Le Prince et le Pauvre/32

La bibliothèque libre.
Traduction par Paul Largillière.
Librairie H. Oudin, éditeur (p. 291-310).


XXXII.

LE COURONNEMENT.


C’était à l’abbaye de Westminster que devait avoir lieu, ce même jour, 20 février 1547, le couronnement du roi d’Angleterre Édouard VI, fils et successeur de Henri VIII.

Dès quatre heures du matin, une foule compacte avait envahi les galeries éclairées par des torches, et quoiqu’il fît encore nuit et qu’il fallût attendre sept ou huit heures avant le commencement de la cérémonie, des centaines de personnes avaient déjà pris place sur les banquettes réservées d’où elles espéraient voir ce qu’elles ne verraient peut-être qu’une fois dans leur vie : le couronnement d’un roi.

C’était vers l’abbaye de Westminster que se dirigeait le cortège. C’était là que tout Londres s’était donné rendez-vous. Mais tous ne pouvaient pénétrer à l’intérieur de l’édifice. Il fallait, pour avoir ce privilège, faire valoir un grand titre, de hautes protections, et, comme l’enceinte ne pouvait contenir toute la ville, entrer des premiers. Aussi, bien longtemps avant l’arrivée du cortège, tous les sièges étaient occupés.

Un silence recueilli et profond régnait dans cette immense assemblée. L’imposante majesté de ce lieu sacré, la solennité de l’événement qui allait s’accomplir, inspiraient une sorte de crainte respectueuse.

Il y avait à cette époque près de dix siècles que Sabert, roi d’Essex et de Middlesex, après sa conversion au christianisme, avait, en l’an de grâce 610, posé la première pierre de ce monument qui est, encore aujourd’hui, le plus vénéré de l’Angleterre. L’abbaye n’était toutefois, à l’origine, qu’une modeste construction, placée sous la surveillance de quelques moines bénédictins et d’un abbé. Elle était alors très pauvre. Sous le règne d’Édouard le Confesseur, qui obtint du pape la dispense d’aller en pèlerinage à Rome, à la condition de bâtir un monastère dédié à saint Pierre, la vieille église fut remplacée, en 1008, par un édifice plus vaste, dont il n’existe plus que quelques souvenirs, notamment la pièce basse et voûtée, connue sous le nom de Pix Office ou Chamber of the Pix, où se trouvait autrefois le trésor royal, et qui contient maintenant le pix ou coffre dans lequel on garde les types des monnaies d’or et d’argent frappées sous chaque règne et recueillies par la corporation des orfèvres, en possession de ce privilège. En 1220, Henri III fit rebâtir l’église d’Édouard le Confesseur et construire la chapelle de la Vierge, depuis remplacée par celle de Henri VII en 1508. Henri III modifia également le chœur et le transept. L’abbaye subit encore d’autres changements au sixième siècle.

Vue du dehors, Westminster Abbey présente un aspect des plus pittoresques. Le transept septentrional, qui fait partie des constructions de Henri III, date de la première moitié du XIIIe siècle, c’est-à-dire de l’époque où florissait le style gothique dit de transition. Quatre arcs-boutants ornementés et terminés en pinacles de forme octogonale le divisent en trois compartiments. La porte centrale, appelée Porche de Salomon, était jadis décorée d’un grand nombre de statues, maintenant détruites. La grande rosace de 90 pieds de circonférence, restaurée en 1722, avait été percée par ordre de Richard II. L’aile septentrionale est du temps d’Édouard I (1272-1307) ; la façade occidentale est de Henri VII (1483-1509). Les cloisters, arcades et colonnades entourant une cour ouverte, sont d’époques différentes. Celle du nord conduit à Chapter House, bâtiment octogonal construit en 1520 par Henri VII, et où siégea la Chambre des communes, de 1377 jusqu’au règne d’Édouard VI[1].

