Le Procès des Thugs (Pont-Jest)/IV/2

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Lecomte (p. 552-558).


II

LE DÉVOUEMENT D’UNE HINDOUE.



À peu près au moment même où Nadir s’installait avec Ada dans sa villa de Colombo, deux hommes causaient à Hyderabad, sous la vérandah d’un petit hôtel, des événements auxquels nos lecteurs ont assisté à Londres.

L’un, jeune, la physionomie sombre, le regard fiévreux, portait l’uniforme des officiers de l’armée du Bengale. C’était le capitaine George.

Rentré à son poste depuis quelques semaines, il souffrait toujours cruellement de n’avoir pu se venger de son insaisissable ennemi.

Son interlocuteur était Stilson, furieux, lui, d’avoir manqué trop tôt à son serment de tempérance et prêt à se remettre en chasse, dût-il encore ne boire que de l’eau pendant des mois entiers.

Presque tous les jours Stilson venait voir le capitaine, dans l’espérance d’apprendre quelque chose de nouveau, mais tous les jours, c’était de la part du jeune homme la même réponse : Rien, on ne sait pas ce que ce misérable Nadir est devenu.

Le gros Stilson allait se retirer ainsi que la veille, lorsque le domestique de George Wesley parut sous la vérandah pour annoncer à son maître qu’un Hindou désirait lui parler.

— Que me veut-il ? fit brusquement l’officier.

— Il a refusé de me le faire savoir, répondit le soldat ; il m’a dit seulement qu’il venait de Velpoor.

— De Velpoor, fais-le entrer !

En donnant vivement cet ordre, le capitaine fit signe à Stilson de demeurer auprès de lui.

Quelques instants après, un Malabar misérablement vêtu pénétrait dans la galerie.

Il s’approcha de l’officier anglais en se courbant jusqu’à terre.

— Qui t’amène ? lui demanda George.

— Seigneur, répondit l’Hindou, vous m’avez confié la mission de surveiller le brahmine Nanda et la jeune femme qu’il a recueillie chez lui, il y a déjà longtemps.

— Oui, eh bien ?

— Nanda et Sita se préparent à partir.

— Sais-tu pour où ?

Elle disparut dans la fournaise avec celui qu’elle entraînait.

— Pour Tanjore.

— Ont-ils donc reçu quelque émissaire de cette ville ?

— Oui, hier soir un homme est arrivé ; j’ignore ce qu’il a dit au brahmine, mais Sita a poussé un grand cri, puis s’est jetée dans les bras de Nanda en murmurant : Je savais bien que Brahma me le ramènerait un jour.

— C’est bien, tu viendras me prévenir dès qu’ils seront partis, après t’être assuré de la direction dans laquelle ils se seront éloignés. Voici pour toi.

En disant ces mots, George avait donné deux roupies d’argent à l’Hindou.

Celui-ci baisa les pièces de monnaie et la main de l’officier et se retira.

— Comprends-tu, Stilson ? dit Wesley à l’ex-guichetier de Golconde.

— Non, capitaine, répondit le gros homme tout surpris de la joie que reflétait la physionomie de son chef.

— C’est cependant clair. Sita va rejoindre Nadir, Nadir son fiancé !

— By God !

— Où ? nous le saurons bientôt, car nous allons la suivre. Ah ! cette fois, je le jure, il ne m’échappera pas !

Stilson était à ce point stupéfait qu’il ne pouvait prononcer un seul mot. C’est en répétant son juron favori qu’il acquiesça du geste et sortit pour faire ses préparatifs de départ.

Le lendemain matin, au lever du soleil, l’espion vint avertir que Nanda et Sita s’étaient mis en route. Le brahmine et la jeune femme avaient dit qu’ils se rendaient en pèlerinage à Tritchinapaly.

Ils voyageaient dans une voiture du pays traînée par deux bœufs et sans aucun serviteur.

Le capitaine George était donc certain de les rejoindre facilement.

Il fit prévenir Stilson et partit le soir même avec lui, après avoir demandé un congé d’un mois à sir William Dudley, le gouverneur d’Hyderabad, en prétextant d’une partie de chasse dans le Sud, car il ne voulait faire part à personne de son projet, dans la crainte où il était d’éprouver un nouvel échec.

L’ennemi de Nadir prit en passant à Velpoor ce Malabar qui, depuis trois mois, surveillait par ses ordres Nanda et Sita.

C’était un Hindou rusé, intelligent, du nom de Kalisha, dont le concours devait lui être indispensable, car il fallait que, sans être aperçu par le brahmine, il pût le suivre pas à pas.

Quarante-huit heures plus tard, George Wesley et ses compagnons rejoignaient le prêtre et la jeune femme sur les bords de la Krisnah.

À partir de ce moment, c’est-à-dire pendant douze jours, ils ne les perdirent pour ainsi dire plus de vue ; et un soir enfin, ils arrivèrent ensemble à Tritchinapaly.

