Le Professeur/7

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Traduction par Henriette Loreau.
Hachette (p. 58-72).




CHAPITRE VII.


Peut-être, lecteur, n’êtes-vous jamais allé en Belgique ; peut-être ne connaissez-vous pas la physionomie de cette contrée, dont les lignes sont gravées si profondément dans ma mémoire.

Quatre tableaux forment les murs de la cellule qui renferment pour moi les souvenirs du passé : 1° celui d’Eton : là, tout est perspective, horizon vague et lointain, fraîcheur et verdure, feuilles et fleurs tout humides de rosée ; mais sous un ciel de printemps dont l’azur est couvert de gros nuages renfermant la tempête : car le soleil n’a pas toujours brillé sur mon enfance.

Après Eton, la ville de X…, peinture sombre et enfumée dont la toile est déchirée ; un ciel jaune, des nuages de bistre, pas de soleil, pas d’azur ; çà et là, dans les faubourgs, un feuillage rare et flétri : vue repoussante dont mes regards se détournent.

Le troisième tableau m’attire, c’est devant lui que je m’arrête. Peut-être, un peu plus tard, découvrirai-je la toile où sont gravés mes derniers souvenirs ; laissons-la, quant à présent, derrière la draperie qui la dérobe à mes yeux.

Belgique ! nom peu romanesque, peu poétique, et pourtant celui qui réveille en mon cœur l’écho le plus doux et le plus profond ; celui que je répète à minuit, quand seul je rêve au coin du feu ; celui dont la puissance évoque le passé, brise la pierre du sépulcre et fait surgir les morts ; je le redis tout bas, et les souvenirs, les émotions depuis longtemps endormis, s’élèvent entourés d’une auréole ; mais tandis que, l’œil fixé sur leurs formes vaporeuses, j’essaye de les reconnaître, elles s’affaissent comme le brouillard absorbé par la terre, et s’éteignent avec le son qui les a suscitées.

Lecteur, nous sommes en Belgique ; ne dites pas que le pays est plat et ennuyeux ; ce n’est point ainsi qu’il m’apparut la première fois que je le contemplai. Rien ne pouvait m’être insipide, le jour où, par une belle matinée de février, je quittai la ville d’Oslende et me trouvai sur la route de Bruxelles ; je possédais à cette époque une faculté de jouir d’une extrême puissance, dont rien n’avait émoussé la sensibilité ; j’étais jeune, d’une santé parfaite, je ne connaissais aucun plaisir, la liberté me souriait pour la première fois, et son influence vivifiante décuplait mes forces et mon courage ; je ne doutais de rien ; je ressentais ce qu’éprouve le voyageur en gravissant la montagne d’où il est sûr de voir lever le soleil dans toute sa gloire : qu’importe que le sentier soit rocailleux ? il ne l’aperçoit pas ; ses regards sont rivés au sommet que rougissent déjà les rayons dont il va contempler la splendeur ; nulle déception à craindre ; il est certain de se trouver face à face avec le soleil ; et la brise qui rafraîchit son front prépare au dieu du jour un vaste sentier d’azur, au milieu des nuages irisés qui flamboient à l’horizon.

Je n’ignorais pas que le travail était ma destinée, et je comptais sur de nombreux obstacles ; mais, soutenu par mon courage, attiré par l’espérance, je ne me plaignais pas de mon sort. Je gravissais la colline dans l’ombre ; je rencontrais des épines et des cailloux sous mes pas : pourquoi m’en occuper ? mes yeux ne voyaient que le ciel, et j’oubliais les pierres qui me déchiraient les pieds, les ronces qui me lacéraient le visage.

