Le Purgatoire — Souvenirs d’Allemagne/05

La bibliothèque libre.
Librairie Edgar Malfère (p. 68-82).

à Pierre Benoit


CHAPITRE V

cobern — coblence — mayence


Un prisonnier a le réveil pénible. En ouvrant les yeux, il n’a pas conscience tout de suite de sa situation, et, pour peu qu’il sorte d’un rêve agréable, s’il se préparait à trouver la vie charmante en reprenant contact avec elle, il a besoin d’un peu de réflexion pour constater qu’il n’a aucune raison de se réjouir.

Quand je me réveillai, j’étais transi de froid et je ne compris rien au brouhaha qui m’entourait. Nous étions arrêtés dans une grande gare. Il était 4 heures du matin. Ces soldats vêtus de gris, armés de fusils… Ah ! oui, je suis prisonnier.

Où sommes-nous ? À Cobern. Ce nom-là ne me rappelle rien, et je suis embarrassé pour me situer en Saxe, en Pologne, ou au Brandebourg.

Le leùtnant du service des étapes a remis son casque et il fait descendre ses hommes encore lourds de sommeil ou las d’insomnie, je ne sais pas. J’ai dormi si profondément ! Quant à nous, nous ne devons pas descendre. Nous ne sommes pas encore au bout de notre voyage. Notre escorte est au bout du sien. Sa mission est terminée. Et nos gardiens, qui tous portaient le casque recouvert du manchon gris-vert en toile, nous passent en consigne à des soldats de la landstùrm (armée territoriale) qui, eux, portent comme coiffure une casquette en toile cirée grise, semblable à celle des employés du gaz de Paris, mais qui s’orne d’une croix de fer et de quelques mots allemands.

Dès que nos territoriaux sont installés, ils nous font descendre des vagons où nous pensions demeurer. Toutefois nous pouvons y laisser nos bagages. On va seulement nous conduire à la « restauration ». Diable ! Est-il possible ? Je n’ignore pas qu’en Allemagne une « restauration » est un restaurant, et je conclus, naïf, qu’on nous offre une collation au buffet de la gare. Il est vrai que, depuis notre repas de midi, hier, nous n’avons rien mangé. Mais enfin, les Allemands réparent leur oubli et font bien les choses. Tant, après une nuit d’un sommeil de plomb, l’esprit français est prompt à l’optimisme.

Ce n’est pas au buffet qu’on nous emmène, mais vers un grand bâtiment en planches, construction de guerre édifiée sur le prolongement de la gare même et qui a une centaine de mètres de long : immense réfectoire militaire, pourvu d’un nombre imposant de tables et de bancs en bois blanc. Nous y pénétrons en colonne par un et on nous canalise à la file indienne vers trois hommes, vêtus de toile et coiffés de la calotte de repos, devant qui nous défilons successivement. Le premier nous remet un énorme bol, qui a deux centimètres d’épaisseur de lèvres et qui serait mieux placé dans l’officine d’un pharmacien que dans une salle à manger. Le deuxième nous donne une cuiller. Et, planté devant une gigantesque marmite, le troisième nous emplit le bol d’une espèce de soupe qui a toutes les apparences d’un cataplasme de farine de lin. Après quoi, chacun de nous s’assied où il veut. Cette soupe, qui n’est qu’un potage Kubb quelconque aggravé d’orge, est d’une fadeur sans pareille, et la cuiller, quand on l’y plonge, remue une mixture gluante à dégoûter l’estomac le plus solide. Étrange alimentation ! Est-ce pour des prisonniers qu’on a spécialement préparé cette horrible ratatouille ? Ou la sert-on aussi aux troupiers boches qui font halte à Cobern ? Le capitaine V***, qui a déjà voyagé en Allemagne, penche pour la seconde hypothèse. On a beau n’être pas difficile et l’on a beau s’attendre à toutes les brimades : mais on a le droit de ne pas se pâmer de satisfaction devant une nourriture semblable. Car on ne nous distribuera rien, après cette soupe, dans ce magnifique bâtiment de la « Restauration » de Cobern.

