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Le Règne de l’Argent/01

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LE RÈGNE DE L'ARGENT

I.
AUTREFOIS ET AUJOURD’HUI

Quel est le roi des sociétés contemporaines ? Il semble bien que c’est l’Argent. Il a établi sa domination sur les ruines des pouvoirs historiques ; à mesure que tombent ou décroissent les autorités anciennes, religion, royauté, aristocratie, l’empire de l’argent grandit. C’est lui, déjà, le vrai souverain, et ni mers ni montagnes ne bornent sa souveraineté. Il rogne sur les esprits non moins que sur les corps, et rares sont les âmes qui n’acceptent pas son joug. Il a succédé aux dieux qui meurent, aussi bien qu’aux rois qui s’en vont ; il est l’héritier des autels déserts comme des trônes vides. C’est à lui, et non plus au Père céleste, que les générations nouvelles disent dans leur cœur : Que ton nom soit sanctifié ! que ton règne arrive ! Comme autrefois Moïse descendant de la montagne, le Christ, cloué sur la croix, jetterait, du haut du Calvaire, un regard sur les races qu’il était venu disputera Mammon, il ne verrait guère à ses pieds, dans ce monde racheté par son sang, que des adorateurs du veau d’or.

D’où vient cette royauté de l’argent ? Est-ce bien, chez nous, une usurpation récente, sans racine dans notre passé ? Le principe en est-il en nous-mêmes, dans nos mœurs, dans nos conditions matérielles et morales, politiques et religieuses ? ou bien, tout au rebours, est-ce une domination étrangère, antipathique à notre race, imposée aux nations chrétiennes par des hommes d’un autre sang et d’une autre foi ? Il importe de le savoir, si nous voulons nous affranchir de cette lourde tyrannie de l’argent. — Mais sommes-nous vraiment anxieux de nous émanciper ? De même que les Nibelungen de la tétralogie, nous avons été réduits en esclavage par l’or du nain Alberich ; notre âme gît sous le ventre oisif du monstrueux dragon qui garde l’or du Rhin, et nous ne savons de qui naîtra le héros qui doit nous délivrer.


I

Etre riche est le premier vœu de l’homme moderne. S’il croyait encore aux fées, la fée de la richesse, pour laide fût-elle, serait la marraine qu’il appellerait au berceau de ses enfans. Etre riche est une vocation pour laquelle chacun se sent né. La richesse a toujours été estimée des hommes ; mais elle semblait placée si haut, jadis, que le grand nombre osait à peine lever les yeux sur elle. Aujourd’hui, tous voudraient en avoir leur part : qui n’y réussit point s’en irrite, et le pardonne mal à la société. L’amour du bien-être et, aussi, le désir de jouir de la vie ont envahi toutes les classes. C’est un des traits de la démocratie contemporaine. Les peuples modernes ont besoin d’être riches. Le prodigieux développement de l’industrie semblait devoir mettre les biens de ce monde à la portée de toutes les mains. C’était comme un engagement d’honneur qu’avaient pris, vis-à-vis des masses, la science et la démocratie. Les classes dont autrefois les ambitions ne s’élevaient guère au-dessus de la condition paternelle ont, à leur tour, des aspirations vers le confort, vers le luxe, vers le loisir, vers tout ce que procure l’argent. Si vite qu’ait grandi la richesse, les exigences de la vie civilisée ont crû plus vite encore. Le progrès du bien-être n’a fait qu’augmenter les besoins et provoquer les appétits. Et cela est conforme à la nature de l’homme.

De même, jamais la richesse n’a excité autant d’envie que depuis qu’elle semble accessible à tous. Cela, aussi, est conforme à la nature humaine. On pardonne moins à la fortune depuis qu’elle n’est plus un privilège de caste. « Pourquoi eux plutôt que nous ? pourquoi pas moi comme un autre ? » répètent, chaque jour, des millions d’êtres humains qui tous ont l’intelligence et la volonté tendues vers le même but. Qui est pauvre se sent malheureux et se croit victime d’une injustice. De là le socialisme, et de là l’anarchisme.

La course à la fortune, voilà le spectacle qu’offrent, presque partout, nos sociétés occidentales. Elles ressemblent à un cirque morne où grands et petits, jeunes et vieux, les parens traînant par la main leurs enfans, courent à l’envi, se renversant en chemin et se foulant aux pieds les uns les autres. C’est à cette poursuite fiévreuse que les pères dressent leurs fils. L’éducation, pour la plupart, n’est qu’un entraînement en vue de ce steeple-chase à la fortune ; tant pis pour ceux qui tombent en route, ou demeurent fourbus en gagnant le prix. Encore, dans notre vieille Europe, sommes-nous en retard sur l’Amérique ; nous semblons aux Américains mous et engourdis dans cette lutte pour la fortune[1]. C’est au Nouveau Monde qu’il faut voir se ruer les coureurs à l’assaut de la richesse. Le Yankee, dégagé des traditions et des entraves du passé, est le type classique de cet effort constant et universel vers l’argent. Son front en demeure marqué ; toute la vie américaine en porte les stigmates.

Et cela est-il seulement vrai de l’Amérique ? Sommes-nous si en retard sur elle ? et de cette tension de tous nos muscles vers l’argent, ne nous reste-t-il pas, à nous aussi, une déformation physique et morale ? Notre conscience se détériore ; les délicatesses et les pudeurs de l’honnêteté s’oblitèrent. Nos sens de modernes, hystériquement raffinés pour les voluptés perverses, s’émoussent en fait d’honneur et de scrupules. L’argent mal gagné n’a plus mauvaise odeur. Si l’improbité formelle nous choque encore, le mercantilisme pénètre partout : c’est un autre des caractères de notre démocratie. Médecins, avocats, ingénieurs, écrivains, artistes, politiques, le mercantilisme est en train d’avilir les professions les plus nobles, celles qui naguère méritaient le nom de libérales. Toutes tendent à devenir un métier, une affaire, et prennent les vues intéressées et la morale lâche des gens d’affaires. L’argent est la commune mesure des choses et des mérites. Carrières libérales, commerce, industrie, le vieil honneur professionnel est partout en déclin. Tout est matière à trafic. C’est, dans tous les rangs, comme une involontaire suggestion ; l’or aux reflets fauves hypnotise les intelligences — et les consciences.

L’argent est le grand ressort de la vie moderne. Balzac l’avait déjà senti ; l’argent est le héros, le protagoniste de sa Comédie humaine[2]. C’est par là, peut-être, qu’elle est restée si vivante. Le théâtre, comme le roman, a dû faire large place aux millions, aux combats autour d’une succession ou d’une dot, témoin Scribe, témoin Augier, pour ne nommer que des morts[3]. Et ce rôle de l’argent dans nos sociétés a singulièrement grandi depuis Balzac, et depuis Scribe. La compétition universelle, l’avènement des nouvelles couches au pouvoir et aux fonctions publiques, le renchérissement de la vie et les exigences du luxe, les tentations et les périls de la spéculation, le dangereux aida des placemens mobiliers, la dépréciation continue des fortunes patrimoniales par la diminution des revenus du sol et par la baisse du taux de l’intérêt, autant de causes qui ont astreint toutes les familles, anciennes ou récentes, à ce perpétuel souci de l’argent. Combien y échappent ? Vivre de ses rentes, l’ignoble ambition de nos classes bourgeoises, devient un rêve que peu d’élus peuvent réaliser.