La tête sans cesse à la portière (les chemins de fer n’existaient pas alors), je regardais avec délices ; que voyais-je se dérouler devant moi ? je vous le dirai sincèrement : des marécages pleins de roseaux, des champs fertiles, que le morcellement de la culture faisait ressembler à d’immenses potagers ; des arbres taillés comme des saules ébranchés, limitant l’horizon ; d’étroits canaux glissant lentement à côté de la route ; des maisons de ferme peintes de diverses couleurs ; des chaumières dégoûtantes, un ciel gris, d’une teinte morte ; de l’eau sur le chemin, dans les champs, sur les toits ; pas un seul objet qui fût agréable à voir ; et cependant pour moi le paysage était mieux que pittoresque, je lui trouvais de la beauté. Cette impression dura jusqu’à la nuit, malgré l’humidité des jours précédents, qui avait détrempé le sol et fait un marais du pays tout entier ; la pluie recommença vers le soir, et c’est au milieu des ténèbres les plus profondes et sous un ciel fondant en eau, que j’arrivai à Bruxelles dont j’entrevis seulement les réverbères. Un fiacre me conduisit à l’hôtel delà Croix-Verte, qui m’avait été indiqué par un compagnon de route ; j’y soupai copieusement, et j’allai me coucher et dormir d’un sommeil de voyageur. Le lendemain matin, je m’éveillai avec la conviction que j’étais encore à X… Il faisait grand jour, et, persuadé que j’avais oublié l’heure et que j’arriverais trop tard à mon bureau, je sautai de mon lit en toute hâte. Cette impression pénible s’évanouit devant le sentiment de ma liberté, lorsqu’après avoir écarté mes rideaux je promenai mes regards autour de la pièce où je me trouvais alors : quelle différence avec la petite chambre enfumée, bien qu’assez confortable, où j’avais passé deux nuits à Londres en attendant le paquebot ! Loin de moi, pourtant, de profaner le souvenir que j’en ai conservé ; pauvre petite chambre ! c’est là que, gisant dans l’ombre et le silence, j’ai entendu pour la première fois la grande cloche de Saint-Paul annoncer à Londres qu’il était minuit ; je me rappelle encore l’impression que me produisit cette voix puissante et d’un flegme colossal, versant dans l’air ses notes profondes rythmées. C’est de l’étroite fenêtre de cette chambre noircie que j’ai entrevu le dôme de l’église à travers le brouillard. On n’éprouve qu’une seule fois les émotions qu’éveillent une première vue, une première audition ; garde-les bien, ô ma mémoire ! conserves-en le parfum dans un flacon scellé, et dépose-le en un lieu sûr. Je me levai donc. Les voyageurs se plaignent, dit-on, des hôtels étrangers, de la nudité des chambres qu’on y trouve, et de leur manque de confortable ; la mienne me parut superbe et très-gaie : elle avait de si belles fenêtres, avec de si grands carreaux, si propres et si clairs ! il y avait un si beau miroir sur ma table de toilette, une si grande glace au-dessus de la cheminée ! le plancher était si brillant ! Je sortis de chez moi dès que je fus habillé ; les marches de l’escalier tout en marbre m’inspiraient presque du respect. Au premier étage, je rencontrai une servante ; elle avait des sabots, un jupon rouge très-court, une camisole d’indienne, la figure plate et l’air stupide ; je lui adressai la parole en français, elle me répondit en flamand d’un ton rien moins que poli ; mais je la trouvai charmante ; elle n’était assurément ni aimable, ni jolie, mais pittoresque ; elle me rappelait certaines figurines dès tableaux hollandais que j’avais vus autrefois chez mon oncle Seacombe.

