Le Prince et le Pauvre/22

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Traduction par Paul Largillière.
Librairie H. Oudin, éditeur (p. 209-218).


CHAPITRE XXII.

LA TRAHISON.


Fou-Fou Ier était retombé au pouvoir des vagabonds, des voleurs et des assassins, en butte à leurs sarcasmes, à leurs grossières insultes, et souvent, quand l’Hérissé avait le dos tourné, il était soumis à la brutalité de John Canty et de Hugo. Cependant, à part ces deux ignobles scélérats, il n’y avait personne de la bande qui se montrât réellement fâché contre lui. Beaucoup au contraire l’aimaient ; on le trouvait drôle, amusant, spirituel.

Deux ou trois jours durant, Hugo, qui avait repris ses droits de tuteur sur l’enfant, prit plaisir à l’accabler de vexations. Il n’osait point le maltraiter ouvertement, car il n’avait pas oublié la correction infligée par le chef au prétendu John Hobbs ; mais il ne laissait passer aucune occasion d’irriter le roi pendant la journée, et le soir, quand avaient lieu les ripailles et les orgies accoutumées, il jetait sur lui, comme par mégarde, tout ce qu’il avait sous la main, débris de viande, fonds de bouteilles, tessons ou immondices. Deux fois il lui marcha rudement sur les pieds, en s’excusant ironiquement. Le roi, se renfermant dans sa dignité, eut l’air de ne point remarquer cette offense, à laquelle un roi répond par l’indifférence du dédain.

Mais quand l’enfant vit Hugo recommencer son manège pour la troisième fois, il ne put se contenir plus longtemps. Il prit une bûche qui était à ses pieds et la lança à la tête de son insulteur. Hugo roula par terre. L’assistance applaudit, et le roi eut les rieurs de son côté.

Hugo était penaud et furieux. Il ramassa un bâton et se jeta sur son agresseur. Le cercle se ferma autour des combattants. Les paris s’engagèrent. On aiguillonna les adversaires par des cris et des quolibets.

Hugo ne doutait point de l’issue de cette lutte. Il est probable qu’il eût rougi de la pousser plus loin, tant les forces des adversaires paraissaient inégales, s’il n’avait été en ce moment sous l’empire d’une surexcitation augmentée par le dépit.

En réalité Hugo ne savait pas à qui il avait affaire. Le vagabond n’était pas même un bretteur. Novice en escrime, gauche, maladroit, il frappait à tort et à travers.

Or, il avait devant lui le royal élève des maîtres d’armes les plus renommés de l’époque. Édouard n’ignorait aucun secret de l’école, et maniait avec la même dextérité la canne, le bâton et l’épée.

Il fallait voir le petit roi, alerte et gracieux, marcher, rompre, riposter, se rire de la grêle de coups que le gredin prétendait faire pleuvoir sur lui, le corps droit et d’aplomb sur les hanches, les épaules bien effacées, les genoux légèrement ployés, les bras souples et vigoureux, les mouvements libres et calmes, soit qu’il se mît en garde en se développant, soit qu’il attaquât.

Les gueux étaient ébahis, saisis d’admiration. De minute en minute, le bâton dont s’était armé le roi, après qu’il eut jeté la bûche, fendait l’air en sifflant et s’abattait sur la tête de Hugo, au milieu des trépignements de l’assemblée émerveillée.

En moins d’un quart d’heure, le gredin était moulu, roué, rossé, terrassé et obligé de quitter le champ du combat, sous les huées et les sifflets.

Le roi n’avait pas été touché une seule fois.

Les gueux l’enlevèrent ; deux d’entre eux le hissèrent sur leurs épaules et le portèrent en triomphe. Il fut assis à la place d’honneur, à côté de l’Hérissé, et proclamé solennellement Roi des Coqs de combat. Son titre de Fou-Fou Ier fut abrogé, et défense fut faite de lui donner ce nom ironique, sous peine d’être expulsé de la corporation.

