Le Procès des Thugs (Pont-Jest)/I/5

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Lecomte (p. 37-42).


V

LE SAHOUKAR



Tout fier de l’émotion qu’il répandait dans l’auditoire, le chef des Thugs reprit son récit en s’animant de plus en plus.

— Tout le monde savait que je devais tuer le sahoukar et plusieurs de mes compagnons étaient curieux d’assister à mon coup d’essai.

« À mesure que le temps approchait, mon cœur brûlait d’une impatiente ardeur, comme celui d’un soldat vaillant, qui pour la première fois, va s’élancer dans la mêlée.

« Mon maître, le gooroo, se complaisait dans le spectacle de mon enthousiasme. Il ne me parlait pas, mais je lisais son exaltation dans ses yeux, qu’il fixait sur moi avec la tendresse d’un père et l’orgueil d’un maître à qui son élève fait honneur.

À ces comparaison horribles, un murmure s’éleva dans la salle ; mais le président le réprima d’un geste et dit au sinistre narrateur :

— Feringhea, quelle que soit pour nous l’importance de vos révélations, la dignité de ce tribunal ne lui permet pas de supporter plus longtemps le ton avec lequel vous semblez vous faire gloire de vos crimes. Modérez vos expressions et cessez de vous croire un être supérieur et inspiré, pour bien vous pénétrer, au contraire, de la majesté de la justice et du respect qui lui est dû. Dites simplement ce que vous avez fait, et ne cherchez pas, par orgueil, à soulever dans la foule des mouvements d’horreur et d’indignation, qu’il n’est pas toujours en son pouvoir de réprimer.

— Milord, répondit l’Hindou, vous allez me juger avec vos lois, laissez-moi vous parler avec mon langage. Ai-je demandé à être donné en spectacle à cette foule ? Faites-la retirer si mes paroles sont dangereuses pour elle. Vous m’avez fait promettre de tout vous dire, je dirai tout, ou je cesserai de parler. Je vous le jure par Brahma qui m’entend !

Ces mots dits avec fermeté, Feringhea croisa sur sa poitrine ses bras à demi-nus, en jetant sur la foule un regard de défi, qui exprimait, plus que ses paroles encore, qu’on n’obtiendrait rien de lui si on n’était pas résolu à tout entendre.

L’auditoire, par son silence, semblait promettre plus de calme ; lord William Bentick consulta les personnages qui l’entouraient, puis rendit la parole à l’accusé, qui la reprit avec un sourire de mépris sur les lèvres et du même ton que s’il n’avait pas été interrompu.

— La troupe entière, poursuivit-il, paraissait s’intéresser à l’aventure, et l’importance de l’affaire l’excitait si bien que, le soir même qui précédé le sacrifice, quoique chaque homme sût parfaitement ce que lui et ses compagnons devaient faire, les Thugs se formaient en groupes et discutaient encore entre eux.

« Ils se séparèrent enfin, et s’étendirent, enveloppés dans leurs pagnes, jusqu’à ce que le moment fût venu de jouer leur rôle.

« J’étais, moi, en dehors de notre tente, lorsque le vieux Ouddein, le gooroo, vint à moi.

« — Mon fils, me dit-il en me regardant en face, dans quelle disposition vous trouvez-vous ? Votre courage est-il ferme, votre cœur fort, votre sang calme ?

« — Oui, dis-je, rien ne peut amollir mon cœur ; tâtez ma main, est-elle brûlante ?

« — Non, répondit le vieillard, en me serrant la main dans les siennes. Elle ne tremble ni ne brûle, elle est comme elle doit être. J’en ai vu beaucoup de nos frères se préparer à leur première épreuve, mais pas un seul avec autant de sang froid que vous.

« Kâli vous a choisi dans le sein de votre mère.

« Votre courage doit être attribué au divin Muntrus (augure), dont l’on a lu les préceptes au-dessus de votre tête, et aussi aux cérémonies auxquelles vous avez assisté.

« Il faut que nous remercions la déesse et que vous accomplissiez encore une cérémonie que vous ne pouvez négliger sous aucun prétexte avant votre premier sacrifice. Allez chercher Budrinath et Ali ; il est nécessaire qu’ils soient présents.

« Quelque instants après nous étions réunis tous les quatre.

« Le gooroo nous précéda dans un champ voisin. Là il s’arrêta en se tournant du côté que nous allions prendre, et levant les mains au ciel d’une façon suppliante, il s’écria :

« — Oh ! Kâli, grande Kâli, si le voyageur en ce moment parmi nous doit mourir par la main du nouvel initié, envoyez-nous un augure favorable.

« Nous étions tous silencieux, et, chose étonnante à cette heure avancée de la nuit, un âne se mit à braire à notre droite.

« Le gooroo ne se sentait pas de joie.

« — Voyez, s’écria-t-il en se tournant vers nous, jamais réception de néophyte fut-elle plus complète ! L’augure a suivi immédiatement l’évocation. Sachez-le, enfant, comme manifestation de la déesse, Sou puk, hereo ek Dunteroo ! (La braiement de l’âne est égal au cri de cent oiseaux.)

« Nous causâmes quelque temps encore, puis nous nous étendîmes sur nos tapis pour prendre un peu de repos jusqu’à l’arrivée d’un de nos hommes parti pour le village avec le sahoukar.

« Il revient bientôt nous avertir que le marchand s’apprêtait à se mettre en route.

