Le Professeur/24

La bibliothèque libre.
Traduction par Henriette Loreau.
Hachette (p. 256-272).




CHAPITRE XXIV.


C’était un dimanche, par une belle gelée de novembre ; nous avions fait le tour de la ville, et Frances étant un peu fatiguée, nous étions allés nous asseoir sur l’un des bancs qu’on a placés sur le boulevard de distance en distance, pour la plus grande commodité des promeneurs. Elle me parlait de la Suisse avec animation, et je me disais que son regard n’avait pas moins d’éloquence que ses lèvres, quand elle s’arrêta tout à coup.

« Voilà, dit-elle, un monsieur qui vous connaît. »

Je levai les yeux Trois gentlemen habillés à la dernière mode passaient au même instant ; je vis à leur tournure aussi bien qu’à leur visage que c’étaient des Anglais, et, dans le plus grand des trois, je reconnus M. Hunsden ; il était en train d’ôter son chapeau à Frances, après quoi il me fit une grimace et continua son chemin.

« Qui est-ce ? demanda-t -elle.

— Un individu que j’ai connu en Angleterre.

— Pourquoi m’a-t-il saluée ? car il ne me connaît pas.

— Si ; il vous connaît à sa manière.

— Comment, à sa manière ?

— Ne l’avez-vous pas vu dans ses yeux ?

— Non ; qu’est-ce que son regard avait de particulier ?

— Il vous a salué du nom de Wilhelmina Crimsworth ; et s’adressant à moi : « Enfin, a dit son regard, vous avez trouvé la contre-partie de vous-même ; celle qui vous complète, une femme de votre espèce. »

— Ses yeux n’ont pas pu dire tout cela en une seconde.

— Ils me l’ont dit pourtant. J’y ai lu en outre que j’aurai bientôt sa visite ; probablement ce soir. Je suis certain qu’il insistera pour vous être présenté. Dois-je le conduire chez vous ?

— Comme vous voudrez ; je n’y vois pas d’inconvénient ; j’aurai même du plaisir à l’examiner d’un peu plus près : il a l’air si original ! »

M. Hunsden vint chez moi dans la soirée, comme je l’avais prévu. La première chose qu’il me dit en entrant fut celle-ci :

« Il est inutile de vous vanter, monsieur le professeur, je sais votre nomination au collége, etc., etc. ; Brown m’a tout raconté. »

Il me dit ensuite qu’il était arrivé d’Allemagne depuis la veille, et me demanda aussitôt à brûle-pourpoint si c’était Mme Pelet-Reuter qu’il avait aperçue avec moi sur le boulevard. J’allais répondre par une dénégation énergique, lorsque, me ravisant tout à coup, je fis semblant de dire que oui, et je lui demandai comment il la trouvait.

« Je vous le dirai tout à l’heure. Un mot d’abord à votre sujet, répondit-il ; vous n’êtes qu’un vil coquin : ce n’est pas votre affaire de vous promener avec la femme d’un autre ; je vous croyais trop de bon sens pour vous mêler au salmigondis fangeux des mœurs étrangères.

— Mais cette femme, quelle impression vous a-t-elle faite ?

— Elle est trop bien pour vous, c’est évident ; elle vous ressemble, mais elle est mieux que vous. Ce n’est pas une raison pour qu’elle soit une beauté ; cependant je me suis retourné plusieurs fois pour la voir, au moment où elle vous donnait le bras. Elle a une jolie taille, une charmante tournure. Que ces étrangères sont gracieuses ! Pourquoi diable a-t-elle épousé ce Pelet ? Il n’y a pas trois mois qu’ils sont mariés… Il faut que ce soit un imbécile. »

Je ne voulus pas prolonger cette méprise qui commençait à me déplaire.

« Ah çà, lui dis-je, pourquoi avez-vous toujours en tête M. et Mme Pelet ? vous ne faites que parler d’eux à tout propos. Je regrette que vous n’ayez pas épousé votre demoiselle Zoraïde, vous y penseriez moins.

— Est-ce que ce n’était pas elle ?

— Pas du tout.

— Pourquoi avez-vous menti ?

— Je n’ai pas menti ; mais vous êtes si pressé qu’on ne peut pas vous répondre. Cette jeune fille est une de mes élèves, une Suissesse.

— Que vous allez épouser ? ne le niez pas.

