Le Radium qui tue/p03/ch02

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Éditions Jules Tallandier (12 Voir et modifier les données sur Wikidatap. 107-132).


CHAPITRE II

le drame se mêle à l’enquête


Quelle que fût la pensée qui avait motivé son expression ironique lorsqu’il s’était séparé de Greggson, l’Anglais ne lui avait pas dissimulé la vérité, et il se mit immédiatement en chasse.

À huit heures et quart, il se présentait chez miss Marily, de Madison square, une ravissante blonde, qui ne fit aucune difficulté de lui conter l’aventure de son manteau gris brouillard, et poussa la condescendance jusqu’à lui permettre de considérer attentivement le vêtement dégradé.

L’attentat avait été commis au moyen de ciseaux fraîchement aiguisés, ainsi que le démontrait la coupure nette de l’étoffe. Tout l’ourlet du bas de la sortie de bal avait été enlevé, ainsi que les passementeries qui l’ornaient.

— Est-il d’usage, demanda le détective à miss Marily qui assistait, curieuse, à son examen, qu’une sortie de bal présente une triple épaisseur d’étoffe ?

Et comme elle le regardait étonnée, semblant ne pas comprendre la question, il expliqua :

— Veuillez remarquer qu’entre l’étoffe grise et la doublure se trouve enserrée une mince soie blanche… La coupure nous permet de discerner les trois tranches du tissu.

La jeune fille haussa les épaules.

— Je ne sais pas. Vous concevez que je ne me préoccupe pas de tels détails. Je paie et je porte mes vêtements sans m’inquiéter des procédés de fabrication. Mais ma première femme de chambre va vous renseigner à cet égard.

La soubrette, appelée, parut étonnée. Elle expliqua qu’une sortie de bal devant flotter en ondulations souples, il n’était pas pratique d’accumuler l’étoffe à la partie flottante ; on pouvait ouatiner ce qui protège les épaules et la poitrine, cela même était prudent, vu le décolletage des robes de soirée, mais cela seulement, sous peine de priver les dames de la ligne ondulante et floue qui caractérise l’élégance moderne. La soie intercalée apparaissait, il est vrai, très légère et l’on n’aurait jamais soupçonné sa présence. Pourtant elle constituait une chose inhabituelle ; la doublure étant de même tissu, cette superposition de soie ne se concevait pas bien.

Enchantée d’avoir un rôle dans l’affaire, la fille de chambre se montrait prolixe, Dick Fann l’écoutait avec attention. Bien plus, on eût dit que le bavardage de la servante l’intéressait au plus haut point.

Mais il ne jugea pas à propos d’exprimer ses pensées, et il prit congé.

Une fois dans la rue, il monologua :

— La clef du mystère est dans l’adjonction de cette soie blanche, j’en jurerais… Cela n’est qu’une intuition, il faut arriver à la certitude… Attendons et continuons nos recherches.

Dix minutes plus tard, il se faisait annoncer chez Mrs. Doles, dont le coquet hôtel a sa façade en bordure de la Cinquième Avenue.

La dame recevait, ce soir-là, quelques amies intimes. Dans un petit salon, ces ladies dégustaient un thé exquis des plantations de Californie, bien supérieur, affirmaient-elles, aux feuilles chinoises.

L’annonce du détective fut accueillie avec joie.

C’était un numéro inédit rompant la monotonie des habituels papotages. Aussi Mrs. Doles donna ordre de l’introduire.

Dick Fann se présenta, salua avec la plus parfaite correction, puis, sans hésitation, il s’avança vers la maîtresse de la maison qui, peut-être pour déconcerter le détective anglais, n’avait fait aucun mouvement pouvant trahir son incognito.

— Mistress Doles, je pense, dit-il doucement.

— Oui, fit-elle un peu décontenancée d’être reconnue ainsi ; mais comment le savez-vous ?

— Par l’enquête à laquelle a donné lieu la fâcheuse aventure qui vous vaut l’ennui de ma visite.

— Non, non, pas d’ennui, croyez-le… Mais vous disiez… l’enquête.

— A noté que vous avez mêmes mesures que miss Marily, puisque celle-ci a pu essayer robes et le reste pour vous. Je viens de voir miss Marily ; j’ai reconnu les mesures. Et même, continua Dick sans paraître remarquer l’incrédulité peinte sur tous les visages, je ne crois pas me tromper en désignant Madame, comme faisant partie du quatuor charmant des propriétaires des manteaux maltraités par une main criminelle.

Ce disant, il désignait une jeune femme aux cheveux châtains, dont le visage régulier présentait tous les indices de l’intelligence et de la volonté.

