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Le Prince et le Pauvre/Épilogue

La bibliothèque libre.
Traduction par Paul Largillière.
Librairie H. Oudin, éditeur (p. 324-327).


ÉPILOGUE


Miles Hendon n’était pas satisfait. Il lui restait à éclaircir un mystère, qu’il eût voulu pénétrer au prix de sa vie. Mais son tourment ne fut pas de longue durée. Il apprit bientôt pourquoi lady Édith l’avait renié. La malheureuse femme ne l’avait point trompé en disant qu’elle était une esclave enchaînée à la volonté de son maître. Le tyran lui avait commandé de parler et d’agir comme elle l’avait fait, en la menaçant de la livrer aux plus effroyables supplices, si elle ne déclarait point qu’elle ne reconnaissait pas Miles Hendon. Elle s’était révoltée contre cet acte infâme et avait demandé la mort. Alors Hughes, changeant tout à coup de tactique, lui avait donné l’assurance que, si elle refusait d’obéir, ce ne serait pas elle, mais Miles qui périrait. Lady Édith, tremblant pour celui qu’elle aimait, avait cédé et promis de souscrire à l’ordre de son mari, et elle avait tenu parole.

Hughes ne fut pas inquiété pour avoir usurpé les titres et les biens de son frère, car Miles ne voulut pas témoigner contre lui. Mais l’usurpateur abandonna sa femme et ses domaines pour échapper à l’opprobre. Il passa à l’étranger, où il mourut quelques années après. Alors Miles rentra en possession de son manoir.

Le comte de Kent épousa la veuve de son frère, et l’heureux couple se fixa définitivement à Hendon Hall.

On n’a jamais su ce qu’était devenu le père de Tom Canty.

Le roi fit rechercher le fermier Yokel qui avait été vendu comme esclave, il lui pardonna d’avoir été associé à la bande de l’Hérissé, et lui donna une pension qui lui permit de vivre honnêtement.

Le roi fit aussi rechercher ce vieux magistrat qui pourrissait dans un cachot pour avoir écrit un libelle et le gracia. Il fit élever aux frais de la Couronne les deux petites filles des femmes brûlées sous ses yeux pour leurs croyances religieuses, et fit punir l’homme qui avait fait injustement fouetter Miles Hendon. Il sauva des galères l’apprenti qui avait emporté le faucon et la pauvre idiote qui avait pris un morceau de toile chez un tisserand ; mais quand il voulut sauver l’homme qui avait volé un daim dans le parc royal, il n’était plus temps.

Il se montra reconnaissant envers le juge qui avait eu pitié de lui, lors du vol du cochon de lait, et il eut la satisfaction d’apprendre, dans la suite, que cet homme de bien, entouré de l’estime publique, était devenu l’un des jurisconsultes les plus éminents de l’Angleterre.

Le roi aima toute sa vie à raconter ses aventures, depuis l’instant où la sentinelle du palais lui avait donné un grand coup dans le dos, jusqu’à la nuit où, mêlé à l’essaim d’ouvriers qui travaillaient aux préparatifs de la fête du couronnement, il s’était glissé, sans que personne l’en eût empêché, dans l’église de l’abbaye, s’était caché dans le tombeau d’Édouard le Confesseur et y avait dormi d’un si profond sommeil, qu’il s’était réveillé tout juste au moment où l’archevêque de Canterbury allait poser la couronne sur la tête de Tom Canty.

Il se plaisait à dire que le souvenir de ces événements était pour lui une de ces grandes et précieuses leçons dont il voulait profiter constamment pour faire le bonheur de son peuple ; et il ajoutait qu’il ne cesserait de penser à tout ce qu’il avait souffert et vu souffrir, afin que la pitié fût dans son cœur comme une source qui ne tarit jamais.

Miles Hendon et Tom Canty restèrent les favoris du Roi, dont le règne fut malheureusement trop court, et pleurèrent sincèrement sa mort. Le brave comte de Kent n’abusa point du privilège qui lui avait été accordé. Il ne l’exerça que deux fois depuis le couronnement d’Édouard VI, la première à l’avènement de la reine Marie, la seconde, à l’avènement de la reine Élisabeth. Un de ses arrière-petits-fils le revendiqua à l’avènement de Jacques Ier. Plus d’un quart de siècle s’écoula ensuite avant qu’il fût question du « privilège des Kent », presque tombé dans l’oubli.

Quand le comte de Kent parut devant Charles Ier et sa cour, et s’assit en présence du Roi pour affirmer et perpétuer les droits de sa maison, il y eut une grande agitation parmi la noblesse. Mais le descendant de Miles Hendon montra ses parchemins, et le privilège fut maintenu. Le dernier des comtes de Kent mourut pendant les guerres de la République, en combattant pour le Roi, et le privilège s’éteignit avec lui.

Tom Canty devint très vieux. C’était, sur la fin de ses jours, un beau vieillard aux cheveux de neige, à la barbe d’argent, avec un air doux et paternel. Il jouit toute sa vie des honneurs qui lui avaient été octroyés. On s’inclinait devant lui, car son costume particulier rappelait à tout le monde qu’il y avait eu un temps où il était roi. Et quand il passait dans les rues, la foule s’ouvrait respectueusement, et les mères le montraient à leurs enfants en disant :

— Ôte ton bonnet pour lui. C’est le Pupille du Roi.

Et les enfants et les hommes se découvraient, et Tom Canty souriait en remerciant le peuple de Londres qui l’aimait, parce que tout le monde savait son histoire.

Édouard VI ne régna que six ans, mais son règne, qui finit en 1553, fut un des plus glorieux et des plus cléments de ces temps lugubres.

Plus d’une fois il arriva qu’un grand dignitaire, un puissant vassal de la Couronne, chamarré d’or et couvert de pierreries, lui fît remarquer combien sa bonté excessive était poussée jusqu’à la faiblesse.

— Il serait préférable, sire, disait le courtisan, que Sa Majesté laissât la justice suivre son cours, sans songer à réformer, à abroger des lois auxquelles Henri VIII a dû la solidité de son trône, et sans se montrer débonnaire pour un peuple qu’on ne peut contenir que par l’oppression.

Le jeune Roi levait alors sur son interlocuteur ses grands yeux éloquents, et il lui disait :

— Vous parlez d’oppression, mylord ; mon peuple et moi, nous savons ce que c’est, mais les grands de ma cour l’ignorent !

FIN.