Le lendemain matin, Nanda se rendit avec Sita à la fameuse pagode de Vischnou, sur une des îles du Kavery, en face de la ville, et l’officier put craindre un instant que les deux voyageurs ne fussent vraiment que ceux pèlerins, mais Kalisha, qui les avait espionnés, vint rapporter à George qu’il avait entendu un mendiant échanger avec le brahmine certaines paroles mystérieuses parmi lesquelles il avait retenu celles-ci :

— Soyez demain soir à la nécropole des radjahs, devant le mausolée de Sardjad-je ; le Maître enverra au-devant de vous.

À cette nouvelle, le cœur du capitaine se gonfla d’une joie immense ; l’heure de la vengeance était donc enfin venue, car il n’en pouvait douter : c’était bien Nadir qui attendrait là sa fiancée.

Nous savons que George Wesley ne se trompait pas et que c’était en effet à la nécropole des anciens radjahs de Tanjore que le mari d’Ada Maury avait donné rendez-vous à la fille de Romanshee.

Décidé à ne rien négliger pour que son ennemi ne pût lui échapper, le capitaine courut chez le gouverneur de Tritchinapaly et le pria de mettre sous ses ordres une demi-douzaine de soldats anglais.

Le gouverneur lui accorda immédiatement ce renfort qui pouvait être utile pour le cas où Nadir serait accompagné de quelques-uns de ces hommes qui lui étaient dévoués jusqu’à la mort, et le lendemain matin, après s’être assuré que Nanda était déjà parti, George Wesley prit la route de Tanjore.

Il avait envoyé Kalisha en avant pour surveiller le brahmine, et vers six heures du soir, lorsque le capitaine atteignit les premiers mausolées de la nécropole, l’Hindou vint l’avertir que le prêtre et la jeune femme venaient de disparaître, entraînés par deux hommes qui guettaient leur arrivée, dans l’intérieur d’une case construite à quelques pas plus loin, sur le bord de la route.

Profitant de la nuit qui commençait à tomber, l’officier anglais se dirigea avec ses soldats vers la demeure isolée que lui désignait Kalisha.

Bientôt il l’atteignit.

C’était une hutte grossièrement construite, sans doute par quelques-uns des pillards de la nécropole ; et ses habitants l’avaient entourée d’une solide palissade pour se défendre contre l’attaque des bêtes fauves.

Le capitaine George posta ses hommes aux angles de cette espèce de redoute avec ordre de n’en laisser sortir personne, et, accompagné de Stilson, il s’approcha à pas de loup de la solution de continuité qui semblait en être la porte.

Pénétrons dans la case, pour assister à la scène tout à la fois bizarre et touchante dont elle était le théâtre.

Conduite par Nanda, Sita avait retrouvé là Nadir et elle s’était jetée dans ses bras en s’écriant :

— Que Wischnou soit loué, mon fiancé m’est enfin rendu !

L’Hindou avait reçu la jeune femme sur son cœur, et il répondait à son étreinte avec une émotion visible, mais émotion qui était faite de plus de tendresse que d’amour.

Ada n’aurait pu être jalouse.

Le brahmine et Yago se tenaient discrètement à l’écart sur le seuil de la maison.

Après le premier moment d’expansion passé, Nadir avait pris place auprès de Sita sur un lit de fougères parfumées qui tapissaient un des angles de la cabane.

La tête appuyée sur la poitrine de celui qui l’avait abandonnée, mais dont le retour lui faisait tout oublier, la jeune femme était plongée dans une joie ineffable. Des douleurs passées elle ne se souvenait plus ; les deux années d’absence de son bien-aimé lui semblaient n’avoir été qu’un rêve.

Elle était là, près de lui, pressée sur son cœur comme aux beaux jours d’autrefois, comme au temps heureux où le brahmine son père initiait son fiancé aux mystères de l’histoire de l’Inde.

Aussi, de peur de rêver encore et d’être réveillée, Sita ne prononçait-elle pas un mot. Son bonheur était muet et profond comme les grandes solitudes.

Nadir la contemplait avec tendresse. Sa main caressait la chevelure d’ébène de l’adorable créature, et on eût dit, à l’expression de son visage que, lui aussi, il s’efforçait de ne se rappeler que du passé.

Ce fut l’Hindou qui, le premier, rompit le silence.

— Oui, Sita, dit-il à la jeune femme, me voici de retour après de terribles épreuves ; et mon premier souci, en remettant le pied sur cette terre où mes aïeux ont régné en maîtres a été de te revoir. J’ignore ce que Brahma nous réserve à tous deux, car je suis traqué comme une bête fauve et peut-être me faudra-t-il bientôt m’exiler de nouveau.

— Partir ! encore partir ! gémit Sita.

