Le Rêve de l’oncle/06

La bibliothèque libre.
Traduction par Ely Halpérine-Kaminsky.
Librairie Plon, E. Plon, Nourrit et Cie (p. 94-112).

VI

La colonelle Sophia Pétrovna Farpoukhina ne rappelle que moralement le type de la pie. Au physique, elle tient plutôt du moineau. C’est une petite femme de cinquante ans avec des taches rousses et jaunes sur le visage et des yeux toujours en mouvement. Son corps étique, planté sur de solides jambes de moineau, se dérobe sous les plis amples d’une robe en soie sombre qui craque toujours, car la colonelle ne peut tenir en place. C’est une méchante et vindicative commère. Elle est folle de cette pensée : « Je suis colonelle ! » Avec son mari, un colonel en retraite, elle se battait souvent : il portait sur son visage les marques des griffes de sa femme. Elle boit quatre petits verres de vodka le matin et autant le soir. Elle déteste follement Anna Nikolaïevna Antipova et Natalia Dmitrievna Paskoudina, qui l’ont chassée, il y a huit jours, de leurs salons.

— Je ne viens que pour un instant, mon ange, piaule-t-elle ; je ne veux même pas m’asseoir. Je suis venue seulement pour vous parler des étranges événements qui se passent. Ce prince a mis tout Mordassov sens dessus dessous. Nos aigrefins — vous comprenez — le poursuivent, le cherchent, le tirent de tous côtés, lui font boire du champagne. C’est à ne pas y croire. Comment l’avez-vous laissé sortir ? Savez-vous qu’il est maintenant chez Natalia Dmitrievna ?

— Chez Natalia Dmitrievna ! s’écrie Maria Alexandrovna en sursautant sur sa chaise. Mais il n’allait que chez le gouverneur et chez Anna Nikolaïevna, et encore pas pour longtemps.

— Eh oui ! pas pour longtemps ! mais maintenant cherchez-le ! Il n’a pas trouvé le gouverneur, est allé chez Anna Nikolaïevna, lui a promis de dîner chez elle, et Natachka[1]qui, vous le savez, ne sort jamais de chez elle, était là ; elle la emmené déjeuner. Voilà votre prince !

— Comment ! et Mozgliakov qui m’a promis…

— Ah ! oui ! votre Mozgliakov que vous louez tant !… Il est avec eux ! Prenez garde qu’on ne le fasse jouer aux cartes et qu’il ne recommence à perdre comme l’année dernière. Et le prince aussi se fera nettoyer comme une assiette. Et quelles calomnies elle débite, cette Natachka ! Elle crie à tue-tête que vous faites la cour au prince pour… enfin… dans un certain but, vous comprenez ! Elle le lui dit à lui-même : il n’y comprend rien, il se tient là comme un chat mouillé et répond à chaque mot : « Mais oui ! mais oui ! » Avec ça qu’elle-même… Elle a fait sortir sa Sognka[2]… Imaginez-vous ! À quinze ans elle porte encore des robes courtes jusqu’aux genoux ; elle a envoyé chercher aussi cette orpheline, Machka[3]en robe plus courte encore. On leur a mis sur la tête de petites calottes rouges à plumes, je ne sais pourquoi, et au son du piano elles dansent, ces deux oiselles, devant le prince le kozatchok[4]. Or, vous connaissez le faible du prince ! L’eau lui coule des lèvres : « Quelle fô-or-me ! dit-il. Quelle fô-orme ! » Il les regarde à travers son monocle, et elles, gracieusent, les deux pies ! elles deviennent rouges à force de lever la jambe ! Et on rit, je vous laisse à penser comme ! Pouah ! ils appellent cela une danse ! J’ai dansé moi-même avec un châle à ma sortie de l’aristocratique pension de Mme Jarnie : j’ai produit un effet… noble ! Des sénateurs m’ont applaudie. — On élevait dans cette pension des filles de princes et de comtes. — Mais ce kozatchok, c’est tout simplement le cancan ! Je brûlais de honte, parole ! je brûlais, je vous dis que je brûlais. Je n’ai pu y tenir…

— Mais… étiez-vous donc vous-même chez Natalia Dmitrievna ? Je croyais que vous…

— Eh oui ! elle m’a offensée, la semaine dernière, je ne me suis pas gênée pour le dire à tout le monde. Mais, ma chère, je voulais voir le prince, fût-ce à travers une fente, et c’est pourquoi je suis allée, malgré tout, chez Natalia Dmitrievna ; sans le prince, elle m’aurait attendue longtemps ! Imaginez-vous : on sert à tout le monde du chocolat, et à moi rien, pas même un mot d’excuse. Elle a fait exprès, cette… barrique ! Elle aura de mes nouvelles ! Mais adieu, mon ange, je me dépêche, je suis très pressée… il me faut absolument trouver chez elle Akoulina Panfilovna pour lui raconter l’affaire. Ah ! vous pouvez faire votre veuvage de ce beau prince ; il ne viendra plus chez vous. Il a perdu la mémoire, vous le savez, et Anna Nikolaïevna saura bien l’empêcher de sortir. Elles craignent toutes que vous… vous comprenez ? à propos de Zina…

— Quelle horreur !