J’entrai dans une grande salle, que je trouvai majestueuse ; le carreau en était noir, ainsi que le poêle et presque tous les meubles ; jamais, pourtant, je ne me suis senti plus disposé à la gaieté qu’en m’asseyant devant cette table noire, couverte à moitié d’une nappe blanche, comme d’un drap funéraire, et en me servant du café qu’on m’avait apporté dans une petite cafetière également noire. Le poêle pouvait attrister d’autres yeux que les miens par sa couleur ; mais il répandait une chaleur incontestable. Deux gentlemen étaient assis dans son voisinage, et causaient ; impossible de les comprendre, tant ils parlaient avec rapidité : cependant le français, dans leur bouche, avait pour mon oreille des sons pleins d’harmonie (je ne sentais pas alors tout ce qu’il y a d’affreux dans l’horrible accent belge.) L’un de ces messieurs reconnut bientôt à quelle nation j’appartenais, probablement aux quelques mots que j’adressai au garçon : car, bien que ce fût inutile, je persistai à parler français dans mon exécrable patois du midi de l’Angleterre. Le monsieur en question, après m’avoir regardé une ou deux fois, m’accosta poliment et m’adressa la parole en anglais ; j’aurais donné beaucoup pour m’exprimer en français avec la même facilité ; sa phrase correcte et rapide, son excellente prononciation, firent naître dans mon esprit une idée assez juste du caractère cosmopolite de la capitale de la Belgique, et c’est la première fois que j’eus la preuve de cette aptitude pour les langues vivantes que j’ai reconnue plus tard chez presque tous les Bruxellois.

Je faisais tous mes efforts pour soutenir la conversation et pour prolonger le repas ; tant que je restais à table causant avec ce gentleman, j’étais un homme indépendant, un voyageur comme un autre ; mais la dernière assiette enlevée, ces deux messieurs partis, l’illusion cessa, et je me retrouvai en face de la réalité. Moi, pauvre esclave dont les fers venaient de se briser, moi qui, depuis vingt et un ans, jouissais pour la première fois d’une semaine de liberté, il fallait reprendre ma chaîne et me courber de nouveau sous les ordres d’un maître.

Toutefois il est dans ma nature de ne pas retarder l’accomplissement d’une chose pénible quand elle est nécessaire ; je ne saurais goûter aucun plaisir avant d’avoir fini ma tâche, et il m’aurait été impossible de me promener tranquillement dans la ville avant d’avoir remis à son adresse la lettre de M. Hunsden et d’être sur la piste d’une nouvelle position. Je m’arrachai donc aux délices d’une liberté dont je ne pouvais plus jouir, et prenant mon chapeau, j’entraînai mes jambes récalcitrantes vers le quartier où demeurait M. Brown.

Il faisait un temps superbe ; je ne voulus pas même jeter les yeux vers le ciel, ni regarder les maisons devant lesquelles je passais ; je n’avais plus qu’une idée : celle de trouver la demeure de M. Brown, qui habitait la rue Royale ; j’arrivai enfin à sa porte, je frappai et je fus immédiatement introduit.

J’entrai dans une petite pièce où je me trouvai en présence d’un homme d’un certain âge, ayant l’air sérieux et respectable ; il me reçut très-poliment ; je lui présentai ma lettre, et, après quelques paroles insignifiantes, mais gracieuses, il me demanda s’il pouvait m’être utile par ses conseils et par son expérience ; je lui répondis que j’en avais le plus grand besoin, que je n’étais pas un gentleman voyageant pour son plaisir, mais un pauvre commis sans emploi qui cherchait une place quelconque et en avait besoin immédiatement.

« Recommandé par M. Hunsden, me dit-il, vous pouvez être sûr que je vous aiderai de tout mon pouvoir. »

Il réfléchit pendant quelques instants et m’indiqua une place à Liège dans une maison de commerce, puis une autre chez un libraire de Louvain.

« Commis et boutiquier ! dis-je en moi-même. Non. »

J’avais essayé du livre de compte, j’en avais assez ; d’autres occupations devaient me convenir davantage ; d’ailleurs je voulais rester à Bruxelles.

« Je ne connais pas dans cette ville de position à prendre, répondit M. Brown ; à moins cependant que vous ne soyez disposé à entrer dans l’enseignement ; je suis lié avec le chef d’une grande institution qui cherche dans ce moment-ci un professeur de latin et d’anglais.