Comme on nous reconduit vers nos vagons, nous passons devant une petite kantine où je demande la permission de m’arrêter. Un soldat m’accompagne, baïonnette au canon, c’est indispensable. La vendeuse est une jeune femme brune en tablier blanc à bavette. Sa mise affecte une certaine coquetterie et son comptoir est orné avec une recherche de goût très touchante, sinon récompensée. Il est à peine cinq heures du matin, et cette jeune vendeuse, dont les cheveux bruns m’alarment, est aussi éveillée et plus avenante sans doute que vers midi telle marchande de journaux de telle gare de chez nous. Mais il est probable que l’Autorité veille en Allemagne à ce que ses serviteurs considèrent les clients comme des clients et non pas comme un bétail malpropre. Quoi qu’il en soit, la vendeuse brune de Cobern me vend quelques tablettes de chocolat, des cigares, des allumettes et, parce que le vin et la bière sont interdits aux prisonniers, deux bouteilles de Bellthal, eau minérale, légèrement gazeuse, spécialité des environs. Deux civils s’étaient effacés devant moi, sans m’adresser la parole d’ailleurs, mais non sans une nuance de déférence sensible, car pour un Allemand un officier, même sous-lieutenant, même Français, est un personnage considérable et quelque chose de sacré, pour ainsi dire. Et j’avoue que l’on éprouve une saine fierté à lever la tête devant ces esclaves. Enfin, je ne pouvais pas m’éterniser à la kantine, et, salué par un aimable « Atieu » de la vendeuse, et suivi de mon garde du corps, je regagnai mon vagon.

Je trouvai le capitaine en conversation animée avec un jeune feldwebel, gras, rose, poupin, indécent de santé et de vie. Il était vêtu d’un uniforme gris de campagne d’une coupe parfaite et d’une correction incontestable, et sa casquette venait du meilleur chapelier. Ah ! que d’élégance, quoique bouffie, et comme on sentait en ce jeune Allemand la fine fleur de la bourgeoisie cossue, pansue et repue ! Embusqué, certes oui, il l’était, ce feldwebel, et avec une impudence, un sans-gêne et un naturel où ne peut atteindre qu’un embusqué de chez eux. Débordant de santé, il se déclarait satisfait de son sort et il ne baissait pas la voix pour affirmer qu’il aurait pu être officier, s’il avait voulu, mais qu’il aimait mieux être feldwebel à Cobern que leùtnant ou haùptmann devant Verdun. On n’est ni plus cynique, ni plus simple.

Un arrêt assez long était prévu pour nous ici. Car tous les prisonniers du train devaient défiler dans l’immense baraque pour y savourer un bol de la soupe incroyable. Notre gros embusqué de feldwebel ne se lassait pas de causer. Il parlait le français sans trop de difficulté et il nous montrait sa joie de causer avec des officiers français. Songez donc ! Ces officiers français, ces terribles hommes, si dangereux par l’épée ou par l’ironie, il en tenait plusieurs qui étaient prisonniers, qui représentaient la grande victoire allemande de Verdun. Ach Gott ! quel succès, demain, chez madame la doctoresse Otto Krantz ou chez madame la première adjointe de la Sous-Présidence de la Société des Déménagements des Régions Occupées, quand lui, si musqué dans sa charmante tenue de campagne, raconterait qu’il avait eu entre ses mains des officiers français et que véritablement ils ne lui avaient pas fait peur. Un frisson courrait sur les chairs épanouies de ces dames, et Frida von Wurtzel adresserait au cher et intrépide fiancé un sourire plein de gemütlichkeit. Car il est important de pouvoir dire son mot des affaires de Verdun. Que sait-on au juste par les journaux ? Ils mentent peut-être. Depuis huit jours et plus, ils annoncent la chute de la ville comme imminente, comme chose faite, et on ne sait jamais rien de plus. Ah ! l’armée du Kronprinz prendra-t-elle Verdun ? Verdun, c’est la clef de la guerre. Qu’en pensent messieurs les officiers prisonniers ? Qu’en pense la France ? Que Verdun ne sera pas pris ? Cette angoisse est affreuse. Décidément, le feldwebel aura un beau succès dans les salons de Cobern.