En ce sens, on pourrait soutenir qu’il n’y aura bientôt plus de riches. Riches ou pauvres sont, déjà, presque également en proie au même souci. Ce n’est pas que ce vulgaire souci de l’argent, auquel si peu se dérobent, s’affiche partout publiquement. Fi donc ! cela est de mauvais ton. Cette préoccupation mesquine ne s’étale guère que chez les petites gens. Les autres la dissimulent sous des dehors d’indifférence ; c’est un reste des traditions aristocratiques. La vie mondaine est une école d’hypocrisie. Là aussi l’argent est le moteur secret, mais la chose à laquelle on pense le plus est celle dont on parle le moins. Les dépenses, les rentrées, les prix, détails vulgaires que les gens bien élevés sont censés ignorer. Ce genre d’hypocrisie est un hommage de plus à la vertu de la richesse. On tient tant à l’argent qu’on veut avoir l’air d’en posséder assez pour n’avoir point à compter avec lui. On met son amour-propre, on met sa gloire, à passer pour riche. Pareils aux lépreux d’un conteur israélite, nos mondains portent un masque d’or, au sourire grimaçant, sous lequel se cachent leurs convoitises et leurs embarras d’argent[4]. Etre et non paraître, était la devise du sage ; paraître semble, aujourd’hui, le mot d’ordre des hommes de quelque éducation. La médiocrité s’ingénie à contrefaire l’opulence. A-t-on encore le stoïcisme de se passer des satisfactions de la fortune, on a rarement l’héroïsme de laisser transpirer sa pauvreté. L’on dirait que pauvreté est devenue vice, et qu’être pauvre est l’irrémédiable déchéance.


II

Le sentiment que doit nourrir une pareille société envers les grosses fortunes, on le devine ; et s’il se trouve une race aux mains de laquelle les écus semblent s’agglomérer, on prévoit de quel mélange d’admiration et de jalousie elle sera entourée. C’est l’histoire des juifs. Au fond de l’antisémitisme, il y a un levain de convoitise. Cette prise d’armes, contre la haute banque et la Bourse, provient moins de l’aversion pour les richesses que de la passion des richesses. Dans nos révoltes contre le règne de l’or, il s’en faut, hélas ! que tout soit noble et désintéressé. Elle n’a, le plus souvent, cette croisade, rien de chrétien : Dieu sait si c’est notre bon ange, ou si c’est le Malin qui nous souffle la haine des manieurs d’argent. Ce qui provoque tant de colères contre les parvenus de la spéculation, ce n’est pas tant, d’habitude, la charité, l’amour fraternel du pauvre, le souci des petits trop souvent dépouillés par de coupables manœuvres ; c’est, plus encore, l’envie, la cupidité, l’amour de l’argent qui couve dans la boue de nos cœurs. Sémites ou Aryens, le grand grief des foules chrétiennes contre les rois de la Bourse et les hauts barons de la Banque, c’est qu’ils sont trop riches.

Si nous étions de vrais chrétiens, imbus de l’esprit de l’Evangile, nous n’irions pas jalouser les princes de la finance, et si nous avions un reproche à faire aux juifs, ce ne serait pas de thésauriser les trésors de ce monde qui craignent les vers et la rouille[5]. Loin d’envier aux juifs la royauté de l’argent, nous leur dirions le mot du roi de Sodome à leur père Abraham : Da mihi animas, cætera tolle tibi[6]. Mais, justement, ce à quoi nous tenons, non moins que les fils de Juda, c’est à l’argent ; et c’est parce qu’il en prend trop, à notre gré, que tant de voix s’élèvent contre Israël.

Jésus disait à ses disciples : « Personne ne peut servir deux maîtres à la fois ; vous ne pouvez servir Dieu et Mammon[7]. » Or, Mammon c’est la richesse. Cette parole a bien vieilli depuis le Sermon sur la montagne ; les chrétiens de nos jours ont changé tout cela. L’on compte quatre cents millions d’hommes baptisés au nom du Christ ; combien parmi eux se font scrupule de servir Mammon ? Après dix-huit cents ans, Mammon est redevenu le prince de ce monde. Les plus pieux se partagent entre Dieu et lui, et ce n’est pas l’héritage des biens éternels qui leur donne le plus de soucis. On croirait, en vérité, que c’est aux pauvres que s’applique la menaçante similitude du chameau et du trou de l’aiguille. S’ils s’inspiraient de l’Evangile, les chrétiens redouteraient plutôt d’être riches ; mais reste-t-il des chrétiens parmi nous ? Sous le froc du moine sans doute, ou sous la guimpe de la sœur de charité. J’aperçois bien encore des catholiques, des protestans, voire des orthodoxes, qui croient et qui prient ; mais combien de chrétiens parmi eux ? Pour la plupart, le christianisme s’est figé en formules et en rites.

Ironie des choses et dérision de l’histoire ! Des nations qui se disent chrétiennes ne peuvent pardonner à ceux qu’elles accusent de s’emparer de la richesse. Quel étrange grief pour les disciples des pêcheurs de Galilée, et comme sonnent faux à nos oreilles le Beati pauperes et le Vœ divitibus ! Combien s’est dilué au cours des siècles l’élixir divin, et qu’il y a loin, chez les meilleurs, de la doctrine à la pratique, de la foi aux œuvres ! Que sera-ce de ceux qui ont rejeté la loi du Christ et qui se rient de la folie de la Croix ? Le christianisme était venu dans le monde réhabiliter la pauvreté ; les pauvres étaient la noblesse du Christ ; et, après dix-neuf siècles d’efforts et d’exemples héroïques, la pauvreté semble décidément vaincue. Les chrétiens mêmes sont las d’arborer ses couleurs. Quels sont, aujourd’hui, ses amans ou ses chevaliers, et qui irait la prendre pour fiancée ? Elle est, de nouveau, redevenue veuve[8], la maigre épousée du mystique d’Ombrie, et où sont ceux qui la courtisent ? Qui, parmi nous, en dehors des cloîtres démodés, où se réfugient les âmes maladives encore atteintes de la passion surannée du sacrifice, qui de nous tend les bras à la bienheureuse Pauvreté ? La dame de nos pensées, celle à qui vont en secret nos cœurs, c’est la Richesse. Autrefois, en dehors des ascètes et des croyans, jusque chez les païens, chez les stoïciens, chez les cyniques, ils n’étaient pas rares les hommes qui s’accommodaient de peu et méfiaient leur honneur à soutenir le bon renom de la pauvreté. Aujourd’hui, nous ne savons plus guère être pauvres.