— C’est comme je vous le dis ; toute la ville en glose. Anna Nikolaïevna le garde à dîner et l’empêchera de partir ensuite. C’est contre vous qu’elle dirige tous ses plans, mon ange. J’ai regardé dans sa cour : quel branle-bas ! On prépare un dîner à trente services, on a envoyé chercher du champagne. Mais un conseil : hâtez-vous donc pour le surprendre en chemin quand il se rendra chez elle. C’est à vous qu’il appartient, il est votre hôte ! Ne vous laissez pas jouer par cette aigrefine, cette morveuse ! Elle ne vaut pas une semelle, toute femme de procureur qu’elle soit. Et moi, je suis colonelle, j’ai été élevée dans l’aristocratique pension de Mme Jarnie… Pouah ! Adieu, mon ange, j’ai mon traîneau ; sans cela, je vous aurais accompagnée.

La gazette vivante disparaît.

Maria Alexandrovna tremble d’émotion. Certes le conseil de la colonelle est sûr et pratique : il n’y a pas de temps à perdre, mais reste encore une grande difficulté. Maria Alexandrovna se précipite dans la chambre de Zina. Zina allait et venait dans sa chambre, les mains croisées sur sa poitrine, très pâle, la tête basse, en proie à un extrême trouble. Des larmes roulaient dans ses yeux. Mais une expression de décision brille sur son visage aussitôt qu’elle aperçoit sa mère. Elle dissimule ses larmes et un sourire sarcastique plisse ses lèvres.

— Maman, dit-elle, devançant. Maria Alexandrovna, vous avez dépensé beaucoup d’éloquence en mon honneur, beaucoup trop, car vous ne m’avez pas aveuglée, je ne suis pas une enfant. Vouloir me persuader qu’en épousant le prince je ferais œuvre de sœur de charité, — profession pour laquelle je n’ai aucune vocation, — justifier par un but noble d’égoïstes bassesses, tout cela est du jésuitisme par trop grossier, entendez-vous ?

— Mais, mon ange…

— Taisez-vous, maman, ayez la patience de m’écouter jusqu’à la fin. J’ai donc pleinement conscience de votre hypocrisie. Je suis donc pleinement convaincue que le but réel de tout cela est vil ; pourtant j’accepte votre proposition complètement, entendez-vous ? complètement. Je suis prête à épouser le prince, prête à seconder vos efforts pour le convaincre de m’épouser. Pourquoi je m’y suis résolue, cela ne vous regarde pas, qu’il vous suffise de savoir que je suis prête à tout : je l’aiderai à enfiler ses bottes, je serai sa servante, je danserai pour qu’il rie, je ferai tout au monde pour qu’il ne se repente pas de m’avoir épousée. Mais, en retour, je vous prie de me dire de quelle façon vous prétendez obtenir ce résultat. Je ne doute pas, puisque vous songez à cette affaire, que vous n’ayez déjà tout un plan. Communiquez-le-moi, soyez franche une fois dans votre vie, c’est ma condition.

Maria Alexandrovna est si surprise qu’elle reste immobile et muette, les yeux écarquillés. S’étant préparée à lutter contre les idées romanesques de sa fille, elle reste étonnée de la voir décidée à agir contre ses propres convictions L’affaire prend une consistance réelle. Maria Alexandrovna est intérieurement transportée de joie.

— Zinotchka, s’écrie-t-elle avec enthousiasme, tu es la chair de ma chair et l’os de mes os !

Elle ne peut ajouter un mot et se jette dans les bras de sa fille.

— Ah ! mon Dieu ! dispensez-moi de vos embrassades, maman ! dit Zina dégoûtée. Cet enthousiasme est tout à fait déplacé. J’exige une réponse à ma question, et voilà tout.

— Mais, Zina, je t’aime, je t’adore ! et tu me repousses ! C’est pour ton bonheur que je travaille.

Et des larmes sincères ruissellent des yeux de Maria Alexandrovna. Elle aime en effet Zina à sa manière, et d’ailleurs l’émotion du triomphe rend sentimental comme une baba[5]ce général en jupon. Zina sent bien, malgré tout, que sa mère l’aime ; mais cet amour lui pèse, elle préférerait la haine.

