère encore par là mettre la main sur l’énigme qui le fuit comme un fantôme.

Il en est de même de Pasquarella. L’Italienne ne fut pas et n’est pas sa maîtresse. Nathalie n’en doute point. Comme elle-même, il ne la domine que pour l’amener à ses projets. Toutes deux sont des instruments entre ses mains. Mêlées à son existence d’autrefois, elles doivent l’aider dans sa tâche, ainsi que des esclaves qui ne briseront jamais leurs chaînes. Plus que jamais, cet état de choses, Nathalie l’avait discerné nettement, le jour précédent, à Castelserano, lorsque Pasquarella avait annoncé son intention de rester près de sa mère.

— Soit, avait répondu Ellen-Rock, mais tu nous rejoindras, tu entends, Pasquarella. Nous sommes loin du but. Je n’ai appris ici qu’un peu de ce que je voulais apprendre. Tout se découvrira à Paris, et dans les semaines qui vont venir. Tu viendras, Pasquarella.

Nathalie s’étonne d’avoir éprouvé un de ces sentiments confus qu’on ne s’avoue pas à soi-même, mais qui vous troublent, vous ravissent ou vous inquiètent. Était-ce de l’amour ? Ou la peur de l’amour ? Non, mille fois non, elle n’a jamais aimé Ellen-Rock. Ellen-Rock n’est pas de ceux qu’on peut aimer. On aime la vie et ceux qui font partie de la vie. Mais il semble en dehors de l’humanité, lui ; cet être, qui interroge vainement son passé, éloigne et, en tout cas, n’attire point. Que l’on demeure subjugué et désemparé, qu’il vous impose cette sorte de soumission instinctive, presque morbide, que ressentent ceux qui l’approchent, soit. Mais c’est plutôt le vent du mystère qui vous étourdit et vous affaiblit. Et, si la volonté vacille, le cœur reste rebelle à l’amour et même à tout sentiment d’affection ou de sympathie.

— Allons, dit-elle, en se redressant, la lutte n’est point finie. Le destin nous oblige à combattre ensemble, et aussi à nous combattre l’un l’autre. Mais, maintenant que je connais l’homme, le sortilège est fini. Je suis libre.