Ce n’est pas que nous soyons si grossiers que tout ce que peut cacher de délicates jouissances une honnête pauvreté échappe à nos sens. Nous faisons bien encore parfois l’éloge de la pauvreté, de la médiocrité, vantant ses charmes, la liberté qu’elle vaut à l’esprit, — la paix qu’elle apporte au sage, affranchi par elle des soucis des affaires, — la saveur toujours nouvelle qu’elle donne aux affections, — le prix qu’elle confère au travail et au loisir. Les raffinés d’entre nous célèbrent en beau langage la joie, la poésie d’être pauvre ; mais cette joie et cette poésie, nous les goûtons surtout en imagination, chez les autres, ou de souvenir, après coup, quand nous les avons perdues[9]. Chez certains, cette façon d’idéaliser, de loin, la pauvreté, est une manière de dilettantisme, presque de dandysme. C’est devenu si vulgaire d’être riche ! et c’est si mesquin de vouloir l’être ! Les plus sincères d’entre nous me font penser au philosophe qui scandait son panégyrique de la pauvreté sur une table d’or. Les vrais riches, a dit un poète aimé des petits et des humbles, ce sont les pauvres[10]. Rien de plus vrai pour qui a le cœur de travailler et la sagesse de se contenter de peu. Mais, philosophes ou croyans, ceux-là se font rares. Combien de chrétiens, et de chrétiennes, remarquait récemment un penseur évangélique, loin de savoir se contenter de peu, ne savent pas se contenter de beaucoup[11]. Et quand il en est ainsi des chrétiens, pourquoi en serait-il autrement du juif ?

Le juif, que nous nous représentons comme le grand prêtre du culte de Mammon, chante, lui aussi, dans sa synagogue les vertus de la pauvreté. Ses livres, devenus les nôtres, sont tout pleins de l’éloge du pauvre. Nous allons répétant que sa religion est toute matérielle, qu’elle glorifie partout la richesse, qu’elle ne songe jamais qu’aux biens de ce monde. C’est mal la connaître. La richesse n’est point au nombre des schemoné esré, des dix-huit bénédictions que, depuis trois semaines de siècles, le juif orthodoxe implore de l’Eternel. Toute une portion au moins des livres hébreux, la plus populaire en Israël, celle qui tient le plus de place dans sa liturgie, comme dans la nôtre, exalte sans cesse le Pauvre. Les Psaumes sont ici d’accord avec les Evangiles, et la nouvelle loi continue l’ancienne. Notre Beati pauperes spiritu est comme le résumé du Psalmiste. Certains exégètes ont été jusqu’à faire des Psaumes le livre des pauvres, des ebionim représentés comme une confrérie de piétistes, une sorte de puritains de Juda[12]. Le pauvre est le favori de Jéhovah ; pauvre et juste, ebion et çaddik, sont synonymes pour ces vieux Sémites. Et ce qui est vrai des psalmistes l’est presque autant des prophètes, de celui notamment que la critique moderne nomme le second Isaïe.

Les fils d’Israël s’inspireraient dans leur vie des leçons de leurs psaumes qu’ils feraient, eux aussi, bon marché des richesses. Mais, tout comme les chrétiens, ils répètent des lèvres, en langue morte, les sublimes versets des cantiques de Sion et ils laissent cela dans les livres des scribes, au lieu de l’emporter dans leur cœur. Le juif vieilli abandonne à ses aïeux de la maigre Palestine les louanges de la pauvreté, et il court à la Bourse et aux lieux où l’on a chance de faire fortune. « Lui, qui a bouleversé le monde par sa foi au royaume de Dieu, ne croit plus qu’à la richesse. » — Est-ce au juif, ou au chrétien, que doit s’appliquer cette dure parole de Renan[13] ?

En vérité, je ne sais trop ; car, n’en déplaise à Renan, des juifs qui savent supporter la pauvreté il en est encore ; mais nous n’avons pas les yeux sur eux, nous ne daignons point les remarquer. Nous ne savons même pas toujours que dans les grandes juiveries la foule est pauvre. Pour l’apprendre, il n’est cependant pas besoin de voyages bien longs. Des juifs pauvres et résignés, occupés de tout autre chose que de faire fortune, il s’en rencontre pourtant jusque parmi nous. J’ai moi-même connu, à Paris, un savant Israélite, alors septuagénaire, docteur en droit et en médecine, parlant toutes les langues de l’Europe, qui vivait à la façon des vieux rabbins, n’ayant d’autres besoins que ceux de l’intelligence et d’autres joies que celles du travail[14]. Plus dénué que Spinoza, il avait dû renoncer à la décence de la pauvreté. Il habitait, rue de Seine, une soupente sous les toits, éclairée par un vasistas ; au lieu d’escalier, on y grimpait par une sorte d’échelle. Une caisse de planches disjointes lui servait de bibliothèque, une paillasse et une chaise avec une table de bois blanc étaient tout son mobilier ; et, dans ce misérable réduit, le vieillard écrivait obstinément de longs traités sur la législation et sur la médecine du Talmud, sans autre ambition que de voir imprimer ses livres, et de contribuer pour sa part à dissiper les préjugés réciproques de ses coreligionnaires et des chrétiens. Ce type du savant, du hakham pauvre, est bien juif, et il est toujours vivant dans les juiveries de l’Est. Depuis l’exode des juifs russes, on en trouve des échantillons dans tous les pays des deux mondes, de Vilna et de Jassy à San-Francisco.

Que si les pauvres, les ebionim, ont cessé d’être prophètes en Israël, et si le juif civilisé, ignorant des béatitudes de la pauvreté, court après l’argent, je ne m’en étonne point. Il a été, de longue date, dressé à la chasse des ducats, moins par les exemples de ses pères que par les leçons des nôtres. S’il a pu traverser les siècles, s’il a su redevenir un homme parmi les hommes et échapper à l’opprobre des ghettos, n’est-ce pas grâce à l’argent ? C’est l’argent, avant nos philosophes, qui lui a permis de se redresser sous la verge de l’oppresseur ; l’argent qui l’a tiré de la nouvelle terre d’Egypte et l’a racheté de la servitude. L’or a été, en vérité, le sauveur d’Israël, le rédempteur de Juda. Encore aujourd’hui, en mainte contrée, en Russie, en Roumanie, la liberté du « Sémite » est dans son portefeuille ; le rouble est sa cuirasse et son bouclier. Chez nous-mêmes, notre estime pour lui se mesure le plus souvent à sa fortune. Qu’il aime l’argent, le juif le lui doit bien. Ne raillons pas le brocanteur de la Smalah d’Horace Vernet parce que, au milieu du tumulte des armes, il ne songe qu’à sa cassette. Toute sa force est là. L’argent est la seule puissance qu’aient respectée chez lui chrétiens et musulmans ; mais, heureusement pour lui, l’argent est, toujours et partout, demeuré une puissance.

L’amour de l’argent, chez le juif, n’a rien que de naturel ; c’est un fait d’atavisme ; nous le lui avons nous-mêmes inculqué pendant des siècles. Ce que j’admire, c’est qu’ils n’en soient pas tous atteints ; et ce qui me trouble, c’est que le chrétien n’en semble guère moins possédé. Car, si l’argent a fait la force du juif, c’est que l’argent était fort sur les chrétiens ; et s’il est vrai que l’or doive rendre le juif tout-puissant, n’est-ce pas que l’or est omnipotent chez nous ?