L’intérieur de l’édifice n’est pas moins admirable. La nef a cent deux pieds de haut. Elle est séparée des deux ailes par des colonnes circulaires, et soutenue par des arcs en tiers-point ; au-dessus on voit un élégant triforium, l’une des merveilles de l’abbaye, et plus haut encore la clerestory ou claire-voie, suite de fenêtres fermant l’étage supérieur de la nef. Les vitraux anciens qui éclairent le chœur représentent le Christ et la Vierge, Édouard le Confesseur et saint Jean l’Évangéliste, saint Augustin et Mellitus, évêque de Londres. Au pied de l’autel est une mosaïque, donnée à l’abbaye en 1268 par Richard de Ware, abbé de Westminster, et indiquant le temps assigné par certaines prophéties à la durée du monde, qui, suivant l’auteur de la mosaïque, doit disparaître au bout de 19683 ans. Au côté nord de l’autel sont les tombeaux de la comtesse de Lancaster (1276), du comte de Pembroke (1325), d’Edmond Crouchback, comte de Lancaster (1296) ; au côté sud, on voit la tombe du roi Sebert, fondateur de l’abbaye. Les deux ailes de la nef contiennent depuis deux siècles les tombeaux des hommes illustres de l’Angleterre. À proximité de l’autel est le coin des poètes, où se trouvent les monuments de Dryden, Chaucer, Ben Jonson, Butler, Spencer, Milton, Shakespeare.

Le grand transept du nord était encore vide : c’était la place d’honneur des grands dignitaires de la couronne. Au fond s’élevait, sur une vaste estrade, dont les quatre marches étaient couvertes de splendides tapis, le trône royal, en drap d’or, et ayant pour siège une pierre plate et brute, cachée sous un coussin armorié. Cette pierre, appelée scone stone, remontait aux plus anciens rois d’Écosse. Elle servait, depuis de nombreuses générations, dans les cérémonies du couronnement, et avait un caractère sacré, presque analogue à la Sainte Ampoule de la cathédrale de Reims.

Le temps s’écoulait. Peu à peu la lumière des torches pâlissait. Tout d’un coup le jour pénétra à flots par les vitraux et se répandit sur l’autel, dans le chœur, dans la nef et dans les ailes latérales, précisant les contours des objets, mais enveloppant encore l’assemblée dans une sorte de gaze vaporeuse, car, au dehors, le ciel était légèrement couvert.

À sept heures, les premières pairesses firent leur entrée dans le transept. Elles étaient belles comme la reine de Saba quand elle vint visiter le roi Salomon. Un gentilhomme marchait devant chacune d’elles et d’un geste gracieux leur indiquait le siège qu’elles devaient occuper. Un autre gentilhomme vêtu, comme le premier, de satin et de velours, venait derrière et portait la longue traîne de la haute et noble dame, qui s’asseyait gravement. Alors le second gentilhomme ramenait la traîne par devant en la croisant sur les genoux de la dame, lui glissait un tabouret sous les pieds en mettant un genou en terre, et plaçait à sa portée la couronne princière, ducale ou comtale, que les nobles devaient, à un moment donné de la cérémonie, mettre simultanément sur leur tête.

Les pairesses étaient nombreuses. En les voyant passer l’une après l’autre, on eût dit un flot d’or. Les gentilshommes de service, couverts de pierreries, allaient et venaient comme des météores resplendissants. Une grande animation avait succédé au calme. Quand toutes les pairesses furent assises, le silence se rétablit.

Le transept offrait en ce moment un spectacle merveilleux. De loin on aurait cru un immense bouquet de fleurs aux couleurs les plus variées, étincelant sous les feux des diamants et des pierreries.

Ce « coin des pairesses » attirait tous les regards. On y trouvait réunies, dans un ensemble éblouissant mais curieux, les femmes les plus belles et les plus laides du monde : des douairières en perruques blanches, la peau jaunie et ratatinée, qui pouvaient remonter le cours des âges bien haut, bien haut, et se souvenaient du couronnement de Richard III et de ces jours tourmentés, maintenant si complètement oubliés ; des visages auxquels le temps n’avait point encore fait subir l’irréparable outrage ; de jeunes mères de famille conservant les derniers restes de la beauté du diable ; des jeunes filles, rayonnantes, avec des yeux de péris, des teints de lis et de roses, des figures étonnées, assistant pour la première fois à une fête royale, et se demandant sans doute quel était, parmi tous ces beaux seigneurs, celui qui placerait sur leur tête la couronne enrichie de joyaux, sans déranger leur coiffure, arrangée, il est vrai, avec un art particulier pour que l’échafaudage ne s’écroulât point.

