Le Professeur/18

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Traduction par Henriette Loreau.
Hachette (p. 164-178).




CHAPITRE XVIII.


Frances Evans tirait à la fois plaisir et profit de l’étude de la langue qu’avait parlée sa mère ; au lieu de me borner à la routine qu’on suit dans les pensions, je me servis des leçons que je lui donnais pour lui faire faire en même temps un cours de littérature anglaise. Elle possédait une collection-choisie des classiques de la Grande-Bretagne, dont une partie lui avait été laissée par sa mère, et qu’elle avait complétée de ses propres deniers ; je lui prêtai quelques ouvrages plus modernes ; elle les lut avec avidité, et fit, à ma recommandation, l’extrait de chacun des volumes dont elle avait fini la lecture.

Elle essaya même de composer quelque chose, et s’adonna avec bonheur à cette occupation, qui semblait être pour son esprit ce que l’air était à sa poitrine ; ses progrès furent rapides et m’arrachèrent bientôt cet aveu, que les qualités que j’avais prises d’abord pour de la fantaisie et du goût méritaient le nom de jugement et d’imagination. Je le lui dis avec ma sécheresse ordinaire, et je cherchai sur son visage le radieux sourire qu’un éloge de ma part y avait fait naître un jour ; mais elle rougit, et, si elle eut un sourire, il fut bien faible et bien timide : au lieu de relever la tête et de me regarder d’un air triomphant, ses yeux restèrent fixés sur ma main, qui écrivait au crayon quelques notes sur la marge de son cahier.

« Êtes-vous contente que je sois satisfait de vos progrès ? lui demandai-je.

— Oui, répondit-elle lentement ; et la rougeur qui avait à moitié disparu, couvrit de nouveau ses joues.

— Peut-être n’en ai-je pas dit assez ? continuai-je ; mes louanges sont probablement trop froides ? »

Elle ne répondit pas, et je crus voir son visage s’attrister ; je devinai ce qu’elle pensait ; j’aurais aimé à lui répondre si la chose avait été possible : elle n’était pas très-ambitieuse de mon admiration ; elle n’avait point envie de m’éblouir ; un peu d’amitié, si peu que ce fût, l’aurait rendue plus heureuse que tous les panégyriques du monde ; je le sentais et je restai longtemps derrière elle, continuant à écrire sur la marge de son cahier ; je ne pouvais me décider à changer de position ; quelque chose me retenait courbé ainsi, ma tête à côté de sa chevelure, ma main touchant presque la sienne. Mais une marge de cahier a des limites restreintes ; Mlle Reuter, dont c’était du moins l’opinion, vint à passer derrière nous, afin de voir par quel moyen je prolongeais aussi démesurément la période nécessaire pour remplir l’étroit espace dont je pouvais disposer, et je fus obligé de m’éloigner : pénible effort que celui qui nous fait quitter l’objet de notre préférence !

Ce travail sédentaire ne faisait point pâlir Frances et ne paraissait pas la fatiguer ; peut-être le stimulant que son esprit y rencontrait balançait-il l’inaction que l’étude imposait à son corps. Elle changea, il est vrai, d’une manière visible et rapide, mais à son avantage. La première fois que je l’avais vue, ses joues étaient pâles et son regard sans rayon ; elle ressemblait à ceux qui n’ont en ce monde ni joie présente ni bonheur dans l’avenir : aujourd’hui le nuage qui l’enveloppait disparaissait peu à peu, laissant poindre la vie et l’espérance ; et, comme les premières lueurs du jour, ces sentiments ranimaient ce qui s’était affaissé et répandaient un doux éclat sur ce qui avait été sans couleur. Ses yeux, dont je n’avais pas distingué la nuance tout d’abord, voilés qu’ils étaient de larmes contenues, maintenant éclairés par la divine étincelle qui réchauffait son cœur, montraient un large iris d’un brun clair, brillant sous de longs cils qui le couvraient d’ombre sans en atténuer la flamme ; une transparence de teint arrivant à la fraîcheur, un léger embonpoint qui adoucissait les lignes de ses traits nettement dessinés, avaient remplacé la pâleur que l’inquiétude et l’abattement répandaient naguère sur sa figure un peu longue, qu’ils avaient émaciée ; sa taille gracieuse et d’une hauteur moyenne avait eu sa part de cet heureux changement ; elle était devenue plus ronde, et, comme l’harmonie de ses proportions était parfaite, personne ne s’apercevait, ou du moins je ne songeais pas à me plaindre de la gracilité de ces formes élégantes dont les lignes étaient si pures ; quant à moi, le tour exquis du corsage, les attaches de la main et du pied, satisfaisaient complètement les notions que j’avais acquises sur la beauté plastique, et donnaient à ses mouvements une aisance, à sa démarche légère une souplesse qui répondaient à l’idée que je m’étais faite de la grâce féminine.

