Le Radium qui tue/p01/ch01

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Éditions Jules Tallandier (12 Voir et modifier les données sur Wikidatap. 5-15).

CHAPITRE PREMIER

Où Dick Fann se présente


— Vous dormez confortablement, mon garçon !

— Je pensais faire plaisir à Monsieur.

— Vous faites ainsi, brave petite chose.

— Je le supposais bien. Quand Monsieur m’a engagé hier à son service, il m’a dit : « Jean Brot, je suis fatigué… ; j’ai eu à élucider plusieurs grands problèmes policiers. Je me suis réfugié à Paris pour m’isoler, m’enfermer ; soyez silencieux, immobile, autant que mon service le permettra. » Silencieux, immobile !… Le rêve pour un ex-vélocipédiste de quotidien… ; j’ai songé : service, six heures par jour, reste à dix-huit que j’emploierai à dormir (silence, immobilité) pour satisfaire Monsieur.

All right !

Les interlocuteurs se turent. Le bruit léger de leur respiration murmura seul dans la pièce.

Le « patron », nonchalamment étendu dans un fauteuil, apparaissait grand, mince, presque maigre.

Son attitude molle, affaissée, eût fait croire l’énergie absente en lui, si le visage n’avait révélé l’homme de volonté.

Visage curieux, peut-être beau, à coup sûr étrange, avec ce front très développé sous les cheveux d’un blond doré, avec ces yeux noir-bleu, enfoncés sous l’arcade sourcilière, ce menton ferme. La face soigneusement rasée, d’une parfaite distinction, radiait, si l’on peut s’exprimer ainsi, de la pensée incessamment en éveil.

Le serviteur, un gamin de quatorze ou quinze ans, portant encore la livrée marron à boutons d’or d’un grand journal parisien, était allongé sur un sofa.

Tous deux semblaient s’être replongés, l’un dans ses réflexions, l’autre dans son sommeil.

Soudain, un carillon électrique retentit.

D’un bond, le petit chasseur Jean Brot fut sur ses pieds et chuchota à voix basse :

— Monsieur a sonné ?

L’interpellé secoua la tête ; du geste il indiqua la porte conduisant à l’antichambre. Cela suffit. Jean glissa sans bruit sur le tapis et disparut par l’ouverture désignée.

— Qui peut venir me troubler ici ? grommela le personnage affalé sur le fauteuil. S’être perdu dans ce grand Paris, avoir loué mystérieusement une garçonnière, au fond d’une cour, dans cette paisible rue Juliette-Lamber et recevoir une visite !…

Il s’interrompit. Jean reparaissait sur le seuil, susurrant d’une voix légère comme un souffle :

— Une dame.

— Je n’y suis pas.

— Je l’ai dit.

— Eh bien ?

— Eh bien, la dame a répondu : « Parfait, passez ma carte à sir Dick Fann. »

— C’est trop fort !

— Elle a ajouté : « Il excusera. Question de vie ou de mort »

— Ah !

L’exclamation souligna un véritable changement à vue, Dick Fann, puisque tel était le nom du personnage, se redressa d’un coup. Tout à l’heure, il apparaissait veule, alangui, paresseux ; maintenant, son geste était nerveux, énergique ; une flamme s’était allumée dans ses yeux.

Il regardait le bristol que venait de lui remettre Jean.

— Fleuriane Defrance, murmura-t-il… Question de vie ou de mort… Faites entrer.

Jean disparut aussitôt, pas si vite cependant qu’il n’eût eu le temps de grommeler :

— Oh ! les femmes ! Ça passe partout !

Un instant plus tard la porte se rouvrait, et dans l’encadrement se dessinait une adorable silhouette de jeune fille.

Vingt ans environ, taille un peu au-dessus de la moyenne, élégante et robuste à la fois. Des cheveux châtain clair contrastant avec le visage blanc et rose, dont le nez délicat, la bouche gracieuse exprimaient la décision et la franchise. Mais surtout des yeux très grands, d’un bleu étrange, presque violet.

Son regard accaparait l’attention, on ne voyait plus qu’eux, et inconsciemment on appliquait à leur propriétaire la formule paradoxale du poète :

Elle se cache derrière ses yeux.

L’habit ne fait pas le moine, dit-on. Cela est possible, mais à coup sûr le costume décèle le « moi » intime de la femme.

Chez Fleuriane, aucune faute de goût. Comme dominante, la simplicité.