Le « coin des pairesses », qu’on eût pu appeler aussi le « coin des diamants », devenait plus splendide d’instant en instant, à mesure que la clarté devenait plus vive dans le transept. À neuf heures, les nuages qui voilaient le soleil se dissipèrent, des faisceaux de lumière blanche descendirent de la voûte et tombèrent sur les têtes, qui parurent prendre feu.

Alors il y eut dans l’assistance comme une commotion électrique, et la sainteté du lieu ne put empêcher un immense murmure de surprise et d’admiration : un envoyé spécial d’un des souverains de l’Extrême-Orient s’avançait parmi les ambassadeurs étrangers et traversait le faisceau de lumière ; il semblait enveloppé de flammes, tant il était constellé, des pieds à la tête, de pierres et de perles fines ; et à chaque mouvement qu’il faisait, des gerbes de feu jaillissaient de son corps.

Une heure se passa, puis encore une heure, puis une troisième heure, une quatrième, une cinquième ; puis on entendit une formidable décharge d’artillerie. Le cortège royal venait de faire halte à l’entrée principale de l’abbaye. Au-dehors une immense clameur, à l’intérieur un bourdonnement confus annoncèrent que la cérémonie était près de commencer.

Cependant on savait qu’il y avait encore à prendre patience ; car le roi devait revêtir le manteau du couronnement ; mais cette dernière attente fut moins cruelle, parce que la curiosité trouva un aliment dans l’entrée solennelle des pairs du royaume, conduits en grande pompe à leurs sièges, auprès desquels reposaient sur des tabourets leurs couronnes seigneuriales. Dans les galeries et aux balcons, on se montrait les ducs, les barons, dont les noms historiques illustraient les annales du pays depuis cinq cents ans.

Quand les pairs eurent pris place, on vit apparaître les hauts dignitaires de l’Église, en longue robe couverte d’ornements, le front ceint d’une mitre. Ils allèrent s’asseoir sur une estrade réservée.

Puis on vit le Lord Protecteur et les grands-officiers de la Cour, puis les hommes d’armes en cotte de fer.

Il y eut un long temps de silence.

Tout à coup, une sonnerie de trompettes ébranla l’édifice, et Tom Canty, revêtu d’un long manteau de drap d’or bordé d’hermine, apparut à la porte d’entrée.

L’assemblée s’était levée.

Il posa le pied sur la première marche du trône.

La cérémonie de l’inauguration commençait.

L’abbé de Westminster entonna d’une voix claire et profonde une hymne sacrée.

Les hérauts proclamèrent et saluèrent l’avènement du nouveau règne.

Tom Canty gravit les trois autres marches du trône, et, debout, il regarda l’assistance et inclina la tête.

Tous les yeux étaient fixes, toutes les respirations suspendues.

Tom Canty était pâle, affreusement pâle ; sa main posée sur sa poitrine semblait comprimer les battements de son cœur. Il eût voulu l’arracher, tant étaient douloureux les reproches de sa conscience.

On touchait au dernier acte. L’archevêque de Canterbury souleva des deux mains la couronne d’Angleterre et la tint suspendue au-dessus de la tête du faux roi.

En ce moment une lumière éblouissante éclaira le transept. Les pairs, imitant le geste de l’archevêque, tenaient leurs propres couronnes levées.

Aucun bruit n’interrompait le silence.

Soudain on vit de la grande aile sortir lentement, solennellement, et s’avancer au pied du trône un enfant que personne n’avait aperçu jusqu’alors.

Il était nu-tête, chaussé de gros souliers, vêtu d’habits communs, usés et tombant presque en lambeaux.

Il étendit la main avec un geste imposant vers l’archevêque de Canterbury, et d’une voix impérieuse, il cria :

— Je vous défends de poser la couronne d’Angleterre sur le front de cet imposteur. Je suis le Roi !

