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Le Révélateur du globe/Troisième partie

La bibliothèque libre.
A. Sauton (p. 189-254).

OBSTACLES
À
L’INTRODUCTION DE LA CAUSE
« Congruit et veritati ridere quia lætans ; de æmulis suis ridere quia secura est… Ceterum ubicumque dignus risus, officium est. »
(Tertull, adv. Valent.)
I

Notre-Seigneur Jésus-Christ nous parle ainsi dans son Évangile : « Aucun prophète n’est sans honneur, excepté dans sa patrie et dans sa maison. » Le Sauveur des hommes pensait alors à Lui-même, en qui toutes choses subsistent et à qui nous sommes tous naturellement et surnaturellement configurés. Il pensait en même temps à nous et, principalement, à ceux d’entre nous, fdèles ou prévaricateurs, qui devaient un jour se consumer devant les peuples comme de douloureux flambeaux et tenir les âmes des hommes dans leurs mains. Cette parole du Maître, sortie comme un gémissement des entrailles de l’Agneau divin, si nettement paraphrasée ensuite par les crachals du corps de garde et par les clous du Calvaire, a reçu dans tous les siècles, son parfait accomplissement et n’a jamais cessé de peser (comme une menace des derniers supplices) sur l’imperceptible troupeau des âmes naturellement royales. Les saints, les héros, les gens de génie, tout ce qui domine dans l’humanité, souffre terriblement et, parce que la Parole de Dieu doit toujours avoir sa vertu, même lorsqu’elle tombe sur des fronts maudits, on a vu jusqu’aux ennemis de Jésus-Christ, lorsqu’ils avaient de la grandeur humaine, triompher partout, excepté dans leur patrie, conformément à ce qui est écrit.

Christophe Colomb, cet « homme de Dieu antique », selon le mot de saint Augustin parlant de saint Irénée[1] ; ce Messager de la plus immense Nouvelle que le monde ait entendue depuis la descente des langues de feu sur les Douze premiers Évêques de la chrétienté ; ce Navigateur quasi épiscopal lui-même, choisi de Dieu pour évangéliser, à lui seul, un monde aussi vaste que celui dont les compagnons du Rédempteur s’étaient parlagé la conquête ; cette blanche et gémissante Colombe portant le Christ pouvait-elle échapper à la loi mystérieuse qui condamne tous les atnés de ce monde à être cruciflés dans leur patrie* Assurément non. La contradiction humaine, ce caractère distinctif, essentiel, de tout ce qui est divin, cette probation terrible des serviteurs de Dieu, dont il est si fortement parlé dans l’Écriture, s’éleva tout de suite, comme les eaux des Océans, contre celui-là, dans la patrie qu’il avait adoptée et qui devint par lui la dominatrice des nations. J’ai dit précédemment ce que fut cette tempête de l’ingratitude de tout un peuple. Et cependant cet effroyable péché avait alors son excuse, son affreuse excuse, dans l’intérêt bestial d’une cupidité sans frein. C’est là, sans doute, le seul mobile qu’il soit possible d’attribuer à la majeure partie des ennemis de Christophe Colomb. L’Espagne, subitement frappée de folie, étendait ses mains dévorantes vers les Eldorados découverts. L’héroïsme tournait en concupiscence. À la reddition de Grenade succédait la reddition du désintéressement chevaleresque des légendaires Matamores. Il fallait bien écraser cet homme qui n’opposait que sa tendresse apostolique à toutes ces fringales déchaïnées.

Mais aujourd’hui, après trois cent quatre-vingts ans, il n’y a plus de cupidités en délire, du moins pour le même objet. La grande croisade du pillage est finie. L’Amérique, éventrée de l’un à l’autre pôle, a vidé ses entrailles d’or sur la vieille Europe qui n’en est pas devenue plus riche. L’avide Espagne s’est indigérée à en mourir. Déchue du trône du monde et agonisante sans majesté, elle a vu les autres peuples se partager son héritage et, de tout cet immense empire où le soleil ne se couchait pas, il ne lui reste plus que deux îles, dont l’une de médiocre importance, que la monomanie colonisatrice du protestantisme luiarrachera quelque jour. Il ne subsiste donc plus une ombre de prétexte humain pour souiller ce grand lit de gloire où le donateur du Nouveau Monde s’est étendu dans la mort. Sa Vraie patrie terrestre, le coin de l’Europe où il est né, où il a grandi, où les premières impressions de la vie extérieure ont pénétré son âme, cette patrie matérielle peut donc enfin le reprendre à l’ingrate patrie de l’adoption et le revendiquer comme son plus inestimable trésor. Tout ce qu’il y a de nobles âmes dans le monde se tourne du côté de Gênes et la proclame bienheureuse de lui avoir donné le jour. L’imagination et la mémoire s’épuisent à chercher des places publiques où le légitime orgueil d’un peuple ait jamais pu « porter dans les airs » une aussi glorieuse effigie, et l’enthousiasme de tous les cœurs poétiques s’ajoute à la reconnaissance enivrée de toute la terre pour honorer comme il convient l’heureuse cité qui a été jugée digne d’enfanter à Jésus-Christ son deuxième Précurseur !


II

Eh bien, non ! Gênes a honte de Christophe Colomb ! Je ne parle pas de Gênes laïque et politique, qui, à vrai dire, ne brûle pas pour le Héros, mais qui, du moins, tolère qu’on l’admire. Je parle de Gênes ecclésiastique et dévote. On ne le croira jamais et pourtant il en est ainsi.

Sion ne savait rien de l’histoire et qu’on voulût s’en instruire à l’archevêché de Gênes, on apprendrait que la ville de marbre n’a pas sujet d’être extrèmement fière d’avoir donné le jour à Christophe Colomb. Ce monstre de gloire ne fait pas précisément horreur au clergé ligurien ; il lui fait honte, je le répète, et c’est avec la plus étrange de toutes les pudeurs qu’il s’efforce. autant qu’il peut, d’humilier en lui l’orgueil national.

On nous a parlé dans notre enfance de ces villes de la Grèce qui se disputaient l’honneur d’avoir vu naître le grand Homère. Dans les siècles chrétiens, des peuples se sont précipités les uns sur les autres pour quelques ossements de martyrs que tout le monde croyait avoir le droit de revendiquer. À ce point de vue, l’hagiographie catholique est l’histoire, sans cesse renouvelée, des Mères rivales. Le grand roi Salomon sur son trône d’ivoire y perdrait sa sagesse. Aussitôt qu’il s’agit d’un saint, le délire de l’émulation est universel et le lieu de sa naissance devient une terre aussi sacrée que l’Horeb pour les générations aux pieds nus qui viennent, en tremblant, s’y prosterner. Le culte des saints est tellement au fond du catholicisme qu’on a toujours cru, parmi les peuples chrétiens, que la prospérité des États en dépendait comme la lumière dépend du flambeau et comme un homme dépend de son âme.

Pour cette raison, et pour d’autres plus profondes encore, loutes les fois que la sainteté d’une créature humaine a éclaté quelque part, d’innombrables mains suppliantes se sont aussitôt tendues vers le Saint-Siège apostolique, seul capable d’en connaître, pour qu’un décret solennel légitimât la vénération des multitudes, et permit à l’enthousiasme populaire de s’écraser sur son tombeau. Je ne crois pas que dans les dix-huit cents ans d’histoire qui nous séparent des Langueurs sacrées de Notre-Seigneur Jésus-Christ on puisse citer un seul exemple de l’indifférence unanime de tout un peuple catholique à l’égard de la sainteté éclatante, manifeste, incontestable ou même simplement probable, d’un de ses fils. L’énoncé pur et simple d’une telle idée serait, à lui seul, une surabondantc démonstration de la plus épaisse inintelligence historique.

Le démon, il est vrai, nous donne, à toute page des annales de l’Église, le spectacle édiflant de la plus furieuse hoslilité contre la mémoire des Saints, dans les pays chréliens où se sont déchaînées l’hérésie formelle uu l’imbécillité orthodoxe plus redoutable encore. Mais, pour ce qui est de l’indifférence, point de nouvelles. Quand on est croyant, même à la façon du Diable qui ne peut s’empêcher de l’être dans son enfer, quoiqu’il en frémisse de rage[2], il n’est pas possible d’être indifférent pour les Saints, parce qu’ils sont les membres vivants de Jésus-Christ, et qu’en cette qualité ils appellent invinciblement ou le Thabor ou le Calvaire. Même dans cette noble ville de Gênes qui nous intéresse en ce moment, cette monstrueuse sorte d’indifférence n’exista jamais. Il y a une quarantaine d’années, la grandeur religieuse de Colomb y était parfaitement inconnue. Les Génois étaient à peu près sûrs qu’il avait découvert l’Amérique, et ils le tenaient sans doute pour un assez intéressant navigateur, dont ils ne sentaient pas autrement le besoin de s’enorgueillir. D’ailleurs, le lieu de sa naissance n’était pas absolument certain et on pouvait contester encore qu’il eût été, à une époque quelconque de sa vie, citoyen génois. Mais si, au contraire, la sainteté héroïque de cet enrichisseur de l’Espagne eût été connue et démontrée, comme elle l’est aujourd’hui, on doit équitablement conjecturer que les Génois se fussent immédiatement passionnés pour ou contre lui, malgré l’incertitude apparente de son origine. Au surplus, ce qui se passe en ce moment me dispense de prolonger cette digression. Voici les faits.

Le Pape Pie IX entrevoit par une intuition supérieure la Sainteté ignorée et méconnue, pendant près de quatre siècles, de Christophe Colomb. Aussi, à peine remis des agitations révolutionnaires du commencement de son Pontificat, il charge le Comte Roselly de Lorgues d’écrire la vie de ce grand Serviteur de Dieu, et cette vie est écrite. Les écailles de la légende protestante tombent alors de tous les yeux catholiques et le véritable Colomb est enfin connu. L’Épiscopat s’étonne d’avoir si complètement ignoré le Messager de l’Évangile et adresse de toutes parts, au Saint-Père, de respectueuses requêtes à l’effet d’obtenir l’Introduction de sa Cause devant la Sacrée Congrégation des Rites. Un immense mouvement de l’opinion porte aux pieds du successeur de saint Pierre l’amende honorable de l’univers stupéfait de sa propre ingratitude. L’éminent archevêque de Gênes, Mgr Andrea Charvaz, directement intéressé à cette grande réparation catholique, précise le caractère spécial de la Postulation, en sollicitant la voie exceptionnelle. J’ai déjà donné tout le détail de cette affaire dans l’Historique de la Cause.

Sur ces entrefaites, le plus imprévu de tous les obstacles surgit tout à coup. Un chanoine génois, inconnu des hommes, l’abbé Angelo Sanguineti, helléniste peu vérifié et numismate vaticinant, était, depuis quelques années, dans sa ville, en possession de la gloire d’historien de Christophe Colomb. Son petit livre, assez platement venimeux, espèce de castration bibliographique du volumineux ouvrage protestantde Washington Irving. donnait à ses candides concitoyens une telle idée de ce plagiaire, qu’on pouvait être tenté de supposer que la parole du Divin Maître sur les prophètes autochtones avait été, pour la première fois, démentie. Il paraît que le discernement littéraire de la Carthage ligurienne allait jusque-là.

L’apparition inattendue du livre chrétien du Comte Roselly de Lorgues vint troubler à jamais les loisirs de ce Tityre canonical si paisiblement étendu jusqu’à ce jour sous la luxuriante frondaison de ses lauriers épigraphiques et roucoulant de si inoffensives pastorales sur les pipeaux archéologiques de sa gloire. L’histoire française de Christophe Colomb produisit l’effet d’un lison dans une poudrière. Le temps des bucoliques passa sans retour. Du fond des entrailles de ce chanoine il s’éleva soudainement comme un flux de rage furibonde contre le nouvel historien, contre Pie IX et contre tous les évêques de la chrétienté. L’abbé Sanguineti, seul contre tous, monte au Capitole de sa propre estime et se prépare à sauver l’Église. Il ne s’agissait de rien moins, en effet, que du salut de la Sainte Église, dangereusement menacée dans la personnalité littéraire du terrible chanoine, à la fois par le livre du Comte Roselly de Lorgues, par le Pape qui l’avait inspiré et par le grand corps épiscopal qui en avait approuvé les conclusions. L’historien catholique, il ne faut pas le cacher plus longtemps, avait eu l’incroyable audace d’éliminer complètement l’abbé Sanguineti. Il avait consigné sa honteuse plaquette à la porte de la critique historique, Inde iræ.

