Le Prince de Jéricho/Partie 4/Chapitre II

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II

L’embuscade

Nathalie tressaillit.

— Ah ! vous étiez sa fiancée ?

— Oui, dit Armelle, en souriant… et je le suis encore.

— Comment cela ?

— Jean a été fait prisonnier au mois d’août 1914. Deux mois plus tard, il comptait sur la liste allemande des prisonniers décédés en captivité. Sa mère est tombée morte en apprenant la nouvelle. Moi, je n’y ai pas cru tout à fait.

— Pourquoi ?

— Parce qu’il m’avait dit en partant qu’il reviendrait : « Armelle, à ma première permission, j’arriverai par le couloir qui était muré autrefois et que j’ai débarrassé, et par cette petite porte. Je veux te voir la première, Armelle. » Tenez, c’est la petite porte dissimulée près du grand vaisselier. Le couloir conduit assez loin dans les ruines, et il est coupé par une grille dont Jean cachait la clef sous une grosse pierre.

Nathalie semblait toute troublée. Elle demanda :

— Il avait suffi qu’il vous promît de revenir pour que l’idée de sa mort ne pût vous paraître croyable ?

— Oui, mademoiselle.

— Vous aviez en lui une foi…

— Absolue. Et tous ceux qui le connaissaient également. Il était différent de tous, dans son genre d’esprit comme dans ses actions. Les paysans d’ici prétendaient que c’était un « faiseur de miracles ». Moi, non… Mais il m’étonnait toujours.

— Par quoi ?

— Je ne sais pas trop. Une sorte de malice gentille, une façon de s’amuser, de montrer les choses sous un aspect particulier, le don de faire croire ce qu’il voulait que l’on crût. N’est-ce pas, Geoffroi ?

— Il n’y en avait pas deux comme notre Jean, déclara le vieux régisseur.

— Somme toute, aucun défaut ? dit Nathalie, dont la voix s’altérait.

Armelle hocha la tête.

— Pas de défauts ? Oh ! que si ! et de très grands. N’est-ce pas, Geoffroi ?

Le vieillard répliqua, avec une indulgence réjouie :

— Un sacripant, mademoiselle. La tête près du bonnet… coléreux… batailleur. À quinze ans, il était le chef de tous les petits vauriens de la région. Il avait sa barque, et, par la mer, il s’en allait le long des côtes et ravageait les vergers et les basses-cours. Et ce qu’il en a démoli de ses camarades quand ils n’obéissaient pas ! Et ce qu’il maraudait ! Ce qu’il braconnait ! Un sacripant, quoi ! Mais une âme de chef !

— Comme tous ses ancêtres, dit fièrement Armelle. Regardez leurs portraits. Autant de corsaires, dont chacun a son nom dans l’histoire.

— Mais sa mère ? interrogea Nathalie, que ces révélations décontenançaient. Sa mère, que disait-elle de tout cela ?

— Ah ! s’écria Mlle  d’Annilis, elle en souffrait, la bonne dame de Plouvanec’h. Elle était désespérée quelquefois, pleurait de chagrin et le grondait de toutes ses forces. Mais elle l’aimait tellement, et il savait si bien l’adoucir : « C’est vrai, maman, ton fils est un vaurien. Seulement, écoute. Voilà huit jours durant lesquels je me suis conduit comme un brigand. Je t’en donne quinze où je vais me racheter. » Alors, on ne voyait que lui chez les pauvres gens. Il travaillait pour eux, il poussait chez eux des brouettes de bois mort. Et puis surtout il faisait rire la bonne dame ! Il la menait devant la galerie des ancêtres, et, bien qu’on les vénérât au château, et lui tout le premier, il s’écriait : « Parlons des « massacreux de mer » (selon l’expression d’ici) et il les apostrophait, improvisant des vers :

Ci Paul de Plouvanec’h, sénéchal de Paimpol
Qui conquit la Judée et fut pendu pour vol.

La gaieté d’Armelle déconcertait Nathalie. On devinait que, quoi qu’eût fait Jean de Plouvanec’h, il eût été approuvé par la jeune fille.

— Ainsi, dit-elle, vous l’attendez ?