Ainsi éveillée à la vie, Frances commençait à se placer dans le pensionnat sur un pied tout nouveau ; le développement de son intelligence frappa bientôt les moins clairvoyants ; l’envie elle-même fut forcée de reconnaître ses brillantes facultés ; et lorsque la jeunesse vit qu’elle avait de brillants sourires, une conversation enjouée, des mouvements gracieux et rapides, elle la reconnut pour une de ses sœurs et la toléra comme étant de sa famille.

J’observais cette-transformation de l’œil attentif d’un jardinier qui surveille la croissance d’une plante précieuse qu’il élève ; et comme lui je contribuais à l’épanouissement de ma fleur favorite. Il ne m’était pas difficile de découvrir la meilleure manière de cultiver l’esprit de Frances, de satisfaire son âme altérée, de favoriser l’expansion de cette force intérieure que le froid et la sécheresse avaient paralysée jusqu’à présent ; une bienveillance continuelle cachée sous un langage austère et ne se révélant qu’à de rares intervalles par un regard empreint d’intérêt ou par un mot plein de douceur, un profond respect dissimulé sous un air impérieux, une certaine sévérité jointe à des soins assidus et dévoués, furent les moyens dont je me servis avec elle, et ceux qui convenaient le mieux à sa nature aussi fière que sensible.

Bientôt même l’efficacité de ma méthode se manifesta d’une manière visible dans la nouvelle position que Frances avait acquise vis-à-vis de ses élèves : les caractères les plus difficiles comprenaient qu’ils avaient perdu leur pouvoir sur son esprit ; elle savait maintenant s’en faire obéir ; et si par hasard l’un d’eux venait à se révolter encore, elle ne le prenait plus à cœur ainsi qu’elle le faisait autrefois : car elle avait en elle-même une force inébranlable, une source de joie que rien ne pouvait tarir ; elle pleurait jadis quand elle était insultée ; à présent elle souriait.

La lecture publique de l’un de ses devoirs compléta auprès des autres la révélation des facultés précieuses que le travail développait chaque jour en elle. Je me souviens encore du sujet : c’était la lettre d’un émigrant aux amis qu’il avait laissés dans sa patrie. Le début en était simple ; quelques détails sur les nouveaux lieux qu’habitait l’exilé esquissaient la forêt vierge qu’il avait traversée, les bords de l’un des grands fleuves du Nouveau-Monde et le désert d’où la missive paraissait être envoyée ; venaient ensuite quelques allusions aux difficultés et aux dangers qui attendent le settler au milieu de sa vie laborieuse ; puis le courage et la patience triomphaient des obstacles. Elle rappelait les désastres qui avaient chassé l’émigrant de son pays ; elle faisait entendre la voix de l’honneur, exprimait le sentiment d’une indépendance que rien n’avait pu éteindre, et montrait le respect de soi-même survivant à l’infortune ; enfin la sensibilité la plus exquise éclatait dans chaque phrase où le souvenir du passé, le chagrin du départ, les regrets de l’absence, se mêlaient aux consolations qu’une foi vive inspirait à l’émigrant.