Christophe Colomb paya pour tout le monde. L’abréviateur de Washington Irving répandit aussitôt, avec un zèle-extrème, un cerlain nombre de calomnics contre la mémoire du Serviteur de Dieu. Surpassant d’un seul coup les ignobles insinuations de l’École protestante, il l’accusa nettement d’intrigue amoureuse, d’orgueil, d’avidité, d’inhumanité, d’hypocrisie et même de SACRILÈGE ! Une active propagande fut promptement organisée. Sous le commandement suprème de ce belliqueux archéologue, une ligue de chanoines académicièns et de libres penseurs entra en campagne contre la vérité et s’efforça de ruiner, par tous les moyens, la grandissante réputation de sainteté de Christophe Colomb. Le chanoine Sanguineti se battit en duel contre son propre honneur de prêtre ot lui passa son épée de Scaramouche au travers du corps, aux yeux de ses concitoyens qui trouvèrent cela héroïque et qui eurent la force de l’applaudir.

En 1867, dans un grossier pamphlet dirigé contre le Comte Roselly de Lorgues, il avait renouvelé toutes les accusations formulées dans son abrégé protestant, ajoutant à ce petit trésor d’ineptes mensonges le riche venin de son pédantisme démasqué. Il voulut imposer de vive force à ses compatriotes et au monde entier le fruit de ces précédents travaux de copiste. Il obint, de la complaisance de quelques journaux, une sorte d’apologie où il était désigné à la vénération des hommes comme « ayant bien mérité de sa patrie ». À dater de ce jour, les loges et les tripots démagogiques reconnurent en ce digne prêtre un ardent auxiliaire de leurs desseins émancipateurs et s’engagèrent à le soutenir comme une précieuse recrue devant qui s’ouvrait la voie Appicnne des plus retentissantes apostasies. Ainsi se forma cette incroyable association entre les libres penseurs de toute l’Italie et une demi-douzaine de prêtres génois, qui a pour but d’empêcher la canonisation de Christophe Colomb. À Gênes, tout membre de l’Académie ou du clergé qui n’admet pas les calomnies du chanoine est frappé d’ostracisme, les amis de la vérité sont regardés comme des ennemis de la science et déclarés appartenir à la faction Rosellienne.

Tandis que les gouvernements d’Espagne et d’Italie honoraient de témoignages écrits et de décorations l’historien de Christophe Colomb, le conseil municipal de Gênes, abominablement trompé par l’abbé Sanguineti, le faisait insulter officiellement dans la magnifique réimpression du Codice Colombo Américano publié aux frais de la ville, et les feuilles génoises le bafouaient indignement.

Rien n’égale l’acharnement de cette haine de chanoine. On est obligé d’en chercher la cause ailleurs que dans lemonde naturel, car, humainement, c’est toutà fait inexplicable. L’abbé Sanguineti a tout mis en œuvre pour déshonorer le Révélateur du globe et son illustre glorificateur. À Gênes, seulement, il est vrai, des ecclésiastiques, inspirés par lui, osèrent vilipender l’incomparable Serviteur de Dieu. Mais de nombreux amis laïques de cet élonnant séducteur, répandus par toute l’Italie, donnèrent le spectacle inouï d’un dévouement poussé jusqu’au déshonneur volontaire. Par la plume ou par la parole, un dénigrement sans exemple fut excité à Turin, à Pise, à Florence, à Plaisance, à Modène, à Rome même, et jusque dans le palais du Souverain Pontife. L’abbé Sanguineti osa solliciler de la Civiltà cattolica le blâme du livre du Comte Roselly de Lorgues. N’ayant pu l’obtenir, il en fit d’amères doléances dans la Gazette de Gênes, le 30 mars 1858. Déjà, il s’était plaint douloureusement, dans l’Apologista de Turin, de ce que l’illustre P. Ventura avait adressé au clergé d’Italie un manifeste en faveur de ce chef-d’œuvre. Il écrivit à Paris, à Rome et ailleurs, cherchant à soulever l’opinion.

Le Comte Roselly de Lorgues, indigné de ces attaques, mais se souvenant du profond respect que l’Église a le droit d’exiger de tous ses enfants, surtout dans les siècles de peu de foi, souffrait en silence de voir un prêtre catholique sur le tréteau des saltimbanques de la publicité irréligieuse. Il eût ardemment désiré de faire entrer un salutaire mouvement de pudeur dans l’âme de ce pamphlétaire si peu sacerdotal. Il se tut pendant douze ans, se laissant outrager avec la résignation d’une âme vraiment supérieure. Mais, en 1869, ayant lu de nouvelles accusations contre le héros chrétien, révolté de cet acharnement impie, il adressa au directeur du Giornale degli studiosi une lettre accablante qui, pour quelque temps, fit rentrer sous sa pierre le hideux crapaud de la calomnie.

Toutefois, sans rien imprimer, celui-ci n’en continua pas moins la diffamation et ne cessa d’agir auprès du clergé. L’occasion lui était propice. Ancien professeur au grand séminaire avec M. l’abbé Magnasco, qui succédait au savant théologien archevêque de Gênes, l’illustre Mgr Andrea Charvaz, lequel n’aurait jamais souffert un pareil débordement de vanité blessée, ses relations étaient d’avance facilitées parmi les ecclésiastiques. Il sut les mettre à profit. Discréditer une histoire publiée par ordre du Souverain Pontife, maintenir contre Colomb l’accusation de liaison immorale, susciter le doute. éveiller la déflance dans les esprits et, par l’effusion de la calomnie, empêcher les Évêques italiens d’adhérer à la Postulation rédigée à Rome pendant le Concile, tel fut le but de ses persévérants efforts.

En 1874, le Comte Roselly de Lorgues réunit en un volume, sous ce titre : l’ambassadeur de dieu et le pape Pie ix[3], toutes les preuves des vertus héroïques et des miracles de Colomb, en suivant l’ordre d’exposition usité à la Sacrée Congrégation des Rites. Ce remarquable livre, assez inaperçu en France pour des raisons qui seront indiquées tout à l’heure, fit grand bruit en Italie et porta à son comble la rage chronique de l’indomptable abbé Sanguineti. La vilaine ligue génoise décrète aussitôt l’urgence et fait imprimer un nouveau pamphlet ironiquement intitulé : La Canonisation de Christophe Colomb. Ici, je laisse la parole au défenseur officiel du Serviteur de Dieu, à l’éloquent Postulateur de sa Cause.


III

« Mgr Magnasco, dit le Comte Roselly de Lorgues[4] souvent absorbé par ses fonctions pastorales, n’ayant jamais lu la véritable histoire de Colomb, s’en rapportant au dire de son ancien collègue, s’est laissé circonvenir ; et c’est naïvement qu’il s’oppose à la béatification du Héros. Successeur de Mgr Andrea Charvaz, dont le zèle sollicitait l’introduction de la cause de Christophe Colomb, Mgr Magnasco, par crainte de déplaire au belliqueux chanoine, non seulement n’a pas renouvelé la demande de son éminent prédécesseur, mais s’est refusé à signer la Postulation des Évêques.

« Le sentiment des Princes de l’Église, des patriarches, des Archevêques et Évêques des diverses régions de la terre n’a pu prévaloir dans son esprit sur l’opinion contraire du chanoine Sanguineti. Cependant, parmi eux, figuraient des gloires de l’Épiscopat, des illustrations de premier ordre, ainsi que des Confesseurs de la Foi ; les uns diversement éprouvés par les outrages, la confiscation, les fers, l’exil : les autres ayant heureusement échappé aux bourreaux ; ceux-ci survivant péniblement aux tortures, ceux-là portant visibles les traces du martyre. Inutilement a-t-on mis sous ses yeux le Bref pontifical du 24 avril 1863, où le Saint-Père solennise la grandeur apostolique de Christophe Colomb ; le chanoine Sanguineli est d’un autre avis ; cela suffit à l’Archevêque de Gênes.

« On reste confondu d’un tel aveuglement ; car Mgr Magnasco, irréprochable dans ses mœurs, sa doctrine, assidu aux cérémonies, ponctuel dans ses exercices de piété, charitable malgré sa brusquerie, est plein de bonnes intentions.

« D’après l’infaillibilité attribuée au chanoine Sanguineti, on s’étonnera moins de ce que l’Archevôché ait accordé son visa au fameux libelle : la Canonisation de Christophe Colomb[5], brutale offense à la vérité historique, impudente défiguration des textes, s’aggravant de nouvelles calomnies et d’une étrange irrévérencé à l’égard du Pape Pie IX. »

(Je vais, dans quelques instants, offrir au lecteur quelques-unes des fleurs les plus suaves de cette guirlande sacerdotale déposée sur la tombe du saint Pontife.)

« Ce honteux pamphlet circula promptement en Italie par les soins des chanoines génois qui lui procurèrent des échos à peu près partout.

« Nous fûmes alors publiquement sommé de disculper notre héros de ces abominables accusations.

« Nous le fîmes avec éclat dans un volume intitulé : Satan contre Christophe Colomb, ou la prétendue Chute du Serviteur de Dieu[6]. Les éloges que les principaux organes du Catholicisme et les journaux du Vatican accordèrent à notre livre, loin de rendre circonspect l’implacable chanoïne, ne firent qu’exciter sa plume !

« Il la trempa derechef dans le fiel.

« Le lendemain du jour où l’abbé Sanguineti et son premier complice[7] venaient de lancer contre nous deux nouvelles diatribes, Mgr Magnasco, pour que la feuille ecclésiastique de Gênes, Il Pensiero Cattolico[8], ne pût les réfuter, lui fit impérieusement défense de reparler de Colomb. Cette injonction comminatoire était entièrement écrite de sa main. Aussitôt Mgr Alimonda, maintenant revêtu de la pourpre romaine, et Mgr Reggio, aujourd’hui Évêque de Vintimille, se rendirent auprès de lui pour obtenir qu’au moins on pût reproduire les nouveaux documents qui justiflaient Colomb. Ce fut en vain ; l’Archevêque resta inflexible et maintint la prohibition[9].

« Pendant qu’il interdisait au Pensiero Cattolico de démasquer l’imposture et de confondre le mensonge, Mgr Magnasco laissait tranquillement la Semaine religieuse[10] répéter la calomnie favorite du chanoine, contre les mœurs du Serviteur de Dieu.

« Ainsi, tandis que toute la chrétienté préconise la Sublimité de Colomb, seuls les Catholiques génois sont tenus au silence. En tout pays, il est permis de lui rendre hommage, excepté dans la ville qu’illustre à jamais sa naissance ! N’est-il pas affligeant que, pour ménager la vanité d’un chanoine, l’autorité métropolitaine entretienne l’erreur au cœur des populations de la Ligurie ? L’opposition de la coterie génoise a, d’ailleurs, été fort applaudie des Vieux Catholiques de Suisse et d’Outre-Rhin. Leur porte-voix principal, le Mercure de Souabe[11], vient joyeusement à l’appui du chanoine, et proteste contre la Béatification du Héros. Les Reinkeins, les Dollinger, les Herzog et autres relaps, paraissent, comme Mgr Magnasco, tenir en assez médiocre estime le premier apôtre de l’Amérique.

« L’ingratitude des Génois envers Christophe Colomb impressionne douloureusement notre âme. La Cité de marbre s’est montrée plus froide que ses murs pour Celui qui est son éternel honneur. Exploitant cette insouciance, les positivistes, les négateurs du surnaturel, maintenant, veulent faire leur proie de ce nom radieux. Ds l’ont ravalé, le prodiguant à des auberges, à des cafés, à des tavernes, à des tripots. Ils ont osé le prostituer à une loge maçonnique ! Ils l’ont vilipendé jusqu’à placer son image sur le cercueil du hiérophante de l’assassinat politique, l’infernal Mazzini !

« Cette odieuse profanation n’a guère ému Mgr Magnasco, car l’archevêque de Gênes ne connaît Christophe Colomb que par l’abrégé protestant du chanoine Sanguineti, abrégé que l’Académie génoise déclare « une belle et consciencieuse vie du héros » et sur laquelle son admiration appelle la reconnaissance de la patriel !  ! L’opiniâtreté du charoine n’a pas été peine perdue. Le journal Il Cittadino, organe de l’Archevêché, a proclamé l’abbé Sanguineti l’Honneur du Clergé de Gênes ! En outre, depuis lors, le calomniateur a reçu Sa récompense dans la mitre abbatiale de Carignan.