— Eh bien ! ne vous fâchez pas, maman ; je ne sais pas bien ce que je fais, je suis si troublée !… dit-elle pour la tranquilliser

— Je ne me fâche pas, je ne me fâche pas, mon petit ange, glousse Maria Alexandrovna qui reprend courage. Je comprends moi-même ton agitation. Vois-tu, mon amie, tu me demandes de la franchise… Soit, je serai franche, mais crois-moi. Pour un plan tout à fait définitif, je n’en ai pas encore et je ne puis en avoir : tout dépendra des circonstances. Je prévois même quelques difficultés… Tout à l’heure, cette pie m’a croassé un tas de mauvaises nouvelles. (Ah ! mon Dieu, je n’ai pas de temps à perdre !) Je serai donc franche : je te jure que j’arriverai à mon but. Ne vas pas croire à un mirage, à une illusion ; tout mon plan est fondé sur la sottise du prince ; c’est là un canevas où on peut broder tout ce qu’on veut. L’important est qu’on nous laisse agir. D’ailleurs, ces pécores ne peuvent rien contre moi ! s’écrie Maria Alexandrovna en frappant du poing sur la table. Aie confiance, mais agissons vite ! Faisons aujourd’hui même le principal, si c’est possible.

— C’est bien, maman ; écoutez encore une… franchise. Savez-vous pourquoi je m’intéresse tant à votre plan ? C’est que je ne suis pas sûre de moi. J’ai dit que je suis décidée à faire cette bassesse. Mais si les détails de votre plan sont par trop répugnants, je vous déclare que je serai obligée d’y renoncer. Je sais que c’est une bassesse de plus, se résigner à entrer dans la boue et n’avoir pas le courage d’y rester. Mais qu’y faire ? Cela sera certainement ainsi !…

— Mais, Zina, mon ange, quelle bassesse vois-tu là ? réplique timidement Maria Alexandrovna. Il s’agit d’un bon mariage, d’une chose normale ; envisage les choses à ce point de vue, et tout te paraîtra très raisonnable.

— Ah ! maman, pour l’amour de Dieu, ne dissimulez pas avec moi ! Vous voyez que je suis prête à tout ; que voulez-vous de plus ? Ne vous froissez pas, je vous prie, si j’appelle les choses par leur nom : peut-être est-ce maintenant mon unique consolation.

Elle sourit tristement.

— Allons ! allons ! c’est bien, mon petit ange ; on peut s’estimer sans avoir les mêmes convictions. Quant à mon plan, sois sûre qu’il ne t’éclaboussera d’aucune boue, je te le jure ! Est-ce moi qui voudrais te compromettre ? Tout ira très bien, très honorablement, très noblement même. Il n’y aura aucun scandale. Que si pourtant il s’en produisait un, alors, d’une manière ou d’une autre… alors nous serions loin d’ici… nous quitterons Mordassov. Que ces oies crient à tue-tête, cela ne nous regardera plus. Méritent-elles que nous nous souciions d’elles ? Comment toi, Zina, si orgueilleuse, peux-tu les craindre ?

— Ah ! maman, je ne les crains pas du tout ! Vous ne me comprenez pas ! répond Zina avec irritation.

— C’est bien, c’est bien, ma petite âme, ne te fâche pas ! Je voulais seulement dire que ces gens-là font tous les jours des vilenies, et que toi… pour une fois… Mais que dis-je… sotte que je suis ! Il s’agit même d’une action noble ! Tout dépend du point de vue.

— Assez, maman, assez ! s’écria Zina. Elle frappe du pied.

— Va ! mon petit ange, je ne le ferai plus !

Un silence. Maria Alexandrovna suit d’un œil timide, d’un regard de chien battu, Zina qui marche à travers la chambre.

— Je ne comprends même pas comment vous pourrez vous y prendre, continue avec dégoût Zina. Je suis certaine que vous n’y gagnerez qu’un affront. En ce qui me concerne, je m’en moque, mais vous en souffrirez.

— Oh ! si c’est tout ce qui t’inquiète, mon ange, sois tranquille ! Pourvu que nous soyons d’accord, le reste m’est égal. Si tu savais de quelles passes je suis sortie saine et sauve ! Enfin, permets-moi d’essayer. Il faut avoir au plus tôt un tête-à-tête avec le prince, tout en dépend. Je pressens ce qui suivra. Je n’ai peur que de Mozgliakov.

— Mozgliakov ? demande Zina avec mépris.

