Le Purgatoire — Souvenirs d’Allemagne/09

La bibliothèque libre.
Librairie Edgar Malfère (p. 121-133).

à Émile Henriot


CHAPITRE IX

le camp de mayence
(16 mars 1916).

Je croyais qu’une fois sorti de cette geôle sombre qu’était le « saloir », je serais le plus heureux des prisonniers. Il me semblait que j’éprouverais un plaisir sans pareil à goûter, dans l’immense cour de la citadelle de Mayence, cette liberté que monsieur le censeur nous avait promise avec tant de grâce. Je ne connus qu’un ennui sans bornes et une effroyable tristesse. Une grande prison, parce qu’elle permet quelques mouvements, est plus déprimante qu’une cage où l’on se retourne avec peine. C’est du moins le sentiment que je tirai de mon apprentissage de la vie en commun dans un camp de prisonniers. Dans cette foule d’officiers français, russes, anglais et belges, je me trouvai plus isolé que jamais. Quand on est captif depuis plusieurs mois, on ne se souvient plus de ses premières heures de captivité, et on laisse le nouveau camarade à sa dangereuse solitude, non point tant par égoïsme que par négligence ou par oubli. Le camp de Mayence m’apparut comme un désert sinistre.

J’eus tôt fait d’épuiser les curiosités que la citadelle pouvait m’offrir. Le tour du propriétaire n’était pas compliqué. La bibliothèque est ici, le réfectoire est ici, la salle de douches est ici, l’infirmerie est ici, la kommandantur là, et le bureau du payeur là. J’avais tout vu. À huit heures du matin, je n’avais plus rien à connaître et je n’avais plus rien à faire. Alors j’eus la vision nette du supplice que les Allemands nous réservaient : l’ennui et l’inaction. Villiers de l’Isle-Adam et Octave Mirbeau n’auraient pas imaginé celui-là. Un affreux désespoir me prit. D’autant qu’il ne m’était pas encore permis d’organiser quoi que ce fût. Rien ne m’assurait que je demeurerais au camp de Mayence. Pour ce motif, la bibliothèque des prisonniers ne m’était pas ouverte. Les camarades de chambre me prêtèrent un livre dont ils n’avaient pas besoin pour le moment : c’était la Conquête de Plassans, de Zola. Dans l’état de misère morale où j’étais tombé, je ne pouvais pas trouver de plus noir quinquina.

On ne saurait se promener toute la journée ni tenter de battre des records de marche du matin au soir, en tournant en rond dans une cour comme un cheval de moulin, et particulièrement quand on traîne la jambe. Il n’est pas expédient non plus de passer des heures et des heures à poser aux anciens prisonniers des questions qui m’intéressent sans doute, mais qui risquent de les importuner. Enfin, on ne dort pas à volonté, malheureusement, et il n’est pas d’exercice plus périlleux que de se livrer à la douleur des souvenirs. Il ne me restait qu’à errer comme un chien perdu, au hasard, n’importe où. C’est ce que je fis.

L’appel du matin m’apporta une diversion. À neuf heures et demie, dans la cour, les prisonniers se rassemblèrent par bâtiment et se groupèrent par chambre. Un sous-officier passa, nous compta pendant que nous continuions à bavarder, vérifia le nombre sur un cahier qu’il tenait à la main, et s’occupa d’un autre groupe. L’opération n’avait rien d’imposant, ni de strict, ni même de militaire. Les prisonniers causaient, riaient, plaisantaient, fumaient. Mais la cérémonie n’était pas terminée. Soudain, quelqu’un poussa cet avertissement :

— Vingt-deux à bâbord !

On rectifia la position. Les plaisanteries se turent. Les cigarettes se dissimulèrent le long de la cuisse. Les têtes étaient droites. Par la gauche, en effet, un haùptmann, sabre au côté, défilait rapidement devant chaque groupe, portait les doigts à la casquette en nous regardant tandis que nous le regardions en portant les doigts au képi, et disparaissait vers la droite. Tel un général, un jour de revue, galope devant le front des troupes. Les conversations reprirent. C’était fini. Les prisonniers se dispersèrent.

