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Le Prisme (Sully Prudhomme)/Vers lus à un Banquet du Lycée Condorcet

La bibliothèque libre.
Œuvres de Sully Prudhomme, Poésies 1879-1888Alphonse Lemerre, éditeurPoésies 1879-1888 (p. 111-115).


VERS

lus à un banquet du lycée condorcet


Mes chers camarades,


Mon office important de président m’impose
Devant vous le devoir de ne parler qu’en prose,
Et… Mais je crois, bon Dieu ! que je viens de rimer !
Je voulais en langage austère m’exprimer,
Et voilà de retour la rime en vain bannie !
On ne peut à son gré dompter cette manie
D’assortir les beaux sons, d’en chercher les échos.
Et de les ordonner par nombres musicaux.
C’est surtout au réveil d’une image touchante,
C’est quand la voix du cœur tressaille en nous et chante,
qu’à notre insu tout bas nous en rythmons l’essor
Et cédons au plaisir d’en faire tinter l’or.
Et comment refréner tout élan poétique
Dans ce riant banquet, vierge de politique ?
Par la fraternité, par ses faciles nœuds,
Exempts de nous heurter au problème épineux
D’être en paix sans s’aimer, d’être unis sans se plaire,
Nous célébrons gaiment l’égalité scolaire,

Où les rangs sont donnes par de loyaux combats,
Sous de justes tyrans qu’ont choisis des papas.
C’est le lieu formé sous leur règne équitable
Qui nous ramène tous à cette large table.
Ce lien si solide est pourtant bien subtil,
Et peut sembler d’abord aussi ténu qu’un fil :
Nous sommes, en effet, tous de différents âges,
Occupés dans ce monde à différents ouvrages,
Car l’un fait des budgets et l’autre fait des vers.
Nos bandes, au hasard par des maîtres divers
Sur des bancs inégaux tour à tour élevées,
Toutes au même instant ne s’y sont pas trouvées ;
Nos foyers différaient, et dans nos pensions
Nous n’avons pas fleuri sous les mêmes pions ;
Le lycée a changé : vers la place du Havre
Sa façade plus neuve et plus belle me navre,
Et combien d’entre nous ne voient pas sans souci
Leurs chers contemporains transfigurés aussi !
Des choses ni des gens rien n’est resté le même ;
Nous reconnaissons-nous ?… Et pourtant je vous aime.
Oui, je vous aime tous, vous mes derniers cadets,
Vous mes aînés qu’hier d’en bas je regardais.
Nous avons, je le sens, eu la même nourrice !
Souffrez que mon sourire un moment s’attendrisse
Pour l’Université dont nous bûmes le lait
Si pur, quoique si vieux, au même gobelet.
A sa faveur, le pacte ancien qui nous rassemble,
Pour gracieux qu’il soit, est plus fort qu’il ne semble.
Je l’éprouve ce soir, et certes il m’est doux

De me voir accueilli fidèlement par vous
Comme un marin naguère embarqué petit mousse :
Il est parti, des mers affrontant la secousse
Et les longs calmes plats non moins à redouter,
Pour chercher s’il n’est pas quelque fruit à goûter
Et quelque ciel à voir, plus suaves encore
Que ceux dont le hameau paternel se décore ;
Il revient, il accourt au toit qu’il a laissé,
Fier d’étaler aux yeux le singe bien dressé
Et la noix de coco bien lisse qu’il rapporte.
Sa famille l’attend et, du seuil de la porte,
Pour voir tant de richesse entrer dans la maison,
Le guette… Il la retrouve en pleine floraison :
Les anciens, vénérés gardiens des chers usages,
Et les derniers venus dont les jeunes visages,
Exprimant la même âme avec plus de vigueur.
Sont nouveaux pour ses jeux sans l’être pour son cœur.
Ainsi je me réveille, au retour, sur la grève
D’où je fis voile, enfant, pour l’infini du rêve,
Et sauvé, mais tremblant de ma témérité,
J’en cueille le bienfait, désormais abrité,
Et j’en goûte, oubliant les flots et leur tourmente,
La récompense, auguste hier, ce soir charmante.
Mais, si calme que soit le refuge du port,
Si bon que le sommeil nous semble après l’effort,
N’ayez peur que la paix de l’Institut m’endorme.
On dit que la coupole a quelque peu la forme,
Sous la neige, en hiver, d’un bonnet de coton
Gigantesque et pompeux tiré jusqu’au menton.

Mais c’est un méchant mot dont il ne faut rien croire ;
On court, à s’y fier, le risque d’un déboire.
Car j’ai dû, pour ma part, dévorer trente fois
Trois cents vers manuscrits depuis moins de deux mois,
Et combien de romans, par surcroît, ai-je à lire !
Pour un labeur si propre à causer le délire.
Ne vous semble-t-il pas que le prix de vertu
Serait plutôt à ceux qui le donnent bien dû ?
Non, je ne m’endors pas au sein d’une Capoue ;
Un scrupuleux souci me hante et me secoue :
Comme un pauvre qui songe à tous ses créanciers,
Je me sens débiteur de tous mes devanciers
A qui mon art novice emprunta ses modèles ; —
De mes amis d’enfance aux censures fidèles,
Qui, soigneux de mon vers comme de leur trésor,
Y savent dégager de la gangue un brin d’or ; —
De ceux qui, plus nouveaux, pour affronter la lice,
A leur noble folie ont besoin d’un complice,
Et, suivant son exemple, ont droit à son appui ; —
De mon pays enfin qui, trop mûr aujourd’hui
Pour se complaire aux jeux d’une muse légère
Et d’une rêverie aimable et mensongère,
Réclame, pour armer son cœur dans ses périls.
Des poètes, hélas ! moins tendres que virils !
Pourtant rassurez-moi, dites-moi que la grâce,
L’amour, l’aveu tremblant qui s’échappe à voix basse,
Ou les hardis coups d’aile et les soifs d’infinis,
Ne sont pas pour toujours de nos chansons bannis ;
Que la fleur dont le sol où nous vivons s’honore,

La fleur de l’élégance est bien française encore ;
Qu’au règne du scalpel inexorable et sûr
Notre âme peut encore échapper dans l’azur !
L’azur ! en vérité, mes amis, je m’égare :
A table vous parler d’azur sans crier gare,
Quel guet-apens ! Je n’ai, je crois, qu’à me rasseoir.
Redescendons sur terre, il y fait bon ce soir.
A défaut de nectar buvons le jus de vigne
A notre cher lycée, à sa règle bénigne,
Au généreux savoir de ses maîtres aimés,
A la longue union des cœurs qu’ils ont formés !
De nos cœurs, assurés, dès le seuil de la vie.
Dans la route montante avec effort gravie,
D’un mutuel soutien qui perpétue entre eux
Tout ce que la jeunesse a de plus généreux.