Le Purgatoire — Souvenirs d’Allemagne/04

La bibliothèque libre.
Librairie Edgar Malfère (p. 56-67).

à Roland Dorgelès


CHAPITRE IV

l’usine de pierrepont
(11 mars 1916).

Bien des combattants l’ont déjà noté : nul n’a jamais dormi d’un sommeil plus profond que les soldats pendant la guerre. Aussi faisait-il grand jour quand je me réveillai dans l’immense corps de garde de l’usine de Pierrepont, le 11 mars 1916. Si je fus surpris de me trouver là à 7 heures ½ du matin, ce fut uniquement parce qu’on nous avait annoncé que nous partirions dans le courant de la nuit.

Accroupis sur nos paillasses à la manière des Arabes, les cheveux en désordre et les yeux gonflés, nous formions un groupe lamentable. Ah ! puisque nous ne partions pas encore, pourquoi nous avoir réveillés ? Pour boire cette infâme boisson tiède, fade et si peu colorée, que je me refuse à nommer café ?

Les officiers français, prisonniers comme nous, et qui ont couché dans une petite pièce attenant à la nôtre, sont déjà debout. Depuis trois jours, ils sont enfermés dans l’usine détruite. Depuis trois jours, on leur dit chaque matin : « Vous partirez ce soir. » Et chaque soir on leur dit : « Vous embarquerez cette nuit. » Un peu plus habitués que nous aux mensonges et aux ruses des Allemands, ils sourient de notre surprise. Nous avons l’impression que Pierrepont est un point de rassemblement des prisonniers de l’offensive de Verdun et que, si nos camarades attendent depuis trois jours, c’est que les prisonniers ne sont pas assez nombreux pour qu’on forme un train complet. S’il en est ainsi, puissions-nous attendre ici pendant six mois ! Mieux que les communiqués de la presse allemande, notre séjour nous renseignera sur le succès ou l’échec de l’attaque de Verdun.

Rien de plus sinistre que cette prison, vaste et froide, où, gardés par une douzaine de soldats allemands, quelques officiers français se racontent les derniers événements de leurs combats. La lumière qui entre ici est douteuse. Nos vêtements sont couverts de boue, des pansements d’un blanc éclatant soulignent le mauvais état de nos capotes. Nos chaussures ont des aspects épiques, et, quant aux objets de toilette, ils nous font totalement défaut. Mais il paraît qu’une kantine peut nous ravitailler, et Fritz est chargé de faire nos achats à cette kantine.

Fritz ne s’appelle probablement pas Fritz. Sans lui demander quel est son nom véritable, ni si celui-là lui convient, on l’a baptisé Fritz, et il répond. C’est un bonhomme falot, d’une quarantaine d’années, qui a toujours l’air de tomber de la lune. Il est coiffé de la calotte ronde sans visière. Il ne sait pas un traître mot de français. Mais nos réminiscences du collège suffisent pour qu’il nous entende. Il nous entend d’ailleurs à sa façon et ne se trompe jamais. Quand on lui commande une boîte de sardines, il nous apporte régulièrement une boîte de thon, qui coûte plus cher. Et si l’on désire une autre boîte de thon, il rapporte automatiquement une boîte de sardines, parce qu’il n’y a plus de thon à la kantine, et comme par hasard les sardines coûtent plus cher maintenant que le thon. La désinvolture de Fritz est désarmante. Nous avons beau protester. Fritz nous rend en pièces allemandes la monnaie de nos billets français, et il se contente de sourire. Fritz n’est après tout que le premier mercanti boche avec qui nous ayons contact. Il est indispensable. Il en profite.

D’une complaisance que rien ne lasse, il irait volontiers cent fois par jour à cette chère kantine où sa solde doit s’augmenter de pourboires sérieux. Il va nous chercher tout ce que nous souhaitons, à condition bien entendu de ne souhaiter que des choses possibles. Ainsi Fritz nous procure peu à peu quelques boîtes de conserve de provenance hollandaise, du fromage, des boîtes de cigarettes où un foin insipide fait office de tabac, mais dont le papier à l’un de ses bouts est enrichi d’or ; et enfin, du sucre. Cela peut paraître surprenant, et cela nous surprit. Jusqu’à cette heure, nous n’avions trouvé nulle part la moindre trace de ce trésor. Et voilà que Fritz nous déterre du sucre, de bon et beau sucre, au prix ahurissant de soixante-dix pfennigs le kilogramme. Qu’est-ce que cela signifie ? Et faut-il voir là aussi une manœuvre sournoise des Allemands pour nous démoraliser et nous faire croire qu’on est loin de connaître en Bochie la misère que l’on chante en France sur tous les toits et dans toutes les feuilles ? J’essaye d’interroger Fritz. Fritz est impénétrable, et il me renvoie à son feldwebel.