Trente bras s’abaissèrent, trente mains saisirent l’enfant.

Au même instant, Tom Canty, vêtu du manteau royal, descendit la première marche du trône, et cria à son tour :

— Arrêtez ! Ne le touchez pas ! C’est le Roi !

Une espèce de panique s’empara de l’assemblée. On montait sur les sièges pour mieux voir. Les visages étaient hagards. On se demandait si l’on était éveillé ou endormi. Personne n’osait élever la voix. Tous semblaient pétrifiés.

Le Lord Protecteur lui-même était changé en statue. Pourtant, au bout de quelques instants, il recouvra son sang-froid, et d’une voix ferme il dit à ceux qui l’entouraient :

— Rassurez-vous, messeigneurs ; vous connaissez la terrible maladie du Roi. Saisissez ce vagabond.

Les trente bras firent un mouvement. Mais le faux roi, debout sur la première marche du trône, frappa du pied et cria :

— Prenez garde ! Il y va de votre vie ! Ne le touchez pas ! C’est le Roi !

Les bras restèrent suspendus. L’assemblée était paralysée. Personne ne se fût enhardi à faire un geste, à prononcer une parole. On s’interrogeait du regard, on ne savait que résoudre, qu’entreprendre dans une situation aussi inattendue, aussi perplexe.

Cependant l’enfant inconnu avançait toujours, la tête haute, l’air menaçant.

Il mit le pied sur l’estrade royale.

Alors on vit le Roi qu’on allait couronner descendre précipitamment les marches du trône, s’élancer au-devant du nouveau-venu, se jeter à ses pieds ; et l’on entendit ces paroles :

— Oh ! grâce ! grâce ! mon seigneur et roi ! Laissez le pauvre Tom Canty vous jurer fidélité avant tout le monde et vous dire : prenez votre couronne, sire, et votre sceptre ; ils sont à vous !

Le regard du Lord Protecteur flamboyait de colère. Mais les mots qu’il voulut articuler expirèrent sur ses lèvres. Il était frappé de stupeur, extasié. Les grands-officiers de la couronne subissaient la même impression. Ils se regardaient, muets et tremblants. Ils contemplaient le Roi à genoux, l’étranger debout, fier sans audace, impérieux sans arrogance, et une même parole semblait prête à sortir de toutes les bouches :

— Quelle étrange ressemblance !

Le Lord Protecteur réfléchit longuement. Puis, faisant un pas en avant vers l’enfant inconnu :

— Daignez, sire, dit-il en s’adressant à Tom Canty, me permettre d’interroger…

— Je répondrai, dit l’enfant inconnu avec hauteur.

Le duc lui demanda des renseignements précis sur la cour, sur le feu roi, sur son fils, sur les princesses. L’enfant satisfit à toutes ces questions, sans éprouver aucun trouble, sans montrer la moindre hésitation. Il décrivit les divers appartements du palais, ceux du feu roi, comme ceux du prince de Galles, suivant les corridors sans se tromper, énumérant les objets qui ornaient chaque pièce, sans rien oublier.

— C’est étrange !

— Merveilleux !

— Inconcevable !

À chaque phrase qu’il achevait de prononcer, une exclamation soulignait l’exactitude de ses indications.

Tom Canty s’était relevé et le considérait avec ravissement.

Le Lord Protecteur hocha la tête, haussa légèrement les épaules et dit :

— Certes, tout ce que dit cet enfant est vrai ; mais le Roi aurait pu dire comme lui, et beaucoup de seigneurs de la Cour savent depuis longtemps tout ce qu’ils viennent d’entendre. En un mot, rien ne prouve…

Le visage de Tom Canty s’assombrit. Son espoir s’évanouissait. Au moment même où il croyait toucher au port vers lequel il se sentait entraîné par tous ses vœux, tout à coup une saute de vent le rejetait en plein océan et ouvrait un gouffre où disparaissait le vrai Roi.

Le Lord Protecteur regardait les deux enfants avec anxiété.

