Le Rêve (Tourgueniev)/01

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Traduction par Ivan Tourgueniev.
Journal Le Temps — Feuilleton du 20 au 21 janvier 1877 (p. 3-4).

I

J’habitais alors avec ma mère une grande ville maritime. Je venais d’avoir dix-sept ans, et ma mère n’en avait pas plus de trente-cinq. Elle s’était mariée fort jeune. Quand mon père mourut, je venais d’entrer dans ma septième année ; mais je conservais de lui un souvenir très clair et très complet. Ma mère était une femme de petite taille, blonde, avec un visage charmant, mais toujours triste, la voix douce et fatiguée, les mouvements timides ; elle avait été dans sa jeunesse connue pour sa beauté, et elle était restée toujours attrayante. Je n’ai jamais vu d’yeux plus tendres, de regards plus profonds, de cheveux plus fins, de mains plus élégantes. Je l’adorais, elle m’aimait aussi. Et pourtant notre existence s’écoulait sans gaieté.

Il semblait qu’un chagrin secret, inguérissable et immérité, rongeât constamment, chez ma mère, la racine même de sa vie. Ce chagrin ne s’expliquait pas seulement par les regrets que lui causait la mort de mon père, quelque poignants qu’ils fussent, quelque grande qu’ait été la passion qu’il lui avait inspirée, et quelque sainte que fût restée la mémoire qu’elle lui gardait. Non, il y avait là encore autre chose que je ne comprenais pas, mais que je sentais d’une manière à la fois forte et confuse, lorsque je jetais un regard sur ses yeux immobiles et tristes, sur ses lèvres immobiles aussi, non pas serrées avec amertume, mais comme glacées à jamais.

Je viens de dire que ma mère me chérissait. Et toutefois il y avait des instants où elle me repoussait, où ma présence lui était pénible, je pourrais dire insupportable. Elle semblait alors ressentir comme une aversion involontaire, et s’en effrayait elle-même ensuite. Elle s’en excusait avec des larmes, et me serrait contre son cœur. J’attribuais ces explosions momentanées de haine à sa santé dérangée, au sentiment de son malheur. À vrai dire, ces explosions pouvaient, jusqu’à un certain point, être provoquées par je ne sais quels mouvements incompréhensibles à moi-même, méchants, presque criminels, qui, par moments, se soulevaient en moi. Mais, chose bizarre, ces explosions de la part de ma mère et ces mouvements de la mienne ne coïncidaient point.

Ma mère était toujours vêtue de noir, comme dans un deuil éternel, et nous vivions sur un assez grand pied, bien que nous ne connussions presque personne.