Le feldwebel est d’une curiosité que ne rebute pas l’heure matinale. Il sait beaucoup de choses aussi. Il approche de près les hautes personnalités militaires et civiles. Sans cela, après dix-neuf mois de guerre, serait-il encore à Cobern ? Mais, puisqu’il sait tout, peut-être saurait-il si, oui ou non, on va nous rendre les ordonnances qu’on promet de nous rendre de moment en moment depuis les Chambrettes ? En effet, il le sait, et il nous dit :

— On vous les rendra à Coblentz. Là vous changerez de train pour aller à Mainz. Mainz est une jolie ville. Vous serez très bien.

Et d’autres phrases sans intérêt, mais lyriques, et qui ne nous rassurent pas sur le sort de nos ordonnances. Tant y a qu’après avoir ri du grotesque feldwebel, nous sommes fatigués de son affabilité. Il ne nous amuse plus. Nous le lui faisons comprendre et il s’en va, léger d’esprit, avec une souplesse de mastodonte béat. D’ailleurs, pendant que ce grotesque nous égayait, le jour peu à peu s’est levé. Il est déjà sept heures, et le train repart. Dans moins de deux heures, nous serons à Coblentz.

Coblentz ! Que de souvenirs en nous à l’énoncé de ces deux syllabes ! C’est de là qu’en 1792, le 30 juillet, étaient parties les armées coalisées, fortes de 150.000 hommes. Elles aussi, elles voulaient prendre Verdun avant de marcher sur Paris. Danton avait prêché la levée en masse pour sauver la patrie en danger. Vergniaud avait décrété que quiconque proposerait de se rendre serait puni de mort. Ainsi nous-mêmes, tout récemment, pour défendre Verdun et pour sauver la patrie en danger, nous avions reçu l’ordre de tenir à tout prix et de ne pas céder un pouce de terrain. Mais, le 20 septembre 1792, la victoire de Valmy avait récompensé nos pères en chassant les Prussiens hors de France. Quand sonnerait aussi l’heure d’un autre Valmy ?

Coblentz, nous t’appelons Coblence, et ce nom te sied mieux, car tu as été ville française. Il n’y a pas beaucoup plus d’un siècle, tes rues brillaient de nos uniformes. Et nous sommes tous assurés en France, en ce moment même où nous semblons fléchir, que tes rues verront de nouveau des soldats de chez nous. Tes filles souriront vers nos troupiers vêtus de bleu, comme le ciel de la Touraine et du Valois. Curnonsky, cet excellent garçon, me l’a juré. En octobre 1914 il m’adressait aux armées une carte pleine d’espoir, et il me donnait rendez-vous ici, à Coblence, pour le mois de mars 1915, « par un froid matin », disait-il. Hélas ! j’arrive au rendez-vous avec une bonne année de retard, par un froid matin, en effet, et ce n’est pas en vainqueur que j’arrive. Mais Curnonsky n’a pas tenu sa promesse. Heureusement pour lui.

La gare de Coblence est très grande. Elle paraît plus grande encore, en ce dimanche matin, à cause du peu de monde qu’on voit sur les quais balayés par le vent aigre. Quelle tristesse ! Les rares civils, femmes ou hommes, qui attendent leur train, ont des mines d’enterrement. Les femmes, prodigieuses d’anachronisme, sont habillées à la mode d’il y a quatre ou cinq années. Leurs chapeaux sont d’un ridicule émouvant et leurs jupes traînent sur le sol. Quant aux hommes, ils sont gourmés à un point excessif, et les dessins de Hansi, que nous prenions jadis pour des caricatures, nous apparaissent à présent comme des modèles sérieux dont chaque Allemand essaye de se rapprocher le plus possible. La couleur des coiffures est tout à fait indigène, et, comme chez un peuple supérieur tout doit être supérieur, je ne suis pas surpris en constatant que les femmes, comme les hommes, exhibent gravement des parapluies et des souliers d’une taille supérieure.