Une pensée dominait parmi celles qui se pressaient dans son cerveau :

— Le salut de l’État défend, se dit-il, de s’arrêter à ces suppositions ridicules et de laisser subsister plus longtemps cette redoutable énigme, qui pourrait diviser la nation et ébranler le trône

Il eut un geste de commandement :

— Sir Thomas, arrêtez ce… Non…

Son visage s’illumina d’une subite clarté :

— Où est le grand sceau ? demanda-t-il vivement au prétendant en haillons. Répondez, car de votre réponse dépend votre salut.

Il y eut un mouvement d’approbation dans l’assemblée. Aucun des grands dignitaires de la couronne n’avait perdu le souvenir de cet événement resté inexplicable, et sur lequel Tom Canty n’avait jamais fourni d’explication catégorique : la disparition du grand sceau ! Il est vrai que la folie du Roi le rendait excusable, et que le caractère même de cette folie étant le manque de mémoire des choses les plus usuelles, on comprenait qu’il ne sût plus ce qu’il avait fait du grand sceau. Mais l’autre, l’imposteur, le mendiant audacieux, qui avait arrêté la main de l’archevêque de Canterbury au moment où le Roi allait être couronné, comment pouvait-il savoir ce que le prince de Galles était seul à connaître ?

Le Lord Protecteur avait eu une idée ingénieuse en touchant le vrai point de la question, en confondant le téméraire, en prouvant devant toute la noblesse d’Angleterre l’inanité de cette témérité et en mettant fin d’un seul mot à une situation qui ne pouvait être prolongée sans compromettre la dignité et l’autorité royales. Aussi, les grands dignitaires, en se répétant mentalement ces raisons, se sentaient-ils comme débarrassés d’un grand poids. Leur perplexité avait fait place à un sourire : ils allaient voir et entendre proclamer l’incroyable astuce de ce vilain, si jeune et déjà si pervers, qui ne craignait point de commettre, devant toute la Cour, devant toute l’Angleterre, le plus grand des crimes de lèse-majesté !

Quel ne fut point leur ébahissement lorsque l’enfant inconnu répliqua d’une voix assurée :

— Je vais vous le dire.

Involontairement les grands dignitaires s’étaient rapprochés.

L’enfant, d’un geste simple mais accoutumé à se faire obéir, désignant l’un des hauts barons du royaume, lui commanda :

— Mylord Saint John, allez, je vous prie, dans mon cabinet de travail, un peu au-dessus du parquet, dans l’angle gauche de la pièce presque en face de la porte qui donne accès dans l’antichambre ; vous verrez, fixé dans le mur, un clou à tête de cuivre ; posez le doigt dessus et appuyez ; le mur s’ouvrira soudainement avec violence, vous découvrirez une cachette, et dans cette cachette un coffret. Personne au monde n’a pu connaître la cachette, excepté moi et l’ouvrier qui l’a pratiquée là sur mon ordre et en ma présence, et qui est mort. Ouvrez le coffret, le premier objet que vous trouverez, c’est le grand sceau. Prenez-le et apportez-le ici.

À ce discours net et ferme, la stupeur de l’assemblée avait redoublé. Ce n’étaient pas seulement les paroles du petit vagabond qui causaient la surprise générale, c’était aussi l’assurance de son attitude et l’air familier qu’il prenait avec l’un des premiers lords du royaume, dont il savait si exactement le nom.

Lord Saint John fut tellement ahuri que les bras lui tombèrent, et qu’il fit une révérence comme si le Roi lui-même eût parlé. Il fit un pas en arrière pour se retirer ; mais, reprenant ses sens, il rougit et attendit, interrogeant des yeux Tom Canty.

— Vous hésitez, mylord, dit Tom ; n’avez-vous pas entendu l’ordre du Roi ? Allez !

Lord Saint John s’inclina cette fois presque jusqu’à terre ; seulement on remarqua que son salut pouvait s’adresser aussi bien à l’un des enfants qu’à l’autre, et au besoin à l’un et à l’autre.

