Le Procès des Thugs (Pont-Jest)/IV/1

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Lecomte (p. 547-551).

ÉPILOGUE

L’EXPIATION

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I

LE DOCTEUR HARRIS PAIE UNE PARTIE DE SA DETTE.



Six mois à peu près s’étaient écoulés depuis les événements par lesquels se termine la troisième partie de ce récit, lorsqu’un soir, les promeneurs qui aspiraient sur la place du Gouvernement, à Colombo, l’air frais de la mer, aperçurent, venant du large, un bâtiment dont l’allure ne trahissait ni un des steamers de la Compagnie ni un navire de commerce.

On reconnut bientôt un gracieux yacht, mais comme, bien qu’il eût mouillé en petite rade, il ne s’en détachait aucune embarcation, les curieux durent attendre au lendemain pour être plus complètement renseignés.

Ce ne fut pas sans une certaine impatience, car à Colombo, le port où relâchent à Ceylan les bateaux à vapeur qui font le service entre l’Europe et l’extrême Orient, par le canal de Suez, on attendait avec anxiété des nouvelles de France. Les derniers courriers n’avaient apporté que les récits de nos désastres, et la colonie anglaise tout entière espérait que la mauvaise fortune finirait par nous abandonner.

Mais, le jour suivant, on apprit que le léger bâtiment arrivé la veille venait du Brésil et qu’il appartenait à un grand seigneur portugais, le duc de Ribeira, qui voyageait avec sa femme, son médecin et quelques serviteurs.

Vers midi, en effet, l’intendant du noble touriste descendit à terre pour retenir le plus bel appartement de l’Hôtel de l’Europe, et le soir même les voyageurs débarquèrent.

Les quelques personnes qui s’étaient trouvées sur leur passage avaient remarqué que la duchesse de Ribeira était remarquablement belle, mais qu’elle paraissait souffrante, et on en concluait que son mari ferait un long séjour à Ceylan où le climat, dans certaines parties, surtout aux environs de Candy, est d’une grande salubrité.

Lorsqu’une semaine se fut écoulée, on fut certain que c’était bien là le projet du duc de Ribeira, car il avait loué, sur la route de Colombo à Candy, à une demi-lieue du rivage, une villa splendide où les ouvriers s’étaient aussitôt mis à l’œuvre. De plus, il s’était présenté au consulat portugais, ainsi que chez le gouverneur anglais et chez les principaux résidents.

Les nouveaux arrivés avaient été reçus avec distinction, et le docteur avec un empressement tout particulier, car on avait appris du consul américain qu’il se nommait Harris et était un des praticiens les plus célèbres des États-Unis.

Ce nom dit assez à nos lecteurs que le duc de Ribeira n’était autre que Villaréal, ou plutôt Nadir.

Après avoir fait escale à Lisbonne, où il avait acheté facilement son nouveau titre, l’Hindou avait visité les Antilles, le Brésil et la colonie du Cap, puis, remontant vers le Nord, il était arrivé à Ceylan.

Harris l’avait interrogé parfois sur ses projets d’avenir, mais Nadir s’était toujours contenté de lui répondre :

— Avant de rien décider, j’ai deux serments à tenir ; après, nous verrons.

Et cependant notre héros était plein de reconnaissance pour le docteur, qui, depuis six mois, soignait Ada avec un dévouement paternel.

Brisée par les dernières émotions de son séjour à Londres, douloureusement affectée de s’être séparée si brusquement de sa mère, après avoir eu tant de mal à la retrouver ; ayant toujours sous les yeux cette épouvantable scène du naufrage du Duc d’York s’engloutissant avec son père et ses frères, la jeune femme était tombée gravement malade, et il n’avait fallu rien moins que toute la science d’Harris et toute l’affection de son mari pour lui conserver la vie.

Mais l’Américain craignait que ses efforts ne fussent pas toujours couronnés de succès et il ne l’avait pas dissimulé à Nadir.

