Le Prince et le Pauvre/03

La bibliothèque libre.
Traduction par Paul Largillière.
Librairie H. Oudin, éditeur (p. 10-19).


CHAPITRE III.

TOM RENCONTRE LE PRINCE.


Tom se leva le ventre creux ; il l’avait creux encore quand il sortit pour aller battre le pavé ; mais, par contre, il avait la tête pleine des splendeurs de son rêve. Il erra çà et là dans la Cité, allant sans savoir où, sans prendre garde à ce qui se passait. On le coudoyait, on le rudoyait, l’apostrophait ; lui, perdu dans ses pensées, poursuivait machinalement sa flânerie. Il arriva ainsi à Temple Bar, qui était la limite extrême de ses explorations accoutumées. Il s’arrêta un moment pour se consulter ; puis, replongé dans ses visions, il passa outre et se trouva hors de l’enceinte de Londres. Le Strand n’était déjà plus alors un chemin vicinal ; on lui donnait le nom de rue, quoiqu’il fût encore peu bâti. D’un côté, il y avait une file assez longue de maisons, mais, de l’autre, on ne voyait qu’un petit nombre de constructions éparses, résidences de la haute noblesse, avec de grands et beaux domaines qui descendaient jusqu’au fleuve, et qui sont aujourd’hui couverts, pouce à pouce, d’affreux bâtiments en brique et en pierre.

Tom découvrit ensuite le village de Charing, et il se reposa près de la belle croix plantée en cet endroit par un roi du temps jadis, qui avait été dépouillé de ses possessions ; il descendit alors en baguenaudant une route tranquille et charmante, passa devant le palais somptueux du grand cardinal, et se dirigea vers un autre palais beaucoup plus important, plus majestueux, qui se trouvait au delà, et qui était Westminster. Tom contempla, avec des yeux émerveillés, cette masse énorme de maçonnerie aux ailes éployées, les bastions sourcilleux, les tours menaçantes, la large porte de pierre avec sa grille dorée, ses superbes lions, colosses de granit, et tous les signes et symboles de la puissance. Le rêve qu’il avait si longtemps caressé allait-il enfin se réaliser ? C’était bien là, en effet, le palais d’un roi ; mais lui serait-il donné d’y voir un prince, un prince en chair et en os ? Ah ! si le ciel pouvait exaucer ce vœu !

De chaque côté de la grille d’entrée se dressait une statue vivante, c’est-à-dire un homme d’armes, raide, immobile, couvert de la tête aux pieds d’une armure d’acier resplendissante. À une distance respectueuse étaient attroupés des gens de la campagne ou de la Cité, attendant une occasion pour saisir au passage quelque manifestation de la grandeur royale. De splendides carrosses, à l’intérieur desquels se prélassaient de splendides personnages, tandis qu’au dehors se perchaient des laquais non moins splendides, entraient et sortaient par d’autres portes pratiquées dans le mur d’enceinte.

Le pauvre Tom en haillons se rapprocha à pas de loup et passa timidement devant les sentinelles. Son cœur battait à rompre sa poitrine, mais une secrète espérance remontait son courage. Tout à coup il aperçut à travers la grille dorée un spectacle qui faillit lui arracher un cri de joie. Dans la cour du palais se tenait un jeune garçon de son âge, au teint bruni par le soleil, aux membres vigoureux et souples. Il portait, avec une aisance pleine de charme, de beaux habits de satin et de soie semés de pierreries étincelantes. Une petite épée et une dague ornées de joyaux lui pendaient au côté ; de jolis brodequins à talons rouges, une toque écarlate coquettement posée sur la tête, et garnie de plumes pendantes, retenues par une grande escarboucle, complétaient son costume. Près de lui se trouvaient quelques beaux messieurs, qui étaient sans aucun doute ses serviteurs. Oh ! c’était bien là un prince, un prince vivant, un vrai prince ! Il ne pouvait y avoir, à cet égard, pas même l’ombre d’une hésitation. Le souhait de l’enfant pauvre était à la fin exaucé !

