Le Rêve (Tourgueniev)/08

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Traduction par Ivan Tourgueniev.
Journal Le Temps — Feuilleton du 20 au 21 janvier 1877 (p. 11-12).

VIII

La nuit venue, ma mère ressentit un peu de fièvre. Elle me renvoya. Mais je ne gagnai pas ma chambre et me couchai dans la pièce voisine sur un divan. Tous les quarts d’heure je me levais et m’approchais de la porte sur la pointe des pieds. Aucun bruit. Mais ma mère ne dut pas s’endormir de toute la nuit, car, le lendemain matin, quand j’entrai chez elle, son visage était coloré et ses yeux brillaient d’un éclat inaccoutumé. Elle se sentit un peu mieux dans le cours de la journée ; vers le soir, la fièvre la reprit. Jusque là elle s’était tue avec obstination. Mais tout à coup elle se mit à parler d’une voix entrecoupée, faible et hâtive. Ce n’était pas le délire ; il y avait un sens dans ses paroles, mais pas la moindre suite. Peu de temps avant minuit, elle se dressa subitement d’un mouvement convulsif. J’étais assis près d’elle. De cette même voix hâtive, agitant faiblement ses mains et buvant des gorgées d’eau, sans me regarder une seule fois, elle commença un récit. De temps en temps elle s’arrêtait ; puis, faisant effort sur elle-même, elle reprenait de nouveau, et d’une façon si étrange, qu’elle semblait agir en rêve, comme si elle-même eût été absente et que quelqu’un eût parlé ou l’eût forcée de parler par sa bouche.