Ada, en effet, souffrait d’un mal étrange auquel la science ne connaît pas de remède, parce que c’est l’âme qui est atteinte. Le changement de climat, le séjour à terre, des distractions pouvaient seuls sauver la jeune femme.

C’est dans ces conditions morales et physiques que les fugitifs étaient arrivés à Ceylan, où Yago s’y prit si généreusement avec les ouvriers que, moins d’un mois après leur débarquement, ses maîtres étaient installés dans leur habitation, véritable palais, meublé avec tout le confort européen et le luxe asiatique.

Harris y occupait, dans une des ailes, un appartement tout à fait indépendant, et l’un de ses premiers soins avait été de se mettre à la disposition du gouverneur pour donner gratuitement ses soins aux malheureux.

Tous les matins, il se rendait à Colombo, où il avait un cabinet de consultation dans lequel il passait deux heures, recevant là tous ceux que sa science ou sa bourse pouvaient soulager.

Cette existence durait déjà depuis quelques semaines, et Ada semblait renaître sous le climat bienfaisant de l’île, lorsqu’un matin, au moment où le docteur allait partir pour la ville, Nadir se présenta chez lui.

— Mon ami, dit l’Hindou à Harris, l’heure est venue de mettre à exécution mes projets. Il faut que je me rende sur le continent ; j’ai là un devoir sacré à remplir.

— Lequel ? demanda l’Américain, qui s’attendait d’ailleurs à quelque nouvelle confidence du mystérieux personnage.

— Quand j’ai quitté l’Inde, répondit Nadir, en enlevant miss Ada au misérable sir Arthur Maury, j’ai laissé celle qui était ma fiancée, Sita. C’est la fille d’un homme qui m’a servi de père ; je ne puis l’abandonner, car elle m’attend toujours avec la soumission et la fidélité des femmes de notre race. Je lui ai fait savoir que je serai dans douze jours à Tanjore. Le brahmine Nanda, à qui j’ai confié Sita le matin de mon départ, l’amènera lui-même au rendez-vous que je lui ai donné.

— Mais, miss Ada ?

— L’amour n’est pour rien dans la démarche que je vais faire, et celle dont le destin, comme par une étrange ironie, a fait la compagne de ma vie, sais bien que mon cœur ne peut battre que pour elle. Ada m’accompagnera jusqu’à Trinquemale, si vous voulez bien me suivre.

— Vous n’en doutez pas.

— J’ai donné des ordres à Léoni. Il va faire le tour de l’île et l’Éclair m’attendra à Trinquemale pour me conduire jusqu’à l’embouchure du Kavery. De là, je me rendrai par terre à Tanjore. Yago a mes instructions ; tout sera prêt demain. Nous suivrons, en chassant, la route de Colombo à Candy et ensuite celle de Candy à Trinquemale. Ce voyage, à dos d’éléphant et en palanquin, achèvera peut-être de rétablir notre chère malade.

— Je l’espère également, dit le docteur, et je suis tout à vos ordres.

Le lendemain matin, en effet, la caravane était prête, et avant le lever du soleil, elle se mettait en route.

Ada avait pris place dans un élégant et vaste palanquin porté par six beras (porteurs), auprès desquels couraient six autres porteurs de rechange ; Nadir et Harris montaient d’excellents chevaux ; Yago et Tom étaient hissés sur un éléphant, genre de locomotion qui ne laissait pas que de surprendre l’ancien amoureux de Mary.

Sur un second éléphant étaient les provisions de la petite caravane et les objets de campement, car, sauf Candy, les voyageurs ne devaient trouver sur leur route aucune autre ville importante.

La première journée de marche se passa sans nul incident. Ada, dans l’ignorance où elle était du motif de ce voyage, se montrait plus gaie que ses compagnons ne l’avaient vue depuis longtemps, et le lendemain soir, lorsque les touristes arrivèrent dans la capitale de l’île, ils y trouvèrent un logement tout prêt pour les recevoir.

