Le Purgatoire — Souvenirs d’Allemagne/10

La bibliothèque libre.
Librairie Edgar Malfère (p. 134-145).

à Louis Thomas


CHAPITRE X

vers un autre camp
(17 mars 1916).


La citadelle de Mayence m’apparaissait vraiment comme une prison terrible. Je ne savais pas si j’étais condamné à y demeurer ou si la fantaisie des bureaux de la kommandantur avait déjà décidé de m’expédier ailleurs. Mais rien ne pouvait m’être plus agréable que d’aller n’importe où, même au fond de la Prusse la plus orientale, pourvu que je ne fusse pas contraint à l’unique contemplation de ces trois bâtiments de la Caserne des Cadets et à la promenade en rond dans la cour immense. Voir quelque chose, voir autre chose, voyager, je ne rêvais pas d’un sort meilleur. Les anciens m’affirmaient en vain que le camp de Mayence était en somme l’un des moins mauvais. Leur expérience ne me convainquait pas. Aussi ne fus-je pas mécontent, lorsque le 17 mars au matin, alors que je sortais de ma chambre, un feldwebel m’arrêta, en m’appelant par mon nom :

— Vous quittez ce soir le camp de Mayence.

— Bien. Où vais-je ?

— Je l’ignore, vous partirez à 7 heures 1/2.

— Est-ce que d’autres officiers partent aussi ?

— Oui, quinze officiers.

Et le feldwebel me tendit la liste de départ. J’y relevai les noms du capitaine V*** et du lieutenant T***, tous deux du même bataillon que moi, et dont je n’avais pas encore été séparé depuis le combat du 9 mars. Au vrai, je n’espérais pas qu’on ne nous séparât point. Je connaissais assez les Allemands pour être assuré qu’ils n’avaient aucune propension à la complaisance. J’attribuai donc à un heureux hasard notre départ en commun, et sans rien marquer de ma joie qui aurait fort bien pu provoquer un contre-ordre ultérieur, je rendis au feldwebel la feuille de papier qu’il m’avait offerte.

Mes préparatifs ne furent pas longs. Un peu de linge, quelques objets de toilette, mon pot de confiture d’abricots, mon casque, le tout ne tint pas beaucoup de place dans la valise rouge de carton gaufré — ersatz peau de porc — si magnifique, que j’avais achetée la veille à la kantine. À 8 heures du matin, j’étais déjà prêt à me mettre en route. Mais nous ne devions prendre le train qu’à 7 heures 1/2 du soir.

Il faisait nuit, quand on rassembla dans la cour les quinze exilés. Nos bagages furent déposés sur une charrette à bras. On nous distribua des sacs de papier contenant un repas froid, plus une bouteille de café pour deux, et le chef de notre détachement, un feldwebel, reçut une provision de cinq marks par officier pour les imprévus du voyage, car on nous avait retiré notre monnaie de singe de la citadelle de Mayence pour en donner au feldwebel l’équivalent en monnaie véritable qui, dans notre nouveau camp, serait de nouveau transformée en jetons spéciaux. Toutes ces dispositions nous permettaient de supposer que notre déplacement serait d’une assez longue durée. Mais je ne m’en plaignais pas.

Nous étions au complet. On nous avait compté une fois, deux fois, trois fois. Nous n’avions plus qu’à gagner la gare. Une petite formalité de rien restait à accomplir. Sur un ordre du feldwebel chef de détachement, les hommes qui nous escortaient chargèrent leur fusil avec ostentation et firent manœuvrer la culasse avec tant d’insistance qu’il n’y avait pas moyen de ne pas considérer cette opération délicate comme un avertissement sérieux.

Un vagon de deuxième classe, à couloir, nous était réservé tout entier.

Dans le même compartiment nous fûmes quatre : le capitaine V***, le lieutenant T***, moi, et un soldat de la landsturm. Rien ne signala notre embarquement. Sur le quai, les rares voyageurs nous regardaient sans rien dire. Une pancarte indiquait que le train se dirigeait sur Darmstadt. Allions-nous en Bavière ? Le soldat qui nous accompagnait déclarait ne rien savoir. Et pourtant il était bavard et il aurait bien voulu causer avec nous. Mais quoi ! Celui-là aussi nous aurait servi toutes les rengaines politico-historiques que le Gouvernement Impérial et Royal a mises à la mode, et quelle fatigue d’entendre toujours les mêmes niaiseries répétées avec la même conviction !

