Le Professeur/5

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Traduction par Henriette Loreau.
Hachette (p. 41-47).




CHAPITRE V.


« Il y a un terme à toute chose, » me répétais-je par une matinée glaciale de janvier, en descendant la rue qui conduisait de chez moi à l’usine de Crimsworth. Les ouvriers étaient à l’œuvre depuis une demi-heure environ, et la machine fonctionnait lorsque j’entrai dans le bureau ; on venait seulement d’y faire le feu, qui ne donnait que de la fumée, et Steighton n’était pas encore arrivé ; je fermai la porte ; je m’assis devant mon pupitre ; j’avais les doigts tellement engourdis, que je ne pouvais pas écrire, et ma pensée roula de nouveau sur le développement naturel de toute chose et sur la crise finale qui devait en résulter ; j’étais mécontent de moi, et j’en éprouvais un malaise qui troublait le cours de mes méditations.

« William, me disait ma conscience, tâche de savoir au moins ce que tu veux faire ; tu parles de crise finale : serais-tu à bout de patience ? il n’y a pas quatre mois que tu es entré dans le commerce. Quelle résolution ne te croyais-tu pas, quand tu répondis à lord Tynedale que tu voulais marcher sur les traces de ton père ? Une longue course, en vérité, que celle que tu auras faite ! Comment trouves-tu la ville de X… ? Quelles riantes pensées, quels souvenirs embaumés éveillent dans ton esprit ses entrepôts et ses manufactures ! Combien la perspective de cette journée sourit à l’imagination ! Copier des lettres jusqu’à midi ; aller prendre ton repas solitaire chez mistress King, revenir copier des lettres jusqu’au soir, puis rentrer dans ta chambre où tu retrouveras la solitude : car la compagnie de Brown, de Smith ou de Nicholl, ne te donne aucun plaisir. Quant à Hunsden, tu as pensé un moment que sa société pourrait t’être agréable ; comment trouves-tu l’épreuve que tu en as faite hier au soir ? Il a de l’intelligence, un esprit original, il va même jusqu’à te témoigner un certain intérêt ; mais tu ne peux pas l’aimer, ta dignité s’y oppose : il était là pendant qu’on t’humiliait ; il ne te verra jamais que sous un bien triste jour. Il y a d’ailleurs trop de différence entre vos deux positions ; et, quand elles seraient égales, vos deux esprits ne cadreraient pas ensemble : n’espère donc pas recueillir le miel de l’amitié sur cette plante épineuse… William, William ! où s’envole ta pensée ?… Tu t’éloignes du souvenir d’Hunsden, comme une abeille d’un rocher, un oiseau du désert, et tes aspirations déploient leurs ailes vers une terre bénie où tu oses, à la clarté du jour qui luit sur cette usine, rêver de repos, de sympathie et d’union ? tu ne les trouveras point ici-bas ; ce sont des anges ; l’âme du juste, purifiée de ses fautes, peut les rencontrer dans le ciel, mais ton âme ne sera jamais parfaite… Huit heures ! Allons, William, à l’ouvrage ! tes mains sont dégourdies.

— À l’ouvrage ! et pourquoi travailler ? me demandai-je tristement ; je ne parviens pas à contenter mon maître, en dépit de ce travail de forçat.

— À l’ouvrage ! reprit la voix intérieure.

— À quoi bon ? » répondis-je en grommelant.

Néanmoins j’ouvris un paquet de lettres, et je commençai ma tâche plus amère que celle de l’Israélite rampant sur le sol brûlé d’Egypte.

Vers dix heures, j’entendis la voiture de M. Crimsworth qui tournait dans la cour ; une minute après, il était dans le bureau ; il avait coutume de jeter, en entrant, un coup d’œil à Steighton et à moi, de pendre son mackintosh à un clou, de se chauffer un instant et d’aller ensuite à ses affaires ; il ne dévia pas de ses habitudes ; seulement le regard qu’il me lança fut plus dur, plus sombre qu’à l’ordinaire, et s’arrêta plus longtemps sur mon visage.