— Je l’épouserai certainement avant trois mois, si Dieu nous prête vie. C’est là ma fraise sauvage, dont le parfum et la saveur, Hunsden, m’ont rendu indifférent à vos raisins de serre chaude.

— Halte-là ! pas de fanfaronnades ; je ne les supporte pas. Quelle est sa famille ? À quelle caste appartient-elle ? »

Je ne pus m’empêcher de sourire ; Hunsden avait, sans le vouloir, appuyé sur le mot caste, et l’avait prononcé avec une certaine emphase. En effet, tout républicain sincère et tout ennemi des nobles qu’il fût, Hunsden était aussi fier de son nom et de sa famille respectable et respectée de génération en génération, que pas un pair du royaume ne pouvait l’être de son origine normande et de son titre datant de la conquête ; bref, il aurait été aussi éloigné de prendre une femme dans une caste inférieure à la sienne, qu’un Stanley de s’allier à une Cobden. Je jouissais de la surprise que j’allais lui causer et du triomphe de mon humble pratique sur sa vaine théorie. Je m’appuyai sur la table, et d’une voix lente, mais où perçait une joie contenue, je répondis brièvement :

« Elle est raccommodeuse de dentelle. »

Hunsden m’examina avec attention ; il n’exprima pas la surprise qu’il éprouvait, et répliqua d’un ton simple, car il avait ses accès de délicatesse et de bonne éducation :

« Vous êtes le meilleur juge en pareille circonstance ; une raccommodeuse de dentelle peut faire une bonne épouse aussi bien qu’une lady ; et vous vous êtes probablement assuré qu’étant sans fortune et sans éducation, elle possède au moins toutes les qualités naturelles que vous croyez nécessaires à votre bonheur. A-t-elle de nombreux parents ?

— Aucun à Bruxelles.

— Tant mieux ; la famille est souvent, en pareil cas, un fléau. Je ne puis m’empêcher de croire qu’une étroite alliance avec des gens inférieurs serait pour vous un supplice continuel. »

Après être resté quelque temps sans parler, Hunsden se leva et me souhaita le bonsoir d’un air grave. La manière polie et sérieuse dont il me tendit la main (chose qu’il n’avait jamais faite) me persuada qu’à ses yeux j’étais sur le point de commettre une immense folie, et que ce n’était pas l’instant des railleries cyniques, mais celui de la modération et de l’indulgence.

« Bonsoir, William, dit-il d’une voix douce et en me regardant avec affection ; bonsoir, mon ami. Je vous souhaite ainsi qu’à votre femme tout le bonheur possible ici-bas ; je désire qu’elle réponde aux exigences et aux susceptibilités de votre âme pleine de délicatesse. »

J’eus beaucoup de peine à m’empêcher de rire en contemplant son air de pitié magnanime ; toutefois, conservant ma gravité :

« Je pensais, lui dis-je, que vous auriez éprouvé le désir de voir Mlle Henri.

— Ah ! c’est ainsi qu’elle s’appelle ? Oui… si vous le jugez convenable, j’aimerais assez à la connaître… Cependant… »

Il hésita.

« Que voulez-vous dire ?

— Je ne voudrais pour rien au monde commettre une indiscrétion.

— Venez alors, » lui répondis-je ; et nous partîmes aussitôt.

Hunsden considérait évidemment comme une témérité l’imprudence que je commettais en le conduisant dans la mansarde de ma pauvre grisette ; mais il agissait en véritable gentleman, car il en possédait les qualités sous la rude écorce qu’il lui plaisait de revêtir en manière de mackintosh moral. Il causa tout le long du chemin avec affabilité, je dirai même avec douceur ; jamais je ne l’avais vu aussi aimable pour moi. Nous arrivâmes à la maison de la rue Notre-Dame-aux-Neiges. Le premier étage franchi, Hunsden se dirigea vers un escalier plus étroit qu’il se disposait à monter, supposant toujours qu’elle logeait au grenier.

« C’est ici, » lui dis-je en frappant doucement à la porte de Frances ; il revint sur ses pas, un peu confus de la méprise qu’il avait faite. Il regarda le petit paillasson vert, et ne dit pas un seul mot.