« Si nous sommes, bien malgré nous, descendu à ces mesquins détails, c’est qu’ils servent d’atténuation aux torts du clergé italien envers Christophe Colomb. Les agissements persistants de la coterie génoise l’ont généralement induit en erreur.

« On ne peut se figurer l’abominable zèle de cette coterie, pour retarder la présentation de la Cause, tant en obstruant de ses calomnies les abords de la Sacrée Congrégation des Rites qu’en entourant de déflances et de préventions la Cour de Rome. Elle a mis à empêcher la glorification religieuse de Colomb plus d’ardeur que pour préserver d’un fléau la patrie. Obsessions insidieuses auprès des journaux, écrits anonymes, libelles signés, envois gratuits aux prélats influents de Rome, aux chefs des Ordres religieux, aux Consulteurs des Congrégations, rien n’a été épargné.

« Tandis que le seul courageux défenseur de Colomb parmi ses compatriotes, le généreux M. Joseph Baldi, suppliait le Saint-Père en faveur du Serviteur de Dieu, et que déjà seize cents signatures s’ajoutaient à sa pétion, la coterie, pour l’arrêter tout court, répandit, par l’agence Havas, le bruit du rejet de la Cause ! Malgré les cauteleuses précautions de ces sycophantes, on a su d’où venait le coup. Peu de jours après, la France nouvelle faisait cette déclaration : « Le télégramme quoique arrivant de Rome, cst de provenance génoise… Chose triste à dire, c’est dans la patrie de Christophe Colomb que se trouvent les plus acharnés détracteurs du grand homme. Sous la protection de leur Archevêque, Mgr Magnasco, certains chanoines de Gênes ne cessent de calomnier le héros chrétien et, depuis plusieurs années, s’opposent, par les plus indignes moyens. à sa glorification catholique[12]. »

« Combien de fois de doctes religieux, de hauls personnages de la hiérarchie ecclésiastique ne se sont-ils pas affligés, avec nous, des basses manœuvres du céuacle génois ! Récemment, le vénérable cardinal Donnet, épanchant sa tristesse dans une lettre à S. Exc. Mgr Rocco Cocchia, Délégat apostolique du Saint-Siège, près les Républiques de Santo-Domingo, d’Haïti et de Venezuela, ne pouvait retenir ce douloureux aveu : « Hélas ! le dirai-je ? du sanctuaire lui-même ont surgi dans ces derniers temps les adversaires les plus acharnés de Celui qui a eu la gloire de donner un monde nouveau à l’Église de Jésus-Christ[13] ! » On le voit, par cette longue citation, l’abbé Sanguineti a quelque sujet d’être content de son personnage. L’Archidiocèse fait silence à son aspect, comme la Lerre à l’aspect d’Alexandre, et le plus infortuné des Archevêques subsiste devant lui comme s’il ne subsistait pas. Supérieur à toute Vérité, plus grand que la Justice et plus fort que le Destin, infaillible devant les hommes et impeccable devant Dieu, cet invraisemblable chanoine, dont les pieds daignent encore fouler la terre, s’avance majestueusement contre l’Église et contre Pie IX. Il semble dire avec notre communard Vallès : « Le règne infâme de la justice a trop duré ; il est temps enfin que les bons trernblent et que les méchants se rassurent. »

Désapprouvé par presque tous les Évêques de l’univers, implicitement condamné par le bref du Saint Père, en horreur aux âmes généreuses et fidèles, seul comme le Diable, dans son enfer d’académiciens et de démagogues, il a cependant le triomphe de retarder l’Honneur de Jésus-Christ et, dans cette lutte incroyable, c’est encore lui qui a l’air d’être le plus fort. À la vérité, il n’y a pas lieu d’espérer que l’empire de la terre prédit aux Doux devienne un jour son partage, mais en attendant qu’il ravisse le ciel promis aux Violents, il règne visiblement sur Gênes qui est à peine une terre et qui, sous un tel régime, ne deviendra sans doute jamais le ciel !

Dans des jours antiques et glorieux, la ville de Gênes, dominatrice des mers et rivale de la puissante Venise. avait à sa tête des Doria et des Spinola, des Fieschi et des Grimaldi. Alors, on faisait tout trembler. Le plus grand de ces hommes, André Doria, surnommé le Restaurateur et le Législateur de sa patrie, fut un instant redoutable à la France même. Sous de tels citoyens la moderne Carthage pouvait croire qu’elle allait aux astres. Elle allait simplement à l’invincible Sanguineti qui remplace pour l’instant les Doria et les Spinola, les doges populaires et les doges aristocratiques, et qui réunit sur sa seule tête de chanoine mitré les pouvoirs antiques d’Abbé du peuple et de Capitaine de la liberté.

Les annales de Gênes n’étaient pas assez glorieuses. Lorsque cette formidable République sans territoire battait les Sarrasins et les Maures, humiliait Venise et contrebalançait en Italie l’infernale domination des deux Frédéric ; alors même qu’elle se déchirait ses propres entrailles dans les terribles discordes classiques des Guelfes et des Gibelins, elle se souvenait encore du Vicaire de Jésus-Christ et le secourait, dit l’histoire, de son argent et de ses vaisseaux. Tout cela est bien changé maintenant. Gênes n’a plus besoin d’être fidèle et les fureurs écrivassières de son adoré chanoine suffisent à sa gloire. La patrie de sainte Catherine n’a pas plus besoin désormais de l’autorité du Souverain Pontife que de la sainteté de Christophe Colomb. Le chanoine dictateur a parlé et c’est beaucoup plus que ne pouvaient espérer de simples hommes nés de la poussière et deslinés à y retourner. Son infaillibilité et sa sainteté personnelle répondent à tout, suppléent à tout, éclairent tout. S’il lui plaît de jeter au tombereau des immondices populaires la mémoire vénérée du plus grand et du plus chaste de tous ses fils, la Ville de marbre le trouvera très bon et balbutiera peut-être en tremblant qu’elle n’en est pas digne. C’est une très grande faveur qu’il daigne accorder et il n’y a pas mieux à faire que de baiser humblement la trace lumineuse de ses pas. S’il importe à sa vanité de cuistre blessé d’immoler jusqu’à l’honneur de tout un peuple chrétien et de noyer dans une honte immortelle sa propre patrie, il en est bien le maître et les anciens héros ne se lèveront certes pas de leur tombe pour châtier le profanateur.

Heureuse et fière cité ! Combien cela est beau ! combien cela est enivrant et qu’un tel spectacle est bien fait pour nous reposer le cœur des abjections de la Libre Pensée et des platitudes démagogiques de ce lâche siècle révolutionnaire :


IV

J’ai promis de montrer quelque chose des inconcevables façons polémiques du chanoine pamphlétaire. Il est difficile, je ne le dissimule pas, de concilier l’exactitude d’un pareil examen avec le sentiment d’un profond respect pour la personne de l’auteur. On est prié de croire qu’il ne s’agit point d’une fadeur d’amour. Il faut dire sans cesse : je déteste un peu, je hais beaucoup, je maudis passionnément, je n’aime pas du tout. Et quand l’aimable fleurette littéraire aura perdu son dernier pétale, nous trouverons un affreux insecte dans le milieu de la corolle.

Les intelligences les plus rudimentaires comprendront que ce petit jeu n’a riep d’innocent. Mais il peut nous édifler, nous autres Français, sur la véritable portée d’une querelle bien ridicule, il est vrai, mais où notre honneur est assez directement intéressé pour qu’on s’étonne en Italie, et même ailleurs, d’y surprendre notre indifférence ou de nous la voir ignorer.

Le Comte Roselly de Lorgues fermait l’Introduction de sa magnifique histoire de Christophe Colomb par le mot de Joseph de Maistre : « La vérité a besoin de la France. » Il paraît quece mot indigne extrêmement l’abbé Sanguineti. Voici ses propres paroles : « Connaissant les erreurs et les maux qui nous sont venus de la France, nous dirons sur nos deux pieds[14] que de Maistre aurait mieux parlé s’il eût dit que la France a besoin de la vérité. » Cette boutade chorégraphique qui n’annonce assurément pas des vues très conciliantes m’a fort surpris. N’étant pas italien et ne connaissant pas la mystérieuse vertu de cette locution pleine d’élégance, je me suis souvenu d’abord de ces paroles de l’Esprit Saint : « Combien ils sont beaux, les pieds de ceux qui annoncent l’Évangile de paix, de ceux qui annoncent les vrais biens[15] ! » Puis, ce souvenir biblique ne se raccordant pas à l’impression violente que le reste du discours faisait sentir à mon âme, je compris que ce n’était pas cela qu’il fallait entendre. Alors, repassant dans ma mémoire toutes les diverses sortes de pieds que je pouvais avoir aperçus ou imaginés dans la fréquentation des hommes ou dans mes propres rêves, cherchant à pénétrer le sens profondément caché de cette figure, je ne tardai pas à désespérer d’extraire jamais de mon esprit une explication qui me consolât. Que les Œdipes littéraires en décident. Mais je pense que l’abbé sera très sage de ne plus se laisser emporter à ce point par sa dantesque imagination. C’est d’un fort mauvais augure d’invoquer ainsi le témoignage de ses pieds quand on dit du mal de la France et qu’on a l’air de lui déclarer la guerre. Qu’il y prenne garde, au contraire, et qu’il se cramponne solidement par eux à la terre. Qu’il se souvienne de la fâcheuse aventure de Simon le Magicien, auquel il ressemble par certains points qu’il ale malheur d’ignorer, et qu’il se demande où étaiént les pieds de cet imposteur quand saint Pierre invoqua le Nom de Jésus-Christ.

L’abbé Sanguineti a une très belle haine contre la France. Pour lui, ce beau pays est uniquement le réceptacle de l’orgueil, de la frivolité, des spontanéités excentriques, « le pays d’où viennent les modes et les ballons volants », car, il est bon que vous le sachiez, l’abbé a horreur des ballons volants, probablement à cause de ceux qu’il lance et qui ne volent pas. En général, il préfère qu’on rampe. Dans ce cas, il n’est pas obligé de lever les yeux au ciel et c’est autant de gagné pour cet aruspice de mensonges. Personne, d’ailleurs, ne trouvera surprenant qu’un académicien, allié des francs-maçons contre le Pape, haïsse la France au point d’en Laver de fureur. Mais le fond de cette haine, c’est tout simplement le livre du Comte Roselly de Lorgues.

« Mon entreprise, dit-il, est de prouver que M. le Comte Roselly de Lorgues est un charlatan » (ciarlatano.) — C’est ce que nous appelons en France avoir le cœur sur la main. — « Ces pauvres Français qui s’exaltent si facilement ont pris au sérieux chaque assertion et se sont enthousiasmés. Je les plains, et à cause de leur caractère et parce qu’ils n’étaient pas tenus de connaître à fond l’histoire d’un étranger. » Admirez-vous comme voilà un homme qui se dompte ! Il est très évident qu’il nous déteste, et, cependant, la charité, plus forte que tout, surmonte les aspérités de ce grand cœur sacerdatal et élève son âme jusqu’au pardon des injures dont il a la miséricorde de n’accabler qu’un seul d’entre nous. Il nous plaint parce que nous sommes faibles, mais il ne plaint pas « ces prélats qui ont voulu prendre une part active à cette affaire. Ils ne devaient pas s’engouffrer dans cette mer sans en avoir mesuré le fond. » — En effet, tout homme qui s’engouffre dans une mer est inexcusable de n’en avoir pas auparavant mesuré le fond. Cela saute aux yeux. — « C’est une honte pour les Génois d’être allés comme servum pecus derrière ce petit Parisien vaniteux, de s’être laissé imposer par ses gasconnades. » — Je ne remarque pas l’équité de ce dernier reproche. Les Génois n’ont pas, que je sache, beaucoup admiré ni suivi, jusqu’à cette heure, le Parisien en question. Ils l’ont encore moins « idolâtré et encensé ». — « En somme, son système (le système du Parisien) est un amas de contradictions, de pastiches. La vanité le poussa, la légèreté le guida, les applaudissements le gonflèrent, les contradictions le firent tourner en bête » (dare in bestia). — Combien ce chanoine est galant ! — « Je crains qu’il n’en vienne ouvertement à la folie véritable. » Que cette crainte est donc touchante et qu’il est regrettable qu’une vieille âme si tendre se soit égarée si longtemps à la recherche d’un style noble et délicat ! Après avoir traité le Comte Roselly de Lorgues d’arrogant et d’intrigant, le chanoine conclut : « Tant que l’Église n’aura pas annulé l’histoire, je continuerai à avoir le droit de proclamer charlatan, fanatique, imposteur, l’illustrissime Monsieur le Comte ; et ces messieurs… marmousets » (bambocci).