III

Pourquoi l’argent a-t-il tant d’empire sur nos sociétés modernes ? De cela, je vois plusieurs raisons. L’une sans doute, — nous y reviendrons, — ce sont nos vices ; mais ce n’est pas la seule, car, tout compte fait, il n’est pas sûr que nous ayons plus de vices que nos pères. Une chose certaine, au contraire, c’est que nous avons plus de besoins. L’homme libre, celui qui échappe à la servitude de l’argent, c’est celui qui offre le moins de prise à ce tyran des âmes, partant celui qui a le moins de besoins. Car nos besoins, nos goûts de bien-être, de luxe, de confort sont les liens par où l’argent nous tient enchaînés. Or, nos arts, nos industries, nos sciences modernes ont multiplié à l’infini nos besoins ; et c’est autant de prises que notre corps et notre esprit offrent à l’argent. Jamais les hommes n’ont eu autant de besoins, telle est la vérité ; jamais la vie civilisée n’a eu pareilles exigences. Les bornes du nécessaire ont été reculées ; cela seul suffirait pour que l’argent ait plus d’empire. La faute en est à notre civilisation. Tout s’est compliqué dans la vie moderne, et tout se paye dans la vie moderne.

Nous pouvons vanter la pauvreté, il nous est malaisé de ne pas nous en sentir amoindris. Nous sommes loin de la Judée, ou de la Grèce primitive. La pauvreté n’a plus, chez nous, ni les facilités, ni la dignité qu’elle avait en des civilisations plus simples, chez des peuples plus jeunes, sous un ciel plus clément. L’homme moderne ne vit pas d’une boulette de riz ou d’une poignée de dattes, et le pagne de l’Inde ou de l’Egypte ne suffit plus à nos femmes. Nous sommes des fils de l’Occident, nés d’une terre plus rude ; nous ne ressemblons pas aux lis des champs qui ne travaillent ni ne filent, et qui sont mieux vêtus que Salomon dans toute sa gloire. Nous ne pouvons, pour nous et pour nos enfans, prendre modèle sur les oiseaux du ciel, qui ne sèment ni ne moissonnent et n’ont pas de greniers[15]. Nous n’avons ni la sobriété ni l’endurance du Sémite, fils du désert ; et nous ne saurions nous contenter de la ceinture de poils de chameau et des sauterelles du Baptiste. Heureux Orient ! heureuse enfance de la civilisation, où la pauvreté était noble ! où le saint et le prophète, restés près de la nature, pouvaient secouer sur les villes la poussière de leurs pieds nus, pour aller vivre, libres et allègres, sous le ciel de Dieu ! Temps lointains, oubliés de l’Occident et que ne reverront plus nos races amollies. Le monde a vieilli ; la terre s’est refroidie, et est devenue moins maternelle ; l’Orient même se meurt ; l’Orient s’en va, reculant sans cesse devant notre civilisation prosaïque. Le confortable, le banal et asservissant confortable est en train de conquérir le globe. Nous sommes esclaves de nos besoins, prisonniers de nos arts, de notre industrie, de notre vie urbaine, partant serfs de la richesse, assujettis au règne de l’argent.

Et puisque nous ne pouvons faire à moins, puisque la masse des hommes a des besoins supérieurs à ses ressources et que, à chaque génération, les inventions de l’industrie, la diffusion de l’instruction et tout ce que nous appelons le progrès nous en inculquent de nouveaux, à quoi bon honnir la richesse ? Hypocrisie après tout, ou inconséquence, car pour en faire fi, il nous faudrait réduire nos besoins, et nous ne voulons, ou nous ne savons. Bon gré, mal gré, pour vivre en hommes modernes, il nous faut compter avec l’argent, faire cas de l’argent. Qu’un moine à la tête rasée, ayant fait vœu de pauvreté, dénonce la richesse, je le veux bien : sa robe de bure ou ses pieds nus lui en donnent le droit ; mais les autres, les mondains, les affairés, les coureurs de places ou les courtisans de la fortune, comment le leur permettre ? Les plus ardens à protester contre l’opulence des riches (et qui nous a dit où commençait le riche ? ) réclament le confort, l’aisance, le bien-être de la vie ; et cela encore, c’est de l’argent.

Tout comme la pauvreté, il serait facile de vanter la richesse ; et en en faisant le panégyrique, un philosophe saurait se montrer philosophe. Elle aussi a ses mérites, elle aussi a ses vertus, comme elle a ses vices, ses périls, ses tentations. En bonne morale, ni la richesse, ni la pauvreté n’ont de prix par elles-mêmes : ni de l’une ni de l’autre, je n’oserais affirmer qu’elle nous élève ou nous avilit ; qu’elle nous purifie ou qu’elle nous souille. Elles n’ont point en elles de vertu purificatrice ou de grâce sanctifiante ; elles valent toutes deux par le sentiment que nous y apportons, et l’une comme l’autre, selon que nous savons ou non en user, peut se montrer libératrice ou assujettissante.

À quoi bon intenter à la richesse un procès qu’elle a gagné d’avance dans le cœur de ses juges ? ou porter contre elle une sentence que notre raison ne sanctionne point ? Les saints qui abandonnent leurs biens et quittent le monde pour s’enfermer à la Chartreuse où à la Trappe ont le droit de condamner la richesse. À nous autres, gens du monde, cela sied mal. Laissons les lieux communs surannés au rhéteur et au sophiste qui se contentent d’être sages en discours et détachés en paroles. Libre à Tolstoï et à ses ingénus conseillers, le moujik Soutaïef ou le moujik Bondaref, de condamner les hommes « qui vivent à la façon des seigneurs, qui se promènent sous des ombrelles et mangent le pain de la sueur d’autrui »[16]. Pour avoir le droit de les réprimander, ces riches qui vivent du pain qu’ils n’ont pas semé, il faut, à tout le moins, se faire à demi paysan et mettre la main à la faux, comme ce grand et naïf Tolstoï. Laissons-le dire que l’argent rétablit l’esclavage et usurpe le travail d’autrui. Il est au moins conséquent avec lui-même, le vieux ponnischtchik ; après avoir écrit le matin une page contre la richesse et contre les oisifs, il ne va pas, le soir, ponter au club ou applaudir un ballet. Tout se tient chez lui ; et, comme la banque et la grande industrie, il réprouve les villes, les modernes Babylones, la vie urbaine et la civilisation corruptrice. De même que Rousseau nous ramenait à l’homme de la Nature, au bon sauvage, Tolstoï nous ramène au moujik, à l’homme des champs, au touloup de peau de mouton et à l’izba de bois. Cela au moins est un système.