— Je viens chaque jour, dit Mlle  d’Annilis. En arrivant, mon cœur bat comme la veille. J’appelle Geoffroi : « Il est là, n’est-ce pas ? — Non. — Soit, mais il a écrit ? — Non. » Alors, j’arrange mes fleurs. Je regarde si ses affaires sont bien en ordre. Ici ses papiers. Là ses pipes. Là, le portrait de sa mère. Et puis, sur cette table, le livre qu’il était en train de me lire lorsque le tocsin a sonné au village pour la mobilisation. « Quel est ce charme que la troupe des corsaires reconnaissait à son chef ?… »

— Oui, murmura Nathalie, c’est une obsession chez lui.

— Mais non, dit Armelie, c’était la race des Plouvanec’h qui parlait. Mais il y en avait une autre, aussi forte en lui, la race à laquelle il tenait par la bonne dame de Plouvanec’h, née Marie de Sainte-Marie. Et ainsi, il était à la fois emporté et très doux, aimable et rude, raisonnable, exalté, prêt à toutes les bonnes actions, détestant le mal, et cependant réfractaire à toute discipline, et surtout dominé par ses passions. Et ainsi, tour à tour, c’étaient les Plouvanec’h ou les Sainte-Marie qui prenaient l’ascendant. Sur son visage, la double influence se trahissait. Regardez son portrait, mademoiselle, et vous pourrez vous-même le constater.

Elle tira de dessous le volume de Byron une photographie enveloppée dans du papier de soie et la tendit à Nathalie, en ajoutant :

— Il s’habillait toujours ainsi… un veston bleu à double rangée de boutons d’or… et une casquette de marin.

Nathalie n’eut pas un seul mouvement de surprise. D’avance, elle savait. La photographie de Jean de Plouvanec’h, c’était celle d’Ellen-Rock, de quinze ans plus jeune.

Les cloches de l’église sonnèrent l’appel. Geoffroi était allé chercher sa pèlerine et son chapeau, et faisait signe à Mlle  d’Annilis qu’il était temps de partir.

— Allons, ma petite demoiselle, ne causez pas trop de notre Jean. Ce sont là des choses qui n’intéressent que nous.

— C’est vrai, dit-elle. Mais je ne peux pas faire autrement quand on m’interroge sur lui. Continuez votre visite, mademoiselle. Peut-être vous retrouverai-je dans les ruines quand je repasserai par ici, après la messe.

Elle salua et, suivie de Geoffroi et de Maxime, qui voulait l’accompagner jusqu’à l’église et l’interroger encore, elle s’en alla.

— Je reviens vous chercher, Nathalie, cria Maxime de l’escalier.

— Revenez avec Mlle  d’Annilis, dit-elle. Rien ne nous presse.

Nathalie resta seule, ainsi qu’elle le désirait, et ses yeux ne quittaient pas la photographie. Ellen-Rock ! c’était bien lui, avec sa haute silhouette, mince et vigoureuse, sa figure passionnée, son expression énergique et l’autorité de son attitude. Mais on n’y retrouvait pas certains plis d’amertume que la vie avait creusés, ni la hardiesse du regard, ni cette atmosphère mystérieuse qui baignait sa physionomie actuelle.

D’ailleurs, Nathalie, à mesure que durait sa contemplation, se détachait peu à peu d’Ellen-Rock, qui semblait s’évanouir au fond d’une ombre de plus en plus épaisse, pour livrer place au jeune homme évoqué par Armelle d’Annilis. L’image en était si vivante, de ce jeune homme, qu’elle ne voyait plus que lui. Aucun signe de ce portrait ne laissait prévoir Jéricho ni Ellen-Rock. Seul vivait Jean de Plouvanec’h, gentilhomme breton, fils de Marie de Sainte-Marie, fiancé de la douce Armelle, héros de guerre. Son existence s’arrêtait là. Jéricho, le pirate et l’assassin, Ellen-Rock, l’aventurier, n’avaient pas surgi du tumulte des batailles ou des flots de la mer. Penchée sur la photographie, elle regardait avec des yeux d’amie l’adolescent sympathique qui se substituait aux images sombres de son souvenir.

Elle se disait, en examinant la rainure de la petite porte basse qui marquait l’autre côté de la salle, face aux fenêtres :

« Le jour prochain où il reviendra aux lieux de son enfance, et dès qu’il approchera des murs d’enceinte, toute la vérité se lèvera en lui. Il se rappellera chacune des ruines et chacun des arbres, et lorsqu’il entrera ici, par cette petite porte, tout son passé lui sera connu. Et peut-être est-ce sa fiancée elle-même qui sera là pour l’accueillir.