— Cela me conviendrait à merveille, monsieur, répliquai-je, saisissant avec ardeur la proposition qui m’était faite.

— Comprenez-vous assez bien le français pour enseigner l’anglais à des Belges ? » demanda M. Brown.

Je pouvais répondre par l’affirmative : j’avais appris cette langue avec un Français même ; je la parlais d’une manière intelligible, sinon très-couramment ; je la lisais avec facilité et je l’écrivais d’une façon convenable.

« Dans ce cas, répondit M. Brown, je crois pouvoir vous promettre cette place de professeur. M. Pelet ne refusera certainement pas la personne que je lui aurai proposée ; revenez ce soir à cinq heures, je vous mettrai en rapport avec lui. »

Je remerciai M. Brown et je partis pour revenir dans la soirée. Maintenant que j’avais accompli la tâche que je m’étais imposée, je pouvais prendre quelques instants de plaisir, regarder autour de moi et flâner librement ; jouir de la pureté du ciel, de la douceur de l’air, admirer la rue Royale, les hôtels qu’elle renferme, tout jusqu’aux palissades et aux portes du parc. Je me souviens de m’être arrêté devant la statue du général Belliard, d’avoir monté le grand escalier qui se trouve un peu plus loin ; et je me rappelle qu’ayant jeté les yeux dans une rue étroite située en face de moi, je vis gravé sur la porte d’une grande maison : « Pensionnat de demoiselles. » Le mot pensionnat me fit éprouver une sensation pénible, l’idée de contrainte se réveillait dans mon esprit ; c’était l’heure où sortent les externes, je cherchai parmi elles une jolie figure ; mais leurs chapeaux fermés empêchaient qu’on ne pût voir leurs visages, et d’ailleurs elles eurent bientôt disparu.

Cinq heures sonnaient comme je rentrais chez M. Brown : il était assis à la place où je l’avais laissé le matin ; mais il n’était pas seul, un monsieur était debout près de la cheminée : c’était mon futur maître. Deux mots suffirent pour nous mettre en rapport ; un salut réciproque termina la cérémonie. Je suppose que mon salut n’eut rien d’extraordinaire, car j’étais d’une tranquillité parfaite ; celui de M. Pelet fut extrêmement poli, sans avoir rien d’affecté ; nous prîmes chacun un siège et nous nous assîmes en face l’un de l’autre. Il me dit alors, d’une voix assez agréable, en articulant avec soin, par égard pour mes oreilles étrangères, que M. Brown lui avait parlé de moi en des termes qui lui permettaient de m’attacher, sans le moindre scrupule, à son établissement, en qualité de professeur de latin et d’anglais ; il me fit cependant plusieurs questions par respect pour la forme, me témoigna toute la satisfaction qu’il éprouvait de mes réponses, et fixa mes appointements à la somme de mille francs par an, plus la nourriture et le logement. « Vous pourrez en outre, ajouta-t-il, employer les heures où vous ne serez pas occupé chez moi, à donner des leçons dans d’autres établissements, et utiliser ainsi les loisirs que vous laisseront nos élèves. »

Je fus touché de cette concession ; plus tard, je vis même que j’étais mieux payé qu’on ne l’est en général à Bruxelles, où l’instruction est très-bon marché à cause du grand nombre de professeurs que l’on y trouve. Il fut convenu que j’entrerais en fonctions Je lendemain, et nous nous séparâmes.

M. Pelet était un homme d’environ quarante ans ; d’une taille moyenne, assez maigre, ayant le visage pâle, les joues creuses, les yeux enfoncés, des traits réguliers, une figure agréable, fine et spirituelle, qui attestait son origine, car il était né de parents français ; mais dont le caractère gaulois, toujours un peu dur, était modifié par des yeux bleus d’une grande douceur et par une certaine expression de mélancolie. C’était en somme un être intéressant et qui vous prévenait tout d’abord en sa faveur ; je m’étonnai seulement de ne lui trouver aucun des traits caractéristiques de sa profession, et je craignis qu’il n’eût pas la fermeté nécessaire pour diriger convenablement sa maison : bref, M. Pelet, du moins à l’extérieur, présentait un contraste frappant avec M. Crimsworth.