Au moment où lord Saint John s’éloigna de l’estrade royale, on put constater un autre phénomène, presque imperceptible, il est vrai, mais pourtant manifeste. Il y eut dans le groupe des grands dignitaires, qui se pressaient au pied du trône, comme un déplacement automatique, semblable à ce qui se passe dans un kaléidoscope, que l’on tourne doucement, et où les parcelles colorées qui composent une image se dissolvent pendant que l’autre image se forme. Les grands et les hauts barons s’écartaient insensiblement de Tom Canty, et paraissaient vouloir graviter autour de l’enfant inconnu.

Petit à petit, le cercle qui entourait Tom se dissolvait. Et à mesure que l’attente se prolongeait, les seigneurs qui étaient à droite passaient à gauche, sans que personne eût pu dire qu’ils avaient bougé. L’assistance ne s’en aperçut qu’au moment où Tom, vêtu de la pourpre royale, couvert de diamants et de pierres précieuses, se trouva complètement isolé, la tête pensive, les yeux baissés.

Lord Saint John ne revint qu’au bout d’une heure. Quand il traversa la nef, les murmures et les conversations s’éteignirent subitement. Tous ceux qui s’étaient rassis se levèrent. Un silence grave et pieux s’étendit sur l’assemblée. Un frémissement circula dans tous les rangs. Les yeux grands ouverts laissaient fouiller jusqu’au fond des âmes. Une fièvre d’espoir dévorait toutes les pensées.

Il monta les marches de l’estrade, s’arrêta, s’inclina et dit :

— Sire, le grand sceau n’y est pas !

Pâles, terrifiés, comme s’ils eussent fui le contact d’un pestiféré, les courtisans se reculèrent et firent le vide autour du mendiant qui osait prétendre au trône. Une minute après, l’inconnu était isolé, comme Tom Canty l’avait été, et les regards pleins de colère et de vengeance se concentraient sur l’insolent.

Le Lord Protecteur s’écria d’une voix retentissante :

— Que l’on jette ce drôle impudent à la porte, qu’on le fouette jusqu’au sang, en le promenant par toute la ville ! Point de pitié pour l’imposteur sans vergogne !

Les officiers de la garde s’élancèrent.

Mais Tom Canty les repoussa de la main :

— Arrière ! Qui le touche s’expose à la mort !

Le Lord Protecteur ne savait plus que faire. Il n’osait braver l’autorité royale ; il ne pouvait laisser durer indéfiniment cette scène, à la fois pénible et dangereuse.

— Avez-vous bien cherché, mylord Saint John ? demanda-t-il ; mais à quoi bon insister ? Ce qui se passe ici est vraiment incroyable ! Que l’on perde le souvenir de faits insignifiants, de choses sans importance, soit ; mais ne pouvoir se rappeler un objet d’un aussi grand prix, d’un aussi grand poids, une masse d’or…

Un éclair jaillit des yeux de Tom, il fit un bond vers le duc, et lui saisissant le bras :

— Arrêtez, cria-t-il, n’allez pas plus loin. Vous dites une masse d’or, quelque chose de plat, n’est-ce pas ? de rond, d’épais, avec des lettres et des images gravées dessus ?… Il fallait le dire plus tôt, si c’est là le grand sceau qui vous fait perdre la tête à tous. Il y a trois semaines que je vous ai demandé ce que c’était. Vous ne m’avez pas répondu. Vous voulez savoir où il est, je vais vous le dire, moi, mais ce n’est pas moi qui l’y ai mis.

— Qui donc, sire ? demanda le Lord Protecteur.

— Lui ! Lui que voici ! le vrai Roi d’Angleterre, le seul légitime ; et il vous dira lui-même où vous le trouverez, parce que vous ne le croiriez pas, si je vous indiquais la place. Rappelez-vous bien, ô Roi !… recueillez vos souvenirs, ç’a été la dernière chose, la toute dernière chose que vous fîtes, quand vous êtes sorti du palais, sous mes haillons que vous m’avez forcé de vous donner.