Ce devoir, largement conçu, était écrit dans un langage simple et chaste, avec une vigueur qui n’excluait pas la grâce et l’harmonie du style. Pendant tout le temps que dura cette lecture, Mlle Reuter, qui savait assez d’anglais pour comprendre ce que je lisais devant elle, s’occupa tranquillement de la rivière qu’elle faisait autour d’un mouchoir de batiste ; elle ne dit pas un mot, et son visage, couvert d’un masque impassible, resta muet comme ses lèvres ; il n’exprima ni intérêt ni surprise ; l’ennui ou le dédain ne s’y révéla pas davantage.

« C’est trop peu de chose pour m’émouvoir, ce n’est pas digne de fixer mon attention, » disait tout simplement cette figure impénétrable.

Dès que j’eus terminé ma lecture, un murmure d’approbation s’éleva de tous les points de la classe ; plusieurs élèves entourèrent Mlle Henri et commençaient à lui faire leurs compliments, lorsque la voix calme de la maîtresse de pension fit entendre ces paroles :

« Que celles d’entre vous, mesdemoiselles, qui ont un parapluie et un manteau se dépêchent de partir, avant qu’il pleuve davantage (il tombait quelques gouttes d’eau), les autres attendront qu’on soit venu les chercher. » Et les élèves se dispersèrent, car il était quatre heures. « Un mot, s’il vous plaît, monsieur, » ajouta Mlle Reuter en montant sur l’estrade où je me trouvais encore et en me faisant signe de poser mon chapeau que j’avais saisi avec empressement.

« Je suis à votre service, mademoiselle, lui répondis-je.

— C’est une excellente méthode, reprit-elle, que d’encourager les efforts des élèves, en mettant en évidence les progrès de celles qui réussissent, le mieux dans leurs études ; mais ne pensez-vous pas, monsieur, que, dans la circonstance, il est injuste de faire concourir Mlle Henri avec les jeunes filles de cette classe ? Elle est plus âgée que la plupart d’entre elles, et a eu l’avantage d’entendre parler anglais dès sa naissance ; d’un autre côté, elle est d’une position inférieure à celle que nos élèves occupent dans le monde, et la distinction qui lui est accordée publiquement peut leur suggérer des comparaisons fâcheuses et exciter en elles des sentiments peu bienveillants pour la personne qui en serait l’objet. Le véritable intérêt que je porte à Mlle Henri me fait désirer de lui éviter certaines piqûres dont elle souffrirait plus qu’une autre ; d’ailleurs, monsieur, je crois vous l’avoir dit, elle a des tendances marquées à l’amour-propre : les éloges publics ne peuvent que développer ce sentiment, qu’on doit réprimer chez elle ; l’ambition, du moins tel est mon avis, n’est pas à sa place chez une femme, l’ambition littéraire surtout. Il vaudrait beaucoup mieux, pour le bonheur de Mlle Henri et pour sa tranquillité, lui apprendre à s’acquitter humblement des devoirs de son état, que d’éveiller dans son âme le désir des applaudissements et de la célébrité ; sans fortune, appartenant à une famille obscure, d’une santé peu rassurante (sa mère est morte de la poitrine et je la crois atteinte de la même maladie), il est plus que probable qu’elle ne se mariera pas ; mais, tout en restant dans le célibat, il vaut mieux qu’elle conserve les habitudes et le caractère d’une femme honnête et réservée.

— Assurément, mademoiselle ; votre opinion n’admet pas le moindre doute. » Et, craignant qu’elle ne continuât sa harangue, j’opérai ma retraite sous le couvert de cette phrase approbative.