Un murmure stupéfait suivit ses paroles, lui prouvant qu’il avait touché juste.

— En ce cas, acheva-t-il en s’inclinant, je salue mistress Lodgers, reine de l’hôtel somptueux contigu à la résidence de Vanderbilt.

— Pourquoi Lodgers ? s’exclama Mrs. Doles, retrouvant la voix.

— Parce que, fit paisiblement Dick, Mrs. Tolham, se trouvant à Stone Hill, près de New-Haven, la personne ayant les mesures identiques à celles de miss Marily ne saurait être que Mrs. Lodgers.

Ce fut un concert d’éloges enthousiastes à la perspicacité du visiteur.

Et Mrs. Doles traduisit l’impression générale en s’écriant :

— Vraiment, vous êtes capable d’éclaircir le mystère. Je suis bonne Américaine, certes, mais je dois reconnaître qu’aucun de nos détectives n’eût montré une précision semblable.

Puis, mise en confiance désormais :

— Qu’a dit Marily ?

— Elle m’a permis d’examiner son manteau.

— Alors, inutile de vous faire apporter le mien ?

— Au contraire, je vous prie de me laisser le soumettre au même examen.

Un instant après, Dick avait en mains la sortie de bal gris brouillard de Mrs. Doles. Sans étonnement, il constata que l’ourlet inférieur avait été enlevé de la même façon que le premier. En outre, ici encore, une mince soie blanche existait entre l’étoffe et la doublure. Toutes les assistantes suivaient curieusement ses mouvements.

Les jolis visages anxieux, les sourcils contractés disaient que ces gracieuses mondaines s’efforçaient vainement de deviner quelle lumière le détective pourrait tirer de l’étoffe souple qui bruissait doucement sous ses doigts.

Aussi, quand il abandonna la sortie de bal, la même interrogation jaillit de toutes les lèvres :

— Eh bien ?

Il ne s’en émut pas.

— Un point est acquis, tout petit, il est vrai. C’est le même individu qui a opéré sur les deux vêtements… avec les mêmes ciseaux très affilés.

— Bon, firent les ladies déçues, cela est évident.

— Cela ne l’était pas, mesdames, cela l’est à présent. L’homme n’a donc point de complices… agissants.

Et coupant court à de nouvelles questions, Dick s’adressa à Mrs. Lodgers, qui n’avait point mêlé sa voix à celles de ses amies.

— Votre sortie de bal est intacte, n’est-ce pas ?

Elle répondit sans hésitation :

— Oui, je ne l’ai point portée. Depuis que mon amie Marily l’a fait envoyer chez moi… elle est demeurée enfermée dans un carton… Après l’aventure de Marily et de Doles, j’ai même mis ce vêtement sous clef, dans un cabinet voisin de ma chambre à coucher (bed room.)

Fann approuva d’un signe de tête, et lentement :

— Je souhaiterais voir cet ajustement.

— Je le supposais aussi, s’empressa d’affirmer Mrs. Lodgers. Je suis prête à tout pour aider l’action de la police, car je crois que la chose est plus sérieuse qu’elle n’en a l’air. Je pressens une chose grave… Désirez-vous que je vous accompagne de suite jusqu’à mon home ?… C’est à deux pas.

— Non, non, je vous remercie. J’ai en ce moment une course lointaine à faire… N’écourtez pas cette soirée amicale. Dites seulement à quelle heure vous comptez regagner votre maison ?

— Oh ! vers onze heures.

All right ! Alors je demanderai votre permission de me présenter à onze heures.

— Ce soir ! s’exclamèrent les dames présentes.

— Ce soir, oui. Je supplie mistress Lodgers d’excuser l’incorrection de ma demande ; mais une enquête doit avoir pour première qualité d’être rapide…

L’intéressée coupa la phrase :

— Inutile de vous excuser… Je conçois la nécessité d’aller vite. Donc, à onze heures, je vous recevrai…J’ai donné congé à mes domestiques… mais le concierge est dans son logis et ma fille de chambre Edith attend mon retour.

— Soyez remerciée de votre condescendance.

Sur ce, Dick Fann salua pour prendre congé.

Ce fut un concert de récriminations. Toutes les charmantes oisives rassemblées dans le boudoir avaient escompté des révélations sensationnelles du policier amateur, et il ne disait rien ; il ne jetait pas la moindre hypothèse en pâture à leur curiosité exaspérée.

Prestement, il ouvrit la porte, jetant en adieu :

— Je salue respectueusement.

Il avait disparu, laissant ses auditrices stupéfaites et déconcertées.