« Le sahoukar l’avait envoyé pour nous prévenir.

« La troupe fut bien vite sur pied à cette bonne nouvelle. Nos bestiaux furent rapidement chargés et nous nous rangeâmes le long de la route afin d’attendre l’arrivée du marchand.

« Le gros homme parut enchanté de nous trouver si bien disposés, et nous partîmes tous ensemble immédiatement.

« La nuit était superbe, la route excellente ; nous avancions gaiement.

« Le butin immense qui allait tomber en notre possession, l’intelligence avec laquelle l’affaire avait été nouée, la manifestation des augures constamment favorables, tout concourait à nous montrer cette affaire comme une de celles dont chacun serait fier, et qui produirait une vive sensation non-seulement dans le pays, mais aussi parmi les nombreuses troupes de Thugs de l’Hindoustan, surtout parmi les bandes qui devaient nous rejoindre à la fin de cette campagne.

« Nous avions à peine parcouru deux milles, lorsqu’un murmure s’éleva parmi les hommes qui formaient l’avant-garde.

« C’était l’un des seours (fossoyeurs) qui arrivait en courant.

« Budrinath le reconnut pour un de ceux qu’il avait envoyés en avant.

Bhilla Maujeh ? (Avez-vous préparé la fosse ?) demanda-t-il vivement.

Maujeh ! (Elle est prête), répondit l’homme, tout est en règle. Apercevez-vous ces collines, là-bas ? Un ruisseau en découle. C’est un excellent bhil que nous avons fait, seigneur jemadar. Vous direz vous-même que nous avons bien travaillé.

— À quelle distance sommes-nous du bhil ? demanda Budrinath.

— À peu près à un demi-mille, répondit l’homme. Quand vous aurez fait quelques pas, la route deviendra rocailleuse et difficile ; elle se continue de même jusqu’au ruisseau. Profitez-en.

« Et il se perdit immédiatement parmi les autres Thugs pour reprendre son poste.

« Pendant ce temps, le marchand se tenait toujours dans sa petite voiture où il semblait s’être endormi.

« On prévint secrètement les hommes de se tenir prêts au premier signal.

« Alors chaque Thug se plaça près de la victime qui lui avait été désignée.

« À l’aide d’embarras créés à dessein du côté de l’avant-garde, les bœufs et les conducteurs de la suite du sahoukar furent amenés autour de sa voiture, où on les rassembla en groupe, afin qu’ils pussent être enveloppés plus facilement.

« Ces préparatifs augmentaient encore mon exaltation et je serrais mon mouchoir avec force, pensant à chaque instant que le signal allait être donné.

« Nous avancions toujours à petits pas, car la route était étroite et bordée de buissons épais.

« Les hommes d’avant-garde marchaient aussi doucement que possible ; nous les suivions tout en conservant les rangs qui nous étaient assignés.

« Ali allait et venait pour s’assurer si chacun était bien à son poste, et de temps à autre, il rendait compte de son inspection à Budrinath.

« Le gooroo ne cessait d’adresser sa prière à Kâli pour l’heureux résultat de notre entreprise.

« À mesure que nous approchions des petites collines, le jungle devenait plus épais.

« Nous passâmes outre, laissant derrière nous bien des endroits où je pensait que le crime aurait pu se commettre en sûreté.

« Je me trompais, car les lughaces en avaient choisi un admirable.

« Un homme se détacha de l’avant-garde tout à coup, vint parler bas à l’oreille de Budrinath et repartit aussitôt.

« Cela accrut mon anxiété ; il me semblait que le moment du meurtre ne devait jamais arriver.

« Nous traversâmes alors un petit vallon et gravîmes un talus du haut duquel je vis enfin l’endroit si habilement choisi par nos chefs.

… Se dressait la statue de Schiba.

« Les bords du ruisseau étaient élevés et escarpés et, de plus, couverts de broussailles serrées.

« On apercevait, à travers les branches, un petit filet d’eau qui, à la clarté de la lune, fuyait comme un serpent argenté.

« Cent voleurs pourraient s’embusquer là, me dis-je, et il serait impossible de découvrir les corps des voyageurs immolés à cet endroit !

« Je fus arraché à mes réflexions par Budrinath, qui cria tout à coup :

Hooshiaree ! (attention !)

« C’était le signal préparatoire.

« Chacun de nous se rapprocha davantage de sa victime.

« Le Jemadar alla réveiller le sahoukar pour lui faire observer que nous étions arrivés à un ruisseau dont les bords étaient si escarpés et le fond si rocailleux, qu’il lui fallait descendre de sa voiture, afin de le traverser à pied jusqu’à l’autre bord et peut-être un peu plus loin.

« Le marchand ne fit aucune difficulté et mit pied à terre immédiatement. Puis, après s’être assuré que sa charrette était en bonne voie pour la descente, il se prépara à la suivre.

Feringhea, qui avait prononcé ces derniers mots d’une voix sourde, la tête baissée, s’arrêta brusquement.

Le tribunal crut qu’il cherchait à rassembler ses souvenirs, et la foule, malgré son impatience, gardait un profond silence, violemment émotionnée par cet étrange récit.

— Eh bien ! continuez, dit le président à l’Hindou. Votre mémoire vous fait-elle défaut ?

Feringhea releva vivement la tête.

— Non, milord, répondit-il, je n’ai rien oublié ; j’écoutais Kâli et les frémissements de mon cœur au souvenir toujours présent de cette nuit.