Midi sonna ; la cloche annonça la suspension des travaux ; les ouvriers allèrent dîner. Steighton partit comme eux, en me priant de fermer la porte et de prendre la clef du bureau lorsque je m’en irais à mon tour ; j’attachais une liasse de papiers et je me disposais à sortir, quand M. Crimsworth rentra et ferma la porte derrière lui ; ses narines frémissaient, et dans ses yeux brillait un feu sinistre.

« Attendez un instant, » me dit-il d’une voix brutale.

Seul avec Édouard, je me souvins des liens de famille qui existaient entre nous, et j’oubliai la distance qui séparait ma position de la sienne ; négligeant donc toute formalité respectueuse :

« C’est l’heure d’aller dîner, lui répondis-je d’un ton bref, en tournant la clef de mon pupitre.

— Restez ici et ne touchez pas à cette clef, dit-il ; laissez-la dans la serrure.

— Pourquoi cela ? demandai-je.

— Faites ce que je vous ordonne, et surtout pas de questions ; vous êtes mon serviteur, obéissez. Qu’avez-vous… »

La rage étouffa sa voix et l’empêcha de continuer sa phrase.

« Ce que j’ai fait ? vous pouvez le voir, lui dis-je, tous les papiers sont là.

— Hypocrite et bavard, pleurnicheur impudent ! s’écria-t-il.

— Assez ! lui dis-je ; il est temps de régler nos comptes, Édouard Crimsworth. Voilà trois mois d’épreuve que je passe à votre service, et je ne crois pas qu’il y ait sous le soleil d’esclavage plus répugnant ; cherchez un autre commis, je ne reste pas davantage.

— Vous osez me signifier votre départ ! » dit-il en saisissant le fouet de sa voiture qui était placé auprès de son mackintosh.

Je me mis à rire sans prendre la peine de cacher mon mépris.

Il exhala sa fureur par une demi-douzaine de jurons blasphématoires, sans oser pourtant brandir le fouet qu’il tenait à la main.

« Je vous connais enfin et je vous démasque, ver de terre gémissant ! Qu’avez-vous dit de moi dans toute la ville ? Répondez, scorpion infâme !

— Moi ! je n’ai jamais eu la moindre tentation de parler de vous, croyez-le bien.

— Vous mentez ! Vous vous plaignez de moi sans cesse. Vous avez été dire partout que je vous donnais de faibles appointements et que je vous traitais comme un chien. Plût au ciel que vous en fussiez un ! Je ne bougerais pas d’ici avant de vous avoir enlevé jusqu’au dernier morceau de chair. »

Il agita son fouet, et la mèche en effleura mes cheveux ; mon sang bouillonna dans mes veines ; je bondis, et, me plaçant en face de mon frère :

« Quittez votre fouet, d’abord ; expliquez-vous ensuite, m’écriai-je.

— À qui donc parlez-vous ? demanda-t-il avec fureur.

— À vous, monsieur. Je ne vois personne que vous ici. Vous dites que je vous ai calomnié, que je me suis plaint du salaire que vous me donnez et du traitement que vous me faites subir ; je me demande sur quelle base reposent ces assertions.

— Vous allez le savoir, répondit-il d’une voix pleine de colère ; tournez-vous d’abord du côté de la fenêtre, que je voie rougir votre front d’airain lorsque je dévoilerai vos mensonges et votre hypocrisie. J’ai eu le plaisir de m’entendre insulter hier, à l’hôtel de ville, par l’orateur qui combattait l’opinion que j’avais émise, et qui, à ce propos, s’est permis certaines allusions que je n’ai pu tolérer : des phrases sur les gens sans entrailles, les tyrans domestiques, n’ayant au cœur nulle affection de famille ; et, quand je me suis levé pour répondre à ce jargon ridicule, j’ai été accueilli par les huées de la populace, auxquelles votre nom, s’étant trouvé mêlé, m’a fait découvrir l’auteur de cette odieuse attaque, ce traître de Hunsden, l’infâme ! qui, pendant ce temps-là, gesticulait comme un forcené ; or, vous avez causé avec lui, au bal que j’ai donné il y a un mois, et je sais que vous l’avez vu hier au soir ; niez-le, si vous l’osez.

— Je ne l’essayerai même pas ; je l’avoue franchement, au contraire ; et, si Hunsden vous a fait siffler par le peuple, il en avait, certes, de justes motifs. Jamais il n’exista d’homme plus méchant et plus brutal que vous, de frère plus dénaturé, de maître plus impitoyable ; oh ! vous méritez bien l’exécration populaire. »

Crimsworth rugit et fit claquer son fouet au-dessus de ma tête.

