Le Rêve de l’oncle/13

La bibliothèque libre.
Traduction par Ely Halpérine-Kaminsky.
Librairie Plon, E. Plon, Nourrit et Cie (p. 226-251).

XIII

Le prince entre, les lèvres épanouies par son doux sourire. Toute l’inquiétude que Mozgliakov a jetée dans ce cœur insoucieux disparaît à la vue des dames ; il fond aussitôt comme un bonbon. — En général, il amuse beaucoup les dames. Felissata Mikhaïlovna affirmait même ce matin, par plaisanterie, bien entendu, qu’elle était prête à s’asseoir sur ses genoux s’il le voulait, car « c’est un charmant petit vieillard, charmant à l’infini ».

Maria Alexandrovna l’étudie du regard, cherchant à prévoir sur son visage le dénouement d’une situation si critique. Il est évident que Mozgliakov a beaucoup com­promis les affaires et que l’entreprise est très chancelante. Pourtant on ne peut rien lire sur le visage du prince ; il est, comme tou­jours, fade et charmant.

— Ah ! mon Dieu ! voilà enfin le prince ! Comme nous vous attendions ! s’écrient plusieurs dames.

— Avec impatience, prince, avec impa­tience ! piaulent les autres.

— Cela me fla-flatte extrê-êment, dit le prince en s’asseyant auprès de la table où bout le samovar.

Les dames se hâtent de l’entourer. Anna Nikolaïevna et Natalia Dmitrievna restent seules auprès de Maria Alexandrovna. Aphanassi Matveïtch sourit respectueuse­ ment. Mozgliakov sourit aussi et regarde d’un air provocant Zina qui, sans faire attention à lui, s’approche de son père et s’assied à côté de lui dans un fauteuil.

— Ah ! prince, est-il vrai que vous partiez ? dit Felissata Mikhaïlovna.

— Mais oui… mesdames, je pars ; je vais immé-é-diatement à l’étran-anger.

— À l’étranger, prince ! À l’étranger ! crie tout le monde en chœur. Quelle idée !

— À l’étrâ-anger, affirme le prince en prenant des attitudes, et, savez-vous ? j’y vais surtout à cause des nouvelles i-idées.

— Comment cela, des nouvelles idées ? De quoi s’agit-il ? demandent les dames en se regardant l’une l’autre.

— Mais oui !… pour les nouvelles idées, répète le prince d’un air profondément convaincu ; tout le monde y va maintenant à cause des nouvelles idées, et moi aussi j’y vais pour m’en imprê-égner.

— Ne serait-ce pas dans une loge maçonnique que vous voudriez entrer ? intervient Mozgliakov pour faire briller devant les dames son esprit.

— Mais oui… mon ami, tu ne t’es pas trompé. En effet, jadis j’ai appa-partenu à une loge ma-maçonnique. J’avais même beaucoup d’idées gé-énéreuses. Je me préparais à faire beaucoup pour l’in-instruction mo-oderne. Je voulais mettre en liberté mon Sido-dor, mais il s’est sauvé avant, à mon grand éto-tonnement. Quelle idée étrange ! Puis, un jour, je le rencontre tout à coup, à Paris, habillé comme un vrai gommeux, avec des favoris, se promenant sur le boulevard avec une « mamz’elle ». Il me salua légèrement de la tête. Et la demoiselle avec lui avait un air si dégourdi, était si appétissante……

— Cette fois, alors, si vous retournez à l’étranger, petit oncle, vous allez mettre tous vos serfs en liberté ?

— Tu as co-omplètement deviné mon intention, mon cher. Je veux précisément les mettre tou-tous en liber-erté.

— Mais voyons, prince, ils se sauveront de chez vous, et qui vous payera la dîme ? s’écrie Felissata Mikhaïlovna.

— Certainement, ils se sauveront, dit avec inquiétude Anna Nikolaïevna.

— Ah ! mon Dieu ! vrai-aiment ? se sauveront-ils ?

— Ils se sauveront, ils se sauveront, certainement, et vous resterez tout seul, confirme Natalia Dmitrievna.

— Ah ! mon Dieu ! Alors je ne les affran-franchirai pas. D’ailleurs je disais cela en l’ai-air.

— Cela vaut mieux, petit oncle.