Ces marmousets, j’en demande pardon, c’est d’abord S. S. le PAPE PIE IX, par ordre de qui l’histoire de Colomb fut écrite, ensuite la majorité des Évêques signataires de la Postulation, et enfin l’élite des fidèles dans le monde entier.

Mais cela n’est rien, sans doute, puisque l’abbé Sanguineti est approuvé par les francs-maçons et les Vieux Catholiques, et que, d’ailleurs, l’Église n’a pas encore « annulé l’histoire ». Elle y viendra peut-être un de ces jours, l’insulteur de Pie IX ne craint pas de paraître l’espérer, car il n’a pas été promis que les portes du cicl prévaudraient contre l’insolence des chanoines vaniteux. Le jour où l’Église aura annulé l’histoire, il n’y aura plus de charlatans ni de marmousets pour l’abbé Sanguineti. Il n’y aura plus que des libres penseurs pleins de tendresse et de courtoisie. Son langage sera doux et humbleet c’est le Comte Roselly de Lorgues qui se verra contraint de l’admirer.

L’Unità cattolica ayant publié de très remarquables articles, malheureusement élogieux, sur la nouvelle histoire de Christophe Colomb, l’inflexible chanoine les appelle nettement « un labyrinthe de stupidités et de contradictions ». Il affirme que ceux qui sont si soigneux de l’honneur de Colomb faussent son caractère, perverlissent son histoire, lui enlèvent ses mérites réels pour lui attribuer ceux qui n’existent que dans leur imagination. Ils fabriquent un Colomb idéal et fantastique. « Pour en faire un saint, ils en font un idiot[16]. »

Je crois que nous tenons enfin le vrai fond de sa pensée, à savoir qu’un Saint, tel que l’Église entend qu’on le soit, est nécessairement un idiot. L’idéal du chanoine Sanguineti est bien différent de cet idiotisme de la vertu qu’on ose nous montrer dans Christophe Colomb et dans les autres Saints. Le commerce des libres penseurs lui a appris à connaître la véritable grandeur chrétienne, et il ne tient qu’à lui de nous étaler un idéal tout à fait imposant et nullement fantastique. Le vrai caractère, les mérites réels de Colomb, ilse charge de les rétablir dans la lumière d’une critique transcendante que le zèle dévorant de la Maison de Dieu pouvait seul lui inspirer. Les voici : Christophe Colomb était un concubinaire, un orgueilleux, un avare, un bourreau, un hypocrite et un sacrilège. C’est là ce qu’il faut admirer en lui et quand on vient dire, par exemple, qu’il brûlait de l’amour de Dieu et qu’il était chaste, l’abbé Sanguineti juge qu’on le déshonore et qu’on le souille.

Ces édifiantes manières d’être ayant été attribuées à Colomb, par les historiens protestants, l’abbé Sanguineti ne peut plus contenir son enthousiasme, et son noble cœur déborde de reconnaissance. Le jour où il a lu Washington Irving pour la première fois, il a pu, lui aussi, chanter le Nunc dimittis et mettre au défi tout écrivain catholique d’écrire une histoire plus « utile à la cause du catholicisme ». Ses sympathies protestantes se révoltent quand l’Unità cattolica dit que, jusqu’au Pontificat de Pie IX, Christophe Colomb fut méconnu et défiguré. Il s’écrie : impudent et hyperbolique mensonge ! Les généreuses colères de son âme l’emportent tellement du côté du protestantisme qu’il pousse de véritables rugissements quand on ose parler autrement que le premier protestant venu.

En propres termes, il refuse d’admettre qu’un protestant puisse voir moins clair qu’un catholique dans les questions d’histoire et d’archéologie. Il semble même peu éloigné de croire que le catholicisme est une manière d’obscurcissement pour l’esprit etque le vrai point de vue pour juger l’histoire ecclésiastique est le point de vue luthérien, méthodisite ou calviniste. Doctrine admirable et bien digne d’un tel prêtre, laquelle aurait pour conséquence immédiate d’exhumer comme documents historiques les Centuries de Magdebourg, par exemple, ou tout autre factum de la même provenance et de la même autorité !

Si l’on ne savait pas qu’il est dans la nature de l’espril humain de reproduire obstinément les mêmes plalitudes et les mêmes préjugés, il y aurait lieu de s’étonner de la persistance vraiment exceptionnelle des idées espagnoles ou protestantes sur Christophe Colomb. L’Amérique découverte par hasard en cherchant autre chose, les vues intéressées et sordides du grand homme, sa cruauté, sa fourberie, son orgueil, son immoralité etjusqu’à cette sotte légende de l’œuf ; telles sont ces idées à peu près aussi anciennes que la Découverte, enfantées tout d’abord par l’imagination des Espagnols qui ne pardonnèrent jamais au Donateur du nouveau monde leur effroyable ingratitude. Les protestants vinrent ensuite. Washington Irving en tête, qui voulurent bien admirer Colomb, mais à la condition expresse qu’il n’y eût pas en lui un atome de sainteté, et qui recueillirent avec une pieuse équité cet héritage de sottises et de mensonges. Enfin, les rationalistes purs, tout en se gardant bien d’effacer une seule ligne de cette page du Livre d’Or de la calomnie, y ajoutèrent l’appoint désintéressé de leur inductions critiques. L’abbé Sanguineti, uni de cœur ot de pensée à toutes ces belles âmes, va jusqu’à soutenir avec le pasteur William Robertson que si Colomb n’avait pas existé, l’Amérique n’en aurait pas moins été découverte, ce qui réduit le Mandataire de Jésus-Christ aux humbles proportions d’un inventeur quelconque qui découvre une force motrice en faisant bouillir son pot-au-feu. Cela n’est pas idéal, sans doute, mais comme ce théologien confond absolument l’idéal avec le surnsturel et même avec le fantastique et que, d’ailleurs, il est infaillible, on ne peut guère espérer qu’il sesouviendra du surnaturel quand il a si formellement déclaré la guerre à tout idéal. D’ailleurs, la science moderne, fort peu éprise du surnaturel, est pour lui. Cette science qui ne croit pas plus à la mission divine de Colomb qu’à celle de Jeanne d’Arc ou de Moïse et qui pense qu’on découvre des âmes avec des boussoles, ne doute pas queles progrès de l’art nautique n’eussent amené infailliblement la découverte du Nouveau Monde. C’est l’opinion de l’illustre Prussien Humboldt et du grand géographe Babinet, lesquels ont délivré, en bonne forme, un certificat d’ignorance au Révélateur de la Création.

Le premier le déclare « dépourvu de toute culture intellectuelle… dénué d’instruction, étranger à la physique et aux sciences naturelles… peu familier avec les mathématiques[17] ». Le second prend en pitié son ignorance sur les questions cosmographiques ; le juge plus arriéré qu’on ne l’était au temps d’Alexandre le Grand, et trouve « Aristote beaucoup plus avancé cn géographie que Christophe Colomb[18] ».

Un maniaque des plus singuliers, — dont la folie consiste à fouiller jusqu’au sang toutes les bibliothèques de l’univers, dans l’espérance d’y découvrir des preuves de la non-sainteté de Colomb, — le bibliographeaméricain, M. Henri Harrisse, homme parfaitement sûr que Dieu n’existe pas, a fixé au 22 avril de l’année 1500, la découverte de l’Amérique, en admettant que Christophe Colomb ne fût jamais né. Post hoc, propter hoc.

Un autre faquin scientifique, le Xénophon et le Humboldt des commis voyageurs, le rutilant Jules Verne enfin, dans son histoire populaire des Grands voyageurs, a trouvé le moyen d’être encore plus étonnant. « On peut certifier, dit-il, que Colomb est mort dans cette croyance qu’il avait atteint les rivages de l’Asie et sans avoir jamais su qu’il eût découvert l’Amérique. La rencontre du nouveau continent ne fut qu’un hasard. » M. Jules Verne qui a tout inventé pour tout enseigner, ignorera éternellement que Christophe Colomb connaissait l’existence d’une mer libre au delà de ce nouveau continent et qu’il n’accomplit son dernier voyage qu’en vue de trouver un passage de l’Atlantique à la mer des Indes. Il conjecturait que ce passage devait être situé vers l’isthme du Darien, précisément à l’endroit où M. Ferdinand de Lesseps entreprend aujourd’hui de le réaliser. Prodige d’intuition attesté par les historiens du temps et mentionné par Washington Irving lui-même, si digne pourtant d’être lu par l’auteur des Enfants du capitaine Grant[19]. L’abolition de tout surnaturel historique est le besoin perpétuel de ces écrivains sans Dieu, qui ne peuvent se défendre d’admirer humainement l’Amplificateur du monde, mais qui s’impatientent de son Christ et voudraient que cette Colombe n’eût jamais porté que le Hasard à travers les mers. Tout à l’heure, je nommerai le plus grand de tous, celui devant qui les noms qui précèdent sont comme du vent glacé et de la poussière. On verra alors toute la lamentable puissance du préjugé moderne et l’inexprimable besoin universel de la sanction auguste implorée par l’Épiscopat, puisqu’il a suffi de la gloire lésée de Christophe Colomb pour faire chanceler dans le cloaque des opinions basses et médiocres l’une des âmes les plus lumineuses qu’il nous ait été donné de contempler !

Ce qu’il y a d’étrange, c’est qu’on ne voie pas qu’en dénuant de tout secours scientifique le sublime Navigateur, ils font éclater aux yeux, par le contraste du résultat, l’évidence irrésistible du Mandat divin. Lui-même qui sentait, assurément mieux que personne, l’insuffisance de son savoir, avoue que le raisonnement, les mathématiques et les mappemondes lui ont été d’un faible secours[20].

Dans une lettre à la Reine datée du 28 février 1495, l’un des hommes les plus remarquables du temps, l’illustre cosmographe lapidaire de Burgos, don Jaime Ferrer, disait en parlant de Christophe Colomb : « Je crois que, dans ses hauts et mystérieux desseins, la divine Providence l’a choisi comme son Mandataire pour cette œuvre plutôt divine qu’humaine, « mas divina que humana peregrinacion », qui me semble n’être qu’une introduction et une préparation aux choses que cette même divine Providence se réserve de nous découvrir pour sa gloire, le salut et le bonheur du monde. »

Quelques mois plus tard, il écrivait à Colomb lui-même ces paroles extraordinaires :

« Je ne crois point errer en disant, Seigneur, que vous remplissez un office d’Apôtre, d’ambassadeur de dieu, envoyé par les décrets divins révéler son saint nom aux régions où la vérité reste inconnue. Il n’eût pas été inférieur aux convenances, à la dignité et à l’importance de votre mission qu’un Pape ou un Cardinal de Rome prit en ces contrées une part de vos glorieux travaux. Mais le poids des grandes affaires retient Le Pape ; la sensualité deses commodes habitudes, le Cardinal ; et les empéchent de suivre un pareil chemin. Pourtant, il est très sûr que, dans un but semblable au vôtre, Seigneur, le Prince de la milice apostolique vint à Rome, et que ses coopérateurs, ces vases d’élection ! s’en allèrent de par le monde s’exténuant, harassés, leurs sandales usées, leurs tuniques trouées, leurs corps amaigris par les dangers, les privations, les fatigues des voyages durant lesquels souvent ils mangèrent un pain d’amertume[21]. »

Ce témoignage d’un contemporain m’a paru à sa place ici, tellement il est considérable et tellement il rapetisse l’ignoble polémique de pédagogue que j’ai le dégoût de raconter.

Pour revenir à l’abbé Sanguineti, que je s’surai pas l’ironie cruelle d’appeler un vase d’élection, et qui ne s’est probablement jamais informé des fatigues de l’apostolat évangélique, il raille lourdement l’Unità cattolica pour avoir parlé des « mystérieuses altenances » qui paraissent unir la résurrection de la gloire de Colomb au Pontificat du premier Pape qui ait visité ie continent Américain. Il nous apprend qu’il ne faut pas confondre le Pape Pie IX avec l’abbé Mastaï. C’est seulement l’abbé Mastaï qui a mis le pied dans le Nouveau Monde. Quant au Pape, c’est une autre affaire[22]. D’ailleurs, « l’abbé Mastaï, dit-il, demeura deux ans au Chili, terre que le moindre écolier sait n’avoir jamais été touchée ni connue par l’Inventeur de l’Amérique. Donc, niles temps, niles lieux ne rapprochent les idées de Colomb et de Pie IX ; et les attenances mystérieuses s’évaporent proprement dans le mystère. » Il demande qu’on lui explique ces attenances et déclare n’y voir, pour lui, « autre chose qu’une phrase vide de sens ».