Un costume tailleur sobre et de coupe impeccable.

Une simple toque proportionnée à l’ovale du visage.

Cela seul eût indiqué la certitude du goût artistique, à une époque où les chapeaux à la mode, monumentaux et incommodes, donnaient aux femmes l’apparence de roses coiffées du dôme des Invalides.

D’un coup d’œil rapide, Dick Fann avait remarqué ces choses et ce fut d’un ton très aimable qu’il prononça :

— Veuillez vous asseoir, mademoiselle, je vous écoute.

Les traits de la visiteuse s’éclairèrent ; elle prit place, et d’une voix bien timbrée, à laquelle un léger tremblement ajoutait un charme de plus :

— Je vous suis infiniment reconnaissante, prononça-t-elle… infiniment, croyez-le. Je ne veux cependant pas dépenser votre temps à entendre développer les raisons de ma gratitude. Mon récit vous fera comprendre à quel point je vous serai redevable si…

Elle s’interrompit, secoua la tête, puis d’un accent plus net :

— Je commence donc. Mon nom, Fleuriane Defrance, vous est connu, je pense.

Dick Fann inclina la tête et dit :

— Fille de Catulle Defrance, syndic de l’Association mondiale du commerce des pierres précieuses, Canadien de nationalité, grand chasseur de fourrures, car il disparaît pendant des mois, signalé de temps à autre de l’Alaska à l’Araucanie, de la Sibérie au Thibet… Réputation universelle de probité et d’intelligence.

La jeune fille souriait à ce portrait de son père.

— Ajoutez, fit-elle, admirateur convaincu de sir Dick Fann.

Et arrêtant l’interruption prête à jaillir des lèvres de son interlocuteur :

— Laissez-moi parler, ce n’est pas un compliment, mais bien une constatation nécessaire, vous le reconnaîtrez à l’instant. Donc, grand admirateur de sir Dick Fann, docteur en droit, docteur ès lettres, docteur ès sciences, qui, toutes les carrières ouvertes à son savoir, a choisi celle de détective amateur et s’y est classé en deux années au-dessus de tous les autres. C’est précisément pour cela, reprit Fleuriane après un court silence, qu’en ce moment, seule en Europe et très effrayée, je viens solliciter l’appui de sir Dick Fann.

Il laissa tomber ces mots :

— Question de vie ou de mort ?

Elle répliqua :

— Oui.

Les yeux du détective amateur se fixèrent sur Fleuriane avec une acuité pénétrante.

— Vous devinez ma nature, mademoiselle. Le choix que vous rappeliez à l’instant, indique l’amour de la lutte, la surexcitation produite par tout problème défiant ma sagacité. Donc, disposez de moi.

— Je vous remercie.

— Point. Votre démarche trahit l’intérêt que doit présenter l’affaire. De plus, certains indices démontrent le trouble profond où vous êtes : l’indécision de votre regard à l’ordinaire plus assuré ; votre broche légèrement inclinée, alors que la marque de l’étoffe prouve une attache habituelle parfaitement horizontale.

Elle eut un mouvement de surprise.

— Enfin, vous êtes venue en auto-taxi, dans une voiture verte, même, voici une peluche du capitonnage sur votre manche. Eh bien ! votre anxiété est telle, qu’en arrivant ici, vous avez trouvé le concierge lavant à grande eau le vestibule, et qu’au lieu de marcher sur les trottoirs en bordure, vous avez mis le pied dans une flaque liquide, dont votre bottine droite conserve une petite éclaboussure savonneuse.

Fleuriane avait tressailli.

Certes, elle avait entendu vanter la perspicacité de Dick Fann, mais jamais elle n’eût pensé qu’à première vue il pût découvrir de si infimes détails.

Car tout était vrai ; et, de cela elle se sentit touchée, il lui avait expliqué simplement sur quels indices il avait basé ses déductions.

Au reste, il ne lui laissa pas le loisir de se livrer à ses réflexions, car il acheva :

— Donc vous êtes « hors de vous-même »… Ce qui vous met en cet état doit donc être grave, car vous êtes courageuse.

— C’est vrai, répondit la jeune fille sans la moindre forfanterie. Mon père m’a parfois entraînée dans ses longues chasses. Il a pensé que l’éducation sportive devait s’allier à l’instruction. Il m’a appris le sang-froid, la résolution rapide.

— Pour apprendre cela, il faut être doué par la nature.