Nous entrâmes dans la chambre ; Frances était assise auprès de la table et se leva pour nous recevoir. Ses vêtements de deuil lui donnaient un certain aspect monastique, tout en faisant ressortir son extrême distinction ; la simplicité de sa toilette n’ajoutait rien à sa grâce, mais beaucoup à la dignité de ses manières ; et la blancheur de son col et de ses manchettes relevait suffisamment sa robe noire, dont les plis avaient quelque chose de solennel. Frances nous salua gravement ; elle avait comme toujours, lorsqu’on la voyait pour la première fois, l’air d’être moins faite pour inspirer l’amour que le respect. Je lui présentai M. Hunsden ; elle lui exprima, en français, tout le plaisir qu’elle avait à faire connaissance avec lui. L’accent distingué de cette voix pure et mélodieuse produisit immédiatement son effet. Hunsden répondit dans la même langue ; je ne l’avais jamais entendu parler français ; mais il s’en acquittait bien. J’allai m’asseoir auprès de la fenêtre ; sur l’invitation de Frances, M. Hunsden prit l’un des sièges qui étaient à côté du feu ; de la place que j’occupais j’embrassais d’un coup d’œil les deux interlocuteurs et la pièce tout entière, La chambre était si propre et si brillante qu’elle ressemblait à un meuble poli ; un verre rempli de fleurs occupait le centre de la table ; dans chacun des vases qui ornaient la cheminée se trouvait une rose : tout cela donnait un air de fête à cet intérieur paisible. Frances était sérieuse ; M. Hunsden recueilli, pour ainsi dire ; ils continuaient à parler français et à s’entretenir de choses indifférentes avec autant de cérémonie que de politesse. Je ne crois pas avoir jamais eu sous les yeux deux modèles plus accomplis d’une bienséance parfaite : car Hunsden, grâce à la contrainte que lui imposait une langue étrangère, mesurait ses phrases avec un soin qui excluait toute excentricité. À la fin, la conversation tomba sur l’Angleterre : Frances, vivement intéressée, fit question sur question ; et s’animant par degrés, son visage s’éclaira peu à peu comme un ciel de nuit à l’approche de l’aurore ; ses yeux brillèrent, ses traits se détendirent, sa physionomie devint mobile et sa peau transparente : l’instant d’avant c’était une femme comme il faut ; maintenant c’était une jolie femme. Elle avait mille choses à demander à l’Anglais nouvellement arrivé de son pays, et le pressait de lui répondre avec un enthousiasme qui ne tarda pas à dissiper la réserve de Hunsden, comme le feu réchauffe une vipère engourdie par la gelée.

J’emploie à dessein cette comparaison peu flatteuse, parce qu’en effet il me sembla voir un serpent s’éveiller de sa torpeur, lorsqu’il redressa lentement sa grande taille, qu’il releva la tête, et que rejetant ses cheveux en arrière, il découvrit son large front saxon, et laissa voir l’éclair d’ironie sauvage que l’ardente curiosité de son interlocutrice allumait dans son regard ; ainsi que Frances, il redevenait lui-même ; et s’adressant à elle d’une voix vibrante :

« Vous comprenez l’anglais ? lui demanda-t-il dans sa propre langue.

— Oui, monsieur.

— Fort bien ; vous allez en entendre. Il faut en vérité que vous n’ayez pas plus de sens qu’un individu que je connais (et il me désigna du geste), pour aimer jusqu’à la rage ce sale pays qu’on appelle Angleterre ; vous êtes folle, par ma foi ! l’anglomanie éclate dans vos yeux tout aussi bien que dans vos discours. Mais, mademoiselle, est-il possible que quiconque possède un atome de sens commun puisse éprouver de l’enthousiasme pour un nom, lorsque surtout il désigne l’Angleterre ? Il y a cinq minutes, je vous prenais pour une abbesse et vous aviez tout mon respect ; je le vois maintenant, vous n’êtes qu’une espèce de sibylle helvétique, ayant des principes de haut torysme et de haute Église.

— Est-ce que l’Angleterre n’est pas votre patrie ?

— Si, mademoiselle.

— Et vous ne l’aimez pas ?

— Je serais bien fâché de l’aimer ! un pays corrompu et vénal, où tout n’est qu’arrogance et paupérisme, orgueil et impuissance ; une nation rongée par l’aristocratie et le monarchisme, vermoulue de préjugés, pourrie par les abus !

— C’est partout la même chose ; il a des abus dans tous les pays, et je pensais qu’en Angleterre il y en avait moins qu’ailleurs.

