Le Professeur/3

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Traduction par Henriette Loreau.
Hachette (p. 21-29).




CHAPITRE III.


Je remplissais fidèlement tous les devoirs que m’imposait la place de second commis ; la besogne que j’avais à faire n’excédait pas mes facultés, et je m’en acquittais d’une manière satisfaisante. M. Crimsworth me guettait soigneusement afin de me prendre en faute, et n’en trouvait pas l’occasion ; il avait chargé Timothée Steighton de surveiller ma conduite, et le pauvre Tim ne fut pas plus heureux ; j’étais aussi exact, aussi laborieux qu’il pouvait l’être lui-même. « Comment vit-il ? demandait M. Crimsworth ; fait-il des dettes ? » Non. Mes comptes avec mon hôtellerie étaient parfaitement en règle ; j’avais loué une petite chambre et un cabinet fort modestes, que je payais avec le fruit accumulé de mes épargnes d’Eton. Ayant toujours eu en horreur de demander de l’argent à qui que ce fût, j’avais acquis dès mon enfance l’habitude de m’imposer une stricte économie, afin de n’avoir pas besoin, dans un moment pressé, de recourir à la bourse des autres. Je me rappelle qu’à cette époque je passais pour avare auprès de mes camarades, et que je me consolais par cette réflexion, qu’il valait mieux être incompris actuellement que repoussé un peu plus tard J’avais enfin ma récompense. Déjà, quand je m’étais séparé de mes oncles Tynedale et Seacombe, l’un d’eux m’avait jeté un billet de cinq livres, que j’avais pu refuser en disant qu’il m’était inutile. M. Crimsworth fit demander par Timothée à ma propriétaire si elle avait à se plaindre de mes mœurs : elle répondit que j’étais au contraire un jeune homme très-religieux, et demanda à son tour à mon collègue s’il ne pensait pas que j’eusse l’intention d’entrer plus tard dans les ordres : « Car, disait-elle, j’ai eu chez moi de jeunes ministres qui étaient bien loin d’avoir autant de conduite et de douceur que ce bon M. William. » Tim était lui-même un homme pieux, un méthodiste fervent, ce qui ne l’empêchait pas d’être un fieffé coquin, et il s’en alla, tout penaud, raconter à M. Crimsworth le récit qu’on lui avait fait de ma piété exemplaire. Édouard, qui ne mettait jamais les pieds dans une église et qui n’adorait que le veau d’or, se fit une arme contre moi des éloges que m’avait donnés mon hôtesse ; il commença par m’accabler de railleries à mots couverts, dont je ne compris la portée qu’après avoir été informé par l’excellente femme de la conversation qu’elle avait eue avec M. Steighton. Ainsi éclairé, je n’opposai plus aux sarcasmes blasphématoires de l’usinier qu’une indifférence dont toute sa verve caustique ne parvint pas à triompher ; il se lassa bientôt d’épuiser ses munitions contre un marbre insensible, mais il n’en jeta pas pour cela ses traits acérés, et se contenta de les remettre dans son carquois.

J’avais été une seule fois à la Hall depuis mon installation dans les bureaux de M. Crimsworth ; c’était à propos d’une grande fête donnée pour célébrer le jour de naissance du maître de la maison. Il avait l’habitude d’inviter ses commis en pareille occasion, et il ne pouvait faire autrement que de me traiter comme les autres ; mais je n’en restai pas moins strictement à l’écart. C’est à peine si ma belle-sœur, dans l’éclat éblouissant d’une toilette resplendissante, m’adressa de loin un léger signe de tête ; quant à mon frère, il ne me salua même pas, et personne ne me présenta aux jeunes filles qui, enveloppées d’un nuage de gaze, formaient une guirlande autour du vaste salon ; je ne pouvais qu’admirer à distance leur beauté rayonnante, et je n’avais pour reposer mes yeux, lorsqu’ils étaient éblouis, d’autre ressource que de contempler un meuble ou le dessin du tapis. M. Crimsworth se tenait debout, le coude appuyé sur la cheminée ; il était environné d’un groupe de femmes charmantes qui babillaient gaiement. Il m’aperçut dans un coin ; j’avais l’air triste et abattu, je ressemblais à un précepteur humilié : cette vue lui fit plaisir.