— Peut-être, consentit Fleuriane. Peut-être étais-je douée, comme vous dites… Ce qui me ferait croire cette chose avantageuse, c’est que Mrs. Patorne, ma dame de compagnie, que sa fonction entraîne partout sur mes pas, — en ce moment, elle m’attend dans votre antichambre, — Patorne, donc, n’a jamais pu vaincre ses frayeurs un peu puériles.

Elle eut un geste mutin.

— Enfin, laissons cela.

— Et apprenez-moi contre quoi vous désirez être défendue.

Une rougeur monta aux joues de la visiteuse.

— Hélas ! voilà qui me bouleverse plus que tout le reste… je n’ai aucune certitude…

Elle s’attendait sans doute à voir son interlocuteur se récrier. Il n’en fit rien.

— Alors, dit-il flegmatiquement, vous supposez être menacée ?

— C’est cela, je suppose… je suis même sûre… ; seulement, cette assurance ne s’appuie pas sur des faits précis…

Elle s’embrouillait. Dick Fann vint à son secours.

— Mademoiselle, vous craignez à cette minute de paraître avoir agi légèrement en réclamant mon appui. Rassurez-vous, je ne pense pas ainsi… Avec votre volonté, votre bravoure innée, je considère comme très sérieuse la cause, si vague soit-elle, de votre émotion.

— Oh ! murmura-t-elle, vous parlez comme si vous me connaissiez depuis longtemps, et pourtant…

— Je vous vois pour la première fois, voulez-vous dire… Cela est vrai ; seulement je vous regarde depuis cinq minutes et je vous sais à présent, autant que votre père, qui sans cesse veilla sur vous depuis le jour où, toute enfant, vous vous êtes blessée au sourcil sur l’angle de la cheminée de marbre.

Et comme elle tressautait devant cette nouvelle affirmation, exacte ainsi que les précédentes, il acheva doucement :

— Trop facile. Petite cicatrice presque effacée, donc lointaine. La forme, sa position disent le reste. Parlez sans crainte.

Cette fois, Fleuriane chassa toute hésitation.

— Je commence donc. Mon début vous paraîtra bien éloigné de ma personne, mais il est indispensable. Vous vous souvenez de l’étrange nouvelle que transmirent il y a six mois, les fils télégraphiques du monde et aussi les sans-fils ? Dans une même nuit, les grands laboratoires de la terre, où l’on étudiait ce corps bizarre et féerique dénommé le radium, avaient été cambriolés. Pour la France, c’étaient les laboratoires Curie, Calmettes et autres ; les cinq cabinets savants consacrés au radium en Allemagne, les trois d’Autriche, les deux russes, les six anglais, les neuf américains, etc., etc., avaient reçu la visite de mystérieux voleurs, lesquels avaient fait main basse sur le précieux métal sans toucher à autre chose.

Dick affirma de la main.

— L’ensemble avec lequel on avait opéré prouvait clairement que les… opérateurs obéissaient à un chef unique, qui se trouvait dès lors en possession de tout le radium libre à la surface du globe, soit vingt-trois grammes, sept cent treize milligrammes, car c’est par ce poids minime que se totalise la fortune humaine en radium. Il est vrai qu’un milligramme de la terre rare, inusable et conservant ses propriétés radiantes durant deux mille ans, permet d’accomplir des prodiges de transformation, et que dès lors vingt-trois mille sept cent treize milligrammes apparaissent comme une quantité formidable. L’homme qui avait pu les centraliser, devenait le roi du radium, roi tout aussi puissant que les rois de l’or, du fer, de l’acier, des conserves ou du pétrole. Seulement, dans quel but ce vol mondial ?

C’est vous, monsieur Dick Fann, qui deviez le dire.

— Ah ! vous faites allusion à mon rapport, mademoiselle ?

— Non seulement allusion, je vais le résumer.

— Oh ! je le connais, vous savez.

— Je n’en doute pas ; mais ses conclusions étant le point de départ de mes inquiétudes, je vous prierai de me laisser parler ainsi que je le crois utile.

— À votre aise, mademoiselle, bien que j’entrevoie les tracas auxquels M. Catulle Defrance a pu être en butte.

— Voulez-vous les exposer ?

— Très volontiers, si cela vous est agréable. Seulement, je vous déclare que je ne distingue pas nettement comment vous êtes mêlée à tout cela.