Cette demande d’explication étant absolument dénuée d’ingénuité, je ne la lui donnerai pas. Cependant, comme il ne faut pas non plus qu’il nous accuse de tenir la lumière sous le boisseau, je vais m’eflorcer de lui montrer et de lui faire, en quelque sorte, toucher au doigt, d’autres attenances non moins mystérieuses, mais beaucoup plus à sa portée et c’est par le flambeau de l’analogie qu’il lui sera donné d’éclairer les parties ténébreuses du vaste palais de son intelligence.


V

Ayant à rendre publiques les causes trop peu connues de l’apparente indifférence de la Cour de Rome pour la Cause de Christophe Colomb, je suis malheureusement forcé de parler du triste chanoine Sanguineti beaucoup plus que je ne voudrais et beaucoup plus surtout que ne le comporte l’excessive médiocrité de ce personnage. Mais, comme de tout temps, Dieu s’est servi des enfants et des faibles pour manifester sa puissance et qu’il se plaît à susciter des plus basses régions de ce monde ses apôtres et ses témoins ; de même, l’Esprit du Mensonge, — ce singe perpétuel des œuvres divines, — suscite à son tour, assez ordinairement, des imbéciles ot des impuissants qu’il remplit de ses ténèbres et qu’il gonfle de ses fureurs pour combattre la vérité. C’est par là qu’on peut expliquer l’inconcevable fascination exercée par de misérables hommes sur l’immense multitude des intelligences superficielles et l’étonnant pouvoir qu’ils ont quelquefois de s’opposer aux plus beaux effets de la miséricorde de Dieu.

L’abbé Sanguineti, malgré son néant, a le honteux honneur d’être à cette heure, un réel obstacle à la glorification du Héros chrétien. L’opposition de ce prêtre malfaisant n’est pas sans quelque analogie avec le petit grain de sable que Pascal nous montre si malencontreusement logé dans l’uretère d’un autre grand homme. Sa petite vanité saignante de Trissotin dédaigné contrebalance les désirs de l’Épiscopat et tient en échec un dessein de la Papauté. Le zèle de sa haine a fructifié comme un apostolat. Inspirés par lui, envoyés par lui, continuellement allaités de ses conseils et fortiflés de ses exemples, des hommes de haine, des ecclésiastiques plus ou moins abusés, ont été porter dans toutes les directions possibles la graine féconde des plus scandaleuses imputations[23]. C’est un vaste complot contre la Justice où viennent d’elles-mêmes s’engouffrer et s’absorber toutes les diverses sortes de ressentiment que l’esprit humain croit avoir le droit d’opposer à l’Esprit de Dieu. La ville de Gênes est le foyer toujours incandescent de cette irradiation de haines ferventes et infatigables et c’est sous le patronage immédiat du premier Pasteur que s’élabore en sécurité l’Œuvre de la Propagation du Mensonge.

Naturellement, cela est inexplicable, surtout en un siècle où l’on ne croit guère aux Saints. Le Comte Roselly de Lorgues, contraint de faire justice une bonne fois et de démasquer tous ces Tartufes d’impartialité historique, accomplit à la fin, en 1876, cette répugnante besogne dans le livre ci-dessus mentionné : Satan contre Christophe Colomb, livre définitif et suprème qui clôt pour jamais toutes les discussions et toutes les contradictions imaginées contre la grandeur morale du Héros. Il n’y a plus à revenir sur ces divers chefs d’incrimination désormais aussi parfaitement inondés de lumière qu’ils avaient été précédemment obscurcis par l’insigne déloyauté des contradicteurs. L’illustre historien démontre et met sous nos yeux la généalogie très peu ancienne de l’imposture génoise tendant à établir l’impureté de mœurs de Christophe Colomb. Il nous offre le tableau bibliographique de tous les cuistres besogneux ou pervers qui se sont passé laborieusement de main en main, comme des maçons à la chaîne, les matériaux spécieux de cette calomnie de petite race, qui n’eut pas d’ancêtres parmi les contemporains du grand homme et qui n’a pu trouver un peu de crédit au xixe siècle que dans l’imagination prostituée de quelques ennemis du Catholicisme.

En outre, le Comte Roselly de Lorgues a très clairement justifié son titre, en établissant dans la donnée lumineuse des faits, la vraie provenance de cette honteuse opposition et la cause profonde de cet acharnement invincible, que son livre a bien pu déconcerter une minute, mais qui n’en continue pas moins son affreux travail de termite contre l’Église. Il est incontestable que tous ces gens-là sont directement inspirés du démon. Quand même l’absence évidente de tout mobile humain ne fournirait aucune vraisemblance à une aussi grave assertion, le caractère tout à fait spécial de la polémique génoise, la déloyauté héroïque, l’obstination inexpugnable, l’endurcissement ténébreux : des calomniateurs et, surtout, leur inqualifiable rage de prosélytisme, suffiraient au moins pour décontenancer la plus sophistique argumentation de l’avocat fangeux qui s’efforcerait de les disculper[24].

Le Diable a des façons d’agir qui lui sont particulières et qui ne permettent pas de méconnailre entièrement son influence dans les choses humaines, quand l’inscrutable sagesse du Dieu de Job les abandonne, pour un temps, à son administration. D’abord, en sa qualité d’esprit, il est infatigable. Rien ne le décourage, rien ne le rebute. Antagoniste perpétuellement armé du Père tout-puissant et contradicteur merveilleusement exact de tous ses conseils, il oppose sans relâche à la Miséricorde infinie qui récompense un simple verre d’eau, l’irréprochable sollicitude d’une haine qui s’efforce de déshonorer jusqu’à nos larmes. Il n’oublie rien et ne laisse rien perdre, car il sait l’importance réelle de toutes les actions humaines et leur retentissement interminable dans la béatitude ou dans le désespoir. Par conséquent, il ne dédaigne rien et sait, au besoin, se contenter de ce qui nous paraît peu de chose. Fallût-il obséder pendant des années un pauvre moine pour en obtenir une seule distraction vénielle, il s’estimerait plus victorieux qu’une soixantaine d’Alexandres. En même temps, il est insatiable, comme il convient qu’il le soit, puisqu’il sait qu’il n’a que quelques misérables siècles pour s’approvisionner de damnés dans son enfer sempiternel. Seconde raison plus pressante pour qu’il ne néglige rien et ne laisse rien à glaner derrière lui à la céleste pitié des anges.

Enfin, il est l’Immonde et, comme tel, il choisit toujours ce qui lui ressemble, c’est-à-dire l’ordure la plus alambiquée et l’infection la plus savante. Le reste n’est nullement méconnu, mais repoussé dans l’accessoire. L’objet de sa parfaite dilection est l’ordure parfaite, l’ordure de l’âme qui tombe dans le domaine du sensible et qui devient matérielle. Le Prince du Mal s’y baigne, il s’y vautre avec délices, elle est sa fille bien-aimée et il s’y complaît infiniment. Aussi la Pureté, ce miroir ardent par lequel il est consumé de sa propre image, lui est-elle en horreur et tous les moyens lui sont bons pour l’obscurcir. L’abbé Sanguineti, le négateur fervent et infatigable de la pureté de Colomb, pourra reconnaître ici, sans aucun effort, quelques-unes de ces attenances mystérieuses dont je me proposais de lui donner l’évidence.

Il y en a d’autres encore. Le Diable est surtout un avocat. Tous les mystiques qui en ont parlé nous le montrent plaidant contre nous devant Dieu. Le livre de Job nous dévoile ce rôle de Satan qui doit se prolonger avec les mêmes formules jusqu’à la fin des temps contre tous les justes possibles. Le Diable, en tant qu’avocal, a de grandes prétentions à l’équité historique. Il a ceci de commun avec beaucoup d’autres avocats, qui ne le valent certes pas, qu’il se présente toujours comme le défenseur d’une multitude de veuves et d’orphelins qui, d’ailleurs, n’ont nullement imploré ses services. N’importe. Sa grande finesse consiste à invoquer contre les saints le prétendu témoignage de tous les malheureux que leurs vertus ont scandalisés et qui se trouvent ainsi réduits à l’indigence de leur propre mérite désespéré. Cette façon de plaider, malheureusement dénuée de variété, a, néanmoins, une extrême valeur, sinon aux yeux de Dieu, du moins aux yeux de la plupart des hommes, pour qui la grandeur morale est un outrage direct et personnel et qui ne la pardonnent ordinairement qu’à la condition d’en être les inventeurs ou les titulaires.

Ici encore, l’abbé Sanguineti qui s’est constitué l’avocat du Diable, — ce qui est un moyen d’entrer dans la peau de ce grand plaideur, — discernera sans doute, non plus seulement de mystérieuses attenances, mais quelque chose comme l’identité même. Le Comte Roselly de Lorgues lui a déjà fait entrevoir cette grande manière d’être qu’il ne remarque pas assez en lui-même et qui pourrait le relever à ses propres yeux, s’il était jamais tenté de se mépriser. J’y reviens à mon tour en appuyant un peu plus, afin de lui en donner la vision complète. Si cette belle idée pouvait entrer une bonne fois dans les cervelles de ses compatriotes, on verrait enfin avec la dernière évidence combien le chanoine Sanguineti est « l’honneur du clergé de Gênes », et combien son Archevêque, le vénérable Mgr Magnasco, a raison de le patronner dans son diocèse et de lui confier la robe sans tache de son honneur de Pontife !


VI

Laissant une bonne fois en arrière les misérables et ridicules détails de cette polémique sans dignité, j’arrive à la plus considérable de toutes les accusations portées contre l’œuvre du Comte Roselly de Lorgues. Ce grief littéraire ou historique, comme on voudra, n’est pas personnel au chanoïne, quoiqu’il l’ait assez impétueusement articulé. Il est commun à toute une école moderne et intéresse au plus haut point tout ce qui pense encore dans notre siècle. Cette école, soi-disant critique, reproche à l’auleur de Christophe Colomb d’avoir introduit « le sentiment dans l’histoire ». S’il faut en croire ces Messieurs, c’est la plus détestable et la plus fausse méthode historique qui soit au monde. Selon leur jugement, l’histoire est une analyse patiente, une dissection acharnée des hommes et des faits, absolument exclusive de toute synthèse et de toute vue d’ensemble, d’où le sentiment, c’est-à-dire l’âme humaine, doit être bannie, — comme des marbres de l’amphithéâtre, — avec la plus inexorable rigueur. Le Document seul, dans sa parfaite sécheresse, la lettre morte des faits, le renseignement infinitésimal, l’investigation corpusculaire, la perscrutation entomologique des petites causes et des petits effets dans les plus immenses fresques du Passé, voilà ce qui doit désormais apaiser la faim et la soif de l’homme. Quant à cette noble curiosité qui veut contempler dans l’histoire une grandiose Épopée de la Justice de Dieu et qui cherche, à travers le silence des siècles, la respiration des âmes et le battement des cœurs, on ne se met point en peine de la satisfaire et on la méprise tout juste assez pour r’en pas même tenir compte.

Il semble que l’esprit moderne ait horreur de la vie. L’enthousiasme lui paraît une bouffonnerie absolument incompatible avec la gravité scientifique de l’historien. Le positivisme le plus bas et le plus squameux traîne sa bave jusque sur les plus vénérables traditions de l’humanité, et les synthèses du génie le plus intuitif et le plus perçant n’égalent pas en intérêt le plus microscopique factum exhumé du fond d’une bibliothèque par quelque fuligineux argonaute de cette Colchide de poussière. Le Document inanimé triomphe comme un César et monte au Capitole gardé par les oies de la retentissante publicité. La sainte Vérité, l’enthousiasme, l’amour, les généreuses indignations, suivent à pied comme des captifs. L’outil se transforme en un reptile affamé et dévore l’ouvrier. Toute hiérarchie intellectuelle est renversée bout par bout et les pyramides pendent la pointe en bas dans le désert historique aussi bien que dans la politique ou dans la littérature. Dans tous les genres possibles, les livres médiocres sont auiourd’hui les livres supérieurs et les livres supérieurs sont les médiocres. M. Zola étouffe Balzac dans ses mains abjectes, un M. Soury ne permet pas qu’on entende les clameurs de l’Enfant du Tonnerre et la petite crécelle académique de M. Renan couvre les mugissements lointains du Bœuf de Sicile. La suave naïveté des vieux narrateurs chrétiens s’en est allée de ce monde, les yeux en larmes, pour échapper aux ignobles contacts de toutes ces bottes maculantes de critiques et de savantasses.