Quinze jours après cet incident, Mlle Henri manqua plusieurs leçons d’anglais ; je remarquai son absence, je l’écrivis même sur mon agenda ; mais je n’osais pas demander quelle en était la cause : j’espérais qu’un mot dit au hasard me l’apprendrait, sans que j’eusse à courir le risque de faire naître, par mes questions, d’impertinents sourires ou de stupides commérages. Néanmoins, lorsque le siège que Frances occupait auprès de la porte fut resté vacant pendant une semaine sans que la moindre allusion eût été faite à cet égard, lorsque je m’aperçus qu’on affectait de garder un silence complet sur cet événement, je me décidai à rompre la glace, et à m’adresser à Sylvie, dont je savais obtenir une réponse sensée que n’accompagnerait ni insinuation perfide ni ricanement désagréable.

« Où est donc Mlle Henri ? lui demandai-je en lui rendant son cahier que je venais d’examiner.

— Elle est partie, monsieur.

— Partie ! et pour combien de temps ? quand reviendra-t-elle ?

— Pour toujours, monsieur, elle ne doit plus revenir. »

Je laissai échapper une exclamation involontaire.

« En êtes-vous bien sûre ? repris-je après un instant de silence.

— Oui, monsieur ; mademoiselle nous l’a dit elle-même, il y a deux ou trois jours. »

Il m’était impossible de pousser plus loin mon enquête ; l’endroit où nous nous trouvions me défendait d’ajouter un seul mot. Toutefois les questions se pressaient sur mes lèvres ; qu’est-ce qui avait pu motiver son départ ? était-il volontaire ou forcé ? Je me retins cependant, car nous étions entourés d’auditeurs ; mais lorsque, après la leçon, je rencontrai Sylvie dans le corridor, mettant son châle et son chapeau, je m’arrêtai court et lui demandai si elle connaissait l’adresse de Mlle Henri. « J’ai quelques livres à elle, ajoutai-je négligemment ; et je voudrais savoir où elle demeure, afin de les lui renvoyer.

— Non, monsieur, répondit la jeune fille ; mais la portière pourra sans doute vous le dire. »

Nous étions auprès de la loge ; j’y entrai immédiatement et je répétai ma question ; la portière, une Française vive et pimpante, qu’on appelait Rosalie, me regarda avec un sourire plein de malice, précisément l’espèce de sourire que je souhaitais le plus d’éviter. Sa réponse était préparée d’avance : elle me dit qu’elle ne savait pas l’adresse de Mlle Henri, et ne l’avait jamais sue. Persuadé qu’elle mentait et qu’on l’avait payée pour cela, je lui tournai le dos brusquement ; dans mon impatience, je renversai presque une personne qui se tenait derrière moi : c’était la maîtresse de la maison ; je fus obligé de lui adresser mes excuses, et je le fis avec plus de concision que de politesse ; il n’est pas un homme qui aime à être berné, et, dans la disposition d’humeur où je me trouvais alors, la vue de Mlle Reuter m’exaspérait au dernier point. Au moment où je m’étais trouvé face à face avec elle, sans qu’elle s’y attendît, elle avait l’air dur, le visage sombre ; ses yeux étaient fixés sur moi avec une expression de curiosité avide ; j’eus à peine le temps de surprendre sa physionomie, qu’elle en avait changé ; un doux sourire entr’ouvrit ses lèvres, et mes excuses furent admises avec une grâce charmante.

« N’en parlez pas, je vous prie ; c’est à peine si votre coude a effleuré mes cheveux ; tout le mal se borne à quelques papillotes un peu ébouriffées. » Elle secoua les grappes épaisses qui encadraient ses joues, passa les doigts dans ses boucles soyeuses et ajouta avec vivacité : « Rosalie, j’étais venue pour vous dire d’aller tout de suite fermer les fenêtres du petit salon ; il fait beaucoup de vent, et les rideaux seraient couverts de poussière. »

Rosalie s’empressa d’obéir. « Mlle Reuter, pensai-je, croit m’avoir donné le change ; elle suppose qu’elle est parvenue à me faire croire qu’elle n’écoute pas aux portes ; mais la mousseline dont elle parle n’est pas plus transparente que le prétexte dont elle vient de se servir. » J’éprouvais le désir de déchirer le voile peu épais dont elle couvrait son imposture. « Il faut être chaussé grossièrement, quand on veut marcher d’un pas ferme sur un terrain difficile, » dis-je en moi-même ; et sans autre préambule, j’abordai le sujet qui me tenait tant au cœur.