Les temps ont bien changé depuis le 2 août 1914. Au début, au moment de Charleroi, alors que les masses allemandes marchaient triomphalement sur Paris sans voir le gouffre ouvert de la Marne, jamais un prisonnier français n’aurait voyagé dans les conditions où nous voyageons. Le prisonnier français, blessé ou non, était moins que rien. On ne sait pas au juste pourquoi on ne l’achevait pas sur place. Mais on le traitait avec tant de haine et de sauvagerie que ce crime seul, s’il n’y en avait pas tant d’autres, suffirait à flétrir à jamais l’Allemagne. Les exemples sont trop nombreux : le martyrologe de nos prisonniers est inépuisable. Je connais un lieutenant d’infanterie, un de ces enfants de la promotion de Montmirail qui se gantèrent de blanc pour mourir. Il m’a raconté sa passion. Il avait une balle dans le cou ; les brancardiers allemands l’avaient ramassé près de Morhange. On l’empila dans un vagon à bestiaux avec des soldats français et des soldats allemands, tous blessés. Les Allemands étaient couchés sur de la paille, et ils avaient des couvertures. Les Français gisaient sur la planche nue, et la plupart étaient déshabillés à cause de leurs plaies. Le voyage dura plusieurs jours. À chaque gare importante, on ravitaillait les Allemands, on les gavait de friandises. On ne donnait rien aux Français et on les injuriait. Une fois, le petit lieutenant, épuisé par la fièvre, demanda de l’eau à une femme. De l’eau ! Cette femme était une diaconesse, une Schwester, une religieuse ; elle avait l’insigne de la Croix-Rouge. Elle refusa de donner de l’eau au petit lieutenant, en lui criant à tue-tête qu’elle n’avait rien pour ces chiens de Français. Ce n’est pas tout. En cours de route, pendant la nuit, un soldat mourut, un troupier au pantalon rouge, un chien. On le tira du vagon, devant une foule où les femmes étaient nombreuses. Merveilleuse journée d’août ! Du soleil, de la clarté, des toilettes légères, des ombrelles, des couleurs chatoyantes. Sur le quai, un brancard, avec un cadavre sanglant. Et les douces Allemandes se jetèrent sur le mort, et les ombrelles horribles le frappèrent avec rage. Mais combien d’images semblables me reviennent à l’esprit ! Et vous aussi, vous en connaissez de ces histoires dont vous niez quelquefois la possibilité, tant elles dépassent les limites de l’effroyable.

Aujourd’hui, nous sommes loin de ces jours sinistres. Charleroi fut une victoire sans lendemain. La Marne fut un charnier d’Allemands. L’Yser fut un charnier d’Allemands. Paris n’a pas été atteint. La guerre est perdue. Il faut sauver la face. Et voici que Verdun est un charnier d’Allemands. Depuis un mois bientôt, les assauts se multiplient, le sang coule, les hommes tombent, et Verdun n’est pas pris, et le rêve de la paix entrevue sur les ruines de la citadelle inviolée s’évanouit dans la fumée des obus impuissants, et l’heure approche peut-être où les criminels seront jugés, où les coupables devront rendre des comptes, tous les comptes. La France n’est pas vaincue. On la croyait faible. Elle est encore très forte. La France ne sera peut-être pas vaincue. Et alors, et alors, il faut la ménager, il faut craindre le châtiment, il faut craindre la vengeance. On ne dit plus rien maintenant aux prisonniers français quand ils passent sur le quai d’une gare. Ils sont redoutables, ces prisonniers, car ils parleront après la guerre, ils se plaindront, ils demanderont que justice soit faite. Ce n’est donc plus par la brutalité qu’il faut agir sur eux. L’intérêt mieux compris invite à plus de circonspection. Mais, parce qu’on ne sait jamais comment les choses peuvent tourner et qu’après tout la France est toujours à la merci d’une révolution, car elle doit être lasse de la guerre, il faut user de tous les moyens pour détruire ses prisonniers. Sans les étrangler dans leurs geôles, on peut ruiner leur santé morale et du même coup toucher la France en plein cœur. La méchanceté doucereuse de l’Allemagne de 1916, mal fardée, ne vaut pas mieux que la méchanceté cynique de l’Allemagne de 1914.

Voilà pourquoi nous n’avions pas envie d’écouter notre gardien dans ce vagon qui nous emportait vers une destination inconnue. C’était un homme de 46 ans, blond et pâle. Il avait l’air fatigué. À peine étions-nous installés que lui-même se mettait à l’aise, enlevait son équipement, posait son fusil dans le filet à bagages, ôtait le shako de cuir bouilli à double visière et se coiffait de la calotte ronde à bandeau rouge. Singulier gardien, qui alla jusqu’à nous offrir des cigares, et qui n’avait sans doute pas d’illusions sur nos chances de lui échapper.

