Le Professeur/9

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Traduction par Henriette Loreau.
Hachette (p. 82-87).




CHAPITRE IX.


M. Pelet ne pouvait pas s’opposer à la demande de Mlle Reuter, puisque, dans l’arrangement que nous avions fait ensemble, il avait, de lui-même, fait entrer en ligne de compte les leçons que je pourrais donner pendant mes heures de loisir ; il fut donc convenu, dès le lendemain, que j’aurais la liberté de consacrer au pensionnat de Mlle Reuter quatre après-midi par semaine.

Quand vint le soir, je me dirigeai vers la maison de Mlle Zoraïde, afin de terminer cette affaire ; il m’avait été impossible d’y songer plus tôt, ayant eu à m’occuper de mes élèves pendant toute la journée. Je me rappelle qu’avant de sortir de chez moi, j’agitai dans mon esprit cette question importante : à savoir si je devais quitter mes habits de tous les jours et faire un peu de toilette. « À quoi bon ! pensai-je, pour une vieille fille sèche et roide ! car, bien que sa mère ait encore un excellent appétit, la chère demoiselle peut compter quarante et quelques hivers ; d’ailleurs, fût-elle jeune et jolie, que je n’en serais pas moins laid ; pourquoi, dès lors, faire une toilette qui deviendrait inutile ? » Et je partis, non sans jeter un coup d’œil furtif sur mon miroir, où j’aperçus un visage irrégulier, des yeux bruns enfoncés sous un front large et carré, un teint sans fraîcheur, quelque chose de jeune, moins les attraits de la jeunesse, rien qui pût gagner l’amour d’une femme et servir de but aux flèches de Cupidon.

Je fus bientôt arrivé au pensionnat de demoiselles ; je tirai le cordon de la sonnette, la porte s’ouvrit, et j’entrai dans un vestibule à carreaux blancs et noirs, dont les murailles étaient couvertes d’une peinture qui avait la prétention d’imiter le marbre ; en face de moi était une porte vitrée, laissant apercevoir une pelouse et des arbustes qui produisaient un effet charmant sous les derniers rayons d’un soleil printanier, car nous étions alors au milieu du mois d’avril.

C’était le jardin rêvé ; malheureusement je n’eus pas le temps d’y arrêter mes regards ; la portière, après m’avoir répondu que sa maîtresse était à la maison, avait ouvert une porte qui se trouvait à ma gauche, et l’avait refermée derrière elle après m’avoir introduit dans un salon dont le plancher était peint et verni. Des fauteuils et deux canapés couverts de housses blanches, un poêle en faïence verte, des tableaux sur les murs, une pendule dorée et des vases sur la cheminée, un lustre appendu au plafond, des glaces, des consoles, des rideaux de mousseline et un beau guéridon, composaient l’ameublement de cette pièce, d’une propreté éclatante, mais d’un aspect qui aurait été glacial, sans une large porte qui, ouverte à deux battants, laissait voir un salon plus petit, d’un ameublement plus intime, et où les yeux se reposaient avec plaisir ; le parquet y était couvert d’un tapis ; on y voyait un piano, un divan, une chiffonnière, et, ce qui surtout faisait le charme de cette pièce, une fenêtre descendant très-bas, garnie à l’intérieur de rideaux cramoisis, à l’extérieur de feuilles de lierre et de branches de vigne, et donnant sur le jardin, qu’on voyait à travers ses carreaux d’une merveilleuse transparence.

« Monsieur Crimsworth, probablement ! » dit quelqu’un derrière moi.

Je tressaillis sans le vouloir et je me retournai avec vivacité ; la vue du petit salon m’avait tellement absorbé, que je ne m’étais pas aperçu qu’on eût ouvert la porte de la pièce précédente. C’était Mlle Reuter qui m’avait adressé la parole et qui maintenant se trouvait en face de moi ; je la saluai, et recouvrant aussitôt mon sang-froid, car je m’embarrasse difficilement, j’entamai la conversation en lui disant combien cette petite pièce était charmante et en la félicitant de l’avantage que son jardin donnait à son établissement.

« Oui, dit-elle, et c’est là ce qui me fait rester ici ; j’aurais sans cela, et depuis longtemps, pris une maison plus vaste et plus commode ; mais je ne peux pas emporter mon jardin, et il me serait difficile, pour ne pas dire impossible, d’en trouver un de la même étendue et qui fût aussi agréable. »

Je fus entièrement de son avis. « Mais vous ne l’avez pas vu, dit-elle en se levant ; approchez-vous de la fenêtre, monsieur » Elle ouvrit la croisée, et me penchant au dehors, j’embrassai du regard cette région inconnue. C’était une bande de terrain cultivé, assez longue, pas très-large, traversée au milieu par une allée bordée d’arbres fruitiers énormes ; une pelouse, un massif de rosiers, un parterre garni de fleurs occupaient le premier plan ; au fond se trouvait un bosquet de lilas, d’acacias et de faux ébéniers. L’aspect m’en était d’autant plus agréable que depuis longtemps je n’avais pas vu le moindre jardin. Mais ce ne fut pas seulement sur les poiriers et les cytises que j’arrêtai mes yeux ; je les détournai bientôt des arbrisseaux gonflés de séve pour les reporter sur Mlle Reuter.