Mais un nouveau rassemblement se formait, plus familier, autour de l’officier boche qui s’était planté sur un tertre, au pied d’un arbre. Un feldwebel' lut un ordre de la kommandantur, en allemand. Je n’entendis pas grand’chose, parce que tous chuchotaient, ou à peu près. Un lieutenant belge se mit à nous traduire le papier officiel. Déjà un camarade m’entraînait et la plupart des prisonniers s’en allaient.

— Qu’a-t-il dit ? demandai-je.

— Je ne sais pas, me répondit-on.

Visiblement, les ordres de la kommandantur n’intéressaient personne.

La kantine était ouverte. Désireux de faire quelques emplettes, j’y allai. C’est un véritable bazar, où l’on achète les choses les plus saugrenues : des objets de toilette, des pliants de paquebot, des raquettes de tennis, des chaussettes, des pots de confiture, des livres, des partitions de piano, des tapis, du papier à lettres et des enveloppes, des cadres pour photographies, des lampes et des réchauds, bref, tout ce que souhaiterait un prisonnier qui veut s’arranger une petite vie supportable. Tous les articles sont de qualité médiocre et tous sont d’un prix très haut, naturellement. La kommandantur prélève un tant pour cent sur chaque objet, et elle voile ce vol sous le prétexte d’amélioration de l’ordinaire. Ne sommes-nous pas là pour tout accepter d’un cœur joyeux ?

Il est assez difficile de se faire servir à la kantine. Elle est encombrée de clients, car ils n’ont pas le droit d’y venir tous les jours ni à toute heure, et d’autre part les soldats boches qui tiennent la boutique ne sont pas nombreux. Enfin les prisonniers russes ont pris possession des comptoirs, et leurs désirs sont compliqués et leur choix est hésitant. Plusieurs d’entre eux sont assis pour se décider avec moins de fatigue. On leur montre vingt articles différents ; ils les palpent, les examinent, discutent entre eux sur le prix et sur la qualité, demandent autre chose, occupent toute la kantine ; et quand ils s’en vont à regret, par trois ou quatre à la fois, l’un d’eux n’emporte le plus souvent qu’un litre d’alcool à brûler, ou Brennspiritus, comme on dit ici, mais il l’emporte avec mille précautions, ainsi qu’une icône précieuse.

Un camarade me confie que les Russes consomment beaucoup d’alcool à brûler. Ils le boivent, paraît-il, parfumé quelquefois, comme ils boivent de l’eau de Cologne ; mais ils le boivent aussi au naturel, sans grimace. Ils sont très gentils, m’affirme-t-on, et sympathiques, mais terriblement ivrognes. Pour s’enivrer avec du Brennspiritus, il faut en effet avoir un penchant assez vif pour les liquides puissants. Mon camarade ajoute que les Anglais ne le cèdent pas aux Russes sur ce point, mais avec cette différence qu’ils sont trop grands seigneurs pour se contenter d’alcool à brûler ou d’eau de Cologne : par l’entremise de soldats boches qu’ils soudoient au tarif fort, ils arrivent à se procurer des liqueurs moins barbares que celles dont les Russes s’accommodent.

Les Anglais se distinguent dans les camps de prisonniers par leur désir d’ignorer les Boches et leurs prescriptions. Ils consentent à être prisonniers parce qu’ils ne peuvent pas faire autrement, mais leur bonne volonté ne va pas plus loin. Ils se montrent aimables pour les Français et les Russes, mais ils vivent entre eux. Les prisonniers doivent prendre leur repas au réfectoire commun ; les Anglais n’y mettent pas les pieds. Ils mangent dans leurs chambres et préparent leurs repas sur des fourneaux à charbon, achetés à la kantine, qu’ils ont simplement installés dans les couloirs de la citadelle. Une odeur de cuisine traîne partout, et il n’est pas d’instant de la journée où quelque bouilloire ou casserole ne chante sur le feu des Anglais. Les murs en sont noircis de fumée. Mais nos Alliés, flegmatiques par définition, ne prennent pas garde à ces détails. Ils n’écoutent pas les cris des Boches. Causent-ils des dégâts ? Ils paient sans discuter. Un Anglais ne discute jamais avec un Allemand. C’est sa façon de réagir contre l’ennemi que ce mépris terrasse. Le Français a une autre façon ; il rit de tout et empoisonne le Boche de réclamations, de protestations et d’observations, à propos de tout et de rien, mais en ne sortant jamais des limites de la tenue militaire. Le Français évite de donner prise à la sévérité ennemie. Il se sent d’autant plus fort ensuite, quand il lui plaît de montrer aux Boches qu’il n’est dupe ni de leurs mensonges ni de leurs vilenies.