— Enfin, dites ce que vous devinez, le voulez-vous ?

Le détective eut une moue mécontente :

— Je ne devine jamais, mademoiselle. Deviner, c’est se laisser emporter par l’imagination. Or, la police est une science, exacte. Ceci posé, voici ce que je déduis.

Et, lentement, en professeur faisant une démonstration, il poursuivit :

— Une chose m’a frappé de suite. Le vol mondial du radium coïncidait en quelque sorte avec la publication des résultats d’une étude entreprise par des savants de haute valeur, touchant l’influence du radium sur les corindons, ou pierres précieuses formées d’alumine pure cristallisée, telles que rubis, émeraudes, saphirs, topazes, béryls, améthystes, etc. Ces expériences démontraient que si l’exposition au four électrique amenait la décoloration et la dépréciation de ces pierres précieuses, par contre, la mise en présence au radium transformait les corindons vulgaires, à deux francs le carat, en rubis, topazes, émeraudes, saphirs sans défaut, estimés entre quarante-cinq et cinq cents francs le carat. Dès lors, une déduction logique s’imposa à mon esprit. Pour perpétrer la razzia générale du radium, il avait fallu dépenser l’argent sans compter. Pourquoi semer une fortune, courir des dangers… judiciaires, si les risques ne sont point compensés par des avantages tels que l’enjeu vaille la partie ? Or, la mutation de corindons à deux francs en gemmes de quarante-cinq à cinq cents francs le carat, répondait exactement aux qualités réclamées de l’enjeu. Le possesseur du radium pensait réaliser des bénéfices incalculables.

— Et votre conclusion, acheva Fleuriane, fut celle-ci : Chercher parmi les acheteurs de corindons communs et spécialement dans l’entourage immédiat des savants qui ont expérimenté ; c’est de là qu’est partie à tout le moins l’indiscrétion dont le pillage des laboratoires est le résultat.

Dick Fann approuva en s’inclinant :

— J’étais moi-même absorbé par une affaire extrêmement grave… des manœuvres anarchiques menaçant les arsenaux d’un grand État européen. Ne pouvant me dédoubler, j’ai indiqué la piste.

— Oui, mais les détectives officiels n’ont rien découvert.

L’interlocuteur de la jeune fille ne répondit que par un sourire.

— Oh ! s’empressa-t-elle d’ajouter, ceci n’est point pour formuler un doute contre votre allégation.

— Je le sais bien, mademoiselle. M. Catulle Defrance l’a prise au contraire très au sérieux. Comme syndic de l’association mondiale de joailliers, il a provoqué le trust de tous les corindons vulgaires en circulation… Vous-même, alors à Londres, avez été chargée par lui de surveiller ces gemmes sans valeur actuelle et de les expédier par caisses séparées aux divers dépôts établis au Canada.

Elle frissonna, surprise :

— Vous savez cela ?

— Je l’ai déduit facilement. Aux projets des criminels, votre père avait trouvé la parade.

— C’est vrai… Eh bien, sir Dick Fann, c’est de là que viennent mes craintes.

— Ah ! Ah !

Très intéressé, le détective amateur rapprocha sa chaise de celle de son interlocutrice.

— Comme vous le pensez bien, reprit-elle, les joailliers, ayant tout à craindre des voleurs, emploient des ruses propres à les dépister. Les caisses de corindons, expédiées ostensiblement à des dépôts connus, en ressortaient déguisées, méconnaissables, pour être réunies dans un asile sûr. Or, j’ai l’impression que les voleurs de radium, car je tiens pour absolument exacte votre déclaration, j’ai l’impression, dis-je, que ces drôles me surveillent afin d’arriver, par moi, à la cachette des objets de leur convoitise.

— Cela est sûrement.

— Vous le pensez aussi ?

— C’est l’évidence même. Vous allez rejoindre votre père, par conséquent l’obliger en quelque sorte à se fixer dans celle de ses propriétés que vous aurez choisie, au lieu de rester, comme en votre absence, un nomade, et dès lors rien de plus aisé que de le surveiller, lui, ses serviteurs, ses amis, ses collègues, d’acheter ses domestiques, fournisseurs ou autres, et d’arriver, c’est une simple question de temps, au gîte des corindons. Vous êtes le fil conducteur, mademoiselle.

La jeune fille frappa joyeusement des mains.

— Que je suis heureuse de vous entendre !  J’avais si peur d’être considérée comme une visionnaire.