Les déclamations contre la richesse n’ont eu, en tout pays, tant d’écho que parce que rien n’excite autant l’envie des hommes. Le mal, nous le savons, n’est pas dans la richesse ; il est dans la manière dont tant de riches acquièrent leurs richesses et emploient leurs richesses. Encore, n’est-ce là que le moindre mal, quoique le plus choquant aux yeux des foules. Le grand mal, celui dont souffrent riches et pauvres, c’est le culte de l’argent, le culte de l’ignoble pécune, obscœna pecunia, comme disait déjà un ancien[17] ; c’est le respect avilissant dont l’entourent dans leur cœur nos sociétés bourgeoises et ceux mêmes qui se révoltent contre les riches. Ne considérer que l’argent, n’estimer que la fortune, mesurer les hommes et les familles à cette aune vulgaire de la richesse, voilà qui est malsain et corrupteur, qui dessèche l’âme et racornit l’esprit. Or, c’est là ce que nous voyons, chez nous, jusqu’en notre France naguère chevaleresque, au fond de notre peuple, dans nos petites villes et dans nos villages. Et cela est de notre cru ; ce ne sont pas les juifs qui nous l’ont appris ; — chez le juif, encore au XVIIIe siècle, l’admiration allait au savant, au rabbin, au hakham, non au riche et au banquier[18]. — Je me rappelle une petite ville de Normandie, mon pays natal, dont j’ai, quelques mois, fréquenté le collège. « Un tel est plus riche que toi ; un tel est le plus riche de la ville ! » me disaient, avec une envieuse admiration, des enfans d’une douzaine d’années. Le respect de l’argent était déjà incrusté dans leur cervelle, — à bien dire, il était inné chez eux, et ils n’avaient rien de sémite ces petits Normands ; pas un juif parmi eux. Ils avaient pris cela chez leurs parens, dans la maison paternelle ; ils avaient sucé cela avec le lait de leur mère ; c’était passé dans leur sang. Bourgeois ou paysans, une bonne moitié de l’Europe en est là, et nous savons ce qui en est de l’Amérique. N’est-ce pas le Yankee qui a inventé de dire qu’un homme vaut tant de dollars ? Pour le commun de nos contemporains, l’homme en effet ne vaut plus par l’âme, par le génie, par le sentiment, il vaut par ce qu’il possède. Faut-il tout dire ? ce genre de considération ne s’attache pas seulement aux individus ou aux familles, mais aux villes, aux provinces, aux pays, aux nations mêmes.

Estimer les peuples d’après leur richesse, voilà où nous en sommes venus. C’est un pays pauvre ! que de dédain, dans ces seuls mots, pour de nobles pays, souvent riches d’une longue et glorieuse histoire ! Qu’on ne dise point que je calomnie notre temps. J’ai fait trois ou quatre fois le tour de l’Europe, durant les tristes années qui ont suivi la guerre de 1870. Cela était souvent dur pour un Français qui avait voyagé sous l’Empire, après Sébastopol et Solferino, aux temps lointains où la France passait encore pour la première puissance du continent. Je m’aperçus vite, — ô honte de la défaite ! — qu’une chose, après Metz et Sedan, nous relevait aux yeux de l’Europe chrétienne, comme à ceux de l’Asie musulmane : — c’était notre argent. L’énormité de la rançon soldée à l’Allemand nous valait, de la part des peuples émerveillés, une nouvelle et humiliante considération. La France n’était plus le pays de la chevalerie et des croisades, le pays de saint Louis, de Jeanne d’Arc et de Napoléon ; la France des lys et des trois couleurs était devenue le pays des cinq milliards. — Cinq milliards, quelle montagne d’or ! Slaves orthodoxes, Germains protestans, néo-latins catholiques, cela nous attirait, en Orient non moins qu’en Occident, une sorte d’admiration jalouse, pareille au méprisant respect que de petits bourgeois ou de gros paysans marquent involontairement à l’ancien négociant, au failli de la capitale retiré dans leur voisinage après un concordat avantageux. Abjecte auréole des milliards ! après tout moins avilissante pour le front saignant de la noble blessée dont le cœur n’était pas à ses millions, que pour l’étranger dont les yeux cupides s’en laissaient éblouir !

La richesse, telle est, chez les modernes, la primauté la plus enviée des peuples. Ils n’en convoiteraient guère d’autre, si, pour la conserver, il n’était besoin d’être fort. Car, de nos jours, comme aux temps barbares, il faut le fer pour garder l’or. Grands et petits, tous les peuples, aujourd’hui, veulent une politique qui paye, comme dit le réalisme anglo-saxon. Israël dispersé n’est pas le seul dont la vieillesse ait mis son idéal dans l’argent et ses espérances en la richesse. Nous sommes en train d’en venir tous là. Comme Israël, notre France a longtemps cherché le royaume de Dieu, combattant, elle aussi, des croisades à la Révolution, pour sa foi et pour son idéal. Après tant de siècles de luttes et de gloires, faudrait-il dire d’elle, comme Renan des restes de Juda, qu’elle ne croit plus qu’à la richesse ?


IV

Pour s’être aggravé, le mal, à vrai dire, n’est pas nouveau. Le germe en était, dès longtemps, dans nos chairs aryennes. Notre Europe ne l’a pas gagné au contact d’une race exotique ; car, au lieu d’être un vice de sang particulier aux fils de Cham ou de Sem, c’est un mal presque aussi vieux que le monde, on pourrait dire une affection congénitale, dont toutes les nations, anciennes ou modernes, ont été plus ou moins atteintes. Elle semble inhérente au développement de la civilisation matérielle, et apparaît avec la richesse, là surtout où la richesse ne rencontre ni contrepoids social ni frein moral. C’était déjà, au soir de leur décadence, la maladie des sociétés antiques. Quoique ce semble plutôt un mal sénile, la jeunesse de nos races occidentales n’en a pas été indemne.

L’argent est un seigneur d’ancienne maison ; il a régné sur bien des peuples de races diverses, avant d’établir son empire sur nous. Qui voudrait rechercher les origines de sa royauté devrait remonter à la nuit de la préhistoire. La conquête de la Toison d’or a été le rêve de tous les chefs barbares. Ce n’est pas seulement, comme on ose nous le conter, à Tyr ou à Carthage, les phéniciennes, que l’argent a été le maître. Si Mammon est sémite, Ploutos est aryen ; et les Grecs d’Aristophane se disputent à qui aura pour hôte Ploutos l’aveugle. Les cités grecques, après les guerres médiques, la république romaine, après les guerres puniques, tombent sous la tyrannie de l’argent. L’argent est déjà le roi de Rome ; l’orbis romanus appartient aux chevaliers, et les publicains mettent en actions les conquêtes des légions[19].