Tom haletait, suffoqué, transporté ; ses yeux se dilataient ; les bras lui tombaient ; il n’en revenait pas. Ravi, extasié, il n’eut plus qu’une pensée : être tout proche du prince, face à face, pour le dévorer du regard. Sans savoir comment, il se trouva le visage collé contre la grille. L’instant d’après, un des soldats le saisit à bras le corps, l’arracha rudement et l’envoya pirouetter au milieu des manants et des badauds, en criant :

— Veux-tu bien te retirer, petit drôle !

La populace avait applaudi et éclaté de rire ; mais le jeune prince avait bondi de colère. Le rouge au front, les yeux flamboyants d’indignation, il s’était exclamé :

— Insolent ! Oser maltraiter ainsi en ma présence ce pauvre petit ! Oser porter la main sur un Anglais, fût-il le dernier des sujets de mon père ! Qu’on ouvre la porte et qu’on le fasse entrer !…

Il eût fallu voir alors l’inconstance de la foule. Chapeaux et bonnets volèrent en l’air ; de toutes les poitrines partit un hourra : Vive le prince de Galles !

Les sentinelles présentèrent les armes en tenant devant eux leurs hallebardes ; les portes tournèrent sur leurs gonds. Le petit prince pour rire d’Offal Court s’élança, guenilles au vent, vers le vrai prince de Westminster et lui tendit la main.

— Tu as l’air harassé, affamé, avait dit Édouard Tudor. On t’a fait mal, viens avec moi.

Une demi-douzaine de gens de service s’étaient élancés, pour faire je ne sais quoi, mais évidemment pour se mêler de ce qui ne les regardait pas. Un geste vraiment royal les tint à distance, et ils s’arrêtèrent cloués sur place, comme autant de statues.

Édouard conduisit Tom dans un somptueux appartement, en lui disant que c’était là son cabinet de travail. Puis il commanda d’apporter un repas si copieux, que Tom n’en avait jamais vu de pareil, si ce n’est dans les livres.

Le prince, avec toute la délicatesse qui seyait à son rang et à son éducation, renvoya ses serviteurs, pour ne pas augmenter l’embarras de son humble convive, en l’exposant à leurs propos malicieux ; ensuite il s’assit tout près de lui et se mit à le questionner pendant que Tom mangeait.

— Comment t’appelles-tu, petit ?

— Tom Canty, pour vous servir, messire.

— Drôle de nom. Où demeures-tu ?

— Dans la Cité, messire. Dans Offal Court, au bout de Pudding Lane.

— Offal Court ! Drôle de nom aussi. As-tu des parents ?

— Des parents ? Oui, messire, j’ai mon père et ma mère ; et puis j’ai ma grand’mère, mais je ne l’aime pas, Dieu me pardonne ; et puis j’ai mes deux sœurs jumelles, Nan et Bet.

— Tu n’aimes pas ta grand’mère ? Elle n’est pas bonne pour toi, je vois.

— Ni pour moi, messire, ni pour les autres ; elle a mauvais cœur et fait du mal à tout le monde, tout le long de la journée.

— Est-ce qu’elle te maltraite ?

— Il y a des fois qu’elle s’arrête, quand elle dort ou quand elle n’en peut plus de boire ; mais dès qu’elle y voit clair, elle me règle mon compte, et alors elle n’y va pas de main morte.

Un éclair passa dans les yeux du petit prince.

— Elle te bat, dis-tu ? s’écria-t-il.

— Oh ! oui, messire.

— Te battre ; toi, si délicat, si petit ! Écoute, avant qu’il soit nuit, ta grand’mère sera enfermée à la Tour. Le roi, mon père…

— Vous oubliez, messire, que nous sommes des misérables, des vilains, et que la Tour n’est faite que pour les grands du royaume.