« Mlle Henri a quitté votre établissement, lui dis-je ; je présume que vous l’avez congédiée ?

— Ah ! je suis bien aise que vous m’en parliez, monsieur ; je désirais précisément en causer avec vous, répondit la maîtresse de pension, de l’air le plus affable et le plus naturel du monde ; mais ici nous serions dérangés ; voudriez-vous, monsieur, venir une minute dans le jardin ? »

Elle passa devant moi et franchit la porte vitrée qui conduisait au parterre.

« Ici, dit-elle quand nous fûmes au bout de l’allée du milieu, dont les arbres, maintenant dans tout l’orgueil de leur parure d’été, nous cachaient la maison et donnaient un air de solitude à ce petit coin de terre, situé au centre même d’une capitale ; ici on est tranquille ; on se sent plus libre quand il n’y a autour de soi que des poiriers et des roses. Je suis persuadée, monsieur, que vous éprouvez, comme moi, une grande fatigue du monde ; que vous êtes las d’avoir sans cesse des visages autour de vous, des regards fixés sur les vôtres, des voix qui retentissent à votre oreille. Qu’il m’est arrivé souvent de désirer un mois de liberté que je passerais à la campagne, dans une petite ferme proprette, entourée de champs et de bois ! Quelle vie charmante que la vie champêtre ! ne trouvez vous pas, monsieur ?

— Cela dépend, mademoiselle.

— Quel bon vent, qu’il fait de bien ! » poursuivit Zoraïde. En ceci elle avait raison ; je tenais mon chapeau à la main, et la brise en passant dans mes cheveux rafraîchissait mes tempes ; néanmoins son effet bienfaisant s’arrêtait à l’épiderme, le sang bouillonnait dans mes veines, et, tandis que je regardais au hasard, un feu intérieur dévorait ma poitrine.

« Si j’ai bien compris, dis-je enfin, Mlle Henri a quitté votre maison pour ne plus y revenir.

— Mon Dieu, oui. J’avais l’intention de vous l’apprendre il y a déjà plusieurs jours ; mais je suis tellement occupée, que je n’ai pas le temps de faire la moitié des choses que je voudrais. N’avez-vous jamais trouvé la journée trop courte pour l’accomplissement des devoirs que vous aviez à remplir ?

— Très-rarement. J’imagine que le départ de Mlle Henri n’a pas été volontaire ; sans cela elle m’en aurait certainement averti.

— Est-ce qu’elle y aurait manqué ? c’est étrange. Quant à moi, je n’ai pas songé à le lui dire ; lorsqu’on a tant de choses à faire, on oublie aisément tout ce qui est sans importance.

— Vous considérez, dès lors, le renvoi de Mlle Henri comme très-insignifiant ?

— Son renvoi ! mais je ne l’ai pas congédiée. Je puis dire en toute vérité, monsieur, que, depuis que je suis à la tête de cet établissement, ni professeur ni sous-maîtresse n’en a été renvoyé.

— Plus d’un, cependant, vous a quittée, mademoiselle.

— Certes, il est même nécessaire d’en changer fréquemment ; l’intérêt du pensionnat l’exige ; cela introduit de la variété dans les études ; les élèves s’en amusent, et cela prouve aux parents tout l’intérêt qu’on apporte aux progrès de leurs enfants.