Laissons l’antiquité. Il semblait que la royauté de Plutus dût être renversée à jamais par le triomphe de la Croix. Il n’en fut rien. De tous les dieux détrônés, c’est celui qui garda le plus d’adorateurs dans le vieux monde païen, en apparence converti à la foi du Christ. En Orient, à Byzance, Chrysostome n’a pas assez d’invectives contre la passion des richesses. En Occident, au printemps des nations modernes, le pouvoir de l’argent reparaît à mesure que refleurissent, après l’hiver des invasions barbares, le commerce et la civilisation. Le moyen âge n’a point eu pour l’argent le séraphique dédain du poverello d’Assise. Le grand rêve de ces siècles de foi a été la pierre philosophale ; l’ambition des sages était de transmuer les métaux en or. L’argent, il est vrai, n’a pas de place dans la féodalité ; mais en peut-on dire autant de la richesse, alors que la terre, presque l’unique base de la richesse, conférait partout le pouvoir, que la propriété avait fini par se confondre avec la souveraineté, que tout propriétaire régnait en roi sur son domaine, si bien qu’on pourrait dire que la féodalité n’a été qu’une hiérarchie de propriétaires ? L’or, l’argent, le vil métal, comtes ou barons, ecclésiastiques ou séculiers, les seigneurs, aux époques les plus chevaleresques, étaient loin d’en faire fi. La grande différence entre l’âge féodal et les temps contemporains, c’est qu’alors la richesse avait une autre nature et s’acquérait par d’autres moyens. Si on la courtisait moins, c’est qu’on ne se faisait pas scrupule de la prendre par force. Quand l’épée et le haubert pouvaient tout se permettre, que régnait sur le monde le droit du poing, le faustrecht des Allemands, le plus riche était le plus fort. Riche était synonyme de puissant. Li emperere riche, dit, de Charlemagne, notre Iliade nationale, la Chanson de Roland[20]. Au temps de saint Louis, chez le pieux Joinville, « riche homme » garde le sens de puissant seigneur[21]. Les deux choses semblaient inséparables ; la richesse était l’attribut naturel de la puissance ; l’une procurait l’autre.

Vers la fin du moyen âge, apparaît une nouvelle venue, la fortune mobilière. A peine née, elle tend à devenir une puissance. Ainsi d’abord des républiques italiennes et des communes flamandes ; chez elles, l’argent, sous sa forme moderne, industrie, commerce, finances, est bientôt le premier pouvoir de l’Etat. Au nord des Alpes, en France, en Flandre, en Allemagne, surgissent déjà d’énormes et rapides fortunes bourgeoises qui émerveillent les contemporains, excitant leur malveillance avec leur admiration. Au XIVe siècle, c’est Nicolas Flamel, « le plus riche homme en or et argent » qui fût de son temps, et pour cela réputé alchimiste. Au XVe siècle, c’est Jacques Cœur, argentier du roi et protégé du pape, qui a des factoreries jusqu’en Égypte et en Orient ; Jacques Cœur qui encourt déjà les accusations lancées de nos jours aux accapareurs des grands magasins. « Il a empoigné toutes les marchandises de ce royaume, dit Juvénal des Ursins, et partout a ses facteurs ; qui est enrichir une personne et appovrir mille bons marchands[22]. » Les grands négocians d’Augsbourg ne sont guère mieux traités de l’Allemagne qu’ils enrichissent. Contre les rois de la banque ou du commerce se dresse, dès les premiers jours, l’ignorante jalousie de leurs compatriotes[23].

Le moyen âge écoulé, la féodalité abaissée, la puissance de l’argent grandit partout. Nous verrons prochainement qu’il devait être l’héritier de la féodalité ; les rois n’ont guère fait que travailler pour lui. La Renaissance est, dans toute l’Europe, en proie à la fièvre de l’or. En Angleterre, en Scandinavie, en Allemagne, le grand appât de la Réforme, pour les princes et les gentilshommes, c’est le partage des biens de l’Eglise. En Espagne, dans la catholique Espagne, quelle force pousse vers « les Indes » Colomb et les conquistadores ? L’amour de l’or joint à l’amour de la Croix ; dans ces rudes cœurs de Castillans ou de Génois, en quête de l’Eldorado, Mammon savait faire bon ménage avec le Christ. L’argent, cet intrus, pénétrait jusque dans les cloîtres, s’installant sournoisement à leur ombre, avec la commende et la feuille des bénéfices. Encore un siècle ou deux et, en Hollande, à Genève, en Angleterre, en France même, entre en scène la finance moderne. Elle fait ses débuts dans les républiques marchandes. Les parvenus de la Banque forcent l’accès de la cour ; ils prennent des titres, la noblesse s’achète ; ils se font une place à Versailles et obtiennent un tabouret pour leur femme ou pour leurs filles. Le XVIIe et le XVIIIe siècle admirent la fortune grandissante des partisans, des traitans, des munitionnaires, des hommes d’argent, sous des formes et des noms nouveaux. Voici venir les royaux précurseurs de la haute banque contemporaine. Louis XIV a les frères Croizat et Samuel Bernard ; la régence et Louis XV ont Law et les quatre frères Paris. Saint-Simon a vu Louis XIV faire les honneurs de Marly à Samuel Bernard ; et le duc et pair s’est vainement indigné de « cette espèce de prostitution du roi. » — « Si le financier manque son coup, écrit La Bruyère, les courtisans disent de lui : C’est un bourgeois, un homme de rien, un malotru ; s’il réussit, ils lui demandent sa fille. » C’est ce que Mme de Grignan appelait fumer ses terres. Ce mode d’engrais était déjà fort en usage dans la noblesse de cour. Duclos remarquait que la finance et la cour portaient souvent les mêmes deuils. Du jour où l’or n’appartint plus, par droit de naissance, aux gens de qualité, la noblesse devait se le procurer par des alliances. Le gendre de M. Poirier ne fait que continuer les traditions de la vieille France. Turcaret est une des figures classiques de notre ancien théâtre[24].

La finance, sous la monarchie, était déjà une puissance ; et de tous les pouvoirs de l’ancien régime que la Révolution a prétendu renverser, aucun ne s’est relevé plus vite. Comme les rois, la Révolution, à son insu, travaillait pour lui. Elle a eu beau faire tomber la tête de trente-deux fermiers généraux, dont Lavoisier, elle n’a fait qu’élargir le champ d’opérations des hommes d’argent.

On voit que la finance a ses quartiers de noblesse ; dirons-nous pour cela que rien n’est changé ? que le règne de l’argent est de tous les temps et de tous les régimes ? — Non, si puissant qu’ait été l’argent aux siècles passés, — et à certains égards, il l’a peut-être été plus qu’au nôtre[25], — j’aperçois plus d’une différence entre le passé et le présent.

Autrefois, l’argent n’était ni beaucoup moins puissant, ni beaucoup plus modeste ; il n’était pas, à coup sûr, plus scrupuleux ; mais autrefois sa puissance ne se montrait guère à nu. L’argent, si je puis ainsi dire, ne régnait point par lui-même ; il se voilait, d’habitude, il se parait de qualités et de titres divers. Aujourd’hui, il règne en son propre nom ; il n’a plus besoin de déguisement étranger. Il n’est plus tenu de cacher, sous des dignités et des vêtemens d’emprunt, la bassesse de ses origines et sa vulgarité native. Il est libre de mettre habit bas ; il peut, sans choquer nos pudeurs, étaler au soleil sa malpropre nudité.

D’où ce changement ? C’est le fait de toute notre civilisation industrielle. Nos arts, nos sciences, nos découvertes ont préparé et affermi l’empire de l’argent. Et cela, non pas seulement, comme nous l’avons dit, en multipliant nos besoins. La vapeur et la houille, qui ont centuplé la richesse, en ont transformé la nature, faisant jaillir de nouvelles sources de fortune et les faisant couler et refluer sans cesse par des canaux nouveaux, d’un bout du monde à l’autre. La richesse mobilière a refoulé au second rang la richesse territoriale, ravalant les propriétaires fonciers et les aristocraties anciennes, édifiant, à leur place, des fortunes, tout ensemble plus rapides et plus précaires. Révolution sociale non moindre peut-être que toutes nos révolutions politiques, et de laquelle date l’avènement définitif du nouveau souverain.