Lui, cependant, se trouvait à présent sur le trottoir de la Cinquième Avenue. Il marchait vite, car le froid était vif. Tout en déambulant, il monologuait :

— La clef du mystère est dans cette fausse doublure intermédiaire. Cette soie blanche est la cause de toute l’aventure… Elle ne devrait pas se trouver là, donc elle y a été placée avec intention. Elle a une signification. Laquelle ? Impossible de le déterminer… Mais l’homme qui coupe ces inoffensives sorties de bal la connaît, lui, cette signification… Quoi ? Un signal qu’il cherche, car il cherche, j’en suis certain.

Tout près de la librairie Lennox, le détective se jeta dans la première rue, laquelle franchit la voie du chemin de fer, à peu de distance de la station centrale (great central station), et se dirige en ligne droite vers les quais de West Channel, partie de l’East-River que l’île de Blackwell partage en deux bras.

Il continuait son monologue :

— Oui, ce soi-disant maniaque cherche quelque chose qu’il sait avoir été dissimulé dans l’un des manteaux. La confusion commise par la femme de chambre de miss Marily, lorsqu’elle passa le fer sur les étoffes froissées, oblige l’individu à chercher le manteau utile parmi les autres… Maintenant a-t-il trouvé dans les deux premiers ? Si oui, je n’ai d’autre moyen d’arriver à lui que la surveillance du roundsman Hermann… J’ai observé le bonhomme chez Greggson… C’est évidemment lui qui a permis au coupable d’opérer durant la soirée… Son collègue était allé se rafraîchir à l’office, rien de plus facile… Il s’agit donc de l’inquiéter. Inquiet, il ira sans doute faire part de son anxiété à l’homme que je veux trouver, car je dois me faire libre de cette enquête au plus tôt, afin de voler au secours de miss Fleuriane, dont ce misérable Larmette m’a séparé si habilement.

Comme il prononçait ces dernières paroles, il atteignait la rive de l’East Channel (canal de l’Est), ainsi nommé, par opposition avec le canal de l’Ouest, situé de l’autre côté de Blackwell.

En face de lui, se reflétant dans l’eau noire, il discernait les rangées de lumières indiquant l’emplacement de l’hôpital de la Charité, du pénitencier de Blackwell, d’Alms House ; mais ces choses n’avaient sans doute aucun intérêt pour lui, vu ses préoccupations, car il ne leur accorda qu’un rapide regard et se prit à arpenter le quai, dans la direction de Jolin Jay.

C’était là, on s’en souvient, que résidait l’agent Hermann, retenu jusqu’à minuit par son service à Mulberry-street.

Bientôt le jeune homme s’arrêtait en face de la maison que lui avait indiquée Greggson. Une bâtisse modeste, contrastant avec les immeubles importants qui l’avoisinaient.

Au second étage, une fenêtre était éclairée, et par instants, une silhouette que l’on reconnaissait appartenir à une jeune femme, se découpait sur les rideaux. Au rez-de-chaussée, à côté de la porte close, les volets fermés d’une croisée laissaient filtrer par une fente étroite un rayon lumineux, indiquant que là aussi on veillait.

— Le concierge, sans doute, murmura Dick.

Pour s’assurer qu’il ne se trompait pas, il s’approcha de la fenêtre et appliqua l’œil à la fente lumineuse.

Une grosse matrone, au visage enluminé, était assise auprès d’une table qu’éclairait violemment un bec de gaz. La peu attrayante créature semblait absorbée par la confection d’un breuvage dans lequel, grâce à la présence de récipients révélateurs, le détective n’eut aucune peine à reconnaître un grog au gin. Mais en regardant avec attention, il s’aperçut que la concierge, altérée, mélangeait très peu d’eau chaude avec beaucoup de gin.

Vraisemblablement, l’eau devait être contraire à la santé de la bonne dame.

— Dix heures moins le quart, fit-il, j’ai le temps.

Il tira la sonnette. Un déclic, l’huis s’entre-bâilla. Prestement, le détective se coula à l’intérieur et se trouva dans un couloir, à l’extrémité duquel on distinguait, à la vague clarté d’un bec brûlant en veilleuse, les premières marches de l’escalier accédant aux étages supérieurs.

À droite, une porte vitrée annonçait l’entrée de la loge.

— Qu’est-ce que vous voulez ? gronda une voix éraillée.

C’était l’habitante du lieu, trahissant par son accent désagréable son déplaisir d’être troublée dans la confection de sa boisson favorite.