— Mais oui, Mozgliakov. N’aie pas peur cependant, Zina, je l’amènerai même à nous aider. Tu ne m’as pas encore vue à la tâche, Zina ! Ah ! sur ma petite âme, dès que j’ai entendu parler du prince, cette pensée m’est venue ! ce fut une révélation. Qui aurait pu croire qu’il vînt jamais chez nous ? Nous aurions pu attendre mille ans une occasion pareille. Ah ! que tu es belle, ma Zina ! Quelle beauté ! Mais, si j’étais homme, je voudrais jeter un royaume à les pieds ! Tous des ânes ! Comment ne pas baiser cette petite main ? (Maria Alexandrovna baise avec effusion la main de sa fille.) C’est la chair de ma chair !… Il faut le marier de force, cet imbécile ! Et comme nous vivrons bien ensuite, Zina ! car nous ne nous quitterons pas, n’est-ce pas ? Tu ne chasseras pas ta mère, quand tu seras heureuse ? Nous avons eu des querelles, mais où trouveras-tu une amie telle que moi ? Je suis quand même…

— Maman, si vous êtes décidée, il est temps de faire quelque chose. Vous perdez des miaules précieuses ! dit avec impatience Zina.

— Il est temps ! Il est temps en effet ! Et moi qui bavarde ici ! Elles veulent accaparer le prince ! Je pars tout de suite. J’y vais ; j’appellerai Mozgliakov et je ramènerai le prince de vive force, s’il le faut. Adieu Zinotchka ! adieu ma chérie, ma colombe ! Ne te désole pas, ne doute de rien, ne sois pas triste, là ! Tout se passera honorablement, noblement. Tout dépend du point de vue… Enfin, adieu ! adieu !

Maria Alexandrovna fait le signe de la croix sur Zina et sort. Elle se précipite dans sa chambre, s’arrête un instant devant sa glace et, dix minutes après, elle roule à travers les rues de Mordassov, dans sa voiture à patins (nous avons dit que Maria Alexandrovna vivait largement).

« Non, ce n’est pas à vous de jouer au plus fin avec moi ! Zina consent, c’est la moitié du tout. Ne pas réussir ! quelle bêtise ! Ah ! Zina, il y a donc des calculs qui ont de l’influence sur toi ? Je l’ai touchée en faisant briller à ses yeux un doux avenir… Qu’elle est belle aujourd’hui ! mais, avec sa beauté, j’aurais mis sens dessus dessous la moitié de l’Europe. Enfin, attendons un peu. Shakespeare lui passera quand elle sera princesse. Elle ne connaît que Mordassov et son outchitel !… Quelle princesse elle sera ! J’aime en elle cet orgueil, cette fierté… elle a des regards de reine. Comment aurait-elle pu méconnaître son intérêt ? Elle a fini par le comprendre ! Je resterai auprès d’elle, et elle consentira à tout ce que je voudrai. Sans moi, elle ne pourrait se conduire, mais je ne la quitterai pas. Je serai princesse, moi aussi. On parlera de moi jusque dans Pétersbourg… Adieu, sotte petite ville ! Le prince et le gamin mourront, et je la marierai avec un roi régnant ! Je ne crains qu’une chose : n’ai-je pas été trop franche avec elle, trop sensible ? Elle me fait peur ! Ah ! qu’elle me fait peur ! »

Et Maria Alexandrovna s’abîme dans ses songeries.

Restée seule, Zina marcha longtemps dans sa chambre, les mains croisées, rêveuse. Elle avait assez sujet de réfléchir. Elle répétait souvent presque inconsciemment : « Il est temps, il est grand temps ; ce devrait être fait depuis longtemps ! » Que signifiait cette exclamation ? Plus d’une fois les larmes étincelèrent sur ses cils longs et soyeux. Elle ne pensait pas à les essuyer. La mère avait tort de s’inquiéter ! Zina était prête à tout…

« Attends donc un peu ! pensa Nastassia Pétrovna en sortant de son cabinet noir après le départ de la colonelle. Et moi qui pensais à mettre une cravate rose pour ce prince ! Sotte ! Je rêvais de l’épouser ! Voilà une cravate bientôt mise ! Ah ! Maria Alexandrovna, je suis une pécore, une misérable ? Je prends deux cents roubles pour briser une cassette ! Eh oui ! ne pas profiter de l’occasion ! D’ailleurs… j’ai fait cela par générosité, car il y avait des frais… Attends un peu ! je vous montrerai à toutes deux si je suis une pécore ! Vous apprendrez à connaître Nastassia Pétrovna ! »

  1. Diminutif offensant de Natalia.
  2. Diminutif offensant de Sonia.
  3. Diminutif offensant de Maria.
  4. Danse nationale russe.
  5. Femme de moujik.