Le Prisme (Sully Prudhomme)/Le Soir

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Œuvres de Sully Prudhomme, Poésies 1879-1888Alphonse Lemerre, éditeurPoésies 1879-1888 (p. 42-43).


LE SOIR


A l’aube, la main dans la main,
Nous suivions une allée étroite ;
A midi, sur le grand chemin,
Je marche à gauche, vous à droite.

Nous n’avons plus un ciel pareil,
Le votre est brillant, le mien sombre ;
Vous avez choisi le soleil,
J’ai gardé le côté de l’ombre.

Le jour vous rit, et sur vos pas
Le sable fin se diamante ;
Le jour pour moi n’enrichit pas
Le sol gris que mon pied tourmente.

Les chants d’oiseaux et les aveux
Vous charment le cœur et l’oreille,
La brise flatte vos cheveux,
Et vos lèvres tentent l’abeille ;


Et moi par de vaines chansons
J’attise dans mon cœur ma plaie,
Le cri des nids dans les buissons
M’attriste plus qu’il ne m’égaie.

Mais, ô mon amie, un ciel clair
Est de trop d’ivresse prodigue ;
La caresse éparse de l’air,
L’encens même des fleurs fatigue ;
 
On sent dans l’âme un cher repos
Descendre avec le jour qui baisse,
On cherche un appui, l’œil mi-clos,
La voile des désirs s’affaisse.

Ne viendrez-vous pas vous asseoir
Sur le bord obscur de la route,
Où je vous attendrai le soir.
Quand l’ombre la couvrira toute ?