Petit-Jean avouait :

« Ce que je sais le mieux, c’est mon commencement. »

Pareil à Petit-Jean, ce que je connais le moins mal de toute l’Allemagne, ce sont nos marches de l’Est. Depuis Pierrepont, je roule à travers des régions dont les points principaux me rappellent tel détail d’histoire, ou tel fragment de poème, ou telle légende. Tout un bric-à-brac de souvenirs scolaires me revient. Quoi de plus odieux que ces réminiscences stupides dans un moment pareil, où je voudrais ignorer absolument tout des pays que je traverse ? Et comme ce nom de Heidelberg, cité des étudiants, sonne faux dans ma mémoire ! Je n’ai rien vu de la ville. La nuit est sombre. Je n’ai rien vu non plus de Carlsruhe, où nous arrivâmes vers quatre heures du matin. J’aurais pourtant désiré de chercher les ruines dont nous parlait notre gardien, car il paraît que nos aviateurs ont bombardé sérieusement la capitale du Grand-Duché de Bade. Une bombe aurait même touché le palais ducal. Mais nous repartions avant l’aurore.

À Offenburg, le train s’arrêta pendant vingt minutes. Nous ignorions toujours où l’on nous emmenait. Vers la Forêt-Noire ? Vers le Wurtemberg ? Dehors, maintenant, c’était le soleil. Dans le lointain, à droite, des montagnes bleues se dressaient. Le paysage n’a rien de comparable aux environs de Mayence. Les maisons sont coquettes, comme les classiques chalets suisses, maisons de fantaisie, maisons-jouets, avec des balcons de bois découpé, des toits pointus et des corniches ajourées. Les prairies, d’un vert normand, percées d’innombrables petits canaux, sont couvertes d’arbres fruitiers. Nous approchons d’un village dont nous n’apercevons d’abord que des toits énormes, couleur de terre, qui ont l’air d’écraser des murs bas. C’est Biberach-Bell. Puis c’est Haslach. Sur la route, qui s’allonge en suivant la voie ferrée, un chariot passe, traîné par deux bœufs harnachés comme le sont chez nous les chevaux. Tous les petits villages que nous traversons paraissent extrêmement propres, autant qu’on puisse en juger de loin, et il s’en dégage une impression de fraîcheur. Mais nous sommes en Allemagne, et, pour que nous ne l’oubliions pas, voici un hiatus qui blesse : ce pont métallique de forme trapue sur un délicieux ruisselet qui paraît navré de porter cette horreur au-dessus de lui. Tel contre-sens remet les choses au point et donne une chiquenaude à l’enthousiasme incongru du voyageur. La route, d’un seul côté, est bordée à intervalles réguliers par de très vieilles bornes de pierre verdies par le temps, qui suscitent des images puériles de chevauchées anciennes sur des chemins douteux. Tout le bric-à-brac des souvenirs romantiques s’impose à nouveau. Cependant, je retombe vite dans la réalité. Quel est ce cortège ? Un groupe de femmes, précédé d’un groupe d’hommes qui marchent derrière un lourd chariot de ferme attelé d’un seul cheval. Nous arrivons à sa hauteur. Un cercueil, qu’aucune draperie ne couvre, est posé sur le chariot. Et pas un prêtre n’accompagne l’enterrement.

Nous sommes en pleine Forêt-Noire. Hornberg, petite ville charmante au fond de la vallée. À flanc de montagne, un vieux burg en ruines la domine. Mais le burg est à moitié caché par un horrible hôtel transformé en hôpital, près duquel un cimetière montre nettement un grand nombre de croix toutes neuves.

Le train sort d’un tunnel pour entrer dans un autre, comme s’il jouait à cache-cache, et le jeu se prolonge pendant une bonne heure. Entre deux tunnels, nous apercevons de belles échappées d’escarpements. La vallée est à nos pieds. Ses pentes, qui sont d’admirables pâturages où pas un animal ne pâture, sont sillonnées de rigoles concentriques où coule une eau claire, et, vu de haut, tout le paysage a l’air d’une carte topographique où ces rigoles tiendraient lieu des courbes de niveau.

La transition est brusque entre cette région montagneuse et le plateau de Donaùeschingen, et le plateau est d’une laideur sans pareille. Mais quelle émotion nous prit dans cette gare de Donaùeschingen ! Nous n’étions guère à plus d’une vingtaine de kilomètres de la frontière suisse, si nos souvenirs géographiques ne nous trompaient pas. D’insidieux désirs se glissaient dans nos propos. Et la tristesse accablait nos épaules.