Le feldwebel, qui commande le poste de police chargé de nous garder, est un homme grand, maigre, à la figure en lame de couteau et aux yeux gris. Il est coiffé de la casquette à visière. Par ses allures moins raides, il tranche sur tous les autres soldats que nous avons vus. Il affecte un laisser-aller qui détonne parmi les mannequins de l’armée allemande. Pour donner un ordre à ses hommes, il ne se croit pas obligé de hurler. À chaque instant, il se rapproche de nous pour nous dire quelques mots mi-français mi-allemands, qui n’offrent aucune espèce d’intérêt mais qui évidemment veulent être aimables. C’est lui-même qui nous propose de nous découvrir en ville un peu de schnaps, si nous en désirons ; mais il nous fait sa proposition à voix basse et nous demande de ne parler de rien aux hommes de garde, dont il se méfie. Ces façons nous déconcertent. Je lui remets ma petite gourde de poche, qui porte la marque d’un coup de crosse, et il nous quitte pour retourner auprès de ses camarades. Quel drôle de personnage ! Est-ce que son affabilité ne cacherait pas un piège ?

Brusquement, des éclats de voix éveillent notre attention. Grande dispute dans le poste de police ! Nos gardiens causent de la guerre, de la paix, de Verdun, le tout dans un brouhaha guttural où plus d’une phrase nous échappe. Mais ce que nous saisissons bien, c’est que le feldwebel fait plus de bruit que les autres, et notre stupéfaction est sans pareille, d’entendre la harangue pacifiste et antimilitariste dont il écrase ses hommes. Il affirme ses convictions de social-démokrate avec une assurance qui ferait sourire de pitié le grand état-major de la social-démokratie de Berlin. Il ne discute pas. Il énonce des vérités d’une voix âpre. Et il se laisse emporter si loin par la colère, qu’il ne s’aperçoit pas que nous l’écoutons, nous, prisonniers, avec une curiosité bienveillante, et que ses hommes sont contraints de le lui faire remarquer. La dispute tombe. Pour dissiper le malaise qui succède, le feldwebel sort, et la porte claque derrière lui. Décidément nous en verrons de toutes les couleurs, pour peu que notre voyage continue.

Sur ces entrefaites, on nous apporte notre repas du matin. Il y a pour chacun de nous un morceau de bœuf bouilli, et pour tous une énorme marmite de riz à l’eau. Afin de juger, sans doute, de notre satisfaction en face de cette abondance de riz, un leùtnant à la figure mauvaise jette un coup d’œil sur la table. Mais sa figure se renfrogne quand il aperçoit les boîtes de conserve et le fromage, dont nous croyons nécessaire de corser notre menu, et, avant de se retirer, il nous annonce, sur le ton terrible qu’il prendrait pour nous faire part d’une condamnation à mort, que nous devons nous tenir prêts à partir à deux heures. Pensait-il nous attrister ? Rien ne pouvait nous être plus agréable, dans la situation où nous sommes, que la nouvelle de notre départ. Encore ne la recevons-nous que sous toutes réserves. Il y a quatre jours que nos camarades entendent ce refrain matin et soir. N’est-ce pas dans un conte cruel de Villiers de l’Isle-Adam qu’on inflige à un prisonnier le supplice de l’espérance ? Et, toutes proportions gardées, nos maîtres ne vont-ils pas nous traiter de la même manière ?

Quoi qu’il en soit, nous nous tiendrons prêts à partir. Notre bagage est mince, et il ne nous faudra pas des heures pour endosser nos manteaux.

Le feldwebel est revenu. Avec toutes sortes de précautions, il tire de sa poche droite ma petite gourde, qui est pleine de cognac, et de sa poche gauche un sac de papier. Ce sont des gâteaux, et il m’en explique la provenance en allemand. Mais il parle si bas et si vite que je ne comprends à peu près rien à ses confidences. J’entends seulement cette phrase : « Comme ça, vous verrez qu’il y a de braves gens en Allemagne. » Est-ce que par hasard le feldwebel voudrait me faire un cadeau ? Je fais celui qui a compris, et, tout en répétant des « ja, ja » d’homme qui entend bien, je lui donne deux marks, et je m’éloigne avec mes gâteaux. Puisqu’il a accepté mon pourboire, le feldwebel ne voulait pas me faire un cadeau. Et mon esprit se perd dans cette histoire obscure.

J’ouvre le sac : ce sont des gaufrettes de ménage, et, stupeur ! en belle place, il y a un bristol. Une carte de visite, avec ce nom : « Madame Georges C*** ». J’ai compris. Je montre ma trouvaille au capitaine V***. Mais nous désirons d’autres renseignements.