Je fus donc très-surpris, en arrivant dans les classes où il me conduisit le lendemain, d’y trouver un nombre considérable d’élèves, très-jeunes pour la plupart, et dont la tenue collective annonçait une discipline sévère et une pension florissante et parfaitement conduite ; un profond silence régnait sur tous les bancs ; si, par hasard, un chuchotement ou un murmure venait à se faire entendre, il suffisait que l’œil pensif du maître se tournât de ce côté pour que tout rentrât immédiatement dans l’ordre ; et je ne pouvais assez m’étonner de la puissance de ce moyen de répression aussi doux qu’efficace.

« Consentiriez-vous à donner votre première leçon tout de suite, afin de connaître la force de vos élèves ? » me demanda M. Pelet quand nous eûmes fini de parcourir toutes les classes.

Cette question me prenait au dépourvu ; j’avais compté au moins sur un jour ou deux de préparation ; mais il est toujours mauvais d’hésiter au début d’une carrière, et, allant m’asseoir devant le pupitre du professeur, je me trouvai en face de mes élèves ; je me recueillis un instant pour composer la phrase avec laquelle j’allais entrer en matière, et que je fis la plus courte possible.

« Messieurs, prenez vos livres de lecture.

— Anglais ou français, monsieur ? » demanda un jeune Flamand trapu, à face de pleine lune et modestement vêtu d’une blouse.

La réponse était facile : « Anglais, » répliquai-je.

Il était important que je prisse tout d’abord une position avantageuse ; et pour cela je devais éviter les explications et les développements qui auraient livré à la critique de mes élèves mon français peu correct.

« Commencez, » repris-je, lorsque chacun eut tiré son livre du fond de son pupitre. C’était le Vicaire de Wakefield, généralement en usage dans les pensions étrangères, parce qu’on suppose qu’il contient de bons éléments de conversation anglaise ; mais du runique ou du sanscrit n’aurait pas moins ressemblé au langage des habitants de la Grande-Bretagne que les mots prononcés par Jules Vanderkelkov, le jeune Flamand à figure ronde. Bon Dieu ! quel sifflement nasillard et enroué ! tout dans la gorge et dans le nez, car c’est ainsi qu’on parle en Flandre. Toutefois je lui laissai finir la page sans lui adresser la moindre observation ; il en conjectura qu’il prononçait l’anglais comme un natif de Londres, et témoigna la satisfaction qu’il en éprouvait par un petit air glorieux très-réjouissant à voir.

J’écoutai ses camarades avec le même silence ; puis quand le douzième eut terminé son bredouillage enchiffrené, je posai le livre sur la table en disant d’une voix-solennelle :

« Assez, messieurs ; » et je fixai sur eux tous un œil ferme et sévère ; quand on regarde un chien avec dureté pendant quelques minutes, il ne tarde pas à manifester l’embarras qu’il éprouve ; et mes jeunes Belges montrèrent bientôt les symptômes d’un malaise évident ; c’était ce que j’attendais ; lorsque je vis les figures s’allonger et s’assombrir, je joignis lentement les mains et je m’écriai d’une voix de poitrine : « Quelle horreur ! mais c’est affreux ! »

Ils se regardèrent en rougissant, firent la moue et balancèrent leurs talons ; certes, ils étaient mécontents ; mais j’avais fait sur eux l’impression que je désirais produire ; il ne me restait plus qu’à me placer dans leur propre estime à la hauteur d’où je venais de les faire descendre, et la chose était difficile à un homme qui avait peur de se trahir par son mauvais langage.