Au lieu de répondre à la question, Dick appela sur ses traits une expression admirative, et de l’air d’un gourmet subissant le supplice de Tantale, il s’écria :

— Quel parfum ! On croirait flotter dans un brouillard de gin… Du gin, que dis-je ? un nectar divin… Jamais je n’ai respiré pareil fumet. Sans indiscrétion, mistress, où vous procurez-vous ce gin merveilleux dont l’atmosphère est embaumée ?

La face couperosée de la concierge s’était déridée.

Comme tous les buveurs, elle avait la prétention de confectionner son breuvage mieux que quiconque. Du premier coup d’œil, Fann l’avait bien jugée.

— Oh ! fit-elle, ce n’est pas un mystère. J’achète mon gin à l’angle de la 77e rue. C’est le gin de tout le monde.

— En ce cas, mes félicitations vont à votre tour de main. C’est votre habileté qui donne au gin cet arôme…

La concierge se redressa. D’un ton amène, elle minauda :

— Ce gentleman est sûrement un connaisseur.

— Ma foi, je l’avoue. C’est même cette qualité de connaisseur qui vous fera excuser l’incorrection de la requête que je veux vous adresser.

— Incorrect, vous ? protesta la commère, décidément ravie par la politesse du visiteur. Non, vous ne pouvez pas être incorrect. Vous désirez ?

— Goûter à cette mixture préparée par vos soins…

Et comme elle le considérait, interloquée par la proposition d’un inconnu, dont l’apparence était celle d’un gentleman.

— Oh ! ajouta-t-il, je paierai. Je ne voudrais pas vous faire tort… Excusez ma gourmandise et acceptez ce dollar.

La pièce annoncée tinta sur la table. Un dollar pour un verre de gin. Décidément, le personnage avait des façons auxquelles on ne résiste pas.

— Asseyez-vous donc, gentleman, je vais vous confectionner un julep comme le président de l’Union n’en consomme pas de semblable.

— Un julep pour deux, insista Dick ; je souhaite trinquer avec vous. Et puis, en trinquant, nous causerons, car nous avons à causer.

Elle se redressa brusquement, l’esprit traversé par une méfiance. Le jeune homme la rassura d’un mot :

— Je viens de Mulberry-street.

— Ah ! s’exclama-t-elle, que ne le disiez-vous de suite ? J’aurais dû le deviner, car il n’y a qu’à Mulberry-street que l’on ait d’aussi gentilles manières avec les concierges. Nous avons un agent dans la maison, une crème.

— Hermann, n’est-ce pas ?

— Tiens, vous savez son nom ?

Elle s’était levée tout en parlant, et versait du gin dans deux verres.

— Je viens précisément pour vous parler d’Hermann, reprit Dick. On m’a chargé de m’informer dans le quartier. Mais, à présent que je vous ai vue, que je me suis rendu compte de votre mérite, je ne veux interroger que vous… Je m’en tiendrai à vos seules déclarations.

La concierge devint cramoisie.

— Je suis prête à faire les déclarations que vous jugerez convenables.

— J’en étais assuré. À voir l’intelligence qui éclaire votre visage, je me suis confié de suite que j’avais été heureux de vous rencontrer.

La joie de la commère ne connut plus de bornes. Elle leva son verre, empli d’un grog où l’eau ne figurait que pour mémoire.

— À votre santé, gentleman, et que le vieux Nick me brûle la langue si elle ne dit pas ce que désire Votre Honneur !

Gracieusement, le visiteur choqua son verre contre celui de la mégère et sembla se délecter à déguster la boisson ardente.

— La merveille… Si j’étais plus riche, ce n’est pas d’un, mais de dix dollars que je paierais une si admirable mixture.

Interrompant les gloussements joyeux provoqués chez la portière par cette dernière affirmation, il poursuivit :

— Maintenant, passons au but de ma présence.

— Passez le premier, fit poliment son interlocutrice,

— Vous saurez donc, mistress… mistress… Ah çà ! j’ai oublié votre nom.

— Mistress Adelphi Loorn, jeta dignement l’interpellée, Adelphi Loorn, veuve d’Ezéchias Loorn, ex-sergent dans le corps des pompiers de Brooklyn.

— Troupe d’élite… Donc, mistress Adelphi, je reprends… Je suis envoyé par les bureaux de Mulberry-street, afin d’enquêter sur la vie privée d’Hermann.

— Sur sa vie privée… et vous croyez que moi, je vais dire du mal de mon locataire !…

Dick eut un sourire qui apaisa la commère.