La danse commença : j’aurais, si l’on m’eût présenté à quelque jeune fille intelligente et belle, j’aurais aimé à lui montrer que je pouvais ressentir la joie qu’on peut avoir à épancher le trop-plein de son esprit, et à lui prouver que je savais faire partager mon plaisir ; mais je n’étais là qu’une masse inerte, un peu moins qu’un meuble ; personne ne se doutait que je fusse un être pensant, ayant une voix et un cœur. Des femmes souriantes passaient devant mes yeux, emportées par la valse ; mais leurs sourires se prodiguaient à d’autres qu’à moi ; leur taille souple et gracieuse était soutenue par d’autres mains que les miennes. Je m’éloignai pour échapper à cette vue qui me tantalisait, et, rien ne m’unissant à aucun des êtres vivants dont cette maison était remplie, j’allai me réfugier dans la salle à manger. Je regardai autour de moi, cherchant quelque chose qui pût m’être sympathique, et je rencontrai le portrait de ma mère. Je pris un flambeau pour le mieux voir ; je contemplai avec ardeur cette image dont la vue faisait gonfler ma poitrine ; j’avais son front et ses yeux, sa physionomie, son sourire et la couleur de son teint. Il n’y a pas de beauté qui plaise autant à l’homme que la vue de ses propres traits adoucis et purifiés dans un visage de femme ; c’est par ce motif que les pères regardent avec tant de complaisance la figure de leurs filles, où ils retrouvent souvent une ressemblance flatteuse. Je me demandais si ce portrait, qui me causait une si vive émotion, intéresserait un spectateur impartial, quand j’entendis ces mots :

« Voilà au moins une figure qui exprime quelque chose. »

Je me retournai vivement : un homme de grande taille, qui pouvait être mon aîné de cinq ou six ans, tout au plus, et dont l’extérieur était loin d’être vulgaire, se trouvait à côté de moi ; je n’en vis pas davantage ; mais cet ensemble suffit pour me faire reconnaître celui qui venait de parler.

« Bonsoir monsieur Hunsden, » balbutiai-je en le saluant ; et j’allais m’éloigner comme un sot effarouché ; Pourquoi cela ? parce que M. Hunsden était un manufacturier, un propriétaire d’usine, que j’étais un simple commis, et que mon instinct me poussait à me retirer devant un homme qui était mon supérieur. Je l’avais vu souvent à Bigben-Close, où il venait presque toutes les semaines pour s’entretenir d’affaires avec M. Crimsworth ; mais il ne m’avait jamais adressé la parole ; de plus, j’éprouvais contre lui un ressentiment involontaire, parce qu’il avait été plus d’une fois témoin des insultes que me prodiguait Édouard ; j’avais l’intime conviction qu’il me regardait comme un esclave sans dignité et sans courage, et c’est pour cela que je voulais fuir sa présence.

« Où allez-vous ? » me demanda-t-il quand il vit que je me disposais à me retirer.

J’avais déjà observé qu’il parlait d’un ton bref ; et prenant la chose en mauvaise part :

« Il croit pouvoir me traiter comme un pauvre commis, pensai-je ; mais je ne suis pas d’un caractère aussi souple qu’il se le figure, et la liberté qu’il prend à mon égard ne me plaît pas le moins du monde. »

Je lui répondis quelque chose d’insignifiant où il y avait plus de sécheresse que de courtoisie, et je voulus m’éloigner.