Je m’attendais à trouver une personne longue et jaune, vêtue de noir, une figure monacale au fond d’un bonnet blanc attaché sous le menton ; et j’avais sous les yeux une petite femme rondelette, qui ne devait pas avoir plus de vingt-six ou vingt-sept ans ; aussi blanche qu’une Anglaise aurait pu l’être ; ayant, au lieu de bonnet, des cheveux bruns dont les boucles abondantes encadraient un visage peu régulier, mais expressif, que malgré moi j’examinai attentivement. Qu’est-ce qui prédominait dans sa physionomie ? la sagacité, un jugement ferme et sûr ? Je le pensais ; toutefois je découvrais dans ce visage une sérénité de regard, une fraîcheur de teint plus séduisantes que l’expression des qualités positives dont je croyais m’apercevoir. Nous abordâmes la question qui faisait le sujet de ma visite. Mlle Reuter n’était pas bien sûre, disait-elle, que la détermination qu’elle allait prendre à mon égard fût une chose raisonnable : j’étais bien jeune, les parents pouvaient s’en offusquer. « Mais il est bon parfois d’obéir à son propre mouvement, et il vaut mieux s’imposer aux parents que de se laisser mener par eux. Le mérite d’un professeur n’est pas une question d’âge ; et d’après ce que j’ai entendu dire et ce que j’observe moi-même, ajouta Mlle Reuter, vous m’inspirez plus de confiance que M. Ledru, le professeur de piano, qui approche pourtant de la cinquantaine et qui, de plus, est marié.

— J’espère, répondis-je, me montrer digne de cette bonne opinion ; je me crois d’ailleurs incapable de trahir la confiance que vous voulez bien me témoigner.

— Au reste, dit-elle, vous serez surveillé de près, il faut vous y attendre. » Et nous passâmes à la discussion des intérêts.

Mile Zoraïde, en femme prudente, se tint sur la réserve ; elle commença par m’amener adroitement à déclarer mes prétentions ; elle ne me marchanda pas d’une manière positive, mais, quand j’eus dit un chiffre, elle m’opposa je ne sais combien de raisons, et m’entortilla doucement de ses circonlocutions qui, bref, me fixèrent à cinq cents francs par an ; c’était peu, mais j’acceptai. Le jour commençait à baisser ; nous n’avions pas encore terminé complètement, et l’ombre s’épaississait de plus en plus. Je la laissais parler sans me hâter de conclure ; j’éprouvais un certain plaisir à l’entendre ; je m’amusais du talent qu’elle déployait dans cette affaire, Édouard, plus pressant et plus dur en paroles, ne se serait pas montré plus pratique et plus habile : les explications, les motifs, les considérants tombaient de ses lèvres avec une précision dont le triomphe, après avoir obtenu le rabais qu’elle m’avait imposé, fut de me prouver son désintéressement et jusqu’à sa générosité.

Lorsque j’eus consenti, elle n’eut plus rien à dire, et je fus bien obligé de penser à m’en aller ; je serais volontiers resté plus longtemps. Qu’allais-je retrouver dans ma chambre ? le vide et l’isolement. C’est maintenant surtout que j’avais du plaisir à regarder Mlle Reuter ; à la clarté douteuse du crépuscule, ses traits me semblaient plus doux, et je pouvais dans l’ombre m’imaginer qu’elle avait le front aussi large qu’il était élevé, que sa bouche avait autant de douceur qu’elle possédait de fermeté. Je me levai cependant et je lui tendis la main, tout en sachant que c’était contraire aux habitudes flamandes.

« À l’anglaise, dit-elle en me donnant la sienne avec bonté.

— C’est l’un des privilèges de mon pays, mademoiselle ; croyez bien que je le réclamerai toujours. »

Elle se mit à rire avec cette tranquillité particulière qu’elle semblait mettre dans tout ce qu’elle faisait et qui avait pour moi un charme singulier ; du moins, c’est l’impression que j’en ressentis alors.

Ce soir-là Bruxelles, me parut une ville délicieuse ; il me semblait qu’une carrière brillante, où m’attendaient la gloire et le bonheur, venait de s’ouvrir devant moi par cette douce soirée d’avril. L’homme est un être si impressionnable ! ou du moins l’homme tel que j’étais à cette époque.