Elle répéta en elle-même :

« Sa fiancée… Armelle d’Annilis… »

Elle éprouva une tristesse confuse et, pour s’en distraire, elle résolut de se promener dans le domaine. Auparavant, elle remit la photographie dans le livre, mais il y en avait une autre qui représentait Jean de Plouvanec’h à onze ans, vêtu de son costume de première communion. Il souriait. Il avait l’air heureux et gai. Rien n’annonçait en lui les terribles instincts qui devaient éclore.

Elle se dirigea vers le palier. À ce moment, il lui sembla entendre du bruit qui venait des ruines, bruit léger de pas et de branche qui craquent.

Elle écouta durant une ou deux minutes, inquiète et prêtant l’oreille aux moindres souffles du dehors.

Elle se souvint des paroles du vieux Geoffroi, relatives à des empreintes qui marquaient le voisinage à quelque distance de la grille. Mais que signifiaient ces empreintes ? Quels ennemis annonçaient-elles ?

Le bruit se précisant, elle avança doucement vers la première des deux fenêtres et se baissa en murmurant :

« Oh ! mon Dieu, est-ce possible ! »

Avec précaution et de manière à n’être pas vue, elle regarda. C’était bien, comme elle l’avait cru dès l’abord, Boniface. Il débouchait dans l’espace qui s’étendait de ce côté du donjon. Un peu après, deux voix d’homme chuchotèrent au-dessous de la fenêtre. Plus tard, des pas montèrent furtivement l’escalier.

Alors elle demeura dans l’embrasure et se cacha derrière la tapisserie, dont la trame usée formait comme un fin treillage qui lui permettait d’observer les nouveaux venus.

Ils ne tardèrent pas à paraître sur le palier. Elle reconnut Forville. Boniface le suivait. Ils étaient vêtus comme des paysans, ou plutôt comme des bûcherons.

— Elle n’est pas là, dit Boniface, au premier coup d’œil, et sans prendre la précaution d’inspecter les embrasures.

— Je le pensais bien, dit Forville. Maxime est parti avec la petite d’Annilis et Geoffroi. Mais je ne pense pas que Nathalie soit venue ce matin.

— En tout cas, de quoi se mêlent-ils tous les deux ? Qui a pu les diriger vers ce château ? Ah ! si elle nous embête aujourd’hui, tant pis pour elle.

Nathalie frissonna et fut sur le point d’enjamber la fenêtre ouverte et de se laisser glisser jusqu’à terre. Mais elle songea que la fuite n’était pas urgente et qu’il serait toujours temps de se sauver.

Elle écouta donc. Boniface ricanait :

— Ne vous en faites pas, Forville. Nous sommes bien seuls. Dès que Ludovic nous aura rejoints, on le mettra en faction.

— Bonne idée, approuva Forville. Nous disposons d’au moins deux heures. Ça suffit, mais à condition que personne ne s’interpose entre Ellen-Rock et nous.

Boniface ricana de nouveau :

— Ça m’amuse quand vous l’appelez Ellen-Rock. Il sait pourtant bien qui il est depuis le soir où je lui ai jeté à la face son nom de Jéricho. Et vous le savez aussi puisque je vous ai raconté toute son histoire, depuis A jusqu’à Z.

Il se frotta les mains.

— Ah ! Forville, vous avez eu du flair ce soir-là de vous poster devant l’hôtel et de reconnaître au passage les deux musiciens de Mirador, les sieurs Boniface et Ludovic. On était fait pour s’entendre. Et il fallait bien être trois, puisqu’ils sont trois, eux aussi, à savoir : Ellen-Rock, Jéricho et Plouvanec’h !

— Oui, murmura Forville, mais ces trois-là, une seule balle suffit pour les abattre. Nous sommes toujours d’accord, Boniface ?

Boniface ne répondit pas. Il écoutait.

— Chut ! ordonna-t-il.

— Quoi ?

— On a sifflé.

— Eh bien ?

— Ludovic.

— Il est plutôt en avance.

— Oui, il avait mis sa bicyclette à la consigne de la gare. De sorte que si Jéricho a bien pris le même train que lui, Ludovic le précède d’un bon quart d’heure.

Il y eut un second coup de sifflet, auquel Boniface répliqua par le même signal. Presque aussitôt Ludovic entra, essoufflé.

— Il vient ! dit-il.

L’émotion des deux autres fut visible.

— Ah ! tu es sûr ?

— Sûr et certain.

— Alors, raconte, et vivement, dit Boniface.