Jusqu’à présent, Maria Alexandrovna écoute en silence et surveille. Il lui semble que le prince l’oublie complètement et que cela n’est pas naturel.

— Permettez-moi, prince, commence-t-elle à voix haute et avec dignité, de vous présenter mon mari, Aphanassi Matveïtch. Il est venu exprès de son village, aussitôt qu’il a appris que vous êtes descendu chez moi.

Aphanassi Matveïtch sourit et se rengorge. Il lui semble qu’on vient de lui faire un compliment.

— Ah ! je suis bien aise. Apha-anassi Ma-t-ve-ïtch. Permettez, je crois me souvenir de quelque chose. Aphana-assi Mat-vé-eïtch ? Mais oui, celui qui est à la campagne ? Charmant ! Cha-armant ! Je suis bien aise… Mon ami, s’écrie le prince à Mozgliakov, mais c’est lui qui… qui… comment cela ? Le mari dehors et la femme à… Mais oui, dans une certaine ville… et la femme…

— Ah ! prince, c’est probablement : le Mari dehors et la femme à Tvor, le vaudeville qu’une troupe de passage a joué chez nous l’an dernier.

— Mais oui, à Tvor, et moi qui oubli-ie tou-toujours. Charmant ! Cha-armant ! Alors, c’est vous ? Je suis bien aise de faire votre co-onnaissance ! dit le prince sans se lever de son fauteuil et en tendant la main à Aphanassi Matveïtch. Eh bien, comment allez-vous ?

— Hum !

— Il se porte bien, il se porte bien ! dit vivement Maria Alexandrovna.

— Mais oui, cela se voit… Et vous êtes toujours à la cam-campagne ? Eh bien ! j’en suis bien aise. Mais comme il a les po-pomettes rouges ! et comme il ri-rit tout le temps !

Aphanassi Matveïtch sourit et salue en frottant du pied le plancher. Mais, à la dernière observation du prince, il ne peut se tenir d’éclater du plus sot rire. Tout le monde l’imite. Les dames poussent des cris aigus de plaisir. Zina rougit de honte et jette un regard étincelant à Maria Alexandrovna qui se morfond de rage. Il est temps de changer de conversation.

— Comment avez-vous dormi, prince ? demande-t-elle d’une voix calme, tout en signifiant d’un regard menaçant à Aphanassi Matveïtch qu’il ait à retourner à sa place.

— J’ai très bien do-dormi… Et, savez-vous, j’ai eu un dé-délicieux rê-êve, un délicieux rêve !

— Un rêve ! J’aime beaucoup qu’on raconte des rêves ! s’écrie Felissata Mikhaïlovna.

— Moi aussi ! ajoute Natalia Dmitrievna.

— Un dé-délicieux rêve… répète le prince avec un doux sourire ; mais ce rêve est un grand secret.

— Comment, prince ! on ne peut même pas le raconter ? remarque Anna Nikolaïevna.

— Un grand secret ! répète le prince.

La curiosité redouble.

— Mais ce doit être très, très intéressant ! s’exclame-t-on de toutes parts.

— Je parie que le prince, dans son rêve, était à genoux devant quelque belle et lui faisait une déclaration d’amour ! s’écrie Felissata Mikhaïlovna. Allons ! avouez, prince ! Avouez donc, mon cher petit prince !

— Avouez, prince, avouez ! crie-t-on de tous côtés.

Le prince écoute avec délices tous ces cris. Cette supposition le flatte, il s’en lèche les lèvres.

— Quoique ce soit un grand secret, je suis forcé d’a-avouer que mada-dame, à ma grande surprise, l’a presque complètement deviné.

— J’ai deviné ! s’écrie avec transport Felissata Mikhaïlovna. Eh bien, prince, il faut nous dire quelle est cette belle.

— Vous le devez absolument !

— Est-elle ici ?

— Mon cher petit prince, dites-le !

— Prince, ma petite âme, dites-le ! Mourez après, mais dites-le !

— Mes-da-dames, Mes-da-dames, si vous voulez abso-solument le savoir, je ne puis vous dévoiler qu’une chose : c’est la plus séduisante, la plus vertueuse jeune fi-fille que j’ai co-connue !

— La plus séduisante… d’ici ? Qui serait-ce alors ? demandent les dames en se regardant et en se faisant des signes d’intelligence.