— Allez-y donc et voyez ; allez à Birmingham et à Manchester ; allez à Saint-Gilles, qui est dans Londres, et recueillez-y des notions pratiques sur la bonté du système qui nous régit. Examinez l’empreinte des pas de notre aristocratie ; vous verrez qu’elle marche dans le sang et qu’elle écrase des cœurs à chaque fois qu’elle avance. Passez la tête aux portes des cottages anglais ; vous verrez la faim rampant sur les pierres noircies d’un foyer vide, l’agonie gisant toute nue sur des grabats sans couvertures, et l’infamie s’accouplant à l’ignorance. Pourtant la Grande-Bretagne aime le luxe avec passion, et préfère les châteaux princiers aux masures couvertes de chaume.

— Ce n’est pas aux vices de l’Angleterre que je pensais, répondit Frances, mais à ses beaux côtés, à ce qui fait sa gloire et son élévation.

— Elle n’a pas de beaux côtés, ou du moins vous ne les connaissez pas. Votre éducation bornée, votre position obscure, ne vous permettent point d’apprécier les efforts de l’industrie, les résultats d’immenses entreprises ou les découvertes de la science ; quant aux souvenirs historiques ou littéraires qu’elle peut avoir, je ne veux pas vous insulter, mademoiselle, en supposant que vous faites allusion à de pareilles balivernes.

— Pourquoi pas, monsieur ? »

Hunsden se mit à rire avec un souverain mépris.

« Êtes-vous du nombre de ceux à qui de tels souvenirs ne procurent aucune jouissance, monsieur Hunsden ?

— Et d’abord, mademoiselle, qu’est-ce que c’est qu’un souvenir ? quel est son poids et sa valeur ? quel prix a-t -il au marché ?

— Votre portrait, monsieur, pour quelqu’un qui vous aurait aimé, serait assurément sans prix, par l’effet du souvenir. »

Cette réponse, qu’il écouta religieusement, parut faire une impression profonde sur l’incompréhensible Hunsden ; il rougit vivement, chose qui ne lui était pas ordinaire ; l’émotion troubla son regard, et je crus voir que, pendant l’instant de silence qui succéda à l’argument ad hominem de son antagoniste, il éprouva le désir d’être aimé par quelqu’un à qui en échange’ il pût donner tout son amour.

Frances poursuivit, profitant de l’avantage qu’elle venait de remporter.

« Si le monde où vous vivez est un monde sans souvenir, dit-elle, je ne m’étonne plus que vous détestiez votre patrie, et je ne comprends pas comment vous vous figurez le ciel ; mais croyez-moi, monsieur Hunsden, quelque glorieuse que soit la région qu’ils habitent, si les anges étaient privés tout à coup de la faculté de se souvenir, c’est-à-dire de penser, ils fuiraient leur bienheureux séjour et chercheraient jusqu’en enfer leur faculté perdue. »

La voix de Frances avait été aussi éloquente que ses paroles, et, quand elle prononça le mot enfer avec une énergie qui nous fit tressaillir, Hunsden ne put se défendre de lui accorder un regard d’admiration. Il aimait la force, il aimait surtout l’audace qui fait franchir les limites conventionnelles ; jamais il n’avait entendu accentuer le mot enfer avec autant de franchise, et le son lui en avait plu, tombant de la bouche d’une femme. Il aurait voulu voir Frances continuer sur le même ton, mais ce n’était pas dans sa nature : elle n’éprouvait aucun plaisir à déployer une vigueur qui ne se révélait jamais que dans certaines circonstances, alors que l’entraînement faisait jaillir la passion des profondeurs où elle gisait cachée. Il lui était arrivé une ou deux fois, en causant avec abandon, de m’exprimer des pensées audacieuses en un langage nerveux et passionné ; mais la manifestation terminée, j’avais essayé vainement de faire revivre cette ardeur qui naissait et disparaissait d’elle-même. Elle répondit aux excitations d’Hunsden par un sourire, et revenant au premier objet de leur dispute :

« Si l’Angleterre a si peu de valeur, pourquoi les autres nations ont-elles tant de respect pour elle ?

