Le Rêve de Mysès/05

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Librairie d’Art Technique (p. 56-Ill.).

CHAPITRE V

Lorsque Mysès reprit connaissance, l’aube commençait à paraître. Il dépouilla les ornements sacrés et remit la peau de panthère, insigne des prêtres d’Osiris.

Une clarté rose s’épandait sur la vallée du Nil. Les immenses travaux, exécutés par les derniers Pharaons, s’affirmaient dans toute leur splendeur. Des temples, aux colonnes multiples, montraient la finesse de leurs bas-reliefs et la majesté de leurs murs énormes. Sous les portiques, des esclaves retiraient les mèches de papyrus séché qui trempaient dans des vases d’huile de ben et qui, toute la nuit, avaient brûlé.

Des filles de joie regagnaient leur logis, enveloppées dans des voiles de lin jaunes et blancs.

— Ah ! fit l’une d’elles, en souriant au prêtre, tu es trop beau pour dédaigner les femmes !

— Viens avec moi, murmura une fillette, élancée comme une tulipe d’or, je t’enseignerai des jeux charmants.

 Mais le doux fantôme s’enfuyait, pour se poser plus loin, jouant avec son désir… C’était une hantise adorable !

— Et moi, je t’aimerai avec soumission et tendresse, car ton âme doit être bonne ?…

— Viens, sur les bords du Nil, fit une autre, qui était grasse et rieuse ; nous nous aimerons dans les roseaux ! Puis, nous pêcherons des poissons cyprins et nous ramasserons des cailloux polis comme des agates !

Elles l’entouraient, en se tenant les mains ; exécutaient une danse lascive dont il était le centre et lui tendaient leurs lèvres, moites encore des baisers de la nuit.

Avec dégoût, il les écartait, mais elles revenaient, plus obstinées, plus pressantes.

— Je suis un prêtre taricheute, dit-il, j’appartiens à Osiris, laissez-moi regagner mon logis.

Elles se suspendaient à ses épaules, étouffant ses protestations sous leurs baisers.

Enfin, il parvint à les écarter et prit place dans la cange qui, déjà, l’avait amené.

De ce côté du Nil, le coup d’œil était plus imposant encore. Les bûchers commençaient à s’allumer devant les statues colossales d’Ammon et de Thôt, pour les sacrifices qui leur étaient agréables. Dans l’intérieur des temples, les vierges, demi-nues, aux grands yeux brûlés de fièvre, secouaient les amschirs, chargés de parfums et commençaient les danses sacrées.

Mysès, qui voulait acheter de nouveaux joyaux pour parer la momie d’Ahmosis, pénétrait dans les faubourgs de Thèbes. Il marchait rapidement, entre les maisons basses, carrées, aux murs peints, à un mètre du sol, de vermillon cru. Du haut des terrasses, qui couronnaient ces constructions sordides, des femmes se montraient, les seins nus sous des colliers de verroteries et de métal, les cheveux courts, étalés en mèches raides autour des joues.

Des pelures de figues et de limons s’écrasaient sous les pas ; une odeur épicée, âcre, fauve, prenait aux narines : relents de musc et de terrains vaseux, de fleurs flétries et de fruits gâtés, nageant au milieu des ruelles dans une eau noire.

Les marchands ouvraient leurs boutiques et s’installaient, comme des idoles, au milieu de leurs joyaux, de leurs coffrets d’ivoire et de nacre, de toutes les somptuosités de leur étalage.

Mysès s’enfonça dans un couloir étroit, sachant qu’il trouverait au bout de ce passage, ce qu’il désirait.

Une porte se présentait, et, de l’index, il frappa trois coups.

Un homme brun et maigre ouvrit, aussitôt, et ce fut un émerveillement.

Il y avait là des boîtes de papyrus, ornées de pierres précieuses, des statuettes de terre cuite, émaillées de vert et de rose, des pectoraux d’émeraudes, des amulettes de turquoise, d’ambre et de jade, des étuis de feldspath verts, en forme de tige, supportant une fleur de lotus de saphir ou de topaze, des barques en or massif, des chariots d’onyx, des psaltérions d’ivoire, des flûtes d’Osiris au son de cristal, des harpes enrichies de lapis-lazuli et de cornaline, des lyres d’écaille blonde, des canopes en albâtre, en terre émaillée, en porphyre, en onyx oriental, dont le couvercle figurait des têtes de sphinx, de chacal, d’épervier ou de cynocéphale.