« Restez encore un instant, me dit-il en se plaçant en face de moi : il fait trop chaud dans le salon ; d’ailleurs vous ne dansez pas. »

Il avait raison : je ne trouvais rien dans son regard et dans sa voix qui me déplût, et mon amour-propre était flatté ; il s’adressait à moi parce qu’il avait besoin de parler à quelqu’un et qu’il cherchait à se distraire. Je déteste que l’on me témoigne de la condescendance ; mais j’aime à obliger les autres, et je restai sans me faire prier davantage.

« La peinture en est bonne, reprit M. Hunsden en levant de nouveau les yeux vers le portrait de ma mère.

— Trouvez-vous que cette figure soit jolie ? lui demandai-je.

— Non ; comment le serait-elle avec des joues creuses et des yeux caves ? mais elle a un certain charme qui vous attire ; elle est pensive, et l’on aimerait à causer avec cette femme d’autre chose que de toilette et de fadaises. »

C’était mon opinion, mais je ne lui en dis rien.

« Non pas, continua-t-il, que j’admire une pareille tête : elle manque de force et de caractère ; il y a dans la bouche quelque chose qui tient trop de la sen-si-tive, dit-il en appuyant sur chaque syllabe ; d’ailleurs le mot aristocrate est gravé sur le front, dans la coupe de la figure, dans les lignes du cou et des épaules ; et je déteste les aristocrates.

— Vous pensez alors qu’une origine patricienne peut imprimer à la forme un certain cachet distinctif qui se révèle dans les traits et dans…

— Peste soit de l’origine patricienne ! Qui peut douter que vos gentillâtres n’aient leurs traits particuliers et leur cachet distinctif, aussi bien que nous autres manufacturiers et négociants du nord de l’Angleterre ? Mais où est la supériorité ? ce n’est assurément pas eux qui la possèdent ; quant à leurs femmes, c’est différent ; elles cultivent leur beauté dès leur enfance et parviennent, à force de soins bien entendus, à un certain degré de perfection qui les place au-dessus du vulgaire ; mais c’est encore une supériorité douteuse. Comparez ce portrait avec la figure de Mme Édouard Crimsworth ; laquelle des deux est la plus belle au physique ?

— Comparez-vous à son mari, monsieur Hunsden, répondis-je tranquillement.

— Oh ! je sais à merveille qu’il est beaucoup mieux taillé que je ne l’ai jamais été ; il a le nez droit, les sourcils arqués, etc., etc. ; toutefois ce n’est pas de sa noble mère qu’il tient ces avantages, mais bien du vieux Crimsworth qui était, m’a dit souvent mon père, un franc teinturier, aussi teinturier qu’il est possible de l’être, et l’un des plus beaux hommes qu’il y eût dans tout le comté ; c’est vous, monsieur William, qui êtes l’aristocrate de la famille ; et vous êtes loin d’être aussi beau garçon que votre frère le plébéien. »

Il y avait, dans la manière franche et nette dont parlait M. Hunsden, quelque chose qui me plaisait ; elle me mettait à l’aise, et je poursuivis la conversation avec un certain intérêt.

« Comment savez-vous que je suis le frère de M. Crimsworth ? lui demandai-je ; je croyais n’être pour vous, comme pour tout le monde, qu’un simple commis, employé dans ses bureaux.

— Assurément ; qu’êtes-vous de plus qu’un simple commis ? Vous faites la besogne de Crimsworth qui vous paye pour la faire, et maigrement encore. »

Je ne répondis pas à ces paroles qui frisaient l’impertinence ; et pourtant la façon dont elles étaient prononcées n’avait rien qui me blessât, elles piquaient seulement ma curiosité, et je souhaitais que M. Hunsden continuât à parler.

« Ce monde est absurde, reprit-il.

— Pourquoi cela, monsieur Hunsden ?

— Je m’étonne que vous me le demandiez ; vous êtes l’une des preuves les plus frappantes de l’absurdité à laquelle je fais allusion. Êtes-vous bien décidé à entrer dans l’industrie ?