— Certainement, c’est celle qui passe pour la première beauté de la ville, dit Natalia Petrovna en battant ses grandes mains rouges et en dévisageant Zina.

Tous les regards désignent Zina.

— Alors, comment, prince, si vous avez de tels rêves, pourquoi ne vous mariez-vous pas réellement ? demande Felissata Mikhaïlovna.

— Comme nous vous aurions bien mariés ! dit une autre dame.

— Cher prince, mariez-vous donc ! piaule une troisième.

— Mariez-vous ! mariez-vous ! crie-t-on de tous côtés. Pourquoi ne pas vous marier ?

— Mais oui… pourquoi ne pas me marier ! fait le prince déconcerté.

— Petit oncle ! s’écrie Mozgliakov.

— Mais oui, mon ami, je te com-comprends. Je voulais précisément vous dire, mesdames, que je ne peux me marier. Après cette charmante soirée chez notre aimable maîtresse, je vais demain au Désert, et puis à l’é-étranger pour étudier l’instruc-truction europé-péenne.

Zina pâlit et jette à sa mère un regard de rancune. Mais Maria Alexandrovna a pris son parti. Jusqu’à présent elle attendait, tâtant le terrain, quoiqu’elle jugeât que l’affaire était bien compromise et que ses ennemis avaient pris les devants. Enfin elle comprend tout et veut d’un seul coup en finir avec cette hydre à cent têtes. Elle se lève majestueusement, s’approche de la table d’un pas ferme et regarde fièrement les pygmées autour d’elle. Le feu de l’inspiration luit dans ses yeux. Elle va anéantir toutes ces commères fiéleuses, écraser comme un cafard le misérable Mozgliakov et d’un coup décisif reconquérir son influence perdue sur le prince idiot. Certes, il faut pour cela une hardiesse extraordinaire, mais Maria Alexandrovna ne manque pas de hardiesse.

— Mesdames, commence-t-elle d’un air solennel (Maria Alexandrovna a la passion de la solennité), mesdames, j’ai longtemps écouté vos bons mots, et je trouve qu’il est temps que je vous en dise un à mon tour. Vous savez que nous sommes réunies ici tout à fait par hasard. J’en suis bien aise… Jamais je ne me serais décidée à publier un si important secret de famille avant que les sentiments de la plus stricte convenance ne l’eussent exigé. Je demande surtout pardon à mon cher hôte. Mais il me semble que lui-même, par des allusions lointaines à cette circonstance, me suggère la pensée que la déclaration formelle de ce secret lui sera agréable, mais qu’il l’appréhende. N’est-ce pas, prince, je ne me suis pas trompée ?

— Mais oui… vous ne vous êtes pas trompée… et je suis bien aise, bien aise… dit le prince qui ne comprend pas de quoi il s’agit.

Maria Alexandrovna, pour mieux préparer son effet, reprend haleine et examine tout l’auditoire. Tout le monde l’écoute avec une curiosité avide et inquiète. Mozgliakov tremble, Zina rougit et se lève. Aphanassi Matveïtch, à tout hasard, se mouche.

— Oui, mesdames, je suis bien aise de vous confier ce secret de famille. Aujourd’hui, après le diner, le prince, séduit par la beauté et… les qualités de ma fille, lui a fait l’honneur de demander sa main. Prince, conclut-elle d’une voix tremblante, cher prince, vous ne devez pas m’en vouloir pour cette indiscrétion. Une joie extrême a pu seule arracher de mon cœur, un peu prématurément, ce cher secret, et… quelle mère pourrait m’en blâmer ?…

Je ne trouve pas de paroles pour décrire l’effet produit par la sortie inattendue de Maria Alexandrovna. Tous sont raides de surprise. Les visiteuses qui pensent effrayer Maria Alexandrovna en lui laissant entendre qu’elles savent son secret, la tuer par la divulgation de ce secret, la déchirer par les seules allusions, restent stupéfaites de cette courageuse franchise. Cette vaillance était un signe de succès.