— Un enfant ne me demanderait pas cela, répondit Hunsden, qui ne donnait jamais une explication sans reprocher à celui qui la motivait son ignorance ou sa stupidité ; si vous aviez été mon élève, plutôt que d’avoir le malheur d’être celle d’un esprit déplorable qui n’est pas loin d’ici, je vous mettrais le bonnet d’âne pour une semblable question. Mais ne savez-vous pas, mademoiselle, que c’est avec notre or que nous achetons la politesse de la France, la bonne volonté de l’Allemagne et la servilité de la Suisse ?

— De la Suisse ! appelez-vous mes compatriotes serviles, monsieur ? » s’écria Frances qui se leva tout à coup. Je ne pus m’empêcher de sourire ; l’indignation éclatait dans ses yeux, et son attitude semblait défier son adversaire. « Vous osez calomnier la Suisse devant moi, monsieur Hunsden, poursuivit-elle ; croyez-vous donc que je n’aie aucun souvenir, que je m’appesantisse uniquement sur la dégradation qu’on peut trouver au fond des Alpes, et que j’aie effacé de mon cœur les vertus sociales de mes compatriotes, notre liberté conquise au prix de notre sang, et la splendeur de nos montagnes ? Vous vous trompez, monsieur.

— Vertus sociales tant que vous voudrez, puisqu’il vous plaît de nommer ainsi la chose ; mais vos compatriotes n’en sont pas moins des gens raisonnables, qui transforment en article de commerce l’idée abstraite qui vous enflamme. Il y a longtemps qu’ils ont vendu leurs vertus sociales et aliéné leur liberté, si noblement conquise, aux souverains étrangers dont ils se font les très-humbles serviteurs.

— Vous n’avez jamais été en Suisse ?

— Je vous demande pardon, j’y suis allé deux fois.

— Vous ne la connaissez pas.

— Je la connais parfaitement.

— Vous dites que les Suisses sont mercenaires, comme un perroquet répète ce qu’il entend, ou comme les Belges disent que les Anglais ne sont pas braves et les Français qu’ils sont perfides. Vous êtes encore moins sensé que moi, monsieur Hunsden ; vous refusez de vous rendre à l’évidence, et vous éprouvez le besoin de nier le patriotisme individuel pour anéantir la grandeur des nations, comme un athée qui nie l’existence de son âme pour renier celle de Dieu.

— Voilà ce qui s’appelle sortir de la question. Où diable allez-vous donc ? je croyais que nous parlions des Suisses et de leurs penchants serviles.

— Assurément ; et pour en finir, dussiez-vous me prouver aujourd’hui (et vous n’y parviendrez jamais) que mes compatriotes sont des mercenaires, je n’en aimerais pas moins l’Helvétie de toute la puissance de mon âme.

— Vous seriez folle, aussi folle qu’un lièvre en mars, de nourrir une passion effrénée pour quelques millions d’acres de terre, de bois, de glace et de neige.

— Moins folle que vous, qui n’aimez rien.

— Il y a de la méthode dans ma folie, et pas le moindre bon sens dans la vôtre.

— Oui ; votre système consiste à pressurer toute chose pour en retirer la séve et à faire du fumier avec le résidu, afin, dites-vous, de le rendre utile.

— Vous ne pouvez pas raisonner, dit Hunsden, vous n’avez pas de logique.

— Mieux vaut être sans logique que sans cœur, répliqua Frances qui, animée d’intentions hospitalières dans ses actes, sinon dans ses discours, allait et venait de son armoire à sa table, mettait la nappe et disposait tout ce qui était nécessaire pour le souper.

— Est-ce une pierre dans mon jardin, mademoiselle ? demanda Hunsden ; supposez-vous que je sois sans cœur ?

— Je crois-que vous analysez sans cesse vos sentiments et ceux des autres ; que, vous fondant sur l’erreur qui en résulte, vous dogmatisez à tort et à travers, et que, ne pouvant vous mettre d’accord avec vous-même, vous supprimez les sentiments comme incompatibles avec la logique.

— Et j’ai raison. »

Frances venait d’entrer dans une petite pièce qui lui servait d’office : « Vous vous trompez beaucoup, dit-elle en reparaissant bientôt. Ayez la bonté de me laisser approcher de la cheminée, monsieur Hunsden ; j’ai quelque chose à faire cuire. » Elle établit une petite casserole au-dessus du feu, et ajouta quelques instants après, tout en continuant sa cuisine : « Comme si l’on pouvait avoir raison d’anéantir tous les bons sentiments que le Créateur nous a donnés, surtout l’amour de la patrie, qui élargit le cœur de l’homme et qui étend son égoïsme à une nation tout entière !