Dans cette universelle débâcle d’une société jadis chrétienne, quelle magnifique thèse à soutenir s’il se rencontrait un homme d’assez de fierté pour ambitionner d’être impopulaire : la thèse de la vie et du sentiment dans les œuvres de la pensée ! Restituer le pathétique à l’histoire, faire pleurer en la racontant, passionner les âmes pour ce qui n’est plus, souffleter les froides statues avec des traditions et des souvenirs, replanter les racines des nations dans leur vrai sol qui est le Passé, l’invincible Passé, glorieux ou misérable, qu’on ne peut éliminer qu’en s’arrachant le cœur !… celui qui ferait cela ou qui démontrerait la nécessité de le faire donnerait, — en tombant sous l’anathème des morts-vivants qui sont nos juges, — la vraie mesure quelque peu oubliée d’un fier artiste chrétien !

Qu’est-ce, après tout, que l’Histoire, si elle ne nous offre que le stérile tableau des agitations extérieures de l’humanité sans éclairer les profonds abîmes de conscience privée ou de conscience publique, béants au-dessous de chaque fait et remplis de ces témoignages dévorants qui doivent s’en échapper au Jour définitif de la Congrégation des peuples dans la vallée de Josaphat ? Qu’est-ce que cette aride nomenclature d’évènements et d’hommes qui galopent en si grand mystère sur le front des siècles, comme de blêmes cavalcades apocalyptiques ? Qu’est-ce encore que ces incohérentes compilations ethnographiques que n’illumine aucune métaphysique transcendante et qui se désassemblent comme des colliers de verroteries, à la première singularité de nature humaine qui vient à en rompre le fil ? Un pareil enseignement historique, réduit à ces proportions d’éphémérides et de synopses chronologiques, est assurément la plus vaine des spéculations, la plus creuse et la plus caverneusement démeublée des inutilités de la pensée. C’est une procession de monstres futiles et de sots fantômes dans le kaléidoscope tournoyant d’une imagination de femme ennuyée. Le froid xixe siècle s’en contente, néanmoins, et n’exige pas qu’on ait du cœur quand on lui parle de ses ancêtres, mais sa frivolité veut qu’on l’amuse des aventures du genre humain et cela s’appelle dans l’Écriture de ce nom spécialement réprobateur : l’ensorcellement de le bagatelle.

Les chrétiens qui savent ce que c’est que l’homme doivent exiger davantage. Ils doivent se souvenir que ce monde n’est qu’une figure qui passe et qu’il n’y a de vraiment intéressant que ce qui demeure au fond du creuset du temps, c’est-à-dire l’âme humaine et l’immobile canevas du plan divin. Raconter qu’Annibal enjambait les Alpes n’est qu’une affaire de palette, mais ce vainqueur avait une âme et le Dieu des vainqueurs avait ses desseins, et voilà précisément les deux choses qu’il importe surtout de connaître ! Les plus grands livres écrits par des hommes sont des livres d’histoire. On les nomme les Saints Livres et ils furent écrits par des thaumaturges. À soixante mille atmosphères au-dessous d’eux, les historien : d’inspiration purement humaine doivent être, eux aussi, des thaumaturges à leur manière. Il faut absolument qu’ils ressuscitent les morts et qu’ils les fassent marcher devant eux et devant nous. Ils doivent rallumer les lampes éteintes dans les catacombes du passé où ils nous font descendre. Pour accomplir un tel prodige, l’intuition de l’esprit n’est pas assez, il faut l’intuition du cœur. Il faut aimer ce que l’on raconte et l’aimer éperdûment. Il faut vibrer et retentir à toutes ces rumeurs lointaines des trépassés. Il faut les généreuses colères, les compassions déchirantes, les pluies de larmes, les allégresses et les vociférations de l’amour. Il faut se coucher, comme le prophète, sur l’enfant mort, poitrine contre poitrine, bouche contre bouche et lui insuffler sa propre vie. Alors, seulement, l’érudition a le droit d’intervenir. Jusque-là, les documents et les pièces écrites ne sont que les bandelettes égyptiennes qui enfoncent un peu plus les décédés dans la mort. Si cela est vrai pour de pauvres grands hommes comme César ou Constantin, par exemple, que sera-ce pour un saint ? Les âmes sont tout dans l’histoire et les âmes des saints sont les aînées parmi les âmes. Tout porte donc sur elles, et les temps où les saints ont vécu n’ont pas d’autre signification historique que la nécessité providentielle de leur vocation. L’orgueil saura cela plus tard, quand les autres mystères de la Rédemption et de la Solidarité humaine lui seront expliqués. Mais, prétendre que l’histoire d’un grand homme ou d’un saint peut être écrite sans que le cœur de l’historien s’en soit mêlé, c’est ajouter l’enfantillage d’une sotte crédulité à la plus révoltante des présomptions.

Lorsque le Comte Roselly de Lorgues a commencé d’écrire son Christophe Colomb, il avait déjà l’intuition complète de ce grand homme et de ce grand saint. Il savait où prendre le type de cette destinée exceptionnelle et toute son âme vibrait à ces clartés surnaturelles, comme un être ailé qui s’élève en frémissant dans un rayon de lumière et d’or. Il savait la seule chose que les hommes puissent bien savoir, c’est-à-dire ce que Dieu leur dit de sa bouche au fond du cœur. Antérieurement à toute recherche d’érudition, il avait la préconception assurée de ce qu’il allait découvrir. S’il ne l’avait pas eue, il n’aurait pu rien découvrir et n’aurait pas même cherché. C’est l’identité d’inspiration avec son héros, c’est un autre écho de la même pensée divine retentissant à quatre siècles de distance dans un autre cœur.

En vertu d’une de ces lois d’affinité mystérieuse par lesquelles nous sommes forcés de tout expliquer, Christophe Colomb appelait cet historien et non pas un autre et il l’appelait de cette façon. Dans l’ardeur de sa première jeunesse d’écrivain, le Comte Roselly de Lorgues, livré à d’autres travaux, dut entrevoir des yeux de l’âme, comme un point fixe au centre d’une époque du monde, la gloire de l’homme qu’il était appelé à glorifier. Cette vision devint peu à peu plus précise, grandit dans son cœur, monta dans sa pensée et l’envahit tout entier. L’ordre du Souverain Pontife fut le dernier trait de la Grâce pour l’achèvement de sa destinée. À ce moment, l’historien s’en alla où était son amour et il chercha des matériaux pour lui construire un tabernacle. Que la critique s’informe avec la dernière exactitude de la valeur précise de ces matériaux, si telle est sa fantaisie. Pour moi, je n’ai nul besoin de m’en mettre en peine. Il me sufit de savoir ceci : que le véritable Colomb est nécessairement celui-là et qu’on ne peut pas en imaginer un autre qui ne soit impossible, inconvenable et ridicule ; qu’il explique seul, dans le sens métaphysique le plus élevé, le tourbillon de créatures humaines au centre duquel il nous est montré ; qu’il vit et palpite sous nos yeux, dans notre main, dans nos cœurs, comme jamais peut-être aucune physionomie de l’histoire n’avait palpité et qu’enfin son historien nous fait partager l’amour qu’il a pour lui et enfonce cet amour dans nos âmes jusqu’à nous faire éclater en pleurs. N’y eût-il que cela, ce serait un peu mieux, on en conviendra, que tout ce que peut produire en nous la vile populace des libres historiens et des Sanguineti de cet univers, livré, dit le Sage, à la contradiction des imbéciles qui sont sans nombre.


VII

J’ai parlé plus haut d’un grand esprit qui n’avait pu s’empêcher de tomber dans l’extrême misère de la médiocrité humaine pour avoir, une seule fois, rencontré la colossale figure de Christophe Colomb. C’est Lamartine, âme poétique, s’il en fût, mais, combien fragile. malgré sa grandeur ! Il fallait le dix-neuvième siècle pour faire naître ce poète exceptionnel, semblable à un lys démesuré sorti de l’infâme fumier du dix-buitième. La France, abrutie de philosophisme et soûle de sang, s’agitait en dormant dans les ténèbres palpables du moyen dge révolutionnaire. Lorsque ce chanteur à la voix d’éther commença, il se ft un silence sans pareil. Toutes les voix se turent et les fauves eurent l’air de rentrer dans leurs antres. On crut à la résurrection du spiritualisme chrétien. C’en était le dernier soupir, hélas ! le dernier soupir d’un spiritualisme qui avait mal vécu depuis longtemps, qui s’était étrangement obscurci et dont la mort était pleine de crainte et d’amertume. C’était le spiritualisme du docteur Jean-Jacques, avec le sophisme en moins, il est vrai, et le lyrisme en plus, mais aveugle-né comme lui, sourd à l’Église et, comme lui, trempant dans la cigüe bénigne du divin Socrate, la terrifiante et mystérieuse éponge du Golgotha.

L’étonnante cécité religieuse de l’auteur de Jocelyn fait penser à celle de ces sublimes oiseaux qui chantent dit-on, jusqu’à en mourir, quand on leur a crevé les yeux. Lamartine ne paraît pas avoir jamais vu la clarté du jour, mais il chantait dans une sorte de pénombre lactée qui ne lui en donnait l’illusion que pour exaspérer son désir. C’est par là qu’il est devenu le père de la grande mélancolie religieuse de cette époque du monde, mélancolie troublée et impure qu’il ne fut donné qu’à lui seul, à cause de son âme extraordinaire, de faire monter jusqu’au sublime. Ses vers semblent tomber sur nous des montagnes du ciel, comme un déluge d’or. Sa poésie a les six ailes des Séraphins d’Isaïe, deux pour voiler la face du Saint des saints, deux pour voiler les pieds et les deux autres pour voler. Poésie d’une si flagrante beauté que la plus forte littérature s’évanouit en la regardant et d’une si délicate essence qu’elle se volatilise au contact des commentateurs ! Notre siècle de manants révoltés a pourtant vu cela, les anges seulssavent pourquoi ! Nous autres, les Croupissants, nous ne le savons guère. Aussi, quelle joie, quel délire, quand ce pauvre aigle à tête blanche, cessant de planer, descendit en tournoyant vers le bourbier politique et y laissa tomber l’extrémité de ses immenses ailes ! Comme l’ignoble cœur démocratique se sentit alors vengé et quels applaudissements n’entendit-on pas dans ce parterre crapuleux de trente-six millions de rois !

Lamartine écrivit une histoire de Christophe Colomb dans ces derniers jours cruels où les triomphes inouïs de sa jeunesse durent être expiés dans les saintes angoisses de l’indigence. Cet homme, au devant de qui les cieux semblaient s’abaisser, et pour qui ce monde lassé et agonisant avait épuisé ses dernières facultés d’admiration, connut enfin l’horrible nécessité d’écrire et fut, après la gloire, le sénile débutant de la misère. Des livres trop nombreux naquirent ainsi, déplorables fruits sans saveur d’un arbre frappé de la foudre et plus qu’aux trois quarts desséché, au-dessus desquels son grand nom qui leur valut un semblant d’existence, produit l’effet d’une flamme vive sur une vile matière se consumant au ras du sol.

On pouvait espérer, cependant, que Christophe Colomb ranimerait son inspiration. Ce fut précisément le contraire qui arriva. Le moyen âge pensait que l’effigie de saint Christophe avait une secrète vertu pour réconforter les âmes et pour écarter tout prochain danger. Le poète de la Mort de Socrate, qui n’aurait certes pas cru à cette vertu miraculeuse du simulacre prophétique bien loin de recevoir de la réalité pleinement visible une illumination salutaire, y perdit, à ce qu’il semble, les dernières lueurs de son mourant génie et s’en alla croûler dans les bas lieux de la vulgarité.