La jeune femme aurait bien voulu profiter de son passage à Candy pour en visiter les curieuses pagodes souterraines et ce temple où des brahmines conservent comme une précieuse relique une dent d’Hanouman, le général des singes qui aidèrent le dieu Rama à faire la conquête de l’île, mais son mari lui promit de satisfaire sa curiosité à leur retour de Trinquemale, et le jour suivant la petite troupe se remit en route.

Elle en était à sa deuxième journée de marche et avait campé sous un bosquet d’aloès sur les bords du Misséri-Gange, lorsque tout à coup, au moment où les voyageurs entraient dans un jungle épais que traversait la chaussée, leurs chevaux hennirent en se cabrant et les éléphants dressèrent leurs trompes en poussant un mugissement de terreur.

Nadir, qui était sur un des éléphants, comprit aussitôt qu’un danger s’approchait, mais il n’eut pas une seconde pour donner des ordres, car, s’élançant d’un fourré, un énorme tigre bondit dans la direction du palanquin de miss Ada.

À l’apparition du roi des jungles, le cheval d’Harris avait fait un tel bond de côté que son cavalier n’avait eu que le temps de se laisser glisser à terre, et le fauve, se précipitant sur la pauvre bête, la déchirait de ses ongles et de ses dents.

Ce n’était là qu’un instant de répit : les porteurs du palanquin l’avaient laissé glisser de leurs épaules, et le tigre, attiré par les cris de la jeune femme, allait s’élancer vers elle.

Nadir avait armé sa carabine, mais le terrible ennemi se trouvait placé justement entre lui et Ada. Il ne présentait ainsi à ses coups que les parties de son corps les moins vulnérables ; de plus, s’il manquait le tigre, l’Hindou pouvait frapper celle qu’il aimait.

Quant à Yago et à Tom, ils étaient trop loin en arrière et ne pouvaient être d’aucun secours.

Soudain, au moment où Nadir allait se jeter à bas de son éléphant pour lutter corps à corps avec le tigre, il aperçut le docteur le genou à terre et visant froidement le fauve.

Deux coups de feu retentirent aussitôt, et le tigre se renversa en jetant un rugissement de douleur.

Harris avait frappé juste : le monstre était mort, miss Ada était sauvée.

Nadir courut vers elle. Étendue sur les coussins de son palanquin, la jeune femme était évanouie, mais le docteur la fit revenir bientôt à elle, et son mari, plus ému qu’il ne s’était jamais montré, dit à l’Américain en lui tendant la main :

— Sans vous, Ada était perdue, merci !

— Je n’ai payé là qu’une partie de ma dette, répondit Harris, en faisant un mouvement pour s’éloigner, car depuis que la fille de lady Maury savait le passé, celui qui avait été Albert Moore évitait de lui adresser la parole.

— Restez, docteur, lui dit l’Anglaise, en lui offrant la main à son tour ; votre dette est payée tout entière ; au nom de ma mère et de ma sœur, je vous pardonne ; qu’il ne soit plus jamais question de rien entre nous.

Le visage rayonnant et les yeux remplis de larmes, Harris baisa respectueusement la main de la jeune femme, et, les porteurs s’étant rapprochés, la petite caravane se réorganisa pour se remettre en route.

Afin d’être à l’abri contre toute nouvelle attaque, Ada fut installée auprès de son mari sur un des éléphants. Le docteur remplaça son cheval par celui de Nadir.

Trois jours après, sans nul incident, les voyageurs arrivaient à Trinquemale.

La jeune femme n’avait pas retrouvé sa gaieté ; l’événement que nous venons de raconter l’avait douloureusement impressionnée, et lorsqu’elle apprit que Nadir allait s’embarquer pour rester loin d’elle pendant plusieurs jours, elle s’efforça de lui cacher son désespoir ; mais quand elle fut seule avec Harris, qui restait pour la soigner, elle éclata en sanglots en voyant l’Éclair disparaître à l’horizon et elle murmura :

— Il me semble, docteur, que je ne le reverrai jamais et que je vais mourir !