— Je l’étais du moins très-sérieusement, lors de mon arrivée à X…

— La folie n’en était qu’un peu plus grande ; vous avez bien l’air d’un commerçant ! Quelle figure positive et mercantile !

— Mon visage est tel que Dieu l’a fait, monsieur Hunsden.

— Ce n’est pas pour une maison de commerce que Dieu vous l’a donné, encore moins qu’il vous a fabriqué cette tête-là ; que feriez-vous ici de vos bosses, de l’idéalité, de la conscienciosité, de l’amativité, de l’estime de vous-même et de la comparaison ? Toutefois, si vous aimez Bigben-Close, restez-y ; c’est votre affaire, et non la mienne.

— Peut-être n’avais-je pas à choisir !

— Oh ! cela ne me regarde pas ; allez où vous voudrez, faites ce qu’il vous plaira ; cela m’est fort indifférent. Et sur ce, je vais danser ; j’aperçois là-bas une très-jolie personne, assise au bout du canapé à côté de sa maman. Voyez-vous Sam Waddy qui s’avance auprès d’elle ? sans doute pour lui demander une contredanse ; mais je l’emporterai sur lui. »

Et M. Hunsden s’éloigna rapidement. Il devança Waddy, invita la jeune fille et l’emmena triomphant.

Elle était grande, bien faite, elle avait une toilette éblouissante, et ressemblait, du moins pour le genre de beauté, à Mme Edouard Crimsworth. Hunsden l’entraîna au milieu des tourbillons d’une valse rapide, et resta auprès d’elle jusqu’à la fin du bal ; je lisais dans le regard animé et dans le sourire de la jeune fille qu’il avait su lui plaire. La maman (une grosse femme enturbannée qu’on appelait mistress Lupton) paraissait également satisfaite ; des visions prophétiques flattaient sans aucun doute ses espérances maternelles : la famille Hunsden était de vieille souche, et, quel que fût le mépris que Yorke Hunsden (mon interlocuteur) professât pour les avantages de la naissance, il appréciait très-bien au fond de son âme la distinction qu’il tirait de son ancienne origine, dans une ville de parvenus où pas un habitant sur mille, disait-on, n’avait connu son grand-père. En outre ; la famille Hunsden, riche autrefois, avait conservé une belle aisance, et le bruit public affirmait que Yorke ne tarderait pas à rendre à sa maison la prospérité des anciens jours. La grosse figure de mistress Lupton pouvait donc sourire à bon droit en voyant l’héritier de Hunsden-Wood se montrer attentif pour sa Martha chérie ; quant à moi, dont les observations plus désintéressées étaient sans doute plus exactes, je vis bientôt que la jubilation de l’excellente femme reposait sur un terrain moins solide qu’elle ne se plaisait à le croire ; M. Hunsden me paraissait beaucoup plus désireux de produire une impression favorable que susceptible de la ressentir. Je ne sais pas ce qui pouvait me suggérer cette idée ; peut-être quelque chose d’étranger dans sa physionomie : sa taille, la coupe de son visage et de ses traits, indiquaient bien son origine anglaise ; mais il n’avait pas la réserve britannique ; on retrouvait dans son regard et dans ses manières un certain cachet gaulois ; il avait appris ailleurs l’art de se mettre parfaitement à son aise et de ne pas souffrir que la timidité insulaire vînt se placer entre lui et l’objet de ses désirs. Il ne visait pas à la distinction, mais il était loin d’être vulgaire ; il n’avait rien de bizarre, on ne pouvait pas dire qu’il fût original, et cependant il ne ressemblait à personne ; tout dans son extérieur et dans ses paroles annonçait une satisfaction complète, souveraine ; et parfois, pourtant, une ombre indescriptible passait tout à coup sur son visage, éclipse d’un instant qui révélait un profond mécontentement de la vie : alors sa parole devenait amère, il semblait douter de lui-même et de l’avenir, éprouver une vive souffrance, je ne saurais dire laquelle ; peut-être, après tout, n’était-ce qu’un mouvement de bile.