Ainsi pour la nourriture. L’Anglais ne va pas au réfectoire. Il abandonne sa ration aux Allemands. Le Français au contraire va ponctuellement au réfectoire, et pas un repas ne s’écoule sans qu’un prisonnier aille porter son assiette au haùptmann de service en lui affirmant sur l’honneur qu’on ne nourrit pas si mal des officiers désarmés. Si chaque officier allemand attaché à un camp de prisonniers faisait le compte des camouflets que ces terribles Français lui ont infligés, nous aurions un total assez coquet pour tous les camps réunis. Mais peut-être tous les officiers allemands ne sont-ils pas capables de distinguer un éloge d’un camouflet. Je n’oublierai pas de sitôt la scène que je vis lors de mon premier repas au réfectoire de Mayence. C’était à midi. On nous donna de la « soupe russe », car l’ardoise du menu ne la désignait pas moins pompeusement, et des pruneaux. Rien d’autre. Un lieutenant de dragons mit son assiette sous le nez du haùptmann en lui disant sans pouffer :

— Je vous demande la permission de quitter la salle, monsieur. Vraiment, j’ai trop bien mangé, ce matin.

Et le haùptmann, rougissant jusqu’aux oreilles, essayait de ne pas perdre l’air digne qui sied à un représentant d’une nation sérieuse. Car on ne mangeait pas bien au camp de Mayence. La chère y était maigre, encore que cet adjectif puisse tromper le lecteur en éveillant en lui des idées de viande qu’on n’y connaissait que sous des espèces rares, chiches, pauvres et douteuses. Je ne me trompais pas, quand je prévoyais que le régime plantureux de la quarantaine ne durerait point. Il n’y a pas plus de ressemblance entre les repas du réfectoire et ceux du saloir qu’entre les dîners de chez Chartier et ceux de chez Paillard. Mais il était nécessaire que nous écrivissions à nos familles une carte postale débordante d’optimisme.

Ai-je besoin d’ajouter que les prisonniers ne s’attardent pas en face de la soupe russe et des pruneaux ? En moins de dix minutes, ils s’en allèrent les uns après les autres, emportant leur serviette et leur pain, et la plupart d’entre eux, du moins ceux qui sont captifs depuis assez longtemps pour recevoir des colis de France, regagnèrent en hâte la chambre où ils mangeraient enfin. Mes camarades se restaurèrent avec leurs provisions. Moi, qui n’avais rien, je me contentai d’étendre sur un morceau de pain un peu de cette confiture d’abricots que j’avais achetée à la kantine et qui n’avait certainement d’abricots que la couleur et le nom peinturluré sur l’étiquette du pot. Ce régal achevé, je m’allongeai sur mon lit et je voulus m’intéresser à la Conquête de Plassans. Mes camarades causaient. L’odeur des plats qu’ils mijotaient sur des lampes à alcool me tourmentait. Et j’avoue qu’un sentiment assez cruel me traversa, quand ils dégustèrent ensemble un café dont l’arôme français fut tout ce que j’en reçus, car on me laissa bien tranquillement sur mon lit, dans mon coin, en contemplation devant les phrases de Zola. Je profitai de la distraction de mes compagnons d’infortune pour les examiner à loisir.