Cependant les gueux avaient beau faire pour retenir le roi parmi eux. Il se refusait formellement à accepter leurs offres de services, à vivre dans leur intimité. Il n’avait qu’une pensée : c’était de prendre la fuite.

Le premier jour de son retour, on l’avait envoyé à la maraude dans une cuisine où il n’y avait personne ; non seulement il revint les mains vides, mais il avait fait tous ses efforts pour avertir les gens de la maison. On le donna ensuite comme aide à un chaudronnier : il se révolta quand son prétendu maître lui commanda de chercher de l’ouvrage, et il alla jusqu’à arracher au chaudronnier son fer à souder, avec lequel il menaça de lui casser la tête.

Hugo et le chaudronnier eurent toutes les peines du monde à l’empêcher de s’échapper. Il écrasait, sous ses foudres royales, quiconque voulait mettre obstacle à sa liberté ou s’avisait de lui commander. On le chargea alors d’aller avec Hugo, en compagnie d’une femme en guenilles et d’un enfant scrofuleux, demander l’aumône : il n’en fit rien, déclara qu’il ne voulait pas mendier, et signifia à ceux qui parlaient de lui imposer leur volonté, qu’il les ferait pendre.

Plusieurs jours se passèrent ainsi. Le dégoût que lui inspiraient les honteuses pratiques des vagabonds, la saleté de leurs haillons, l’obscénité de leurs gestes, leur immonde langage lui devinrent peu à peu tellement intolérables, qu’il en arriva à se demander s’il n’aurait pas mieux valu pour lui périr sous le couteau de l’ermite.

Pourtant la nuit, dans ses rêves, il oubliait tous ses maux présents, car il se voyait assis sur son trône et maître absolu du royaume.

Ces pensées avaient pour effet de rendre son réveil plus amer.

Telles étaient les angoisses auxquelles il avait été en proie pendant les jours qui s’étaient écoulés entre sa rentrée au camp des vagabonds et son combat avec Hugo, et ces angoisses avaient été chaque jour plus cruelles, plus poignantes.

Le lendemain du combat, Hugo se leva, le cœur plein de projets de vengeance. Il ne pouvait dévorer l’affront que lui avait fait subir un enfant : il avait juré au roi une haine implacable. Parmi les plans qu’il avait formés pour assouvir cette haine, il y en avait deux qui lui souriaient plus que les autres. D’un côté, il aurait voulu infliger au jeune audacieux un châtiment exemplaire qui humiliât son orgueil, et lui fît perdre à jamais ces airs d’autorité royale et de souverain mépris que l’enfant prenait avec toute la troupe. D’autre part, si ce premier dessein échouait, il était décidé à faire tomber le roi dans un piège, à faire peser sur lui une accusation criminelle quelconque, et à le dénoncer aux autorités pour le livrer à l’implacable rigueur de la justice.

Le moyen de mettre à exécution son premier plan, c’était de prendre le roi à l’improviste, et de lui faire une malandre à la jambe.

— Cela le mortifiera, se disait-il, et lui ôtera toute envie de nous traiter du haut de sa grandeur.

Une fois la malandre bien visible, Canty forcerait bien l’enfant à exposer sa jambe sur les grands chemins, et à mendier.

La malandre est un terme d’argot, employé pour désigner une plaie factice.

Pour faire une malandre, on fabriquait un emplâtre de chaux vive, de savon et de rouille, qu’on étendait sur un morceau de cuir, lequel était ensuite appliqué sur la jambe et retenu par un bandage fortement serré. L’emplâtre enlevait la peau et donnait à la chair, mise à nu, l’aspect d’une excoriation ; on frottait cet ulcère apparent avec du sang qui, lorsqu’il était sec, donnait à la prétendue plaie une couleur sombre et repoussante. Enfin, l’on enroulait autour de la jambe un morceau de guenille habilement disposé de manière à laisser voir, accidentellement, le hideux ulcère, et à émouvoir les passants.