« Par conséquent, c’est de sa propre volonté que le prince épouse Zina ! On ne l’a donc point trompé, enivré ! Donc, ce n’est pas d’une manière cachée, en voleur, qu’on le force à se marier ! Maria Alexandrovna ne craint donc personne, et personne ne peut déranger ce mariage. » Un murmure s’élève qui se transforme aussitôt en cris joyeux. Natalia Dmitrievna se précipite pour embrasser Maria Alexandrovna. Anna Nikolaïevna l’imite, Felissata Mikhaïlovna vient ensuite. Toutes se lèvent, se mêlent. Plusieurs dames sont pâles de rage. On se met à féliciter Zina confuse, on s’en prend même à Aphanassi Matveïtch. Maria Alexandrovna étend les bras avec emphase et presque de force prend sa fille et l’étreint. Seul le prince, remuant toujours, considère cette scène avec étonnement. Du reste, cela lui plaît. En voyant la fille dans les bras de sa mère, il sort même son mouchoir et essuie son bon œil ou perle une larme. On se jette aussi sur lui pour le féliciter.

— Félicitations, prince, félicitations ! crie-t-on de tous côtés.

— Alors vous vous mariez ?

— Vous vous mariez réellement ?

— Cher petit prince ! vous vous mariez donc ?

— Mais oui… mais oui !… répond le prince, enchanté de cet enthousiasme. Je vous avoue que votre sympathie me va au cœur. Je ne l’oublierai ja-jamais. Charmant ! Cha-armant ! Vous m’avez mê-ême fait venir la la-arme à l’œil…

— Embrassez-moi, prince ! crie plus haut que toutes Felissata Mihkaïlovna.

— Et je vous avoue, continué le prince, que je m’étonne que Maria Ivanovna, notre honorable maîtresse, ait deviné, avec tant de perspicacité, un rêve extra-o-ordinaire, comme si c’était elle à ma place qui l’eût eu. Une perspi-picacité extraordinaire.

— Ah ! prince, vous parlez encore de votre rêve ?

— Allons, avouez donc, prince, avouez donc ! crient toutes les dames en l’entourant.

— Oui, prince, il n’y a plus rien à cacher, il est temps de dévoiler votre cœur, dit d’un ton catégorique Maria Alexandrovna. J’ai compris cette fine allégorie, cette délicatesse chevaleresque avec laquelle vous publiez si discrètement votre demande. Oui, mesdames, c’est vrai, aujourd’hui même, le prince était à genoux devant ma fille, et en réalité, non pas en rêve, il lui a fait une demande solennelle.

— Tout à fait comme en réalité, et mê-ême avec les mêmes circonstances, dit le prince. Mademoiselle, continua-t-il avec une extrême politesse à Zina toujours confuse, mademoiselle, je vous jure que jamais je n’aurais osé prononcer votre nom si d’autres ne l’avaient prononcé avant moi. C’était un délicieux rêve, un dé-élicieux rê-êve ! Et je suis deux fois heureux qu’il me soit permis de l’exprimer. Charmant ! Cha-armant !

— Mais voyons ! il parle toujours d’un rêve ! murmure Anna Nikolaïevna à Maria Alexandrovna, inquiète et légèrement pâle.

Hélas ! le cœur de Maria Alexandrovna est déchiré des plus tristes pressentiments.

— Quoi donc ! murmurent les dames s’entre-regardant.

— Voyons ! prince, reprend Maria Alexandrovna avec un sourire maladif, je vous avoue que vous m’étonnez. Quelle étrange turlutaine que ce rêve ! Jusqu’à présent, je pensais que vous plaisantiez, mais… si c’est une plaisanterie, convenez qu’elle a trop duré… Je veux, je désire l’attribuer à une distraction…

— En effet, ce doit être une distraction, siffle Natalia Dmitrievna.

— Mais oui !… distraction, répète le prince sans comprendre ce qu’on lui veut. Ima-maginez-vous, je vais raconter une anecdo-dote. On m’invite à Pétersbourg pour un enterrement, dans une maison bourgeoise, mais honnête, et moi je confonds, je crois que c’est pour fê-fêter un jour de naissance… (le jour de naissance était pà-âssé depuis une semaine…) et j’achète un beau bouquet de camélias pour la personne qu’on fêtait. J’entre, et qu’est-ce que je vois ? Un homme honorable, d’un âge sérieux, étendu sur la ta-table… Je reste très étonné, je ne sais où me mettre avec mon bou-ouquet.