Sans doute, il était déjà tombé, ce Lucifer innocent de la poésie et aucun prophète ne se demandait « comment il avait pu tomber ». On le savait trop. Il était tombé pour avoir cru à l’immaculée conception du genre humain cet l’abtmc de Rousseau avait appelé son abîme. Il était lombé tristement, lamentablement, du côté du bavardage socialiste et patriotique, avec l’espérance de sauver le genre humain. Mais, enfin, le poète avait subsisté et on ne pouvait pas conjecturer qu’une histoire capable d’enflammer les plus frigides imaginations serait l’occasion d’une nouvelle chute plus irrémédiable, où le poète lui-même ferait naufrage

Il est parlé de Dieu dans cette histoire ; Colomb y est même nommé une fois « le grand Messager de la Providence ; » mais ce n’est pas le Dieu de Colombet ce n’est pas non plus sa providence. C’est le Dieu de Lamartine, une sorte de Dieu froid et inaccessible — comme le Dieu de tous les déistes, — et un hasard heureux ou funeste est toute la providence de ce fantôme. Le chantre quasi angélique des Harmonies ne put jamais rien comprendre aux extravagances divines de la Folie de la Croix. « Isabelle était pieuse sans superstition, » dit-il, croyant la louer. Hélas ! le sens de cette restriction est bien connu. C’est la dévotion humaine et traitable dont il est parlé dans Tartufe, c’est-à-dire, un heureux tempérament de piété qui nous préserve également du fanatisme et des inconvénients variés d’une indifférence notoire. C’est la piété la plus facile du monde et à la portée de tous les cœurs. Voilà tout à l’heure une vingtaine de siècles qu’on se déchire et qu’on se massacre pour ce prédominant intérêt des âmes qui s’appelle la Foi. La piété sans superstition implique évidemment qu’on pouvait s’arranger. Il suffisait d’avoir une dévotion traitable et d’accorder du premier coup aux novateurs ce qu’ils demandaient. Quelle pitié ! On conçoit très bien que la bourgeoise multitude des admirateurs de Molière se vautre avec délices dans cette ordure de l’esprit moderne. Mais, que Lamartine soit descendu jusque là, c’est à faire sangloter les neuf chœurs des Anges !…

Dans ce malheureux récit, dont il est bien impossible de rendre compte, la cœur est submergé de tristesse au spectacle de ce grand homme livré à une besogne de copiste et, d’un geste famélique, raturant la sainte vérité par l’insertion d’une imbécile calomnie qu’il eût été pourtant si facile de démasquer ! Lamartine affirme en deux endroits l’irrégularité de mœurs du héros et la bâtardise de son second fils. Il affirme cela avec autorité, comme si toute la lumière de l’histoire était dans sa main, prostituant ainsi le nom du plus noble poète des temps modernes à la plus odieuse des impostures. Enfin, la mission surnaturelle de Christophe Colomb est, non pas niée, mais totalement inaperçue de celui de ses historiens qui devait, à ce qu’il semble, la mieux voir. Malgré le mot de Messager de la Providence qui n’est là qu’une formule littéraire sans aucun écho dans la pensée, il prononce ce jugement incroyable : « L’attrait du faux le menait à la vérité. » Ne semble-t-il pas que de telles paroles sortent du sein des ténèbres lamentables où ce grand esprit se laissa tomber avant de mourir et que pourrait-on imaginer de plus mortel à sa gloire que de les rappeler, si l’immense humiliation d’une telle chute laissait encore quelque inquiétude à la basse envie de ses contempteurs ?

N’importe. Son livre subsiste avec le prestige de son nom et c’est là, sans doute, le dernier outrage qui manquât, jusqu’à ce siècle, au grand Calomnié de l’histoire. Il fallait au moins une voix séraphique dans le ténébreux concert. L’extraordinaire pureté d’âme de Lamartine ennoblit l’erreur qu’il a épousée et donne l’authenticité historique au mensonge même. Qu’on se rappelle le mot magnifique de Chateaubriand, parlant d’un autre flambeau humain dont le mauvais souffle d’en bas avait aussi courbé et humilié la flamme : « Les grands génies doivent peser leurs paroles ; elles restent, et c’est une beauté irréparable. »


VIII

Et maintenant, voici trois mille marches. Nous allons descendre comme on n’est peut-être jamais descendu. Nous allons descendre de Lamartine à M. Armand de Pontmartin et à la presse catholique française. Le monde s’étonnera peut-être d’apprendre que cette presse a été et continue d’être un des plus fermes obstacles à la Béatification de Christophe Colomb, malgré la volonté de Pie IX et l’intérêt évident de l’Église. Il est vrai que cet obstacle est purement négatif, mais c’est justement par là qu’il est formidable. Les journaux catholiques français ne déclarent pas la guerre à Christophe Colomb à la manière de l’abbé Sanguineti. Ils se taisent simplement, — d’une manière absolue. Ils n’ont jamais parlé du projet avant le concile du Vatican et ils n’en ont jamais parlé depuis. Les diverses publications du Comte Roselly de Lorgues, intéressantes, pour le moins, au point de vue des lettres chrétiennes et à cause du nom célèbre de leur auteur, furent immédiatement ensevelies dans Ja plus obscure et la plus silencieuse des oubliettes de la malveillance. Ni le vœu bien connu de Pie IX, seul véritable promoteur, ni l’étonnante unanimité des évêques, ni le mouvement universel de l’opinion, rien ne fut capable de déchatner le reuseignement dans ces flers organes d’information. L’invraisemblable raison de ce mutisme est connue d’un petit nombre et sera peut-être dite quelque jour, pour que la justice soit enfin rendue aux vivants aussi bien qu’aux morts.

En attendant, cette coupable France — que le chanoine Sanguineti n’absoudra jamais d’avoir donné un historien à Christophe Colomb, — est encore, je suis contraint de l’avouer, passablement ignorante de toutes ces choses pour lesquelles on se passionne en Italie et dans les autres pays de race latine[25].

En Amérique, la presse religieuse du Nord des États-Unis, jusqu’à l’extrémité sud du Chili a, d’un commun transport, accueilli l’histoire de Christophe Colomb et gloriflé son historien. Le plus grand journal catholique du Nouveau Continent, le Propagateur, a publié sous ce titre : Christophe Colomb et Roselly de Lorgues, un long travail, où l’enthousiasme s’élève jusqu’au lyrisme.

Les Évêques de cette Nouvelle Terre, trempée jusqu’à des profondeurs inconnues du sang des victimes humaines avant la Découverte, ont senti plus fortement que les Européens l’immensité du service rendu à l’humanité et à son Rédempteur, par l’homme sublime qui porta la Croix sur ce vaste territoire où l’impitoyable Ennemi des enfants de Dieu régnait auparavant sans partage.

À l’exception du groupe des catholiques enthousiastes, éclairci de jour en jour par la conlagion de l’indifférence, on ne remarque pas chez nous une bien vive sollicitude pour la gloire du Messager de l’Évangile. Nous avons le bonheur de posséder un journalisme pullulant et ubiquilaire qui nous renseigne avec la dernière exactitude sur la bagatelle passionnante de la politique ou de la cour d’assises et qui nous laisse complètement ignorer les événements les plus considérables. Les livres du Comte Roselly de Lorgues qui ont je suppose, une plus vaste portée que le moins sot discours parlementaire, ont été soigneusement étouffés par loutes les mains criminelles ou lâches de la publicité. J’ai signalé précédemment une seule exception et je ne vois pas, en vérité, le moyen d’en signaler une seconde. Il y a une manière de tuer un livre encore plus habile peut-être que le silence absolu. C’est de le mentionner en passant, au milieu d’une marée d’autres livres. Le lecteur, généralement superficiel, et d’ailleurs, accablé, ne le distingue pas des autres flots littéraires et, par la suite, se dispense, d’autant plus volontiers de le lire qu’il le connaît déjà par le titre dont il enrichit sa mémoire, au milieu d’une foule de titres, et qu’il peut ainsi se croire édifié sur les productions variées de l’esprit humain. L’inventeur ou, du moins, le virtuose le plus encouragé de cette sorte d’habileté, paraît être l’important journaliste que voici :

M. Armand, comte de Pontmartin, aréopagile vanté du bon goût et des bonnes mœurs littéraires, après avoir, dans son feuilleton, parlé d’un livre quelconque, arrive à Christophe Colomb et s’exprime ainsi : « Le livre de cet excellent Comte Roselly de Lorgues est un des livres les plus grotesques qui me soient jamais tombés sous la main. C’est avec de telles publications qu’on accrédite chez nous l’indifférence en matière de littérature[26]. »

M. Armand de Pontmartin passe pour un critique de grande aulorité. L’extrême médiocrité de ce temps l’a ainsi voulu. Ce qu’il écrit a une prise étonnante sur certains esprits tempérés et précieux qui se défilent de la magnificence et qui redoutent l’originalité. Le sousentendu desa manière insinuante et correcte fait la joie d’une foule de gens aimables ou vertueux, mais dont l’idéal esthétique ne crève pas la voûte du ciel. En tant que journaliste, il donne à peu près le niveau intellectuel de ce qu’on est convenu d’appeler la bonne compagnie. Il peut donc étre signalé comme un type exquis de cette médiocrité renseignante et prétentieuse, qui mène aujourd’hui l’opinion d’une partic élevée de la société en sens inverse de toùte grandeur. M. Armand de Pontmartin a un mot qui le caractérise, c’est le mot exagération. Dans une page éloquente et vivante que l’auteur des Samedis trouverait excessive, M. Ernest Hello, parlant de la médiocrité, démontre que l’usage habituel de ce mot est un signe infaillible pour reconnaître l’homme médiocre. Il paraît que c’est quelque chose comme le labarum de victoire de ceux dont il est écrit dans le saint Livre que leur nombre est « infini ».

Aussitôt qu’un écrivain quelconque s’avise d’être courageux, original ou simplement animé, un critique se dresse pour le railler ou le morigéner et ce critique, c’est M. de Pontmartin.

J’imagine qu’on me saura quelque gré de reproduire ici une page brillante de ce formidable Crétineau-Joly, l’audacieux et impavide tenant de l’Église et de la royauté. L’historien de la Vendée militaire et le panégyriste de la Compagnie de Jésus, eut à se plaindre, comme tant d’autres, de M. de Pontmartin et voici le portrait terrible qu’il en fit dans le livre intitulé : Bonaparte, le Concordat de 1801 et le Cardinal Consalvi[27].

Je cite sans commentaires :

« M. Armand, comte de Pontmartin, est un gentilhomme qui daigne écrire, comme ce bon M. Jourdain, de Molière, daignait vendre du drap à ses amis et connaissances. Il est né, celui-là, ou du moins, il s’en targue. Je ne sais pas s’il remonte aux Croisades, mais à coup sûr, son zèle et sa foi ne l’y auraient jamais poussé.

« Si vous découvrez sur l’asphalte du boulevard un long roseau qui marche, emmaillotté dans des vêtements d’homme, si vous entendez son aigrelet soprano piailler entre des ossements collés l’un après l’autre, ne détournez pas la tête. Autrement, vous verriez toutes les femmes sourire de pitié ou rougir avec de petits cris de pudeur effarouchée comme si, de loin, elles apercevaient le grand eunuque noir. Ce gentilhomme fait dans la littérature industrielle et le roman provençal, le roman qui sent beaucoup l’ail et peu l’huile. Il commerce de tout et ne gagne sur rien ; puis chaque soir, il va déposer sa copie au mur des journaux à images. Il passe du blanc au bleu, du bleu au rouge, sans savoir si, après avoir fané les lys, il grignotera une crête orléaniste de coq gaulois ou s’il goûtera au miel des abeilles napoléonniennes.

« Évincé du faubourg Saint-Germain[28], tenu en suspicion par le faubourg Saint-Honoré, on le voit flotter dans ses incertitudes politico-religieuses, cherchant partout à placer son fonds de haine ou son reliquat d’encens, puis, ne tombant en arrêt que devant les biceps des autres, objet permanent de son envie. Il n’a qu’un culte, mais il l’a bien. Puisque la production est pour lui le fruit défendu, M. le comte qui a des chevrons, se pose en candidat honteux à l’Institut. Il voudrait planter ses choux sous la coupole Mazarine. Avec d’agaçantes caresses prodiguées indislinctement à tout ce qui a voix au chapitre, il gratte fort discrètement à l’huis académique et demande par signes quand il lui sera permis de s’asseoir, côté des ducs, sur le fauteuil traditionnel qui, après tout, n’est qu’unebanquette très vulgaire. Durant quinze ans et plus, M. Cuvillier-Fleury et lui ont été condamnés à se faire la courte échelle et à jouer sur tous les modes, l’un dans le Journal des Débats, l’autre dans la Gazette de France ou ailleurs, la scène de Vadius et de Trissotin. M. le comte n’a jamais su tenir la corde. Leur commerce de minauderies interlopes, mais peu littéraires, amusait les désœuvrés et à chaque coup d’encensoir réciproque dont se saluaient ces deux jurés priseurs de diphtongues, les désœuvrés murmuraient avec le poète satirique :


« Saint-Lambert, froid auteur dont la muse savante
« Fait des vers fort vantés par Voltaire, qu’il vante. »

Cette jolie note d’histoire liltéraire pourra sans doute être citée longtemps, car M. de Pontmartin a l’air d’être éternel. Il n’est pas encore académicien et c’est une des anomalies les plus étonnantes de ce siècle. Impuissance totale de l’esprit, éclectisme politique, religiosité douceâtre et clair-obscure, frigidité littéraire à faire éclater le marbre, il a tout pour plaire aux Troglodites quadragésimaux de l’immortalité officielle. Il n’y a pas en lui la plus petite tache de poésie ou de générosité intellectuelle. Pourquoi donc le font-ils si longtemps attendre ?