Le lui arracher des mains, le briser et le jeter dans la cheminée, fut l’affaire d’une minute ; Edouard se précipita vers moi.

« Ne me touchez pas, ou je vous traîne devant le magistrat le plus voisin, » lui criai-je en évitant son attaque.

Les hommes du caractère de Crimsworth perdent toujours quelque chose de leur insolence, quand on leur résiste avec fermeté ; l’idée de comparaître devant un magistrat ne souriait nullement à Edouard, et il savait bien que je n’aurais pas manqué de faire ce dont je le menaçais. Il me regarda pendant quelques instants de l’air d’un taureau furieux qui s’étonne de se sentir maîtrisé ; puis il se redressa, pensant, après tout, que son argent lui donnait une supériorité suffisante sur un pauvre hère comme moi, et qu’il possédait un moyen plus sûr et plus digne de se venger que de s’aventurer à me châtier corporellement.

« Sortez de chez moi, dit-il ; retournez dans votre paroisse, comme un gueux que vous êtes ; mendiez, volez, mourez de faim ou soyez transporté ; faites ce qui vous plaira ; mais, si j’apprends jamais que vous ayez remis le pied sur un pouce de terre qui m’appartienne, je vous ferai bâtonner comme un chien.

— Il n’est pas probable que je vous en donne l’occasion, répondis-je ; une fois hors de chez vous, qui me tenterait d’y revenir ? Je quitte une prison, un tyran détesté ; rien de ce qui m’attend ne saurait être aussi odieux que l’existence avec laquelle je brise : ne craignez donc pas mon retour.

— Partez, où je vous fais sortir de force, » s’écria-t-il exaspéré.

Je me dirigeai tranquillement vers mon pupitre, je mis dans mes poches tout ce qui m’appartenait, je refermai le pupitre et j’en posai la clef sur la table.

« N’emportez rien d’ici, laissez tout à sa place, ou je vous fais arrêter et fouiller par un agent de police.

— Regardez si rien ne vous manque, » répondis-je ; et prenant mon chapeau, après avoir mis mes gants, je sortis du bureau pour n’y jamais rentrer.

Je me rappelle qu’au moment où la cloche avait sonné, quelques minutes avant l’entrée de M. Crimsworth, mon appétit se faisait vivement sentir, et que j’attendais avec impatience le signal du dîner ; à présent je n’avais plus faim : la scène que je venais d’avoir avec mon patron avait effacé l’image attrayante du gigot aux pommes de terre ; mais j’avais besoin de marcher afin de rétablir l’équilibre entre le physique et le moral. Je m’éloignais rapidement, le cœur déchargé d’un poids énorme ; je me sentais libre ; je venais de rompre ma chaîne sans que ma dignité personnelle eût reçu la moindre atteinte ; l’avenir se déployait devant moi, les murailles noircies de la Close ne bornaient plus mon horizon ; j’avais échangé cette enceinte fumeuse pour les champs sans limites où je me trouvais alors. Je levai les yeux, j’arrivais à Grovetown, un village de villas situé à cinq milles de X… La fin du jour approchait, un brouillard pénétrant s’élevait de la rivière que côtoyait la route, et couvrait la terre d’une ombre épaisse ; mais l’azur du ciel n’en était pas assombri ; un calme profond régnait partout ; les ouvriers travaillaient encore dans les usines ; l’eau bouillonnante troublait seule le silence, car la rivière était profonde et gonflée ; je m’arrêtai, pour regarder son onde rapide et tumultueuse, et je gravai dans ma mémoire la scène que j’avais sous les yeux, afin d’en conserver le souvenir. Quatre heures sonnèrent à l’horloge de Grovetown ; les derniers rayons du soleil glissaient à travers les branches nues des vieux chênes qui entouraient l’église, et donnaient au paysage le caractère que je souhaitais en ce moment ; j’attendis, immobile, que le dernier son de la cloche s’éteignît dans les airs ; puis l’oreille, les yeux et le cœur satisfaits, je quittai le mur où j’étais appuyé, et je repris le chemin qui conduisait à X…