— Mais, prince, il ne s’agit pas ici d’anecdote ! interrompt avec dépit Maria Alexandrovna. Certes, ma fille ne chasse pas au fiancé, mais tout à l’heure, vous-même, auprès de ce piano, vous l’avez demandée en mariage. Rien ne vous y forçait… j’en étais moi-même très étonnée… mais je suis une mère, elle est ma fille… Vous venez de parler d’un rêve : je pensais que c’était une allusion allégorique à vos fiançailles. Je sais très bien qu’on vous retourne — je soupçonne qui — comme un gant, mais… expliquez-vous, prince, expliquez-vous au plus vite ! On ne fait pas de telles plaisanteries dans une maison honorable !

— Mais oui ! on ne fait pas de telles plaisanteries dans une maison honorable, dit le prince inconsciemment, mais un peu inquiet.

— Mais vous ne me répondez pas, prince ! Je vous demande de vous expliquer positivement : confirmez, confirmez tout de suite, devant tous, que vous avez aujourd’hui demandé ma fille en mariage.

— Mais oui… je suis prêt à confirmer… Du reste, j’ai déjà raconté tout cela, et Felissa-sata Yako-kovlevna a très bien deviné mon rê-ève.

— Pas un rêve ! Pas un rêve ! s’écrie avec rage Maria Alexandrovna ; ce n’est pas un rêve ! C’était réel, prince, entendez-vous ? réel ! réel ! réel !

— Réel !… répète le prince en se levant de son fauteuil. Tout se pa-passe comme tu m’en as prévenu, ajoute-t-il en s’adressant à Mozgliakov. Je vous assure, chère Maria Stépanovna, que vous vous trom-trompez. Je suis tout à fait sûr que c’est un rêve !

— Mon Dieu ! gémit Maria Alexandrovna.

— Ne vous affligez pas, Maria Alexandrovna, intervient Natalia Dmitrievna ; le prince a oublié, mais il se rappellera.

— Vous m’étonnez, Natalia Dmitrievna ! répond avec fureur Maria Alexandrovna. Est-ce que de telles choses s’oublient ? Voyons, prince, vous moquez-vous ? Jouez-vous au Lovelace ? Mais, sans dire que ce n’est guère de votre âge, je vous jure que cela ne vous réussira pas. Ma fille n’est pas une vicomtesse française ! Tout à l’heure, ici, elle vous chantait une romance et vous étiez à genoux devant elle, vous lui faisiez une demande en mariage. Est-ce moi qui rêve ? Parlez, prince ! Est-ce que je dors ?

— Mais oui… du reste, peut-être non, répond le prince complètement déroulé… Je veux dire… je ne crois pas que je rêve main-aintenant. Mais, voyez-vous, tout à l’heure, je rêvais, puis j’ai vu… en rê-êve… que dans mon rê-êve…

— Fi ! mon Dieu ! mais quoi ? En rêve que dans mon rêve !… Le diable s’y perdrait ! Avez-vous le délire, prince ?

— Mais oui !… le diable s’y… Du reste, je n’y com-comprends plus rien, dit le prince en regardant autour de lui avec inquiétude.

— Mais comment pouvez-vous croire encore à un rêve quand je vous raconte les détails de ce prétendu rêve que vous n’avez confié à personne ?

— Mais peut-être l’a-t-il déjà raconté à quelqu’un, insinue alors Natalia Dmitrievna.

— Mais oui… à quelqu’un, confirme le prince.

— Quelle comédie ! murmure Felissata Mikhaïlovna à sa voisine.

— Ah ! mon Dieu ! cela passe toute patience ! crie Maria Alexandrovna désespérée en se tordant les mains. Elle vous chantait une romance ! une romance ! Avez-vous vu cela aussi dans votre rêve ?

— Mais oui… en effet, une ro-romance, murmure le prince absorbé.

Tout à coup un souvenir le ressuscite.

— Mon ami, s’écrie-t-il en s’adressant à Mozgliakov, j’ai oublié de te dire tout à l’heure qu’elle m’a chanté une ro-romance où il y avait des châ-châteaux, beaucoup, avec un trou-troubadour… Mais oui, je me rappelle… j’ai même pleuré… et maintenant je ne sais plus si c’était en réalité ou en rêve.

— Petit oncle, répond Mozgliakov aussi tranquillement qu’il peut (mais sa voix tremble), la difficulté ne me semble pas grave. Vous avez dû entendre en réalité une romance : Zinaïda Aphanassievna chante si bien ! Vous vous serez rappelé l’ancien temps, les bons moments, cette vicomtesse peut-être avec laquelle vous chantiez vous-même, autrefois, des romances et dont vous parliez ce matin. Et puis, en dormant, vous aurez rêvé que vous étiez amoureux et que vous la demandiez en mariage.