Est-ce tout ? N’y a-t-il à cette usurpation de l’argent que des causes économiques ? Non encore ; à toutes les grandes révolutions de l’histoire, l’esprit a eu sa part. Ainsi en est-il de cette royauté nouvelle ; elle, aussi, a eu des causes morales, des causes spirituelles. J’en vois au moins deux : l’une religieuse, l’autre politique. La première est l’affaiblissement de la foi chrétienne ; la seconde est l’établissement de la démocratie[26].


V

La première, — la seule dont nous parlerons aujourd’hui, — c’est le déclin des antiques croyances, sans qu’une foi nouvelle on ait pris la place dans les âmes. Au règne de Mammon, comme dit l’Evangile, il y avait jadis une barrière : la foi. S’il n’avait pas vaincu Mammon, le Christ luttait avec lui, le Christ lui tenait tête ; et si la Croix n’a pu triompher de Mammon aux âges-de foi, que sera-ce à une époque d’incroyance ? Hélas ! il n’est que trop vrai ; la foi chrétienne, si dédaigneuse en principe des biens périssables, n’a pas longtemps étouffé la passion des richesses. Si elle réussissait mal à en détacher les fils du siècle, elle tendait au moins à en tempérer l’orgueil, à en borner le faste, à en purifier l’origine, à en moraliser l’usage. C’était un frein à la cupidité et à l’insolence des riches. L’église prêchait la dignité du pauvre[27] ; et ce n’était pas toujours symbole vain, quand les mains des rois et des reines lavaient les pieds de l’indigent. La religion enseignait, avec saint Thomas et avec Bourdaloue, que Dieu est le vrai propriétaire de tous les biens, et que les riches de ce monde n’en sont que les économes et les dispensateurs. Ces austères leçons avaient beau tomber dans des oreilles sourdes, il y avait, dans la vie, à tous les rangs, un autre idéal que de faire fortune. L’échelle d’or aux barreaux d’argent n’était pas, dans leurs rêves d’avenir, la seule vision qui emplît les yeux des hommes.

Si terre à terre, si personnel et égoïste que nous semble le désir de faire son salut, cette pensée surannée avait le mérite de distraire, à certaines heures, des biens de la fortune et de donner parfois quelques scrupules sur la manière de les acquérir, ou sur la façon de les employer. Depuis qu’a disparu ce souci vulgaire, le niveau moyen des consciences a baissé, pendant que le flot des cupidités montait. Le publicain n’a plus besoin de courber la tête, et je ne sache pas qu’il songe à faire pénitence. Le vice enrichi ne rend même plus toujours à la vertu le fastidieux hommage de l’hypocrisie. La vergogne est en train de passer d’usage ; le tout est de réussir, le monde n’a plus qu’indulgence pour les correctes vilenies que couvre le succès. Chaque jour accroît le nombre de ceux qui osent s’affranchir des antiques règles d’une morale vieillie. A en croire les plus sincères, la conscience et l’honneur sont des conventions gênantes dont les forts sont en droit de se défaire. A l’affaiblissement de la foi succède chez les foules le déclin du sens moral ; religion et moralité ont été si longtemps liées et comme tressées ensemble ! Les chrétiens, selon le mot de Jésus, étaient le sel de la terre ; et le sel s’est affadi.

Une chose a changé, dont toutes choses se ressentent : la conception de la vie. Militia vita hominis super terram, a dit l’apôtre ; et la solde de son service, le chrétien ne l’attendait pas de ce monde. Il y avait pour l’homme un autre Eden que les paradis de l’or, un autre arbre de vie que celui de la fortune. On a dit souvent que les juifs réussissaient dans les affaires de ce monde parce qu’ils avaient mis toutes leurs espérances sur cette terre, n’attendant rien au-delà des ténèbres du Schéol. Vrai des cohanim sadducéens, sinon des premiers Hébreux, cela ne l’était pas des pharisiens, ni de leurs héritiers, les juifs talmudistes. Le juif aussi, et avant nous, a cru durant des siècles à la résurrection des morts et élevé ses regards vers les tabernacles éternels. Mais, circoncis ou baptisés, la loi aux récompenses célestes a chancelé. Comme le juif déjudaïsé, nous sommes en train de retourner aux doctrines des sadducéens, et nous nous persuadons que tout finit avec la vie présente. L’horizon de l’homme s’est rétréci ; sa vue est bornée à la terre et aux biens de la terre ; le ciel, avec ses profondeurs étoilées, qui attiraient l’âme, le ciel de Dieu a été muré. Autrefois, le plus réaliste de ces juifs grossiers, matérialisant les symboles d’un obscur Midrasch, se réjouissait à la pensée de manger, au jour de la résurrection, une tranche du Léviathan que Jéhovah tient en réserve pour ses élus[28]. Aujourd’hui, juifs et chrétiens ne se contentent plus de la promesse des félicités futures ; chacun prétend goûter en ce monde sa tranche du Léviathan. Circoncis ou baptisés céderaient également leur part de l’héritage céleste pour le plat de lentilles d’Esaü. Les modernes vont répétant avec le sceptique du Kohelet : « J’ai reconnu qu’il n’y a de bonheur qu’à se réjouir et à se donner du bien-être[29]. » L’homme a perdu le sens de la vie, et n’a plus d’autre règle de conduite que de jouir et de s’enrichir. L’esprit chrétien, l’esprit de renoncement et de charité, qui a longtemps embaumé le monde, s’évapore lentement comme le parfum d’un vase brisé. La lutte pour la vie est la foi et la loi du jour ; et qu’est la lutte pour la vie, dans les cervelles populaires, sinon la lutte pour l’argent ?

Le premier devoir de l’humanité nouvelle, est de s’émanciper de la pauvreté. Toutes les classes, toutes nos races occidentales aspirent également à en secouer le joug. Philosophes et politiques nous montrent dans la richesse le but des sociétés humaines. Comme la souffrance, — avec laquelle nous l’identifions, — la pauvreté, en dépouillant son auréole mystique, a perdu tout sens pour les foules. À peine si les prêtres du Christ osent encore la leur vanter, — j’en vois qui sont bien près de la renier. — Elle n’est plus qu’un contresens absurde, une insulte à la Nature et à la Raison, une honte pour l’individu, une ignominie pour la société. La pauvreté n’a pas de place dans la nouvelle conception de la vie. Selon le mot de Tolstoï, l’homme semble ambitionner de n’être plus qu’un paquet de nerfs jouisseurs ; et l’argent est la clé des plaisirs, l’argent est une lettre de change sur toutes les voluptés. S’amuser, se divertir, faire la vie, comme dit le peuple, est devenu, dans toutes les classes, et presque à tous les âges, l’idéal du grand nombre. L’argent, qui ouvre la porte des paradis terrestres, est le grand facteur de la vie, l’arbitre des existences, le dispensateur de toutes les joies. Et la richesse, ne songeant qu’à varier et à raffiner ses plaisirs, donne plus que jamais au peuple des leçons de corruption, avec des préceptes de matérialisme. L’exemple vient de haut. Par toute leur vie frivole, les classes mondaines, — qui osent encore se dire chrétiennes, — apprennent aux masses à n’estimer que le bien-être matériel, les fadeurs banales d’un luxe sans poésie et le prosaïsme sans noblesse d’un confort amollissant. Les riches prêchent aux pauvres l’amour de l’argent, leur apprenant à le regarder comme le souverain bien et la grande raison, la seule, de vivre.