— Ne disiez-vous pas tout à l’heure que vous n’aviez jamais renvoyé ni maîtres ni maîtresses ?

— Il n’est pas besoin d’avoir recours à cette mesure extrême ; asseyons-nous, monsieur, que je vous donne une leçon qui pourra vous servir dans votre métier d’instituteur. »

Elle prit une chaise et m’en désigna une qui se trouvait auprès d’elle ; mais je posai seulement le genou sur le siège qu’elle m’offrait, et j’appuyai ma tête et mon bras contre la branche d’un cytise, dont les rameaux chargés de fleurs, et mêlés au feuillage des ljlas, formaient, au-dessus de l’endroit où nous étions, un berceau ombreux pailleté d’or. Mlle Reuter resta un instant sans parler ; son front astucieux révélait quelques-unes des pensées qui s’agitaient dans son cerveau ; il était évident qu’elle méditait un chef-d’œuvre de diplomatie. Convaincue par plusieurs mois d’expérience que l’affectation des vertus qu’elle ne possédait pas était sans empire sur mon âme ; sachant bien que j’avais pénétré sa véritable nature et que je ne pouvais plus être dupe de son hypocrisie, elle se déterminait à changer de système à mon égard, et voulait voir si mon cœur céderait à sa franchise. Elle leva donc sur moi ses yeux bleus, d’un éclat tempéré, et me demanda, en plaisantant, si je craignais de m’asseoir à côté d’elle.

« Je n’ai pas envie d’usurper la place de M. Pelet, » lui répondis-je d’un ton sec ; j’avais pris l’habitude de lui parler rudement ; je l’avais fait d’abord dans un moment de colère, puis j’avais continué en voyant que c’était le meilleur moyen de la dominer.

Elle baissa les yeux, soupira péniblement, et se tourna de mon côté avec un geste d’inquiétude et de malaise, comme si elle avait voulu faire naître dans mon esprit la pensée d’un oiseau qui se débat dans sa cage et qui voudrait fuir la prison pour retourner à son nid.

« Et votre leçon ? lui demandai-je.

— Ah ! dit-elle, en ayant-l’air de revenir à elle-même, vous êtes si jeune, si téméraire et si franc ; vous possédez tant de connaissances ; vous supportez si impatiemment la sottise, vous avez tant de dédain pour la vulgarité, qu’une leçon vous est bien nécessaire ! Sachez donc, monsieur, que, pour faire son chemin dans le monde, la force ne vaut pas l’adresse ; mais peut-être le savez-vous mieux que moi : car il y a dans votre nature autant de délicatesse que de puissance, de pénétration que de fierté.

— Poursuivez, » répondis-je en retenant à peine un sourire : la flatterie était si piquante, si finement présentée !

Elle saisit au vol ce sourire involontaire, bien que j’eusse passé la main sur mes lèvres pour le lui dissimuler, et elle insista de nouveau pour me faire asseoir auprès d’elle. Je fis un feigne négatif, en dépit de la tentation qui s’emparait de mes sens, et je la priai de continuer.