Le feldwebel appelé nous les donne sans se faire prier. C’est une Française qui, par l’entremise du sous-officier allemand, envoie cette friandise et cette carte de sympathie à des officiers français prisonniers. Le feldwebelnous fait l’éloge de Madame Georges C***. Elle est très charitable, dit-il, elle est bonne pour tout le monde, elle soulage toutes les misères qu’elle peut soulager.

Une grande pitié nous prend. Le feldwebel ne se doute pas du prix qu’ont pour nous les louanges qu’il accorde à une Française entre tant de Françaises.

Comme nous n’avons pas de cartes sur nous, le capitaine V*** déchire une feuille de carnet, y inscrit son nom, le nom du lieutenant T***, le mien, et ajoute ce seul mot tracé d’une main ferme : « Merci ». Le feldwebel s’engage à la remettre à Madame C***. Et il continuerait de causer, s’il n’était pas interrompu par Fritz, qui me tend un journal que je lui ai demandé, la Metzer Zeitùng (Journal de Metz).

Pour la première fois depuis la guerre, j’ai une feuille allemande entre les mains. Je suis anxieux de connaître comment se fait le « bourrage des crânes » de l’autre côté du Rhin, et je m’attends à lire des déclamations effarantes et de solides études assez saugrenues. Et d’abord, je constate que la Metzer Zeitùng publie les communiqués français et anglais comme les communiqués allemands. Reste à savoir s’ils sont fidèlement reproduits et si la traduction n’est pas d’une fantaisie nécessaire. Il est vrai qu’à l’heure actuelle la France est en mauvaise posture, du moins aux yeux des Allemands, et l’on peut sans crainte présenter au public ses bulletins de Verdun. Quant au communiqué allemand, il chante victoire, comme juste. Toutefois, je dois reconnaître que, aujourd’hui, dans ce numéro 60 de la gazette messine, l’état-major prussien n’exagère pas l’importance de ses derniers succès et ne dissimule pas que la partie est dure. À la date du 10 mars, il rend compte précisément de l’affaire d’où nous sommes sortis vaincus et prisonniers, et il dit simplement :

« Der Albain-Wald ùnd der Bergrücken westlich von Douaumont wurden in zähem Ringen dem Gegner entrissen. »

( « Le bois Albain et la crête à l’ouest de Douaumont ont été dans une lutte opiniâtre arrachés à l’adversaire. » )

Je ne songe pas à tirer vanité des éloges que l’ennemi faisait ainsi de notre défense. Mais j’avoue que, dans l’état de dépression physique et morale où nous étions à ce moment, après notre chute, cette phrase nous récompensait de nos efforts et nous restituait un peu de courage. Les mots du communiqué étaient, en effet, d’une force qui rendait hommage à nos chasseurs. Ils qualifiaient la lutte d’opiniâtre, mais le vocable signifie aussi « acharné » et « sauvage », et le substantif que je rends par « lutte » appartient au style lyrique, et son archaïsme précieux évoque des images de tournoi, tandis que le verbe, qui achève la phrase, marque la violence de l’arrachement. Mais je sais aussi que l’emphase est le moindre défaut chez les Boches, et je n’attribue pas plus d’importance qu’il n’est raisonnable à ces deux ou trois lignes officielles qui par avance nous réhabilitaient, si nous avions eu besoin d’être réhabilités.

À quatre heures, le leùtnant aux yeux terribles vint nous chercher.

On nous fait sortir et on nous fait mettre sur quatre rangs, ce qui constitue une opération assez difficile, bien que nous ne soyons pas nombreux : les camarades veulent se grouper par sympathie, car nul ne peut être assuré des événements futurs, et l’on conçoit qu’il nous faut quelque temps pour tomber d’accord. Alors on nous compte, posément, en nous désignant l’un après l’autre du doigt, pour éviter une erreur ; puis on nous compte de nouveau pour plus de sûreté ; et, afin de contrôler les résultats des deux premières opérations, on nous compte une troisième fois : c’est très compliqué de compter jusqu’à dix, et on ne pourrait pas se tirer de ce travail délicat, sans employer une bonne méthode, bien allemande. Après quoi, on nous entoure de soldats en armes et on nous emmène vers la gare, qui est toute proche.

Nous longeons une voie de garage en remblai, où stationne un train. Dans les vagons à bestiaux, dont les portes sont fermées, sont déjà entassés des sous-officiers et des troupiers français.

Le long de la voie, des hommes travaillent, gardés par des sentinelles. Ils sont coiffés d’une casquette plate, grise, et portent une veste noire qui se boutonne sur le côté. Des bandes rouges sont peintes sur leurs manches et du haut en bas de leur pantalon. Quand nous passons près d’eux, ils nous sourient doucement, comme à des compagnons d’infortune, et ils nous disent :

— Rousski, Rousski, camarades !

Ce sont des prisonniers russes.