De compagnie avec le chaudronnier qui ne pardonnait point au roi de l’avoir menacé, Hugo emmena l’enfant sous prétexte d’aller chercher de l’ouvrage.

Quand ils furent hors de portée du camp, ils se précipitèrent sur le roi, et l’étendirent de son long sur le sol.

Le chaudronnier appliqua l’emplâtre, pendant que Hugo empêchait l’enfant de se mouvoir en lui appuyant les mains et les genoux sur la poitrine, sur les bras et les jambes.

Le roi poussait des cris de rage.

— Je vous ferai pendre tous deux, rugit-il, le jour même où j’aurai recouvré mon sceptre.

Les scélérats, plus forts que lui, le maintenaient et riaient de son impuissante colère et de ses vaines menaces. Ils attendaient, avec impatience, que l’emplâtre eût produit son effet ; et, certes, leur espérance n’aurait pas tardé à se réaliser, s’il n’était survenu un incident imprévu.

Le gueux qui avait fait la tirade tant applaudie sur l’iniquité des lois anglaises apparut tout à coup sur la scène et mit fin à l’entreprise des deux gredins, en arrachant le bandage et l’emplâtre, et en jetant au loin tout l’appareil destiné à faire une malandre.

Yokel l’esclave exerçait une espèce de prestige sur la bande de l’Hérissé. Personne n’eût osé lui résister.

Le roi voulut prendre le bâton de son sauveur et en labourer les épaules des deux drôles. Yokel s’y refusa. Il dit que cette affaire devait être examinée avec calme et qu’il fallait attendre jusqu’à la nuit, quand toute la tribu serait réunie. Il était inutile, sinon dangereux d’attrouper les passants. Les gueux n’avaient point coutume de soumettre leurs différends au jugement des intrus ou des sinves.

Yokel ramena le roi avec Hugo et le chaudronnier au camp, et il informa l’Hérissé de ce qui s’était passé.

Le chef décida que le roi ne mendierait pas et déclara qu’il l’appelait à des fonctions plus hautes et plus nobles.

Le roi ne fit que passer pour la forme par le grade de mendiant. Il fut immédiatement promu au rang de voleur.

Hugo était au comble de la joie. Il avait déjà essayé de pousser le roi à voler, mais il avait échoué. Or, maintenant il ne pouvait plus y avoir de résistance, car il était impossible que le roi songeât à braver un ordre exprès du Grand Coësre.

Hugo avait donc la partie belle. Il n’avait plus qu’à disposer une chausse-trappe, et le roi ne manquerait point de tomber dans les filets de la justice.

Le scélérat se promit de ne point perdre de temps et de régler ce compte le jour même. La seule tactique qu’il eût à suivre, c’était de faire en sorte que l’on crût à un accident, et qu’on ne le soupçonnât point personnellement ; car le Roi des Coqs de combat jouissait maintenant d’une vraie popularité, et la bande n’eût certes pas été tendre pour celui de ses affiliés qui aurait eu l’infamie de livrer par trahison le plus aimé de tous à l’ennemi commun, c’est-à-dire aux représentants de la loi.

Hugo avait l’âme trop noire et trop vindicative pour s’arrêter devant ces considérations. Il sortit du camp, sans rien laisser transpirer de sa machination. Le roi était avec lui. Ils allaient très lentement, montant et descendant les rues l’une après l’autre, tous deux ayant leur plan bien arrêté : Hugo, celui de mener à bout son entreprise criminelle ; le roi, celui de profiter de la première occasion pour prendre la fuite et pour s’arracher à jamais à l’ignoble troupe de coquins dont il était le prisonnier.

Ils eussent pu, l’un et l’autre, en finir assez vite ; mais ils ne voulaient, dans leur for intérieur, agir qu’à coup sûr et ne point s’exposer à une déception, en se laissant séduire par la première chance venue qui pouvait être incertaine.

Ils se reposaient sur le hasard. Ce fut Hugo qui se trouva favorisé le premier.