À côté du capitaine, dont j’ai déjà parlé, qui est petit, modeste et aimable, et qui parle avec un accent du Midi à peine perceptible, le lieutenant L*** forme un contraste saisissant. Grand, balafré, haut en couleurs, la poitrine large, fier de pratiquer des sports athlétiques, il est vêtu d’une tunique noire à brandebourgs noirs qui lui donne une allure de dompteur. Exubérant, brave garçon, bon caractère, il cherche de temps en temps des effets de voix pour chanter :

Manon, sphinx étonnant, véritable sirène,
Cœur trois fois féminin……

Il ne va jamais au delà. Il parle haut, rit souvent et se dispute amicalement avec tout le monde. C’est un ancien capitaine au long cours. Aussi ne l’appelle-t-on que « Matelot ». Il houspille sans se gêner le lieutenant D*** qui porte l’uniforme de dragon et qui reste presque toujours tête nue, même pour sortir. Grand, avec le nez busqué et les cheveux bien coiffés, le lieutenant D*** est l’officier de cavalerie correct, poli, et un peu raide. Mais Matelot réserve ses plus grosses bourrades pour un sous-lieutenant de zouaves vêtu de la nouvelle tenue, qui est petit, qui a des cheveux frisés, qui paraît tout jeune, qui a des timidités de jeune fille et qu’on raille pour son inexpérience amoureuse que Matelot affirme complète. Tels sont les officiers les plus notables de la chambre. Les autres, qu’on voit moins, échappent à mon attention, et je ne citerai que pour mémoire un sous-lieutenant indigène de tirailleurs algériens qui étale un teint triplement basané et qui écorche sans pitié la langue française.

Mes camarades sont prisonniers depuis des dates différentes. Bien peu sont tombés aux mains des Allemands dans les premiers jours de la guerre. On s’en rend compte assez vite quand on les regarde de près ou qu’on cause avec eux. Ils ont encore de l’entrain, de la bonne humeur. Quelle différence avec les victimes de Charleroi et de Maubeuge ! Les blessés de Charleroi ont souffert toutes les ignominies : les Allemands à cette époque se croyaient assurés de la victoire et donc de l’impunité. Bien rares sont nos blessés d’alors qui n’ont pas eu à souffrir les traitements les plus durs. Ils gardent dans leurs yeux le souvenir de ces jours de détresse. Quant aux prisonniers de Maubeuge, qu’ils soient de l’armée active ou de la territoriale, ils sont d’une tristesse morne. Tous ont l’ancienne tenue du temps de paix, et leurs képis souples du genre foulard et les galons circulaires dont se placardent les manches de leurs tuniques nous sont déjà si vieillots, que ces malheureux semblent les survivants étonnés et perclus de Sedan. Dix-neuf mois de captivité pèsent sur leurs épaules. On croirait à les voir qu’ils sont prisonniers depuis toujours et qu’ils le seront toujours, et une pitié respectueuse serre le cœur de celui qui les rencontre dans l’immense cour de Mayence, solitaires ou groupés, silencieux, voûtés, perdus à jamais.

Il faut reconnaître que les Allemands en 1916 sont envers les prisonniers nouveaux d’une sollicitude touchante qui n’hésite pas à prévenir leurs désirs. N’est-ce pas naturel ? Quand un officier arrive pour la première fois dans un camp comme celui de Mayence, il y arrive les mains vides et, le plus souvent, vêtu de boue et casqué, il éprouve un peu ce sentiment de honte légère du simple combattant qui tombe à l’heure du dîner dans une popote d’état-major où le drap est d’une élégance rare et le cuir d’un fauve particulier. Autant dire que le pauvre diable est en chemise. Si, par précaution, comme on le pratique quelquefois, il a confié son portefeuille au sergent-major avant de monter en ligne, ou si les soldats boches ont jugé à propos de l’en alléger, il n’a guère que quelques sous dans la poche. Comment, en attendant que des colis lui parviennent de France, s’y prendra-t-il pour se procurer les objets de nécessité urgente dont il aura besoin ? D’autre part, les Allemands paient la solde d’avance, le premier jour du mois. Ainsi, tombé entre leurs mains le lendemain du jour où le trésorier opère, vous ne percevrez pas un centime pour tout le mois en cours et vous devrez néanmoins rembourser à l’administration le prix de votre nourriture. Vous, Français, vous seriez embarrassé devant ce problème. C’est que vous n’entendez rien aux affaires sérieuses. L’Allemand par bonheur veille sur vous. Et le payeur du camp est autorisé à vous verser des avances sur vos soldes futures. Signez un reçu, on vous remet immédiatement cent marks. Vous courez à la kantine, vous en sortez le porte-monnaie dégarni, et vous ne toucherez plus un pfennig à la caisse impériale et royale avant six mois. Mais l’opération n’est-elle pas excellente, qui vous met en mesure de parer à vos désirs immédiats, et qui vous prouve que les Allemands ont souci de votre détresse ?