Aux fenêtres des maisons voisines, il y a des femmes et des jeunes filles. Elles nous font des signes de la main et agitent des mouchoirs. Mais on les oblige à se retirer.

Devant le train, en effet, circule, plein d’importance, le vieux major apoplectique qui, hier, a donné au capitaine V*** un si grossier démenti. Avec des vociférations ridicules, il nous exhorte à monter dans les vagons devant lesquels on nous a arrêtés. Nouvelles hésitations. Il y a là trois voitures de voyageurs, et dans toutes nous apercevons des officiers français. Les groupes d’amis qui ne veulent pas se disloquer s’arrangent entre eux. Le capitaine V***, T*** et moi, nous trouvons de la place dans le même compartiment. Un capitaine et un lieutenant sont déjà installés. Nous nous serrons la main. Ils viennent de Stenay, où est logé le quartier général du Kronprinz, commandant en chef des troupes d’assaut de Verdun.

Le lieutenant de W*** est blessé à la joue : un éclat d’obus lui a déchiré les chairs à partir de la bouche. Au premier poste de secours allemand, on l’a recousu tant bien que mal, et plutôt mal que bien. W*** est très affable. Avocat, il partageait sa vie entre Paris et Douai, où sa famille est encore bloquée. Sa voix est frêle et pleine de charme.

Les quatre coins du vagon sont occupés par des soldats en armes. La plupart ne présentent aucun caractère particulier. Mais, en face de moi, j’ai une tête bien connue : un troupier boche, vêtu de la capote sombre de l’ancien uniforme, et coiffé de la calotte ronde à bandeau rouge de l’infanterie. Il a de gros yeux bleus, une mâchoire carrée, des pommettes saillantes. Il regarde autour de lui d’un air stupide, comme s’il était à la fois satisfait et gêné d’être assis au milieu d’officiers qui sont les prisonniers de sa grande Allemagne. C’est le type classique du boche de Hansi, lourd et grotesque. Il a la peau rose et luisante. On songe à une vitrine de charcuterie. Et, pour comble, cet homme pue terriblement des pieds. Par moments, il m’arrive de ses bottes à tige demi-courte une odeur fétide qui me donne des nausées, et je suis obligé de fumer vigoureusement des cigarettes, pour éviter les haut-le-cœur. Si notre voyage doit être de longue durée, ce voisinage sera plaisant au possible.

Vers cinq heures, le train siffle : un officier allemand monte dans notre compartiment. C’est un lieutenant du service des étapes, qui nous accompagne comme chef de convoi. Le casque de cuir noir le grandit. Quand il l’enlève pour le remplacer par la casquette grise que lui tend le soldat aux pieds pourris, qui est son ordonnance, il a l’air doux. Châtain foncé, avec des yeux ternes, il porte la barbe en pointe, et il rappelle ainsi la physionomie populaire du tsar Nicolas II.

Nous sommes partis ; nous roulons vers notre destinée. Où allons-nous ? Le désir de le savoir ne nous tient peut-être pas beaucoup. Depuis dix-neuf mois de guerre, nous sommes habitués aux voyages dont on ignore le terme, et l’incertitude où nous sommes à présent de notre destination ne nous semble ni anormale, ni trop pénible. Tant d’événements en quarante-huit heures ! Sur quel paysage l’aurore de demain se lèvera-t-elle pour nous ? Nous pourrions poser la question au lieutenant qui nous emmène. Il nous répondrait peut-être, car il paraît vouloir causer avec nous. Mais à quoi bon ?

Nous roulons lentement, très lentement. Nous nous arrêtons souvent en pleine voie. De longs convois sanitaires nous dépassent. Ils sont bondés de blessés. La campagne est d’une tristesse mortelle. Le lieutenant du service des étapes se croit obligé de nous promettre que, plus loin, le train marchera à une allure plus raisonnable. Cet espoir ne nous cause aucune joie, sinon celle de constater que, tout méthodiques et merveilleusement organisés qu’ils sont, les Allemands n’ont pas mieux que nous trouvé le moyen d’éviter les embouteillages des gares et des lignes à proximité du front.

La nuit vient peu à peu. Les vagons ne seront pas éclairés, par mesure de prudence. L’horizon se brouille et le paysage s’efface. Bientôt nous serons seuls dans l’obscurité et tout à nos pensées, scandées par le bruit du train qui accélère sa vitesse. Morne voyage. Nous ne disons plus rien.

Soudain, de gigantesques lueurs rougeoient près de nous. Des flammes puissantes s’élèvent. Nous passons devant les hauts-fourneaux de Thionville, que les Boches appellent Diedenhofen. Ici se préparent des engins de mort pour nos camarades. Les cheminées trapues que le feu travaille prennent un air tragique dans l’ombre où elles surgissent à nos yeux. Et puis nous rentrons dans la nuit. Nous roulons maintenant à une allure assez vive.