Une femme arrivait derrière eux. En tournant la tête, Hugo vit qu’elle portait un gros paquet dans un panier.

Les yeux du gredin eurent un éclair de joie.

— Mort de ma vie ! dit-il, si je puis lui mettre ça sur le dos, mon affaire sera dans le sac. Dieu te garde, Roi des Coqs de combat !

Il ralentit le pas sans avoir l’air de rien, mais dévoré par la soif de la vengeance.

La femme passa devant eux.

Le moment était arrivé.

— Attends-moi ici, dit-il rapidement à voix basse.

Et sans s’occuper de la réponse, il s’élança à la poursuite de la femme.

Le roi n’avait pas répliqué. Son cœur débordait de joie. Pour lui aussi l’heure tant souhaitée venait de sonner. Il allait pouvoir fuir, car il était probable que Hugo serait entraîné assez loin dans sa course. Le sort en avait décidé autrement.

Hugo se glissa derrière la femme, enleva prestement le paquet, le roula dans une vieille couverture qu’il portait sur le bras et revint sur ses pas en courant.

La femme ne s’était pas aperçue du vol sur le moment même, mais, sentant sa charge moins lourde, elle avait jeté un regard dans son panier, puis elle avait poussé un cri.

Hugo avait lancé le paquet dans les bras du roi, en lui criant :

— Suis-moi et crie : Au voleur ! aie soin de détourner du chemin ceux qui courront après toi.

Hugo s’était précipité dans un chemin de traverse dont les détours le ramenèrent un peu plus loin sur la route. En y débouchant, il avait les mains dans les poches, l’air innocent et indifférent. Il alla s’adosser à un poteau et attendit les événements.

Le roi avait bondi sous l’insulte. Il avait jeté le paquet avec dégoût. La couverture se déroulait juste au moment où la femme arrivait. Une foule considérable la suivait sur les talons.

La paysanne saisit d’une main le poignet du roi, tandis que de l’autre elle ramassait son paquet ; puis elle fit pleuvoir un torrent d’injures sur le pauvre enfant qui se débattait et essayait vainement de s’arracher à l’étreinte.

Hugo n’avait pas besoin d’en savoir davantage. Son ennemi était pris et l’officier de justice ne tarderait point à entrer en scène. C’était le moment de se dérober. Rayonnant de joie, il regagna le camp en fredonnant une chanson. Et tout en s’éloignant prudemment du lieu où avait été commis le vol, il rumina le récit vraisemblable qu’il allait faire de cet accident à la tribu de l’Hérissé.

Cependant le roi continuait de lutter pour retirer son poignet de l’étau qui l’emprisonnait. Il était furieux et criait, le rouge au front :

— Laissez-moi, femme insensée ; ce n’est pas moi qui vous ai pris ce paquet.

Mais la foule l’avait enfermé dans un cercle de fer et l’accablait d’outrages et de vociférations. Un forgeron en tablier de cuir, les manches retroussées jusqu’au coude, étendit un bras musculeux en jurant qu’il n’attendrait point l’arrivée de la justice pour infliger une correction à l’impudent.

Soudain une longue rapière fendit l’air et tomba comme la foudre sur le bras de l’homme ; en même temps une voix ricana :

— Tout doux, braves gens, allons un peu plus modérément en besogne et ne soyons pas si prompts à prodiguer les coups de poing et les coups de langue. Ceci regarde la justice du roi, et non la justice sommaire des passants. Lâchez cet enfant, bonne femme.

Le forgeron jeta un regard de courroux à l’intrus, et, se frottant le bras, demeura coi. La femme ouvrit la main avec hésitation, mais sans oser résister. La foule regarda l’homme à la rapière, avec de grands yeux, mais sans oser murmurer.

Le roi s’était précipité vers l’étranger, et les joues rouges de plaisir, les yeux flamboyants, il s’était écrié :

— Vous n’auriez pas dû rester en arrière, mais vous arrivez encore à temps, sir Miles ; taillez-moi ces insolents en pièces.