Le Rêve de Mysès/04

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Librairie d’Art Technique (p. 47-55).

CHAPITRE IV

Le prêtre pensif regardait, sans les voir, les monuments qui s’illuminaient sur les larges quais de briques de Thèbes. Le palais de Rhamsès, l’époux d’Ahmosis, se profilait sur le ciel d’outremer, avec ses gigantesques pylônes, ses dômes dorés, ses murs formidables, ses obélisques aux blancs pyramidons.

Il n’y avait, d’ailleurs, que le fleuve à traverser pour atteindre le quartier des Memnonia où se dressait le temple d’Osiris. C’était le domaine des prêtres embaumeurs : colchytes, paraschytes et taricheutes. Jour et nuit les épaisses fumées des chaudières de natron obscurcissaient l’air : l’on respirait des odeurs de baumes et de corruptions aux alentours de ces funèbres usines de la mort.

Dans les caveaux mystérieux, les serviteurs du dieu de sagesse préparaient les masques de bois et d’ivoire, les bandelettes de toile fine, les longues boîtes, couvertes d’hiéroglyphes, destinés aux cadavres étendus sur les dalles de granit.

Mysès, ayant abordé, s’engagea dans une allée de sphinx, à corps de lion et à tête de bélier, qui aboutissait à l’entrée du temple.

Des flots d’harmonie montaient dans la nuit, car les chants avaient repris avec plus de force pour célébrer l’heure des divines apparations et des sacrifices.

Le prêtre avait oublié l’amour de Mahdoura. Il ne songeait plus qu’à la reine, dont les restes charmants reposaient dans sa demeure, et il n’avait plus que le souci de rentrer, au plus vite. Un grand souffle de passion gonflait sa poitrine. Ahmosis, sans cesse, se manifestait à lui ; elle apparaissait derrière les grands sphinx accroupis, marchait, légère, dans un rayon de lune, semblait un lotus d’or balancé par la brise.

Et, il lui souriait, tendait les bras vers elle en l’appelant d’une voix caressante. Les idées se heurtaient dans sa tête en feu et les battements de son cœur martelaient sa poitrine, éperdument.

Dans le temple, il se joignit aux autres officiants, puis, resta seul pour veiller et prier jusqu’à l’aube.

Un grand calme régnait entre les murs solennels. Mysès avait revêtu le « schenti », sorte de pagne fixé sur les hanches par une ceinture

 — Aracknis, par mille jeux charmants, a déjà tenté de me détacher de toi, car elle ne croit pas aux promesses des hommes !…

de corde et la « calasiris » brodée d’or. Ses pectoraux, en forme de petits « naos », renfermaient le scarabée sacré, emblème de la toute-puissance.

Prosterné devant la statue d’Horus, fils d’Isis et d’Osiris, qui devait intercéder auprès de son père, il psalmodiait ardemment les versets du Livre des Morts, Les tièdes effluves de l’encens l’entouraient d’un nuage bleuâtre ; il lui semblait que les prêtresses d’Isis effeuillaient sur lui des roses et que des voix divines chantaient dans l’ombre. Là, encore, il poursuivait la vision voluptueuse ; une présence flottait dans l’air, le double de la morte délicieusement se fondait en lui.

Et le temple, tout à coup, avec son plafond et ses parois latérales, couverts de sculptures coloriées et d’inscriptions hiéroglyphiques, lui parut être un hypogée royal. La pierre des sacrifices, tachée encore du sang des animaux, immolés à la gloire d’Osiris, prit l’apparence d’un sarcophage aux ornements précieux. Une forme s’en échappa, svelte, diaphane et vint tournoyer devant lui dans les vapeurs embaumées.

— Ahmosis ! fit-il, en tendant les bras vers l’apparition charmante…

Il eût voulu sentir, sur ses yeux et son front, la corolle embrasée de sa bouche.

— Oh ! soupirait-il, laisse-moi boire aux coupes de tes seins et goûter au miel de tes lèvres ?… Ahmosis !… Ne t’enfuis pas !…

Le doux fantôme jouait avec son désir ; c’était une hantise adorable, une heure de délicieuse folie.

Mais, le « Sam », ou grand-prêtre d’Osiris, vint frapper sur l’épaule de Mysès.

— Prends garde ! dit-il, d’une voix sévère, ta pensée s’égare et ta prière n’est point agréable aux dieux.

Le prêtre frissonna, dans la crainte d’avoir été deviné.

— Qu’ai-je donc fait ?… demanda-t-il, à voix basse.

— Tu n’es plus exact aux cérémonies du temple, et, depuis longtemps, l’on ne t’a pas vu dans la crypte des embaumeurs.

— C’est vrai, fit Mysès ; j’ai été souffrant. À l’avenir j’accomplirai mieux mes devoirs.

Il respira avec force. L’on ne savait rien ; le rapt de la dépouille royale n’avait point été découvert. Cela seul importait au prêtre coupable.

— Prends garde ! répéta le Sam. Je sens en toi un mystère ; car les yeux du dieu de Sagesse se

  Ahmosis, sans cesse, se manifestait à lui ; elle venait, légère, dans un rayon de lune, semblait un lotus d’or balancé par la brise.

sont détournés. Ta présence ne lui est point agréable.

— Dois-je me retirer ? demanda Mysès.

— Non, reste pour prier avec ferveur. Je consulterai les prophètes hiérogrammates et les horoscopes sur cette manifestation étrange.

Mysès, avec trouble, regarda la statue, et il vit, que, cette fois, les yeux d’Horus, — qui étaient en pierres précieuses, — se fixaient farouchement sur lui dans une expression de colère et de haine.

— Ah ! fit-il, plein d’épouvante et de confusion, j’ai mérité la colère des dieux !

Et il s’écroula au pied de l’idole.