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Le Rêve (Tourgueniev)/09

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Traduction par Ivan Tourgueniev.
Journal Le Temps — Feuilleton du 20 au 21 janvier 1877 (p. 12-14).

IX

— Écoute ce que je vais te confier. Tu n’es plus un jeune garçon ; tu dois tout savoir. J’avais une amie ; elle avait épousé un homme qu’elle aimait de tout son cœur ; elle était très heureuse avec son mari. Dès la première année de leur mariage, ils allèrent à la capitale pour y passer quelques semaines et se divertir. Ils descendirent dans un bon hôtel et ne se refusaient aucun amusement. Mon amie était jolie de visage ; on la remarquait ; les jeunes gens lui faisaient la cour. Il y en avait un, un officier, qui la suivait partout ; partout elle rencontrait ses yeux noirs et méchants. Il ne fit pas sa connaissance, il ne lui parla jamais, mais il ne cessait de la regarder avec une insistance insolente qui faisait peur à mon amie. Tous les plaisirs de la capitale étaient empoisonnés par la présence de cet homme ; elle pria son mari de partir au plus vite, et déjà ils étaient à la veille de leur départ. Un soir, le mari se rendit au club, où l’un des officiers du régiment… de l’autre… l’avait invité à une partie de cartes. La femme, pour la première fois, était restée seule à la maison. Son mari n’étant pas rentré de bonne heure, elle renvoya sa femme de chambre et se mit au lit.

Tout à coup elle se sentit saisie d’effroi… elle en devint glacée et tremblante ; il lui avait semblé entendre un léger bruit derrière le mur, comme si un chien eût gratté. Elle regarda ce mur fixement. Dans l’angle brûlait une lampe ; toute la chambre était tendue d’étoffe. Soudain… quelque chose… là-bas, se meut, se soulève, s’ouvre, et du mur sort… tout noir, tout long… cet homme horrible aux yeux méchants. Elle veut crier, elle ne peut, elle est morte de terreur. Il s’approcha d’elle rapidement… une bête fauve… lui jeta sur la tête quelque chose de blanc, de lourd, d’étouffant. Ce qui se passa ensuite, je ne m’en souviens plus. Ça ressemblait à une mort, à un assassinat. Quand enfin cet affreux brouillard se dissipa, quand mon… amie revint à elle, il n’y avait personne dans la chambre. Elle essaya longtemps encore de crier… inutilement. Elle y parvint enfin, et de nouveau tout se confondit.

Puis elle aperçut auprès d’elle son mari, qu’on avait retenu au club jusqu’à deux heures du matin. Il avait la figure bouleversée, et il se mit à la questionner ; mais elle ne pouvait rien répondre. Puis elle tomba gravement malade. Pourtant elle se souvient qu’étant restée seule un jour dans la chambre, elle alla regarder l’endroit du mur, et trouva, sous la tenture d’étoffe, une porte secrète.

Elle s’aperçut aussi qu’elle n’avait plus au doigt son alliance. Cette bague avait une forme toute particulière. Sept étoiles en or y alternaient avec sept étoiles en argent. C’était un ancien bijou de famille. Son mari lui demanda ce qu’était devenue cette bague ; elle ne sut que répondre, peut-être lui avait-elle glissé du doigt. On la chercha partout, on ne la trouva pas. Une grande anxiété s’empara de l’esprit du mari ; il décida de retourner à la maison le plus vite possible, et dès que le médecin le permit, mari et femme quittèrent la capitale. Mais… imagine-toi… le jour même de leur départ, ils se heurtèrent dans la rue contre une civière où l’on portait un homme qui venait d’être tué. Il avait la tête fendue. Et cet homme était l’horrible visiteur nocturne, l’homme aux méchants yeux. On l’avait tué dans une querelle de jeu.

Mon amie retourna à la campagne, et y devint mère pour la première fois. Elle vécut encore quelques années avec son mari. Celui-ci ne sut jamais rien. Que pouvait-elle lui dire ? Elle ne savait rien elle-même. Mais le bonheur d’autrefois avait disparu ; une grande tache d’ombre semblait s’être étendue sur leur vie et ne la quitta plus. Mon amie n’eut pas d’autres enfants, et quant à ce fils…

Ma mère eut un grand frisson et se cacha le visage dans les mains.

— Mais dis-moi maintenant, s’écria-t-elle avec un redoublement d’énergie, en quoi mon amie fut-elle coupable ? Que peut-elle se reprocher ? Elle a été punie ; mais n’a-t-elle pas le droit de déclarer à la face de Dieu même que cette punition est injuste ? Pourquoi donc, comme si elle était une criminelle que tourmentent des remords de conscience, pourquoi le passé se représente-t-il devant elle sous cette forme affreuse, après tant d’années écoulées ? Macbeth a tué Banco ; rien d’étonnant à ce qu’il lui apparaisse ; tandis que moi…

Ici la parole de ma mère devint si confuse et si troublée, que je cessai de la comprendre.

Évidemment elle délirait.