Le silence n’était plus auguste, mais jamais il n’avait été plus expressif depuis le commencement de cette scène. Les regards s’étaient reportés sur l’enfant inconnu. Immobile, la tête penchée, le front plissé, le menton dans la main, il restait abîmé dans ses réflexions. On eût dit qu’il feuilletait ses pensées.

L’instant était suprême. S’il retrouvait le souvenir perdu, il montait sur le trône, il était le maître absolu du royaume. Si ce souvenir s’obstinait à lui échapper, il était à jamais précipité dans les derniers bas-fonds de l’ignominie et de la misère.

Les moments s’écoulaient. L’enfant réfléchissait toujours, et plus il réfléchissait, plus ses traits pâlissaient, plus son visage prenait une expression attristée, éperdue, épouvantée.

Enfin il poussa un soupir, hocha faiblement la tête, et dit d’une voix tremblante et désespérée :

— Je me rappelle tout, tout ce qui s’est passé à ce moment… mais je n’ai pas souvenir du grand sceau.

Il s’arrêta, leva la tête, regarda les grands barons et ajouta avec dignité :

— Mylords et gentilshommes, si vous prétendez dépouiller votre Roi de ses droits souverains et le détrôner parce qu’il n’est point en état de fournir des explications sur ce fait, je me soumettrai à votre volonté, mais…

— Mais vous êtes insensé, vous êtes fou, mon Roi, s’écria Tom Canty avec terreur ; attendez… réfléchissez encore. Tout n’est pas perdu pour vous… ni pour moi. Écoutez-moi… suivez-moi. Je vais vous dire point par point comment les choses se sont passées ce jour-là… Nous causions. Je vous parlais de mes deux sœurs, Nan et Bet… ah ! vous vous rappelez… et de ma grand’mère… et de nos jeux d’Offal Court… Vous voyez bien que vous vous rappelez… Ne m’interrompez pas… Laissez-moi dire… Vous me faisiez manger et boire… vous aviez renvoyé vos domestiques pour ne pas m’intimider… n’est-ce pas, c’est cela ?…

À mesure que Tom entrait dans les détails, l’enfant inconnu approuvait par des signes de tête.

L’assemblée suivait le jeu des physionomies avec une angoisse indescriptible. Tout ce que disait Tom paraissait indiscutable. Mais comment cette rencontre entre le prince et le pauvre avait-elle pu avoir lieu, dans le palais, en plein jour, sans que personne en eût eu connaissance ?

— Vous m’avez dit alors : ôte tes guenilles, et je les ai ôtées ; mets mes habits, et je les ai mis ; et vous avez endossé mes loques. Et nous nous sommes regardés, et nous nous sommes trouvés si semblables l’un à l’autre que nous ne nous sommes pas reconnus… Ah ! vous vous rappelez, je le disais bien… Et alors vous avez aperçu l’écorchure que m’a faite à la main ce grand diable de hallebardier qui m’avait pris par le bas du dos… Tenez, voici encore la cicatrice, ça me fait encore mal ; si l’on m’avait dit d’écrire, je n’aurais pas pu… Alors vous avez fait un bond vers la porte, vous avez pris quelque chose qui était sur la table, quelque chose d’épais, de plat, de rond, et qui était en or, avec des lettres, et vous avez cherché des yeux un endroit où vous pourriez cacher cet objet qu’on appelle… le grand sceau… comme on vient de dire… et…

— Arrêtez, s’écria l’enfant en haillons avec enthousiasme. Allez, mon bon Saint John, allez, retournez, je vous prie, dans mon cabinet de travail, vous verrez pendue au mur une panoplie, mettez la main dans un des gantelets, vous trouverez le grand sceau.

— Oui ! oui ! c’est ça, s’écria Tom Canty. Oh ! que je suis heureux ! Vous allez être Roi enfin ! Vous allez reprendre ce sceptre qui vous appartient. Allez, mylord Saint John, mais allez donc, mettez des ailes à vos pieds !