Rien n’est laissé au hasard dans un camp d’Allemagne. Tout y est merveilleusement bien organisé, jusqu’à l’extorsion de vos économies, qui se pare de belles apparences. Au surplus vous savez que vous n’êtes rien, puisque vous appartenez désormais à la Grande Allemagne. Ici, il faut oublier qu’on affiche dans les écoles de France la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen. Ici, vous n’avez qu’un seul droit, qui est de tout supporter comme vous pourrez. En revanche, la nomenclature de vos devoirs est plus longue que la table de nos immortels principes de 89. L’un compense l’autre. Monsieur le censeur nous avait déjà énuméré quelques-unes des obligations auxquelles nous serions dorénavant soumis. Mais ses avertissements n’avaient pas ce caractère officiel qu’il est bon d’apporter en toute chose avec méthode. La kommandantur décida de réparer cette faute.

Le soir, après l’appel de six heures, les nouveaux prisonniers furent convoqués au bureau de Monsieur le Censeur. Herr Schmidt n’y était pas. Mais des scribouillards nous attendaient, et un lieutenant français, un de nos anciens, fut chargé de nous faire le discours d’usage. Il le fit avec un tact admirable. Devant la valetaille boche qui écoutait, et qui comprenait sans saisir les nuances de notre camarade, il nous apprit ou nous rappela toutes les interdictions qui sont notre partage. Il les passait en revue sommairement, du bout des lèvres, comme si on l’eût obligé à vider devant nous une poubelle d’ordures, et sa voix ajoutait aux menaces réglementaires la caresse d’une ironie toute dégoûtée. La bobine enfin dévidée, il résuma en ces termes :

— Bref, mes chers camarades, n’oubliez pas que, pour toutes les fautes, vous tombez sous le coup des lois martiales, et c’est la grâce que je vous souhaite.

Un étrange sourire mit à sa harangue le point final, tandis que les scribaillons nous rendaient notre liberté. Dehors, la nuit tenait la cour immense où les trois énormes bâtiments se dressaient en noir sur le ciel sombre. La journée s’achevait lentement. Dans la chambre, mes camarades travaillaient en silence. L’un lisait ; l’autre écrivait une lettre ; un autre traduisait en français une page d’allemand. Le capitaine B*** était penché sur un minuscule métier.

— Oui, me disait-il, je fais de la tapisserie. C’est un excellent moyen de passer une heure ou deux chaque jour. Quelquefois aussi, je m’occupe à sculpter ce cadre à portraits. Que voulez-vous ? Je me suis mis à l’étude de l’anglais, mais on ne peut pas se contenter d’exercices uniquement intellectuels. On sombrerait vite dans le spleen. Les travaux manuels sont un refuge.

Il m’avouait sa misère à voix basse. Je le regardai. Ses yeux ne montraient qu’une résignation triste. Il poursuivit :

— Je ne suis pas très habile. Ma tapisserie ne vaut pas grand’chose, et ma sculpture est mauvaise. Je ne renonce pourtant ni à l’une ni à l’autre. Ce sont les deux compagnes de mes longs loisirs. Sans elles, je ne sais pas ce que je deviendrais. Il faut être solide ici pour échapper à la folie qui nous guette. Vous souriez ? Vous en viendrez au même point que nous, vous verrez. Ah ! ce n’est pas drôle, la captivité ! Vous verrez, vous verrez. Vous ferez de la tapisserie, et vous sculpterez des cadres à portraits en noyer d’Amérique.

Je ne souriais pas. J’étais découragé. Je regardais fixement la trame serrée où les laines variées s’assemblaient en un dessin de couleur vive. Et je songeais à ce déplorable roman de Zola qui m’attendait sur mon lit.