— Êtes-vous née en Suisse ?

— Mais certainement.

— D’où vient alors que vous avez la figure anglaise ?

— Parce que j’ai du sang anglais dans les veines, ce qui me donne le droit d’avoir un double patriotisme.

— Votre mère était Anglaise ?

— Oui, monsieur, oui ; quant à la vôtre, elle était probablement née dans Utopia ou dans la Lune, puisque pas un pays d’Europe n’a d’intérêt pour vous.

— Au contraire ; vous ne me comprenez pas : j’ai un patriotisme universel ; le monde est ma patrie.

— Un amour qui se répand sur une étendue aussi vaste doit être bien superficiel. Voulez-vous avoir la bonté de vous mettre à table ? » Et s’adressant à moi qui paraissais lire au clair de la lune : « Monsieur, dit-elle, le souper est servi. »

Elle prononça ces paroles d’un son de voix tout différent de celui qu’elle avait en discutant avec Hunsden.

« À quoi pensez-vous, Frances, de nous avoir préparé à souper ? lui répondis-je ; notre intention n’était pas de rester aussi longtemps.

— J’en suis bien fâchée ; vous êtes resté jusqu’à présent, le souper est sur la table ; il ne vous reste plus qu’à le manger. »

Le repas, complètement étranger dans sa forme et dans sa nature, était composé de deux petits plats de viande fort bien accommodés et parfaitement servis, d’une salade et d’un fromage français. Le mouvement des mâchoires et des fourchettes imposa nécessairement une trêve aux deux parties belligérantes ; mais les hostilités recommencèrent dès que le souper fut terminé. La discussion roula cette fois sur l’intolérance religieuse qui, d’après M. Hunsden, existe en Suisse, malgré l’attachement qu’on y professe pour la liberté. Frances avait fort à faire dans cette occasion, où le désavantage se trouvait de son côté, non-seulement parce qu’elle n’avait pas l’habitude de discuter, mais surtout parce qu’au fond elle était du même avis que son contradicteur, dont elle ne combattait les arguments que par esprit d’opposition.

Elle se rendit à la fin, en disant qu’elle partageait l’opinion de son adversaire, mais en lui faisant remarquer toutefois qu’elle ne se tenait pas pour battue.

« Absolument comme les Français à Waterloo, dit Hunsden.

— Les deux cas ne sauraient être comparés, s’écria Frances ; vous saviez bien que je ne me défendais pas sérieusement.

— Sérieusement ou non, vous n’en êtes pas moins vaincue.

— Nullement. Alors même que ma pauvreté de langage et mon défaut de logique sembleraient vous assurer la victoire, je n’en resterais pas moins attachée à mon opinion, si elle différait de la vôtre, et je vous échapperais par le silence. Vous parlez de Waterloo ; mais, suivant Napoléon, Wellington aurait dû être battu ; s’il fut vainqueur, c’est parce qu’il continua la bataille au mépris des lois de la guerre. Je ferais comme Wellington, et je resterais maîtresse de la position, en dépit de votre habileté.

— Ce n’était qu’un âne que Wellington.

— Comment prenez-vous cela ? » demanda-t-elle en se tournant de mon côté.

Je lui répondis par un sourire, et voyant poindre un nouveau sujet de discussion entre les deux adversaires : « Il est temps de se séparer, » ajoutai-je.

Hunsden se leva immédiatement : « Adieu, dit-il à Frances ; je partirai demain matin pour cette glorieuse Angleterre, et je ne reviendrai pas à Bruxelles avant un an ou deux. Dans tous les cas, vous aurez ma visite, et vous verrez si je n’ai pas trouvé le moyen de vous rendre encore plus féroce qu’aujourd’hui. Ce soir, vous avez été brave ; je veux à notre prochaine entrevue que vous me battiez à plate couture. En attendant, vous êtes condamnée à devenir Mme Crimsworth ; pauvre jeune fille ! Mais vous avez du courage, une étincelle du feu sacré ; gardez-la précieusement, et que le professeur en ait tout le bénéfice.

— Êtes-vous marié, monsieur ? demanda Frances.

— Non, mademoiselle : je pensais qu’à mon air vous aviez reconnu que j’étais un vieux garçon.