Le gros feldwebel de Cobern était bien renseigné. On nous a fait descendre à Coblentz. Sur le quai, on nous range par quatre ; on nous compte une première fois, on nous compte une deuxième fois, et on nous compte une troisième fois. Le chiffre trois est sacramentel en Allemagne. Des curieux nous regardent sans insister. Au fond, malgré les sentinelles qui nous contiennent, tous ces civils n’ont pas l’air rassuré. Sait-on jamais de quoi ne sont pas capables ces hommes d’un pays où les francs-tireurs surgissent d’entre les pavés des rues pour assassiner lâchement les braves soldats boches qui, par pure précaution, sont obligés de se faire précéder de vieillards, de femmes et d’enfants ? Toujours est-il qu’on ne nous laisse pas traîner sur le quai. On nous conduit vers une voie de garage, et l’on nous fait monter dans une voiture qui, de l’extérieur, paraît être un fourgon à bagages, mais qui, à l’intérieur, a des banquettes de bois disposées dans le sens de la marche, comme un tramevet.

Et nos ordonnances ? C’est peut-être le moment de les réclamer ? Nous n’y manquons pas. L’officier à qui nous nous adressons balbutie des choses obscures et, comme justement le train qui nous a amenés siffle et part, emportant vers Darmstadt les soldats dont nous sommes désormais séparés, il fait un geste d’ignorance, d’impuissance et d’indifférence. Oh ! nous n’avions plus beaucoup d’espoir ; mais alors, pourquoi nous avoir offert de nous rendre nos ordonnances, dans le ravin du Bois-Chauffour, puisque nous ne demandions rien ?

Il n’y a pas un quart d’heure que nous sommes dans le « vagon spécial » de la voie de garage, on nous en retire. On nous remet par quatre, on nous compte : une fois, deux fois, trois fois ; et on nous dirige sur un train ordinaire qui va à Mainz. Le chef de détachement ne semble pas savoir ce qu’il doit faire de nous. Nous nous installons d’abord dans une voiture de 3e classe à couloir. Mais elle n’est pas chauffée. Nous descendons pour nous transporter dans une voiture voisine et semblable, mais chauffée. On nous compte et on nous enferme. Des soldats nous gardent. Les banquettes et les boiseries du vagon sont d’un jaune clair. Tout est extrêmement propre. Quoi d’étonnant ? Tant de choses sont interdites aux citoyens de la bonne Allemagne ! Tous les coins disponibles du compartiment sont occupés par des pancartes prohibitives. Il y en a partout, de ces pancartes : sur les cloisons, sur les portières, au plafond. Défense de fumer. Défense de cracher. Défense de jeter des papiers. Défense de se pencher au dehors. Défense d’introduire des chiens. Tout est défendu. Mais je n’avais pas vu le plus beau : c’est un écriteau de carton qui résume, en dix paragraphes d’une écriture grasse, les dix commandements du temps de guerre, qui conseille l’économie, qui ordonne de ne pas gâcher ceci et de conserver précieusement cela. Il est même prescrit de ne pas laisser le savon dans l’eau trop longtemps, quand on se lave les mains. Et je note que pas une inscription irrévérencieuse ne commente au crayon une de ces phrases de l’Au-to-ri-té. On ne badine avec la loi en Allemagne. Mais les vagons, même ceux de 3e classe, même pendant la guerre, n’y sont pas des écuries plus ou moins mal désinfectées. J’aime trop ma France pour ne pas souffrir de ses petits défauts.