— Vous n’avez plus cette appréhension. Alors que comptez-vous faire ?

— Avertir mon père. Seulement je me défie du télégraphe même.

— Cela est prudent. Il faut vous rendre en Amérique.

— C’est mon intention. Mais je ne puis pas résider auprès de mon père, sans faire le jeu des mauvais garçons qui nous surveillent D’autre part, je ne saurais, au Canada, habiter à part, sans être mal jugée. Voilà pourquoi est née en moi une idée baroque, mais pratique dans l’espèce, car elle me permettra de voir mon père et de ne point demeurer auprès de lui.

Dick Fann hocha la tête d’un air satisfait.

— Très bien, fit-il, très bien. Je vois. Vous ne ferez que traverser le continent américain. M. Catulle Defrance, prévenu par une dépêche laconique, vous rencontrera en un point qu’il choisira à sa convenance.

— Qui vous fait croire ?

— L’élimination de tous les moyens inutilisables. Il ne reste que celui-ci permettant de concilier les deux obligations que vous avez énoncées : Aviser M. Defrance et ne point élire domicile chez lui.

— C’est vrai, fit-elle, stupéfiée par la simplicité du raisonnement

— Par suite, continua son interlocuteur, vous passerez en Amérique comme voyageuse, comme traveller…, à la suite d’un pari, d’un match probablement, car il n’est point de meilleure excuse aux yeux des Nord-Américains.

— C’est merveilleux, s’écria Fleuriane, vous avez trouvé.

Il ne parut point concevoir l’admiration perçant dans les paroles de l’élégante Canadienne. D’un ton interrogatif, il demanda :

— Et ce match ?

— Le tour du monde en automobile.

— Serait-ce le défi lancé ?…

— Par le Matin, oui. Partir de Paris pour le Havre, traversée jusqu’à New-York, auto de cette ville à San-Francisco, seconde traversée, l’Alaska, Sibérie, Russie, Allemagne, Paris. Je suis inscrite parmi les partants… J’ai une trente chevaux de Dion, quatre places avec les bagages. J’entraîne ma dame de compagnie Patorne… seulement…

Elle hésita une seconde.

— Seulement, acheva-t-elle enfin, je n’ai point de mécanicien et…

Du coup, Dick Fann se prit à rire franchement. Comme elle l’interrogeait d’un regard inquiet, il plaisanta :

— Un mécanicien spécial doublé d’un détective, capable de tenir le volant et de démasquer le voleur… de radium, lequel se trouvera forcément sur la route…

Elle gardait le silence, ses grands yeux implorant. Il lui tendit la main.

— Donnez le shake-hand, mademoiselle. Dick Fann sera votre mécanicien.

Et, comme prise d’une émotion soudaine, elle bégayait :

— Oh ! merci, merci de vous dévouer…

Il l’arrêta flegmatiquement.

— Ne remerciez plus… Cette affaire des corindons est très intéressante.

Il s’était levé, indiquant ainsi à la jeune fille que l’audience avait pris fin. Elle obéit à cette injonction muette et se dirigea vers la porte, précédée par Dick.

Mais au moment où ils allaient l’atteindre, le battant s’ouvrit brusquement ; un homme trapu, haut en couleur, tirant après lui le petit Jean Brot, désespérément cramponné aux basques de sa jaquette, fit irruption dans la pièce en criant :

— Vous demande pardon, cher monsieur Dick Fann… ; on me dit que vous n’êtes pas là, mais l’affaire est trop sérieuse pour que vous soyez absent

À ce moment, le nouveau venu aperçut Fleuriane. Il s’arrêta net, devint écarlate, et bredouilla :

— Ah bon ! Je ne savais pas…

Dick ne lui permit pas de continuer :

— Enchanté de vous voir, M. Ginat, vous êtes une des lumières de la police française ; j’ai eu plaisir à vous recevoir à Londres et suis heureux de renouer connaissance.

Puis, s’adressant à Fleuriane :

— Ne vous éloignez pas, mademoiselle… ; je croyais notre entretien terminé. Il se pourrait qu’il en fût autrement.

— Pourquoi ? fit-elle avec étonnement.

Il haussa les épaules.

— Quand on est à l’affût, il faut prévoir que le gibier va passer.

Et, coupant court à toute interrogation nouvelle, il conduisit doucement, mais irrésistiblement la jeune fille à la porte, qu’il referma sur elle.