« Écoutez, messieurs ! » repris-je en mettant dans ma voix la pitié qu’un être supérieur éprouve pour celui dont l’ignorance avait d’abord excité son mépris ; et recommençant le premier chapitre du Vicaire de Wakefield, j’en lus quelque vingt pages d’une voix lente et distincte, qu’ils écoutèrent avec la plus grande attention.

Quand la leçon eut duré près d’une heure, je me leyai gravement :

« C’est assez pour aujourd’hui, messieurs, leur dis-je ; demain nous recommencerons, et j’espère que je serai plus satisfait. »

Je saluai mes élèves, et je sortis de la classe avec M. Pelet.

« À merveille ! me dit mon principal, quand nous fûmes rentrés dans le parloir ; vous avez fait preuve d’habileté, monsieur, et je vous en félicite ; car, dans l’instruction, l’adresse vaut autant que le savoir. »

Il me conduisit ensuite à la chambre que je devais occuper. C’était une fort petite pièce, meublée d’un lit excessivement étroit, que, par bonheur, je devais occuper seul ; malgré sa petitesse, ma chambre avait deux fenêtres ; la lumière ne payant pas d’impôt en Belgique, les habitants l’admettent volontiers dans leurs demeures. L’une de ces fenêtres donnait sur la cour où les élèves prenaient leurs ébats pendant la récréation ; l’autre était fermée par des planches dont la vue me causa un certain étonnement.

Qu’aurait-on découvert, si les planches avaient été enlevées ? M. Pelet devina sans doute quelle était ma pensée, car il s’empressa de me dire que cette fenêtre donnait sur un jardin appartenant à un pensionnat de demoiselles : « Et, vous le sentez, les convenances exigent… Vous comprenez, monsieur ? — Oui, oui, » répondis-je d’un air approbateur. Mais lorsque M. Pelet fut sorti, je m’approchai de la fenêtre dans l’espoir de découvrir entre les planches une crevasse, une petite fente que je pusse élargir et qui me permît de jeter un coup d’œil sur le terrain défendu ; mais les planches étaient parfaitement saines, très-bien jointes et solidement clouées ; c’est étonnant combien je fus désappointé. « Il aurait été si agréable, pensais-je, d’avoir sous les yeux des arbres et des fleurs ! si amusant d’épier ces demoiselles, d’assister à leurs jeux, d’étudier le caractère de la femme dans ses diverses phases, sans sortir de chez soi, abrité par un rideau de mousseline ! Au lieu de cela, grâce aux absurdes préjugés d’une vieille duègne, je n’avais autre chose à regarder que le sable d’une cour ou les murs insipides d’un pensionnat de garçons. Et ce n’est pas seulement le premier jour que les planches de cette maudite fenêtre m’inspirèrent ces réflexions ; bien des fois, surtout dans les instants de lassitude, j’ai tourné les yeux vers cette croisée tantalisante, éprouvant le désir de tout briser, afin de plonger mes regards sur la verte oasis que je rêvais derrière ces affreux panneaux de bois. Je savais qu’un arbre s’élevait auprès de ma fenêtre, j’en avais entendu les branches heurter pendant la nuit mon contrevent inamovible ; et, quand j’étais là aux heures de récréation, la voix de ces demoiselles arrivait jusqu’à moi. À parler franchement, mes spéculations poétiques étaient souvent troublées par les sons peu mélodieux qui, de ce paradis invisible, montaient bruyamment dans ma retraite ; et, pour tout dire, je me demandais lesquels, de nos élèves ou de celles de Mlle Reuter, avaient les meilleurs poumons ; dès qu’il s’agissait de crier, cela ne faisait plus le moindre doute : les jeunes filles l’emportaient évidemment sur les garçons. À propos, j’oubliais de dire que Mlle Reuter, mais cela se devine, était la vieille prude qui avait fait planchéier ma seconde fenêtre ; je dis vieille, bien que je ne connusse pas son âge ; mais cela devait être, à en juger d’après ses scrupules et sa prudence de duègne ; personne, d’ailleurs, ne disait qu’elle fût jeune ; elle s’appelait Zoraïde, et je me rappelle combien je m’amusai la première fois que je l’entendis nommer ainsi. Les populations du continent se permettent des fantaisies à propos de noms de baptême, que nous autres Anglais nous sommes trop raisonnables pour concevoir ; notre calendrier est vraiment trop restreint, Peu à peu les obstacles s’aplanirent devant moi ; j’avais, en moins de cinq ou six semaines, vaincu les difficultés inséparables de tout début dans une carrière nouvelle. Je parlais maintenant le français avec assez de facilité pour être à l’aise en face de mes élèves ; je les avais mis tout d’abord sur un bon pied ; et, comme je sus les y maintenir, jamais l’idée de révolte ne germa parmi eux : chose extraordinaire pour des Flamands, et qu’apprécieront tous ceux qui connaissent les usages des pensions belges, et la manière dont les élèves s’y conduisent avec leurs professeurs. Avant de terminer ce chapitre, je dirai un mot du système que je suivis à cet égard ; peut-être mon expérience pourra-t-elle servir à ceux qui seraient placés dans la même position que moi.