Pendant que nos camarades luttent là-bas, dans la neige et la boue, sous les obus et les balles, nous allons, nous, « faire les bords du Rhin ». En toute autre saison, ce voyage serait peut-être charmant. Mais, dans les circonstances présentes, il ne saurait l’être, et je suis persuadé que je goûterai peu le pittoresque de ces paysages fameux. Je ne tenterai pas de les décrire, d’abord parce que je les ai mal vus, ayant l’esprit trop inquiet et le cœur trop ailleurs, ensuite parce que je n’ai pas l’intention de développer dans ce livre les souvenirs d’un voyage en Allemagne et parce que mon seul but est de dire ce qu’un prisonnier a vu en Bochie, pendant la guerre, ce qui est différent.

D’autre part, ces paysages sont connus. Le fleuve coule à notre gauche, large, calme, sillonné de bateaux marchands tirés par des remorqueurs. Ses rives abruptes, la terre, les rochers, l’eau et le ciel, tout a une teinte à peu près uniforme gris-bleu d’ardoise. Des brumes voilent les lointains. C’est d’une étrange mélancolie. Sur les flancs des montagnes, à notre droite, la vigne pousse, maigre et chétive, au milieu des cailloux et, pour ne pas perdre un coin de sol, elle escalade le roc aussi haut que possible en petites terrasses successives.

Nous l’avons eu, votre Rhin allemand.
Il a tenu dans notre verre.

Comme il est douloureux, ici, à cette heure, le souvenir de la chanson de Musset !

Nous nous arrêtons à toutes les gares. Elles sont propres, trop propres presque, comme si elles ne servaient jamais. Il faut croire que la guerre gêne les Allemands autant que nous pour le moins, car de nombreuses femmes tiennent les emplois qui étaient jadis réservés aux hommes ; facteurs, lampistes, visiteurs, portent jupe et, en même temps, une casquette plus ou moins galonnée, car il y a en Allemagne une maladie nationale, qui est, à proprement parler, celle de la casquette. Il n’est point de corporation, de syndicat, de groupe et sous-groupe, qui n’ait la sienne, d’une forme et d’une couleur spéciale. Et l’on éprouve quelque malaise à voir cette multitude de casquettes, qui sont autant de coiffures militaires, ne l’oublions pas, et qui marquent à quel point toutes les classes de la société sont ici enrégimentées dans un service quelconque.

Les villages que nous traversons sont aussi d’une propreté remarquable. Les maisons ont toutes des façades peintes à neuf. Elles rivalisent entre elles de gentillesse et d’ornements. Avec leurs toits élevés en pointe, et leurs boiseries apparentes dont la couleur sombre tranche sur la clarté des murs, elles font penser à ces illustrations faciles et classiques d’histoires médiévales. Nous avons tous la mémoire pleine d’images semblables, eaux-fortes ou dessins à la plume. C’est aujourd’hui dimanche, le temps est beau, il y a du monde dans les rues et sur les places, et, comme si nous étions assis devant l’écran d’un cinéma, nous voyons ici des gens qui entrent à l’église au moment où la cloche sonne pour annoncer que la messe commence, et là, plus loin, nous assistons à la sortie de l’office.

De temps en temps, au sommet d’une montagne, un burg domine. Tantôt il est en ruines et tout croulant de poésie. Tantôt il dresse des murailles restaurées avec un goût qui lui donne un indélébile aspect de pacotille bien allemande.

Ces paysages sont majestueux. Tel est l’adjectif qu’il est ordinaire de leur appliquer. Il leur convient, et il est difficile de rester insensible devant eux, car ils imposent. Des vers de Hugo me viennent sur les lèvres :

…Qui que vous soyez, avez-vous ouï dire
Qu’il est dans le Taunus, entre Cologne et Spire,
Sur un roc, près duquel les monts sont des coteaux,
Un château renommé parmi tous les châteaux,
Et dans ce burg, bâti sur un monceau de laves,
Un burgrave fameux parmi tous les burgraves ?