— C’est vrai, je n’y pensais plus. Je verrai ce qu’il y a à faire pour la châtier. Et ton père, est-il bon pour toi ?

— Comme ma grand’mère Canty, messire.

— Tous les pères se ressemblent, paraît-il. Le mien non plus n’a pas l’humeur tendre. Il a la main lourde quand il frappe ; mais moi, il ne me bat pas. C’est vrai qu’il me mène souvent très durement en paroles… Et ta mère ?

— Ma mère est très bonne, messire, elle ne me fait jamais ni peine ni mal. Et Nan et Bet sont bien bonnes aussi.

— Quel âge ont-elles ?

— Quinze ans, messire.

— Lady Élisabeth, ma sœur, en a quatorze, et lady Jane Grey, ma cousine, a mon âge, et elle est bien gentille et bien aimable ; mais ma sœur, lady Mary, avec sa mine toujours renfrognée et… Dis-moi, est-ce que tes sœurs défendent à leurs femmes de chambre de sourire, parce que c’est un péché qui causerait la perdition de leur âme ?

— À leurs femmes de chambre ? Oh ! messire, vous croyez donc qu’elles ont des femmes de chambre ?

Le petit prince contempla gravement le petit pauvre ; puis d’un air intrigué :

— Pourquoi pas ? dit-il. Qui les déshabille quand elles se couchent ? Qui les habille quand elles se lèvent ?

— Personne, messire. Vous voulez qu’elles ôtent leur robe et couchent toutes nues, comme les bêtes ?

— Ôter leur robe ! Elles n’en ont donc qu’une ?

— Ah ! mon bon seigneur, que feraient-elles de deux ? Elles n’ont pas deux corps.

— Tout cela est fort drôle, fort surprenant. Pardonne-moi, je n’ai pas voulu me moquer de toi. Tes braves sœurs Nan et Bet auront des robes et des femmes de chambre, et cela tout de suite ; mon trésorier s’en chargera. Ne me remercie pas, il n’y a pas de quoi. Tu parles bien, ta franchise me plaît. Es-tu instruit ?

— Je ne sais pas, messire. Un bon prêtre, qu’on appelle le Père André, m’a laissé lire ses livres.

— Sais-tu le latin ?

— Un peu, messire ; pas trop bien, je commence.

— Continue à l’apprendre, petit ; il n’y a de difficile que les premières règles. Le grec donne plus de mal. Pour lady Élisabeth et ma cousine, ces deux langues et les autres ne sont qu’un jeu. Si tu les entendais !… Mais parle-moi d’Offal Court ; est-ce qu’on s’y amuse ?

— Oh, oui, beaucoup, quand on n’a pas faim. Il y a Punch et Judy[1] ; et puis il y a les singes ; ils sont si drôles, si bien dressés ! Et puis on joue des pièces où l’on tire des coups de feu ; on se bat, et tout le monde est tué. Il faut voir comme c’est beau ; et ça ne coûte qu’un farthing ; — mais on n’a pas tous les jours un farthing, car c’est dur à gagner, mon bon seigneur.

— Et puis ?

— À Offal Court nous nous battons aussi avec des bâtons, comme font les apprentis.

Le prince ouvrait de grands yeux.

— Vraiment, cela doit être très amusant. Et puis ?…

— Et puis, il y a aussi les courses, pour voir qui arrive le premier.