Notre âge rationaliste, émancipé de tout dogme, est en train de s’enlizer dans une misérable et vile idolâtrie. Nous glissons vers une sorte de néo-paganisme, moins les dieux de marbre blanc de l’Hellade, et les beaux mythes de l’Olympe. Le vrai dieu, le dieu unique, auquel tous croient et que tous servent, c’est l’Argent. Comme il a grandi et comme il est devenu gras, depuis les monts d’Arabie, le maigre veau d’or d’Aaron ! ses adorateurs ont multiplié comme les grains de sable du désert, et plus de Moïse descendant de la montagne pour le fondre et le réduire en poudre. Juifs et chrétiens dansent à l’envi autour de lui ; les plus fiers de nos fils plient le genou devant ses images, et les plus chastes de nos filles suspendent à ses autels leur voile de mariée. Le juif a oublié son Messie, et le chrétien ne se souvient plus de son Sauveur. Le Messie, des temps nouveaux, c’est l’argent, et le moderne rédempteur est la richesse qui doit établir parmi les hommes le vrai royaume de Dieu, leur ouvrir la terre promise où le lait et le miel couleront en abondance. La Bourse est le temple de la nouvelle Sion, et le Sinaï dont descend la loi, le Horeb d’où découle la source de vie, c’est le Stock Exchange ou Wall Street. Si, par un reste de pudeur ancienne, la richesse n’est pas encore la divinité officielle de nos démocraties, — la plus noble déesse de notre moderne Panthéon, la vierge hautaine devant laquelle se courbe notre orgueil, la Science, la nouvelle Pallas Athéné, n’est aux yeux du grand nombre que la servante et le ministre de l’aveugle Ploutos, celle dont la main tient la corne d’abondance qui va répandre à flots sur le monde le bien-être et la richesse.


Anatole Leroy-Beaulieu.
  1. Voyez l’étude de M. A. Chevrillon dans la Revue du 1er avril 1892.
  2. Voyez Taine, Nouveaux Essais de critique et d’histoire ; Balzac.
  3. M. Alexandre Dumas fils, si je ne me trompe, reproche quelque part à Scribe d’avoir donné pour base à sa morale dramatique la vénération de l’argent. La grande récompense de la vertu, chez Scribe, c’est un mariage riche. Mais est-ce particulier à Scribe ? et n’est-ce pas tout bonnement l’honnête morale bourgeoise ?
  4. M. Marcel Schwob, le Roi au masque d’or.
  5. Mathieu. VI. 19.
  6. Genèse, XIV, 21.
  7. Mathieu, VI, 24.
  8. Dante, Paradis, canto XI.
  9. « C’est chose vraiment exquise que d’avoir été pauvre, écrivait Pierre Loti ; je bénis cette pauvreté inattendue qui arriva un beau jour, au lendemain de mon enfance trop heureuse… elle a donné du prix à mille souvenirs ; elle a beaucoup jeté de charme sur ma vie ; je ne puis assez dire tout ce qu’elle m’a appris et tout ce que je lui dois. »
  10. Les vrais Riches, par F. Coppée.
  11. M. E. Naville, le Témoignage du Christ et l’unité du monde chrétien, Cherbuliez, 1893.
  12. Voyez l’ouvrage posthume d’Isidore Loeb : la Littérature des pauvres dans la Bible ; Paris, Léopold Cerf, 1894. Cf. Renan, Histoire du peuple d’Israël, t. III, liv. V, les Anavim.
  13. Renan, Histoire d’Israël, t. V.
  14. Le Dr Israël Michael Rabbinowicz, mort en mai 1893, à Londres, où sa vieillesse avait trouvé un refuge.
  15. Mathieu, VI, 26.
  16. Bondaref, le Travail et la Bible.
  17. Juvénal, satire VI.
  18. Voyez Israël chez les nations, Calmann Lévy.
  19. Voyez, p. ex., A. Deloume, les Manieurs d’argent à Rome.
  20. Chanson de Roland, édition de M. Léon Gautier, vers 718.
  21. Joinville, édition de Wailly, p. 149, 151. C’est ainsi qu’en Espagnoles hauts barons, les futurs « grands » se sont longtemps appelés los ricos hombres, « comme qui dirait les puissans hommes », remarquait Saint-Simon. (Mémoires, édition de M. de Boislisle, Hachette, t. IX, p. 116.) Le généalogiste allemand du XVIIe siècle, Imhof, cité par M.de Boislisle, dit naïvement à ce propos : « Le mot de riche était, en ce temps, le même que celui de puissant, et comme il n’y a rien qui donne autant d’autorité que la richesse, les grands seigneurs se piquaient du nom de ricos hombres. »
  22. M. de Baucourt, Histoire de Charles VII, t. V, p. 404 ; Picard, 1891.
  23. Certains historiens modernes, le regretté Janssen entre autres (Geschichte des deutschen Volkes, t. I, p. 385-396 ; traduction française par Mme E. Paris), adressent à ces grandes maisons du XVe ou du XVIe siècle les reproches dirigés aujourd’hui contre la haute banque sans que ces griefs rétrospectifs semblent toujours justifiés. Voyez M. Claudio Jannet, le Capital, la Spéculation et la Finance, 1892 p 206-207.
  24. Joué, en 1709, sous Louis XIV, par ordre de la cour, Turcaret ou le Financier fut applaudi du parterre. Les représentations en furent interrompues par la cabale des traitans. Voyez M. Eug. Lintilhac, Lesage, 1893.
  25. Il ne faut pas oublier en effet qu’autrefois, en France et en Angleterre notamment, on avait accordé à l’argent des droits que personne ne lui reconnaîtrait aujourd’hui. Ainsi, chez nous ou chez nos voisins, la vente des offices, des magistratures, des fonctions civiles ou des grades militaires.
  26. « L’ancien ordre de choses, écrivait ici même M. E.-M de Vogüé, opposait à la puissance factice de l’argent la puissance idéale de la religion et la puissance naturelle de la force physique ; ces deux dernières avaient créé des contrepoids nombreux : privilèges et prééminence du sacerdoce, de l’état militaire, de la naissance, des charges de cour et de magistrature. « Voyez la Revue du 15 décembre 1892 : La Crise présente.
  27. Se rappeler le célèbre sermon de Bossuet.
  28. Alle frommen Auserwählten,
    Die Gerechten und die Weisen —
    Unsres Herrgotts Lieblingsfisch
    Werden sic alsdann verspeisen…
    dit ironiquement Henri Heine (Romanzero : Disputation).
  29. Ecclésiaste, III, 12.