Je les récite à mi-voix, pour moi-même, en pensant à autre chose, et je ne m’aperçois que je les récite que parce que la sentinelle de notre compartiment me regarde avec des yeux ronds.

Voici Boppard, nom que je refuse de considérer comme germanique. Et bientôt nous passons devant le célèbre rocher de la Lorelei. Eux aussi, les vers de Henri Heine me viennent sur les lèvres, et la sentinelle est de moins en moins tranquille en m’entendant réciter :

Ich weisz nicht was soll es bedeuten,
Dasz ich so traurig bin.


Mais je me tais sur ce mot, car je sais trop pourquoi je suis triste. Jusqu’à Mainz, où le train s’arrête à midi, je me perds dans les souvenirs de chez moi. Voilà ce que m’a fait la Lorelei.

Mainz, que nous appelons Mayence. Grande ville. Une honte affreuse nous serre le cœur. Nous allons probablement défiler à travers des rues pleines de passants, car c’est aujourd’hui dimanche, et midi est l’heure de la foule. Nous ne pouvions pas arriver à Mayence en un moment plus mal choisi pour nous. Il va falloir se raidir sous les regards de ces Allemands qui sont nos maîtres à nous, vaincus et prisonniers. Et où irons-nous ? La promenade à travers la cité sera-t-elle longue ? Les soldats et les officiers boches, qui deviennent de plus en plus arrogants à mesure que nous nous éloignons de la zone des armées, auront des sourires satisfaits et narquois. Oh ! la honte ! la honte, inconnue jusqu’à cette heure, nous allons la connaître.

Les quais de la gare sont aussi déserts que ceux de Coblence. On ne voyage donc pas pendant la guerre, en Allemagne ? Ou les cités vastes sont-elles vides maintenant ? Y aura-t-il plus d’animation dans les rues, à notre passage ?

Nous nous préparons à descendre. Mais nous ne descendons pas.

— Pas encore, nous dit-on ; plus loin.

On nous avait pourtant affirmé qu’on nous conduisait à Mayence. Alors ? On nous avait trompés ?

Le train repart. Cinq minutes à peine s’écoulent, il s’arrête de nouveau dans une gare d’importance secondaire. Nous sommes à Mainz-Sud. C’est ici que nous descendons. On ne nous avait donc pas trompés. Mais la citadelle où l’on doit nous enfermer est à une centaine de mètres au plus de cette station de banlieue ; aussi nous a-t-on laissés dans nos vagons jusqu’ici. Il n’y a presque personne sur le quai, en dehors des employés. Nous ne défilerons pas à travers Mayence. Nous sommes délivrés d’un gros poids.

Nous n’ignorons plus rien des habitudes allemandes. De nous-mêmes, ou à peu près, nous nous rangeons par quatre devant la porte de sortie, et nous nous laissons compter une fois, deux fois, trois fois. Le nombre est exact.

’s stimmt, disent les Boches.

La citadelle se dresse formidable devant nous. Une grande masse grise. De toutes petites fenêtres, et des meurtrières. Un énorme porche d’accès, avec une porte massive, gardée par des soldats. Des têtes se montrent aux fenêtres. Au moment où nous entrons sous la voûte du réduit, un officier allemand nous salue.

Le voyage est terminé. Voici la prison. Une cour immense, limitée par trois bâtiments principaux. Quelques officiers prisonniers nous saluent. Ils portent les anciens uniformes du temps de paix.

L’un d’eux s’approche de nous :

— Verdun ? demande-t-il d’une voix émue :

Plusieurs lui répondent à la fois :

— Toujours à nous.

Mais on l’éloigne.

Nous obliquons à gauche. J’aperçois des Anglais, des Belges, un Russe. Mais je n’ai pas le temps d’en voir davantage, on nous fait entrer dans le bâtiment no III.