— Il y a deux hommes, poursuivit Nadir, qui peuvent m’y contraindre ; Sir George Wesley, l’ancien ami du colonel Maury, et Stilson, l’ex-guichetier de la prison de Golconde. Ces deux hommes m’ont suivi en Angleterre, et, furieux de n’avoir pu m’atteindre là-bas, ils sont revenus ici. Eux seuls ont intérêt à se venger de moi, car sir Arthur Maury n’est plus.

— Et miss Ada ? murmura l’Hindoue avec un éclair de jalousie dans le regard.

— Vischnou a épargné miss Ada que j’aime, répondit Nadir avec une certaine fermeté, mais l’avenir n’appartient qu’à Brahma ; les plus puissants doivent se soumettre ainsi que les plus faibles.

Sita laissa retomber sa tête en poussant un soupir.

Au même instant Yago jeta un cri et s’élança en travers de la porte de la cabane.

Sir George et Stilson venaient de franchir la palissade et l’officier, tenant en respect le serviteur qu’il menaçait de son revolver, s’écriait en s’adressant à Nadir :

— Me voilà donc en face de vous, misérable ! cette fois, vous ne m’échapperez pas.

— Tiens ! les voilà, ces deux hommes dont je te parlais, dit l’Hindou à la jeune femme.

Mais Sita les avait déjà reconnus et, plus prompte que la pensée, arrachant de la muraille la torche qui éclairait cette scène, elle l’avait lancée sur les deux étrangers.

La cabane était retombée dans l’obscurité et Yago, profitant du mouvement qu’avaient fait sir George et Stilson pour éviter le projectile incendiaire, s’était élancé sur l’ex-guichetier qu’il avait frappé de son poignard.

Le capitaine se précipita à l’intérieur de la case, mais la fumée le força aussitôt à faire un pas en arrière.

En tombant, la torche avait mis le feu aux fougères sèches étendues sur le sol. Les acteurs de ce drame se trouvaient sur un véritable bûcher.

Sir George ne vit pas que Sita entraînait Nadir par une des fissures creusées par le temps dans les parois de la vieille hutte, mais, en montant sur la palissade, il aperçut l’Hindou qui s’élançait à travers le feu et la fumée.

Tout en criant à ses hommes de tirer sur le fugitif, il bondit à sa poursuite, mais au moment où deux détonations retentissaient et où il allait franchir lui-même la palissade, le capitaine se sentit saisi à bras le corps.

C’était Sita, qui, demi-nue, car elle avait arraché ses voiles pour que les flammes ne pussent l’arrêter ; c’était Sita, qui ne voulait pas que l’ennemi de celui qu’elle aimait pût aller plus loin.

Sir George jeta un cri de rage et de terreur. Comprenant le danger qu’il courait et le but de l’Hindoue, il chercha à se débarrasser de sa mortelle étreinte, mais l’amour et le dévouement décuplaient les forces de la jeune femme ; elle fit un dernier et suprême effort et disparut dans la fournaise avec celui qu’elle entraînait.

Les soldats anglais qui avaient assisté à cet épouvantable spectacle sans pouvoir porter secours à leur chef, ne comprenaient rien à ce qui se passait là sous leurs yeux. Aveuglés par la fumée qui s’élevait des hautes herbes de la nécropole que gagnait l’incendie, ceux qui avaient tiré sur le fugitif ignoraient s’ils l’avaient atteint.

Pendant plus d’une heure ils virent se consumer ce terrible bûcher, et le lendemain matin seulement, ils purent se hasarder sur les débris brûlants de la cabane.

Ils y retrouvèrent le corps à demi-calciné du malheureux officier. Un autre corps le tenait entrelacé. C’était celui de Sita qui semblait vouloir ne pas s’en séparer, même après la mort.

Puis, sur le seuil de la case, ils découvrirent encore un autre cadavre. C’était celui de Stilson.

Qu’étaient devenus les inconnus que sir George était venu surprendre ? Étaient-ils engloutis sous les cendres ? S’étaient-ils échappés ? Ils l’ignoraient !

Ne sachant quel parti prendre, les soldats hésitèrent longtemps, puis ils se décidèrent à retourner à Tritchinapaly après avoir enfoui les tristes débris des victimes sous de lourdes pierres afin que les chacals ne pussent s’en repaître.

Pendant ce temps-là Nadir et Yago avaient repris à bride abattue le chemin de Tanjore.

Après avoir espéré que Sita s’était sauvée de son côté, l’Hindou avait appris de Nanda le dévouement héroïque de la jeune femme, et pour la première fois depuis bien des années, les larmes s’étaient échappées de ses yeux.

Mais le brahmine lui avait dit de sa voix grave :

— La femme Hindoue ne doit-elle pas périr sur le bûcher destiné à son époux ?

Et Nadir, avec le fatalisme de sa race, avait accepté le sacrifice de la fille du prêtre de Wischnou.

Puis Nanda, sur le silence duquel le Maître pouvait compter, avait repris seul le chemin de Tritchinapaly.

Au moment où il y arrivait, Nadir et son fidèle serviteur s’embarquaient sur l’Éclair pour retourner à Ceylan.