Maria Alexandrovna reste étourdie par une telle insolence.

— Ah ! mon ami, en effet ! cela doit être ainsi ! s’exclame le prince transporté. Oui, en do-dormant… des sensations agréables… Je me rappelle la ro-romance, et moi qui voulais me marier… Un rêve ! la vicomtesse y était aussi… Ah ! comme tu as bien débrouillé tout cela, mon che-er ! Eh bien, maintenant, je suis convaincu : c’était un rêve, Maria Vassilievna ! Je vous assure que vous vous trompez-pez : c’était un rêve… je ne jouerais pas avec votre hono-norabilité.

— Ah ! maintenant, je vois clairement l’auteur de tout cela ! dit en regardant Mozgliakov Maria Alexandrovna exaspérée. C’est vous, monsieur, vous, malhonnête homme ! c’est vous ! Vous avez trompé ce malheureux idiot pour vous venger d’avoir été éconduit ! Mais tu me le payeras, misérable ! tu me le payeras ! tu me le payeras !

— Maria Alexandrovna, crie à son tour Mozgliakov, rouge comme une écrevisse cuite, vos paroles sont si… je ne sais même jusqu’à quel point vos paroles… une femme du monde ne se permettrait pas… Je défends mon oncle… et avouez que séduire ainsi…

— Mais oui… séduire… sé-séduire ainsi… miaule le prince qui s’est levé et cherche à se dissimuler derrière Mozgliakov.

— Aphanassi Matveïtch ! s’époumone à crier Maria Alexandrovna, vous n’entendez donc pas qu’on nous déshonore ? Avez-vous donc perdu le sentiment de vos devoirs ? N’êtes-vous, décidément, qu’une poutre ? Qu’avez-vous à cligner de l’œil ? Un autre aurait déjà lavé dans le sang l’outrage qui nous est fait.

— Mon épouse ! commence avec solennité Aphanassi Matveïtch, flatté de voir qu’on pense à lui, mon épouse ! ne serait-ce pas en effet un rêve ? Et puis, quand tu te seras réveillée, tu auras cru que c’était réel…

Aphanassi Matveïtch, n’a pas le temps d’achever sa spirituelle interprétation. Jusqu’à présent, les visiteuses se sont contenues et ont gardé un air d’hypocrite politesse, mais cette fois éclate un rire général.

Maria Alexandrovna, oubliant toute convenance, se jette sur son mari, probablement pour lui arracher les yeux : on est obligé de la maintenir de force.

Natalia Dmitrievna profite de la circonstance pour verser un peu d’huile sur le feu.

— Ah ! Maria Alexandrovna, mais peut-être était-ce en effet un rêve ? dit-elle d’une voix contenue.

— Quoi ? un rêve ? quoi ? crie Maria Alexandrovna qui ne comprend pas.

— Ah ! Maria Alexandrovna, cela arrive…

— Mais quoi ?

— Peut-être en effet avez-vous vu tout cela en rêve !

— En rêve ! Moi ? En rêve ! Vous osez me dire cela en face ?

— Eh bien ! cela se peut, dit Felissata Mikhaïlovna.

— Mais oui… cela se peut-peut, murmure à son tour le prince.

— Et lui ! lui aussi, Seigneur mon Dieu !

Maria Alexandrovna joint les mains.

— Pourquoi vous chagriner, Maria Alexandrovna ? Rappelez-vous que les rêves sont envoyés par Dieu ! Il n’y a rien qui puisse prévaloir contre sa sainte volonté… il n’y a pas à se fâcher de cela.

— Mais oui… il n’y a pas-pas de quoi…

— Me prenez-vous pour une folle ? peut à peine siffler Maria Alexandrovna étranglée de rage.

Cette scène a comblé la mesure de ses forces. Elle se hâte de chercher une chaise et y tombe inanimée.

Un brouhaha s’ensuit.

— Une pâmoison opportune ! murmure Natalia Dmitrievna à Anna Nikolaïevna…

Mais à ce moment intervint dans la confusion générale un personnage jusqu’alors muet, et la scène prit aussitôt un tout autre aspect.