— Eh bien ! si jamais vous prenez une femme, n’allez pas la chercher en Suisse ; car s’il vous arrivait de blasphémer devant elle, comme vous l’avez fait tout à l’heure en parlant de l’Helvétie, notre Suissesse pourrait bien, quelque nuit, étouffer son Breton bretonnant, comme l’Othello de Shakspeare étouffa Desdemona.

— Vous voilà bien averti, dit Hunsden en me regardant ; j’espère entendre parler un jour de la parodie du Maure de Venise, où les rôles seront changés, mon pauvre ami. Adieu, mademoiselle. » Il se pencha sur sa main, absolument comme sir Charles Grandisson sur celle d’Henriette Byron : « La mort que donneraient d’aussi jolis doigts ne serait pas sans charme, dit-il.

— Mon Dieu ! murmura Frances, en ouvrant de grands yeux, il fait des compliments ; je ne m’y attendais pas. »

Elle sourit d’un air moitié joyeux, moitié fâché, fit à Hunsden une révérence pleine de grâce, et c’est ainsi qu’ils se quittèrent.

À peine étions-nous dans la rue que Hunsden me prit au collet :

« C’est là, dit-il, votre raccommodeuse de dentelle ? Et vous croyez avoir fait quelque chose de magnanime en lui offrant de l’épouser ? avoir prouvé votre mépris des distinctions sociales en vous unissant à une simple ouvrière, vous, noble rejeton de la famille des Seacombe ? Et moi qui le plaignais, supposant que la passion l’égarait, et qu’il courait à sa perte en faisant un sot mariage !

— Lâchez-moi, Hunsden. »

Au lieu de faire ce que je lui demandais, il me secoua vigoureusement ; je le saisis par la taille. La nuit était obscure, la rue déserte et sans réverbères ; nous luttâmes pendant quelques instants, et, après avoir roulé tous les deux sur le pavé et nous être relevés, non sans peine, nous convînmes de poursuivre notre chemin plus tranquillement.

« Oui, c’est là ma raccommodeuse de dentelle, répondis-je, celle qui sera ma femme, si toutefois Dieu le permet.

— Il ne le permettra pas, soyez-en sûr. Que diable avez-vous fait pour être si bien pourvu ? C’est qu’elle le traite avec une sorte de respect, qu’elle module sa voix pour lui adresser la parole, absolument comme si monsieur était un être supérieur. Elle ne me témoignerait pas plus de déférence si elle avait été assez heureuse pour être choisie par moi !

— Vous êtes un fat, Hunsden. Mais vous n’avez entrevu que le titre de mon bonheur ; vous ne savez pas quel récit contiennent les pages suivantes, quel intérêt profond et varié, quelle émotion puissante et douce il fait naître à chaque ligne. »

Hunsden me pria de me taire, me menaçant d’un châtiment effroyable si je continuais, en me vantant, d’exciter sa fureur. Il parlait bas, car nous étions dans une rue populeuse ; sa voix était remplie d’émotion. J’éclatai de rire jusqu’à m’en rompre les côtes ; nous fûmes bientôt arrivés à son hôtel et nous nous arrêtâmes devant la porte :

« Ne faites pas tant le glorieux, reprit-il ; votre ouvrière est beaucoup trop bien pour vous, mais pas assez bien pour moi ; elle ne répond, ni au moral ni au physique, à l’idéal que je me suis fait de la femme. Non, je rêve à quelque chose de plus et de mieux que cette petite Suissesse irritable… À vrai dire, elle tient beaucoup plus de la Parisienne mobile et nerveuse, que de la robuste Jungfrau. Votre Mlle Henri est chétive et sans caractère, à côté de la reine de mes songes ; vous vous conteniez de son minois chiffonné, et vous avez raison ; mais il faut, pour me plaire, avoir des traits mieux dessinés, des formes plus développées et plus nobles que n’en possédera jamais cet enfant mal venu et pervers.

— Obtenez d’un séraphin qu’il vous apporte un charbon du feu céleste, lui dis-je ; animez-en la plus grande, la plus grasse, la plus sanguine de toutes les femmes de Rubens, et laissez-moi ma Péri des Alpes ; je ne vous porterai pas envie. »

Nous nous tournâmes le dos, par un mouvement simultané ; ni l’un ni l’autre ne dit un mot d’adieu : et cependant la mer devait le lendemain rouler ses vagues entre nous.