— Que veux-tu, aujourd’hui, mon fils ? demanda le marchand des morts.

— Montre-moi tes anneaux, tes fétiches, tes bagues et tes colliers ?…

— As-tu donc embaumé quelque personne de marque ?…

— Oui, je veux ce que tu as de mieux. C’est pour la femme d’un grand officier de la milice royale.

— Voici des bijoux dignes d’une reine !

Il étalait, en effet, des pièces d’un travail précieux et rare ; mais rien ne semblait assez beau à l’amant passionné.

— Je voudrais, dit-il, un fétiche symbolique, un joyau qui soit un lien entre l’époux et l’épouse défunte. Comprends-tu mon désir ?…

— Pas très bien, fit le marchand. Tous les présents sont agréables aux morts et tous les attachent pareillement.

— Non, non, le cadeau d’un cœur embrasé d’amour ne saurait être semblable à celui d’un souvenir vulgaire.

— Prends cette agrafe d’aigue-marine. C’est la pierre des amants, celle qui assure une constance éternelle.

— Non, toutes les mortes en ont de semblables.

— Alors, choisis cette barque d’or, enrichie d’olivines et de péridôts, c’est l’emblème de la résurrection ?…

— Non, fit-il, encore ; donne-moi ce serpent de malachite ; il reposera sur le front de la bien-aimée et la gardera contre toutes les attaques jalouses.

Mysès paya le joyau et reprit le chemin de sa demeure.

Il avait presque oublié les menaces du grand-prêtre, et se sentait joyeux.

Autant que ses modestes ressources le lui permettaient, il faisait ainsi des cadeaux à la morte, s’imaginant qu’elle tressaillait d’aise dans sa boîte dorée, à chaque trouvaille ingénieuse.

Elle avait déjà, auprès d’elle, de délicats flacons d’améthystes, des miroirs d’argent, des poupées d’ivoire et de jade, des fleurs de perséa, des bracelets, des diadèmes et des étoffes soyeuses. Il voulait que la retraite ignorée de son amie fût aussi gaie, aussi remplie d’ornements futiles et familiers, que la chambre de son ancien palais.

Dans les flacons, dans les coffrets, parmi les parfums et les baumes, devait habiter le « double » de la morte voluptueuse, sa forme astrale, douce, légère, vibrante et passionnée.

Mysès, hâtivement, poussa la porte de son jardin, satisfait de se retrouver seul dans sa chère retraite.

Mais une forme gracieuse jaillit des touffes de mimosas et de tamaris, se dressa devant le prêtre, surpris.

— Mahdoura ! fit-il, avec colère.

— Oui, j’ai passé la nuit devant ta porte. Tu n’auras pas le courage de me chasser ?… murmura la jeune fille d’un air suppliant.

— Je t’ai dit que toute intimité était impossible entre nous. Éloigne-toi, ta présence m’est pénible !…

— Oh ! Mysès !… Je t’aime à en mourir !… J’ai bien essayé de t’oublier, mais je ne peux pas. Ne me demande pas un sacrifice au-dessus de mes forces.

Il voulut l’écarter.

— D’autres te donneront ce que je te refuse ; tu es jolie et séduisante ; pourquoi t’acharner à ma poursuite, puisque, seul, je ne dois pas t’accorder ce que tu demandes ?…

— Je suis ici, parce que, fit-elle, en souriant, je sais que tu finiras par céder ; les hommes cèdent toujours !…

Et elle se blottit devant le seuil avec une amoureuse audace.

Mysès fut obligé de la relever, pour entrer chez lui. Souple et féline, elle le suivit jusqu’auprès du sarcophage de la reine.

— Voilà l’obstacle ! fit-elle, en désignant la grande boîte d’or debout contre le mur, mais je triompherai !

 — Viens avec moi, sur les bords du Nil, dit une autre, qui était grasse et rieuse, nous y trouverons des poissons cyprins et des cailloux polis comme des agates !