Il nous fallait une forte surprise pour nous tirer de cette défaite morale. Nous l’eûmes à souhait, au moment où le train allait quitter la gare de Donaùeschingen, vers midi. Un dessin de Hansi se présenta devant nous sous les espèces d’un monsieur, d’une dame et de leurs deux filles. Le père, gros homme à lunettes et à la barbe poivre et sel, était coiffé d’un chapeau vert et vêtu d’un complet d’une nuance sensiblement aussi charmante. La mère, dondon ridicule, exhibait un costume tailleur de 1890. Quant aux filles, seize et dix-huit ans environ, leur tenue de sport se composait d’un chandail de laine blanche, d’une jupe verte fort courte et d’un bonnet de coton rouge et bleu, et elles portaient sur le dos le sac tyrolien de l’excursionniste classique, procédé recommandé sans doute pour l’entretien des jeunes poitrines. Toute cette famille Knatschke était armée de skis et de piolets. Nous ne pouvions pas ne pas éclater à la vue de cette image réjouissante. Le père nous foudroya d’un regard bovin. En 1914, il nous aurait assommés d’un coup de piolet, même si nous n’avions pas ri.

Notre gardien ne saisissait sans doute pas les raisons de notre gaîté. Dans son coin il souriait bêtement, le cigare à la bouche, car tout le monde fume le cigare en Allemagne. C’est à ce moment qu’il se décida enfin à nous révéler le nom de l’endroit où il nous conduisait. Nous allions à Vöhrenbach. Dans une heure, nous serions arrivés à notre nouvelle prison. Il ajoutait que le camp était de création récente et que les officiers prisonniers étaient enfermés dans un grand bâtiment de pierre, en dehors du village.

De nouveau la tristesse nous saisit. Le pays que nous traversions était d’une pauvreté rare : des plaines d’un vert jaunâtre très sec, à l’infini, sans un accident. Depuis Donaùeschingen, la locomotive avait, comme signal d’avertissement, non plus un sifflet, mais une cloche. Ces sons de cloche dans la morne campagne ensoleillée retentissaient d’une façon lugubre. Aux moindres haltes, le train s’arrêtait. À l’une d’elles, derrière la barrière du passage à niveau, un soldat français nous salua. Il était minable et travaillait dans une ferme voisine.

— Et Verdun ? nous demanda-t-il de loin.

Et, pour nous remercier de la nouvelle que nous lui jetions de l’échec allemand, il nous lança ce cri de réconfort :

— Ils crèvent de faim.

Cette petite scène nous avait émus. Nous ne songions plus à notre découragement. D’ailleurs, une fois de plus, le paysage changeait d’aspect, et, fuyant le plateau désolé, le train rentrait dans la Forêt-Noire des bois touffus, des collines abruptes, des monts plus rudes, des rigoles d’eau claire, et de la neige. La campagne semblait moins peuplée et nous serions au bout du monde dans ce Vöhrenbach, quoique assez près de la Suisse, ce qui nous soutenait beaucoup ; mais aussi, comme devait s’exprimer le Bœdecket, cette région était plus pittoresque. Enfin, satisfaits ou non, la volonté allemande nous envoyait à Vöhrenbach.

Un leùtnant nous attendait à la gare. Derrière lui, une marmaille considérable se préparait à nous recevoir comme des curiosités. Que d’enfants ! Jamais je n’en vis tant en si petite bourgade. Mais la stupeur ne m’empêcha pas de supputer que, dans quinze ans, l’Allemagne lèverait sans peine contre nous deux fois plus de soldats qu’elle n’en avait levés en 1914. Ces gamins grouillaient dans la cour de la gare comme des fourmis dans une fourmilière. Ils nous examinaient en silence. Ils s’approchaient de nous, et ils nous emboîtèrent le pas dans la grand’rue de Vöhrenbach que nous devions traverser de part en part, le camp étant situé à l’autre extrémité de la commune. Tout ce que je remarquai, c’est que le village n’offrait absolument aucun caractère particulier. Au coin d’une rue, un civil braquait vers nous un appareil photographique. Brusquement toutes les têtes se tournèrent à droite et tous les coudes gauches se levèrent devant les figures. L’amateur de souvenirs renonça à prendre un cliché aussi décevant.

Au bout de la grand’rue, quand nous y fûmes, nous vîmes enfin au loin un bâtiment de dimensions respectables, qui avait l’air d’un hôtel ou d’une mairie. Le soleil en éclairait la façade toute blanche. Une double enceinte de solides poteaux de bois, reliés entre eux par des réseaux de fils de fer barbelés, entourait la prison. La route longeait la clôture. Au premier poteau, une inscription interdisait aux civils de causer avec les prisonniers et de stationner devant le camp. À chaque angle de l’enceinte, une sentinelle de la landstùrm s’immobilisait à notre passage devant sa guérite peinte en jaune et rouge, aux couleurs du duché de Bade. Derrière les fils de fer, comme les autruches et les gazelles au Jardin des Plantes, quelques officiers se chauffaient. Ils vinrent au devant de nous.

Nous étions au camp de Vöhrenbach.