— Rien à raconter, dit Ludovic. Vous m’avez envoyé à Paris, ces jours-ci, pour surveiller le monsieur. J’ai fait connaissance avec son chauffeur et, par lui, j’ai su que Jéricho s’en allait en voyage, hier soir. Je l’ai suivi jusqu’à la gare Montparnasse, où il a pris le train de Bretagne. Alors je vous ai expédié un télégramme, que vous avez dû recevoir ce matin puisque vous êtes à l’affût, et je suis monté dans le même train. À la gare de Plouvanec’h il a enfilé le raccourci qui conduit vers la brèche.

— Donc il entrera par ici ? dit Forville, en désignant la porte basse.

— Pas d’erreur.

— Dans vingt minutes peut-être ?

— Il marchait vite. Comptez-en dix…

— Nom d’un chien ! grogna Boniface. Ça me tourne les sens, l’idée que je vais le voir et que… Mais qu’est-ce que vous faites donc, Forville ?

Forville décrochait un des fusils de la panoplie et il demanda :

— Vous m’avez rapporté des balles. Ludovic ?

— Oui, une boîte, comme convenu.

Forville déchira l’enveloppe, ouvrit la boîte, et chargea les deux canons de son fusil. Puis il fit le geste d’épauler, ajustant l’arme et visant la petite porte.

— Ça va, dit-il, les yeux étincelants. Ellen-Rock est réglé. Maintenant, plaçons-nous.

Ils choisirent comme poste le palier, au seuil duquel pendait une tapisserie, qu’ils rabattirent. En outre, au cas impossible où Ellen-Rock serait venu par l’entrée principale, ils avaient l’avantage de dominer l’escalier.

L’attente fut lourde. Nathalie, les mains glacées, la tête en feu ne pensait plus à fuir, mais d’autre part, elle n’avait aucun plan. Ses jambes vacillaient sous elle. Elle regardait, elle écoutait éperdument.

Boniface prononça, assez fort pour qu’elle entendît :

— Vous n’allez pas tirer tout de suite ?

— Pourquoi pas ?

— C’est idiot. Car enfin, il ne peut pas nous échapper, et, en l’observant, nous pouvons voir ce qu’il fait, et s’il cherche quelque chose.

— En voilà une idée !

— Une idée raisonnable. Je suis persuadé qu’il y a quelque part, bien cachée, une réserve d’or.

— Absurde !

— Mais non, mais non. Sans quoi, pourquoi viendrait-il ici ?

— Parce qu’il a retrouvé ses souvenirs perdus… Parce qu’il aperçoit dans son passé Jéricho le pirate et, au-delà de Jéricho, Jean de Plouvanec’h. Et c’est Jean de Plouvanec’h qu’il vient chercher dans le château qu’il habitait avant la guerre.

— N’importe ! insista Boniface. Nous avons intérêt à voir ce qu’il va faire.

Forville céda.

— Soit. Après tout, comme vous le dites, il ne peut pas nous échapper. Seulement, je vous accorde cinq minutes. J’ai hâte d’en finir.

Ils se turent, un long moment. Puis Boniface chuchota :

— Vous le détestez, hein ?

— Oui, dit Forville. Il m’a démoli. Il me tient. Je ne pourrai respirer que quand le coup sera fait.

— Moi aussi, dit Boniface. Seulement, moi, je l’ai déjà tué une fois et j’aime autant que ce soit vous, pour aujourd’hui.

Il fit entre ses dents :

— C’est un rude homme, vous savez… Méfiez-vous. Il a plus d’un tour dans son sac… Ludovic ?

— Patron ?

— Tu as sorti ton revolver ?

— Je comprends !

Un peu de bruit parut sourdre des profondeurs du donjon. Ils n’échangèrent plus une parole, et le silence fut chargé d’angoisse et de solennité.

À diverses reprises, Nathalie vit le canon du fusil qui se braquait sur la porte, puis qui retombait. Forville s’exerçait.

Elle n’avait plus la force de se tenir, et si elle n’eût pas craint qu’un mouvement ne trahît sa présence, elle se fût évanouie. Cependant, de toute sa volonté exaspérée, elle réussit à rester debout.

Le bruit augmenta, bruit de pierres qui roulent sous les pieds, bruit de clef, bientôt, qui cherche à s’introduire dans une serrure et que la rouille qui la revêt empêche de glisser.

Un effort fut fait. La clef tourna avec un grincement.

Et, d’un coup, la porte s’ouvrit.

Ellen-Rock…