L’héroïsme, de quelque nature qu’il soit, étant l’objet spécial de la répugnance de M. de Pontmartin, il se devait deux fois à lui-même de ne pas laisser sans outrages un livre tel que le Christophe Colomb, puisque ce livre est én même temps, l’histoire d’un héros et un vrai chefd’œuvre. La prudente niaiserie de certains esprits sans grandeur, dont ilest le Calchas folâtre et pour lequel il ouvre les entrailles de ses victimes hebdomadaires, a bien raison de compter sur le zèle clairvoyant de ce champion. Il ne leur offrira jamais que des holocaustes d’agréable odeur, c’est-à-dire tout ce qui aura magnificence et virilité[29]. Aussi, a-t-il renouvelé, à diverses reprises et chaque fois que l’occasion s’en est offerte, sur le livre du Comte Roselly de Lorgues, le même geste de massacre, heureusement inoffensif.

Je me suis vu forcé de relever cette petite chose laide, à cause de l’importance miraculeuse accordée à ce journaliste dans de certains milieux chrétiens. Il est une des bouches les plus oraculaires de la frivolité malveillante et cette manière d’être le rendrait très digne d’admirer le chanoine Sanguineti, si ce dernier n’avait pas l’infortune de lui être tout à fait inconnu. N’existe-t-il pas, en effet, d’évidentes affinités spirituelles entre la Calomnie et la Frivolité, surtout quand la Frivolité est froide et sénile ?…

Le vigilant chanoine avait pensé à beaucoup de choses, mais il n’avait pas pensé au « grotesque ». Il n’avait pas dit que l’histoire de Christophe Colomb fût un livre grotesque. Il fallait M. de Pontmartin pour dire cela, quelque stupéfñant qu’il puisse paraître que telle ou telle chose soit jugée grotesque par lui. Au fond, ce qui paraît grotesque à M. de Pontmartin, c’est, surtout, la personne même de Christophe Colomb. Il y a là un fait de contradiction isolée, moins bruyant

  1. « 1. Antiquum hominem Dei. » — S. August. Contra Julianum.
  2. « Demones credunt et contremiscunt. » — Jac. I, 12.
  3. Un volume in-8 : Paris, Plon, 1871.
  4. Appendice de la 4e édition du Christophe Colomb de Didier, Premier éditeur de ce monument historique. Cette édition a immédiatement précédé la luxueuse publication illustrée de la Librairie Catholique.
  5. La Canonizzazione di Cristoforo Colombo. — Genova, 1875.
  6. Grand in-8. — Librairie de Victor Palmé. Paris, 1876.
  7. Le principal émissaire de Sanguineti est le chanoine Jacques Grassi, académicien. Celui-ci, aussi infatué de sa prétendue érudition variée que Sanguineti l’est de son prétendu hellénisme, n’a pas méme le mérite de l’impudence. Sanguineti signe effrontément ses attaques, ses calomnies. Grassi, lui, les colporte, y ajoute quelques jets de sa propre bave, mais, sans jamais oser les signer. Grassi est le lieutenant le plus humble et le plus fidèle du conquistador triomphant de là calomnie contre Colomb, contre Pie IX et contre sa patrie.

    C’est à la libéralité du marquis Brignoles-Sales (parent de saint François de Sales et l’une des plus pures illustrations contemporaines de la ville de Gênes) que ce pied plat doit son savoir et son pain. Le marquis l’avait fait son bibliothécaire. C’est dans sa vaste collection de livres et d’objets d’art que Grassi a étudié et acquis tout ce qu’il sait. Or, son bienfaiteur avait pour Colomb un véritable culte. Il avait coromandé sa statue au sculpteur Raggi. Il l’invoquait comme ua saint. Et, sans respect pour cette mémoire, Grassi ne respire que pour diffamer le Révélateur du Globe. Il sert de lien aux chanoines membres de l’Académie et maintient le crédit de Sanguineti dans l’esprit du malheureux Archevêque.

  8. Il Pensiero Cattolico, 16 dicembre 1876.
  9. Il Pensiero Cattolico, 20 dicembre 1876.
  10. La Settimana religiosa, 20 agosto 1816.
  11. Imprimé à Bonn ; premier numéro de décembre 1876.
  12. La France Nouvelle, 10 octobre 1871.
  13. Lettre de S. Ém. le Cardinal Donnet, reproduite à Bologne dans l’Ancora du 28 décembre 1877. Qu’on se rappelle les effrayantes paroles de Massillon : « Le sel même de la terre s’est affadi ; les lampes de Jacob se sont éteintes ; les pierres du sanctuaire se traînent indignement dans la boue des places publiques et le prêtre est devenu semblable au peuple. Ô Dieu ! est-ce donc là votre Église et l’assemblée des saints ? Est-ce là cet héritage si chéri, cette vigne bien-aimée, l’objet de vos soins et de vos tendresses ? et qu’offrait de plus coupable à vos yeux Jérusalem, lorsque vous la frappâtes d’une malédiction éternelle ? » (Sermon sur Le petit nombre des élus.)
  14. « Diremmo su due piedi che meglio avrebbe detto il de Maistre se avesse detto che la Francia ha bisogno della verita. » Sanguineti. Di una nunva Storia di Christoforo Colombo, etc., p. 23.
  15. Itom., x, 15. — Isaïe, lii, 7. — Nah., I, 15.
  16. « Per farne un santo, ne fanno un idiota. » (Sanguineti. La Canonizzazione di Cristoforo Colombo, p. 17.) On ne peut guère, fait observer le Comte Roselly de Lorgues, féliciter M. le chanoine de cette dernière phrase, copiée du journal mazzinien le Movimento le plus irréconciliable ennemi de l’Église.
  17. Humboldt. Cosmos, t. II. pp. 320 et 337.
  18. Babinet. Influence des courants de la mer sur les climats.
  19. Le même romancier voulant faire du grand aperçu historique ajoute auguralement que « si Vasco de Gama avait précédé Colomb la découverte du Nouveau Monde aurait vraisemhlablement été retardée le plusieurs siécles », puisqu’alors on aurait cherché les Indes à l’est au lieu de les chercher à l’ouest. Il est vrai que le Cap de Bonne Espérance ne fut doublé par le célèbre portugais qu’en 1491, cinq ans après la Découverte, mais il l’avait été réellement pour la première fois, quatre ans avant, en 1488, par Bartholomeu Dias et nommé par lui le cap des Tourmentes. Le nom de cap de Bonne-Espérance fut substitué par le roi Joam II qui comprit que, dès lors, la route des Indes était trouvée. Dias fut disgracié, comme la plupart des grands hommes que l’ingratitude seule est assez riche pour payer et ce fut Vasco de Gama qui devint, pour toute la durée des siècles, le titulaire de sa gloire.
  20. « Yo dije que para la esecution de la impresa de las Indias no me aprovecho razon, ni matematica, ni mapemundos. » — Christophe Colomb, Libro de las Profecias, fo IV.
  21. « On reconnaît, dit le Comte Roselly de Lorgues, dans cette censure de la mollesse du cardinalat sous le Pontificat d’Alexan- dre VI, la rigidité d’un pur catholique, la liberté frondeuse d’un large esprit, au milieu d’une foi pleine de soumission. On voit aussi que, fort de son attachement à l’Église, le lapidaire de Burgos ne paraissait guère s’inquiéter de l’Inquisition d’Espagne. »
  22. La Canonizzazione di Cristoforo Colombo, p. 16. Cette remarquable distinction entre l’abbé Mastaï et le Pape Pie IX est une assez bonne idée de bouddhiste. Ce dédoublement absolu de la personne humaine, cette présence essentielle de deux hommes distincts, montrée pour la première fois dans un seul être humain, nous permet d’espérer quelque avatar prochain et tout à fait inattendu de la personne du chanoine. Que pensera-t-il alors de l’abbé Sanguineti ?
  23. Il existe à Rome, place Navone, une collégiale de chanoires génois installés dans l’église de Sainte-Agnès, fondée par la famille Doris. C’est le petit cratère romain des éruptions hostiles de l’abbé Sanguineti. On le rencontre ainsi à peu près partout. Le Buloz religieux de l’Italie, le docteur B. Veratti de Modène, est son thuriféraire. Ce digne compère s’efforce de répandre l’idée qu’il importe à la dignité de l’Église que la Congrégation des Riles s’occupe seule de Christophe Colomb. Tactique hypocrite et profonde qui ne tend à rien moins qu’au rejet implicite de la Cause par la négation de son caractère exceptionnel.
  24. Voici les paroles mêmes de Colomb : « Por no dar lugar a las « malas ohras de Satanas que deseaba impedir aquel viage como « hasta entonces hahia hecho. » Journal de Colomb, dimanche 6 janvier 1493.

    « Satanas ha destorbado todo esto, y con sus fuerzas ha puesto esto en termino que nou haya efecto… por muy cierto se ve que fue malicia del enemigo, y porque non venga a luz tan santo proposito. » Carta del Almirante Colon a Su Santidad.

  25. Il s’élève, en effet, depuis quelques années, comme une grandissante clameur unanime pour la gloire catholique de Christophe Colomb, à Milan, Naples, Modène, Venise, Ravenne, Pavie, Sorrente, Pise, Florence et Turin, du côté de l’Italie ; Barcelone, Valence, Compostelle, Séville, Grenade, Burgos, Cordoue, Urgel, Tarragone, Pampelune, et surtout Salamanque, du côté de l’Espagne. En Portugal, le mouvement s’est fait particulièrement sentir à Braga, à Lamego et à Coïmbre, la ville des lettres, la célèbre Université.
  26. Gazette de France, 5 janv. 1879.
  27. Paris, Plon, 1889, p. 116 et suiv.
  28. Ceci fut écrit il y a quinze ans.
  29. M. Barbey d’Aurevilly, par exemple, cinquante fois insulté. Il est peut-être juste de remarquer que M. de Pontmartin, en outre de ses instincts et de ses consignes, a de très grosses iujures à venger. M. Barbey d’Aurevilly n’a jamais pu l’apercevoir. L’auteur des Prophètes du Passé, critique lui-même, mais d’une autre race, à l’œil conformé de telle sorte qu’il ne peut voir que les objets colorés ou qui tiennent beaucoup de place. Ce roseau devait nécessairement lui échapper. Une seule fois, il y a quelque vingt ans, dans le Réveil, M. d’Aurevilly laissa miséricordieusement tomber sur cet impondérable une gouttelette de mépris qui le tira du néant pendant une Heure. « M. de Pontmartin, disait-il, mixte négatif, qui n’est pas tout à fait Gustave Planche et qui n’est pas tout à fait Janin, composé de deux choses qui sont deux reflets : un peu de rose qui n’est qu’une nuance et beaucoup de gris qui est à peine une couleur… » Et ce fut tout, pour jamais. M. de Pontmartin, un instant porté dansla mainet jusque sous les yeux de ce gigantesque entomologiste qui avait eu la curiosité de savoir quelle sorte d’insecte cela pouvait bien étre, retomba dans l’inexistence. De loin en loin, il produit d’extraordinaires efforts pour en sortir. Il sifflotte au talon des hommes pour qu’on le ramasse encore une fois. « Battez-moi, mais parler de moi ! » Telle est l’humble prière exprimée dans son dernier feuilleton sur le grand écrivain qu’il voudrait impatienter. Prière vaine ! M. Barbey d’Aurevilly n’y touche pas et continue sa route lumineuse, sans même prendre garde à ces inoffensifs susurrements de reptile.