« Eh bien, reprit-elle, si un jour vous êtes à la tête d’un grand établissement, ne renvoyez jamais personne. À vrai dire, monsieur (je veux être franche avec vous), je méprise les gens qui font des scènes, qui grondent sans cesse, qui envoient l’un à gauche, l’autre à droite, et qui, toujours pressants et pressés, font un ouragan du moindre vent qui passe. Vous dirai-je, monsieur, quelle est ma façon d’agir, celle que je préfère à toutes ? » Elle leva les yeux sur moi ; son regard était cette fois parfaitement composé : beaucoup de finesse, plus de déférence encore, une pointe de coquetterie, et le sentiment non déguisé de sa propre valeur dont elle avait conscience. J’inclinai la tête en signe d’approbation ; elle me traitait comme le Grand-Mogol, j’agissais à son égard en véritable despote ; elle poursuivit : « J’aime, reprit-elle, à être assise tranquillement, mon tricot à la main, tandis que les circonstances passent devant mon fauteuil ; j’épie la marche qu’elles suivent ; je garde le silence, tant qu’elles vont comme je le désire ; je ne bats pas des mains et je ne crie pas bravo ! Je n’attire pas l’attention des voisins ; je n’excite pas leur envie en disant que je suis heureuse ; je me tais, je reste passive. L’événement au contraire vient-il à mal tourner, ma vigilance redouble sans que je parle davantage ; mon tricot va toujours, ma bouche est close ; mais de temps à autre j’avance le pied, et de l’orteil poussant la circonstance rebelle, je la tourne sans bruit du côté que je désire, et j’arrive à mon but sans que personne ait deviné mon expédient. Lorsque, par exemple, un professeur me déplaît, s’il est ennuyeux ou sans talent, en un mot si, en restant chez moi, il compromet la prospérité de mon pensionnat, je me mets à mon tricot, les événements s’accumulent ; j’en vois un qui, poussé d’un certain côté, rendra insupportable la position que je voudrais voir devenir libre ; je dirige le mouvement, la chose arrive comme je le désire, je me suis délivrée d’un embarras et j’ai évité de me faire un ennemi. »

L’instant d’avant elle m’avait paru séduisante ; je ne pouvais maintenant la regarder qu’avec dégoût. « Cette façon d’agir est bien de vous, lui répondis-je froidement. Voilà donc comment vous avez chassé Mlle Henri de votre maison ! Vous aviez besoin de sa place, et vous la lui avez rendue intolérable.

— Pas du tout, monsieur ; votre pénétration est cette fois en défaut ; j’étais simplement inquiète de la santé de cette jeune fille. Mlle Henri m’a toujours inspiré un véritable intérêt ; j’étais affligée de la voir sortir par tous les temps ; je pensais qu’il serait plus avantageux pour elle d’obtenir une position sédentaire ; d’ailleurs elle est assez instruite aujourd’hui pour enseigner autre chose que la couture ; je lui ai dit tout cela en lui montrant le côté raisonnable de la question ; elle a compris la justesse de mes vues et s’y est librement conformée.

— Parfait, en vérité ! Seriez-vous maintenant assez bonne pour me donner son adresse ?

— Son adresse ? mais…, reprit Mlle Reuter, dont la figure s’était assombrie et glacée tout à coup ; son adresse ! Mon Dieu ! je serais enchantée de vous obliger ; mais il m’est impossible de vous apprendre où elle demeure, elle n’a jamais voulu me le dire, elle m’a toujours fait une réponse évasive toutes les fois que je le lui ai demandé ; je suppose, il est possible que je me trompe, je suppose qu’elle a craint, bien à tort, de me faire connaître le logement qu’elle habite. Elle est pauvre, d’une famille obscure ; dès lors il est probable qu’elle demeure dans la basse ville.

— Je ne veux cependant pas, répondis-je, perdre de vue ma meilleure élève, fût-elle d’une famille de mendiants et logée dans un grenier ; il est d’ailleurs très-inutile de me faire un épouvantail de sa naissance : je sais qu’elle est la fille d’un ministre protestant des environs de Genève ; quant à sa fortune, je m’inquiéterai peu de la pauvreté de sa bourse tant qu’elle aura dans le cœur cette richesse dont il déborde.

— Ce sont là, monsieur, de très-nobles idées, répondit la maîtresse de pension en affectant de réprimer un bâillement : elle avait éteint sa vivacité et renfermé sa franchise temporaire ; le pennon rouge qu’elle avait arboré avec audace pendant quelques minutes s’était replié subitement, et le pâle étendard de la dissimulation flottait maintenant au-dessus de la citadelle ; mais, comme ce drapeau me déplaisait souverainement, je rompis le tête-à -tête, et je m’éloignai d’un pas rapide.