Il n’est pas besoin d’une grande finesse pour arriver à connaître le caractère des jeunes Brabançons ; mais il faut un peu de tact pour trouver une méthode qui soit en rapport avec leurs facultés.

Ils ont en général une faible intelligence et un corps vigoureux ; il en résulte une impuissance réelle à combattre la force d’inertie qui est dans leur nature : non-seulement ils ont l’esprit obtus, mais encore ils sont entêtés, lourds comme du plomb, et comme le plomb difficiles à mouvoir. Il serait donc absurde de leur demander un grand effort d’esprit ; ayant la mémoire courte, la compréhension difficile, la faculté de réfléchir peu développée, ils s’éloignent avec répugnance de tout ce qui exige une étude sérieuse, une attention soutenue ; dès lors, si un professeur maladroit exige de leur part cet effort détesté, s’il emploie la rigueur pour tâcher de les y contraindre, ils lui opposent la résistance bruyante et désespérée des pourceaux ; et, bien qu’ils ne soient pas braves quand ils sont isolés, ils montrent un acharnement incroyable lorsqu’ils se trouvent réunis.

Il fallait donc ne demander qu’une faible dose d’application à des natures si peu faites pour en avoir, aider par tous les moyens possibles ces intelligences opaques et contractées, se montrer doux et patient, composer même, jusqu’à un certain point, avec ces dispositions perverses ; mais une fois arrivé au comble de l’indulgence, il devenait indispensable de s’arrêter, de vouloir et d’exiger fermement, sans quoi la faiblesse vous eût précipité dans l’abîme où vous n’auriez pas tardé à recevoir des preuves de la reconnaissance flamande sous la forme de boue et de crachats brabançons. Vous pouviez aplanir tous les obstacles que présente le sentier de l’étude, en élaguer toutes les ronces ; mais, cette besogne terminée, il fallait prendre l’élève par le bras et le forcer à suivre tranquillement le chemin que vous aviez préparé. Lorsque j’avais fait descendre mes explications au niveau de l’intelligence du plus borné de mes élèves, que je m’étais montré le plus doux, le plus tolérant des professeurs, un mot, un geste impertinent, un murmure d’insubordination, me changeait tout à coup en despote, et je n’offrais plus qu’une alternative au coupable : le repentir et l’obéissance, ou l’expulsion ignominieuse. Ce système me réussit complètement, et mon autorité s’établit peu à peu sur une base inébranlable : « L’enfant est le père de l’homme, » a-t-on dit ; et je restais frappé de la justesse de cet axiome lorsqu’en regardant mes élèves je me rappelais l’histoire de leurs ancêtres : la pension de M. Pelet offrait en raccourci l’image de la Belgique.