Le Prince et le Pauvre/24

La bibliothèque libre.
Traduction par Paul Largillière.
Librairie H. Oudin, éditeur (p. 225-229).


CHAPITRE XXIV.

L’ÉVASION.


Le jour était à son déclin, les rues devenaient de moment en moment plus désertes. On n’y voyait plus que quelques rôdeurs fuyant au plus vite avec l’air furtif de gens qui sont pressés de faire un mauvais coup pour se soustraire le plus tôt possible avec leur butin aux morsures du froid glacial. Trop occupés du larcin qu’ils méditaient pour regarder à droite ou à gauche, ils ne faisaient pas attention à ceux qui passaient sur le chemin.

Le roi ne revenait point de son étonnement. Il n’eût jamais cru que l’on pût mener l’un des plus puissants souverains de l’Europe en prison, sans que cet acte inouï provoquât autre chose que l’indifférence publique.

Pas à pas, le constable était arrivé à un petit marché désert ; il fit signe au roi et à Miles de le traverser avec lui.

Ils étaient au milieu de la place, lorsque Hendon toucha le bras de l’officier de justice et lui dit à voix basse :

— Un moment, je vous prie, mon ami ; il n’y a personne qui puisse nous entendre ici, et je voudrais vous dire un mot.

— Les devoirs de ma charge s’y opposent, répondit le constable ; je vous en prie, laissez suivre le cours de la justice, la nuit tombe et j’ai hâte de rentrer chez moi.

— Je n’ai qu’un mot à vous dire, et il y va de votre intérêt. Ayez l’air de ne rien voir et… laissez cet enfant s’échapper.

— Que je… Suborneur ! Au nom de la loi je vous arrête.

— N’allons pas si vite, et soyez prudent. Vous pourriez vous repentir de ne pas avoir écouté mon avis.

Miles rapprocha sa bouche de l’oreille du constable.

— Ce cochon que vous avez acheté huit pence pourrait vous coûter la tête, brave homme !

Le constable eut un geste de surprise ; il demeura d’abord interdit ; puis, se croyant raillé, il éclata en invectives et en menaces.

Mais Hendon gardait toute sa placidité. Il attendit que l’officier de justice eût dit tout ce qu’il avait à dire, puis il ajouta :

— J’ai un faible pour vous, brave homme, et je ne voudrais point vous voir au bout d’un gibet. Écoutez bien ce que je vous dis, vous verrez si je vous trompe.

Alors Miles répéta mot pour mot la conversation que le constable avait eue avec la femme :

— Vous voyez, dit-il, que je sais tout. Que penseriez-vous d’une dénonciation faite en due forme au magistrat aujourd’hui même ?

Le constable s’était arrêté. Il était tout d’un coup devenu humble et craintif. Il essaya de se tirer d’affaire en disant avec un sourire forcé :

— C’est faire beaucoup de bruit pour peu de chose. J’ai voulu m’amuser de la frayeur de la bonne femme, et lui faire une farce.

— Et c’est par farce aussi que vous avez gardé son cochon, sans même lui payer le panier ?

L’officier de justice joua la fâcherie.

— Je vous dis que c’est une farce,… et cela suffit.

— C’est possible, dit Hendon, en feignant de le croire et sans perdre son accent moqueur ; attendez-moi là un moment, je cours chez le magistrat, qui y verra sans doute plus clair que vous et moi, car il connaît la loi, et s’il y a simple farce, il…

Hendon mâchonna le reste de sa phrase, en pirouettant sur ses talons.

Il avait fait deux ou trois pas dans la direction de la salle de justice, quand le constable le rappela avec un gros juron.

— Attendez donc ! Pst ! Pst ! Vous êtes bien pressé ! Le juge, dites-vous ? Il n’est pas d’humeur à pardonner une plaisanterie ! Voyons ! écoutez donc ! Causons sans nous fâcher ! C’est vrai, je me suis mis dans de mauvais draps, et tout cela pour une farce innocente, sans que j’eusse jamais songé à mal. Je suis père de famille, j’ai une femme, de petits enfants. Mais attendez donc ! Voyons, que voulez-vous ?

— Je vous l’ai déjà dit. Mais vous êtes aveugle, sourd, muet, paralytique, et il faut vous dire cent mille mots avant que vous en ayez entendu un. Je ne vous demande rien de déraisonnable pourtant.

— Rien de déraisonnable ! s’exclama le constable désespéré ; mais c’est ma perte que vous voulez. Ah ! je vous en conjure, mon bon messire, cessez cette cruelle moquerie ; considérez la chose sous toutes ses faces, songez bien qu’il ne s’agit que d’une farce, d’une plaisanterie, et qu’il serait inouï qu’un homme que je ne connais pas vînt me faire du tort auprès des supérieurs. Je sais bien que quand le juge sera convaincu qu’il n’est question que d’une farce — et c’en est une, rien de plus, — il se bornera à me faire une réprimande ; mais…

— Savez-vous quel nom la loi donne à ce genre de farce ?

— Non, je ne sais pas. Je ne suis pas savant. La loi, dites-vous, a prévu ce cas, ce délit, s’il y a délit ?

— Ce n’est pas un délit, mais un crime. La loi dit : Non compos mentis lex talionis, sic transit gloria mundi.

— Ah ! mon Dieu !

— Et la pénalité, c’est la mort.

— Miséricorde !

— Écoutez bien. Vous avez profité de la situation où se trouvait la paysanne, et vous avez abusé de l’avantage que vous donnait sur son esprit faible et craintif votre qualité de représentant de la loi ; vous avez fait saisie-arrêt et exercé le droit de confiscation sur une valeur de plus de treize pence en la payant une bagatelle. Tous ces agissements sont qualifiés par la loi de crime assimilé à la baraterie, de non-révélation d’attentat, de malfaisance en exercice de fonctions, ad hominem expurgatis in statu quo, et la pénalité édictée pour les crimes de cette nature est la mort par la hart, sans composition[1], commutation, ni bénéfice de clergie[2].

— Soutenez-moi, soutenez-moi, mon bon messire, mes jambes fléchissent. Pitié ! miséricorde ! grâce ! Épargnez-moi ! Je ferai semblant de ne rien voir. Qu’il s’en aille ! qu’il parte !

— Allons, vous devenez enfin raisonnable. C’est entendu. Nous nous échapperons sans que vous en sachiez rien. Et vous rendrez le cochon ?…

— Oh ! oui, je le rendrai, et oncques de ma vie n’en toucherai, ni n’en mangerai, dût le ciel me l’envoyer tout rôti sur ma table. Allez, au nom du Seigneur ! Je suis aveugle, je suis sourd. Je n’aurai rien vu, rien entendu. Si l’on m’interroge, je dirai que vous avez sans doute forcé la porte de la prison, et que vous avez emmené le prisonnier à mon insu. La porte est vieille, la serrure ne tient pas. Je passerai toute la nuit à l’enfoncer moi-même.

— Et vous ferez bien, et il ne vous sera point fait de mal, car j’ai vu que le juge avait l’âme charitable, qu’il souffrait de devoir condamner ce pauvre petit. Il ne sévira pas contre le geôlier qui l’aura laissé échapper. Allez en paix et rendez le cochon.



  1. La composition est l’amende payée pour tenir lieu de punition corporelle.
  2. Le bénéfice ou privilège de clergie était à l’origine l’exemption, accordée aux clercs ou membres de l’ordre du clergé, d’être jugés au criminel par des juges séculiers. Cette immunité fut ensuite étendue à tous ceux qui savaient lire, et que la loi considérait dès lors comme des clercs. Elle a été abolie en 1827.