— Oh ! j’aimerais ça aussi. Et puis ?…

— Et puis, messire, l’été nous marchons dans l’eau, nous nageons dans les canaux et dans la Tamise ; et puis on fait faire le plongeon aux autres, on leur jette de l’eau plein le visage ; on crie, on saute, on fait des culbutes ; et puis…

— Oh ! je donnerais le royaume de mon père pour voir cela, rien qu’une fois. Et puis ?…

— Nous dansons, nous chantons autour de l’Arbre-de-Mai dans Cheapside. Nous jouons dans le sable. On fait de grands tas et on s’y ensevelit. Et puis il y a les pâtés de boue… Oh ! la boue, il n’y a rien de plus délicieux ; on patauge, on se roule…

— Tais-toi ; tu me fais venir l’eau à la bouche. Si je pouvais, oh ! mais rien qu’une fois, une seule fois, m’habiller comme toi, courir pieds-nus, piétiner, me rouler dans la boue, sans que personne m’en empêche, sans qu’on me dise rien, il me semble que je sacrifierais la couronne…

— Et moi donc ? Si je pouvais rien qu’une fois, une seule fois, être beau comme vous, être ha…

— Tu voudrais ?… C’est dit. Ôte tes guenilles, et mets mes beaux habits. Ce ne sera qu’un bonheur d’un moment, mais je serai si content ! Fais vite, nous nous amuserons chacun à notre manière, et nous referons l’échange avant qu’on ne vienne.

Quelques minutes après, le petit prince de Galles avait endossé les nippes en loques de Tom, et le petit prince des pauvres, transformé des pieds à la tête, avait revêtu le splendide costume royal. Côte à côte, ils se regardèrent dans la grande glace. Ô miracle ! On eût dit qu’aucun changement ne s’était fait en eux ! Ils se contemplèrent ébahis, se toisèrent, se mirèrent, puis se regardèrent et se contemplèrent encore. À la fin, le prince embarrassé rompit le silence.

— Hein ! dit-il, que t’en semble ?

— Ah ! de grâce, que Votre Altesse ne m’oblige pas à répondre. Il n’appartient pas à un vil sujet comme moi…

— Tu n’oses pas ; eh bien, j’oserai, moi ! Tu as mes cheveux, mes yeux, ma voix, mon geste, ma taille, ma tournure, mon visage, mes traits. Si nous étions nus tous les deux, il n’y a personne qui pourrait dire si c’est toi qui es Tom Canty et moi qui suis le prince de Galles. Maintenant que j’ai tes habits, il me semble que je sens les coups que t’a donnés cette brute de soldat. Fais voir ta main, elle est toute meurtrie.

— Oh ! ce n’est rien ; Votre Altesse sait que le pauvre homme d’armes…

— Tais-toi ! C’est une honte, une cruauté, cria le petit prince en frappant le parquet de son pied nu. Si le roi… Ne bouge pas d’ici jusqu’à mon retour. Je le veux.

Il avait saisi et serré un objet qui se trouvait sur la table ; puis il avait pris sa course, traversant les corridors et la cour du palais, en guenilles, le visage enluminé, les yeux étincelants. Arrivé à la porte de pierre, il s’attacha des deux mains à la grille, tâcha de l’ébranler et cria :

— Ouvrez !

Le soldat qui avait maltraité Tom s’empressa d’obéir ; mais comme le prince filait devant lui, méconnaissable sous son dépenaillement, il lui envoya un grand coup de poing dans le dos qui le fit rouler en pirouettant sur la chaussée.

— Tiens, graine de mendiant, dit-il, voilà pour te payer de m’avoir fait gourmander par Son Altesse !

La foule éclata de rire. Le prince s’était ramassé couvert de boue, et menaçant les sentinelles d’un geste superbe :

— Je suis le prince de Galles, dit-il, ma personne est sacrée. Vous serez pendu pour avoir mis la main sur moi !

Le soldat présenta les armes et dit avec un air goguenard :

— Salut à Son Altesse !

Puis d’un ton sec et rude :

— Au large, crapaud !

Une tempête de cris, d’acclamations, de beuglements, de glapissements, de piaulements, partit des rangs de la foule. On se mit à la chasse de l’enfant en hurlant à tue-tête :

— Place à Son Altesse Royale ! Place au prince de Galles !



  1. Punch et Judy sont les deux principaux personnages du Guignol ou théâtre de marionnettes en Angleterre.