L’assemblée était au comble de la surexcitation. Tous les sentiments envahissaient à la fois les âmes troublées par un incident aussi inouï : étonnement, joie, appréhension, colère, délire, toutes les passions se donnaient carrière en même temps. Le respect du saint lieu n’existait plus. On parlait tout haut, on se parlait à l’oreille, on se livrait à des gestes désordonnés. Pour la première fois peut-être depuis la fondation du royaume d’Angleterre, et peut-être aussi pour la dernière fois, la noblesse et le peuple oubliaient les démarcations de rang et le decorum sévère des prérogatives. On se précipitait vers l’estrade royale, on se poussait, on se bousculait, et les pairesses, vieilles et jeunes, étaient coudoyées dans l’église de Westminster, comme on l’était sur le pont de Londres.

Ce fut pis encore quand lord Saint John reparut, tenant des deux mains au-dessus de sa tête le grand sceau du royaume.

Alors un cri unanime retentit dans l’enceinte de l’abbaye :

— Vive le vrai roi !

Des salves d’applaudissements éclatèrent, les mouchoirs et les mains s’agitèrent en l’air, et au milieu de ce tumulte, un enfant en guenilles, debout sur l’estrade, tandis que tous les hauts barons et les grands vassaux pliaient le genou devant lui, regardait avec un bonheur inexprimable la foule qui l’acclamait.

Quand la tempête de hourras se fut apaisée, ceux qui s’étaient agenouillés se levèrent, et Tom Canty s’écria :

— Ô Roi, reprenez ces vêtements qui sont les insignes de votre puissance, et rendez au pauvre Tom, le plus humble de vos sujets, ce qui reste de ses loques.

Le Lord Protecteur fit un signe aux gardes, et désignant Tom Canty :

— Saisissez ce coquin, mettez-le nu comme un ver et jetez-le à la Tour !

Mais le nouveau roi, le vrai Roi, fit un geste, et le Lord Protecteur trembla.

— Arrêtez, mylord duc. Telle n’est point notre volonté. Sans lui, nous n’aurions point recouvré notre couronne. Que personne ne mette la main sur lui ! Je le défends ! Et quant à vous, mon bon oncle, mylord Protecteur, votre conduite à l’égard de cet enfant pauvre et innocent n’est point signe de gratitude : c’est lui qui vous a fait duc.

Le Protecteur rougit.

— Il vous a fait duc, lui qui n’était pas roi. Que vaut donc votre beau titre ? Demain vous le prierez d’intercéder pour vous ; s’il le veut, vous resterez duc ; sinon vous redeviendrez ce que vous étiez avant son prétendu règne, simple comte.

Le duc de Somerset se recula, sans pouvoir dissimuler sa confusion.

Alors le roi se tourna vers Tom et lui dit avec affabilité :

— Comment as-tu pu, pauvre petit, te rappeler où était le grand sceau, quand je ne pouvais me le rappeler moi-même ?

— Ah ! sire, rien n’est plus simple, je m’en servais tous les jours.

— Tous les jours ? Et tu ne savais pas où il était ?

— Je ne savais pas ce que c’était. Personne ne me l’avait dit.

— Et à quoi te servait-il alors ?

Tom rougit comme un enfant qu’on prend en flagrant délit de larcin et qu’on va fouetter. Il baissa les yeux et se tut.

— Parle, dit le roi, parle sans crainte, pauvre petit ; que faisais-tu du grand sceau d’Angleterre ? À quoi te servait-il ?

Tom balbutia, ferma les yeux presque tout à fait et dit :

— À casser mes noisettes !

Un éclat de rire formidable accueillit cette naïve confession.

Si quelqu’un eût pu douter encore de la non-légitimité des droits de Tom Canty à la couronne d’Angleterre, cet aveu eût suffi pour convaincre les plus incrédules.

On enleva à Tom le manteau royal que l’on fit passer de ses épaules sur celles du vrai roi, dont les haillons disparurent ainsi aux regards.

La cérémonie du couronnement fut reprise.

Chacun s’était assis et le silence s’était rétabli.

Le vrai Roi reçut l’onction. On lui posa la couronne sur la tête.

Au-dehors les canons tonnaient.

Des centaines de milliers de voix se répétaient de bouche en bouche la grande nouvelle.

Édouard VI était monté sur le trône de Henri VIII.



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