— Qui vous parle de cela ? reprit-il d’un ton insinuant… Je suis décidé à ne questionner que vous. Vos réponses seront seules transcrites dans mon rapport. Vous tenez donc entre vos mains le sort d’Hermann, car suivant que vous le louerez ou le blâmerez, il recevra un avancement considérable ou bien demeurera dans sa situation actuelle.

À ces mots, le visage de la concierge revêtit une expression si bouffonne qu’un humain, moins maître de lui que le détective, n’eût pu résister à l’envie de rire.

Quelle gloire pour une concierge de tenir en ses mains le sort d’un locataire ; de devenir la dispensatrice des faveurs administratives !

— Alors, que désirez-vous savoir ? J’ai confiance en vous ; interrogez, je répondrai.

La commère était au point où le jeune homme avait voulu l’amener.

— Que pensez-vous d’Hermann, comme citoyen, en dehors de son service ? L’opinion d’une personne raisonnable et posée comme vous est considérable.

Considérable ! Le mot porta, Mrs. Adelphi se gonfla positivement d’orgueil, à l’instar de cette grenouille, de fabuleuse mémoire, se donnant pour carrière d’atteindre aux dimensions d’un bœuf.

— Mr. Hermann. Herr Hermann, comme l’appellent ses amis…

— Des originaires Allemands sans doute ?

— Naturellement. Un bon Saxon n’aurait jamais l’idée d’employer ce mot barbare : Herr. Moi, les vocables des Germains me font mal à la bouche… Je n’aime pas les Allemands, pour ainsi dire. Aussi quand Mr. Hermann vint louer ici, il y a quelques semaines, avant son mariage, je ne lui fis pas un accueil comme celui dont je vous ai gratifié…

— Alors, vous avez changé d’avis en ce qui touche les Allemands ?

— Non, non, se récria-t-elle. Pas les Allemands, mais l’Allemand qui s’appelle Hermann.

— Vraiment ?

— Car celui-là est un vrai brave homme, poli, prévenant, et puis il n’a rien à lui. Sa petite épouse le ferait passer par un trou de souris…

Mrs. Adelphi, lancée maintenant, poursuivait avec la prolixité pâteuse d’une demi-ivresse :

— Oui, gentleman, jamais un mot plus haut que l’autre ; jamais il ne nommerait son épouse autrement que blue duck (canard bleu), ce qui est tout à fait mignard et gracieux. Pourtant elle n’avait aucune fortune ; aucune… à preuve qu’il a été obligé de payer son trousseau de mariée… N’est-ce pas, ceci se passe de commentaires… Moi, je n’aurais jamais consenti à être mariée ainsi… J’ai payé mon trousseau moi-même… Enfin, il est si aimable que je ne veux pas critiquer son ménage… Oui, monsieur, il dépense toutes ses économies pour la parer… Eh ! eh ! on gagne de la monnaie dans la police… Et il va avoir de l’avancement encore… ce que blue duck

Elle se reprit vivement :

— Non, ça c’est un surnom qu’un mari peut seul prononcer… J’ai le sentiment de la convenabilité, moi…

Elle posa son index sur son front dans une attitude méditative.

— À propos, qu’est-ce que je disais donc ?

— Vous parliez de son avancement, et vous supposiez que sa compagne…

— Ah ! oui, c’est cela ! Elle sera enchantée, car un avancement se traduira pour elle par de somptueux cadeaux.

— Vraiment ! Ce brave Hermann…

— Oh ! gentleman, la perle des maris… On peut dire la perle… Car il y a trois jours encore, il lui a offert un collier de perles, des vraies, achetées chez Woltaley, de la Première Avenue.

— C’était une fête, un anniversaire ?

— Vous n’y êtes pas… Le lendemain, Mr. Hermann devait être de service toute la nuit à la grande réception de Coram Dirk, le neveu du milliardaire Carnegie.

— Eh bien ! je ne vois pas le rapport, murmura le jeune homme étouffant, par un effort surhumain, le cri de triomphe prêt à jaillir de ses lèvres.

Ce collier de perles, cette soirée de Coram Dirk… La seconde avait dû payer le premier. Un agent de police n’a pas les moyens de solder une fantaisie aussi coûteuse qu’un collier de perles…

Parfaitement. Tout devenait clair. Hermann avait touché la forte somme.

Il avait aussitôt acheté un bijou pour sa femme, certain que, s’il était soupçonné plus tard, on le surveillerait après la réception, sans s’inquiéter de ce qu’il aurait dépensé avant.

Adroit, cet Hermann. Mais il n’avait pas compté avec cet imprévu redoutable… les commérages de sa concierge.

Or, il saurait la venue de Dick Fann. Il prendrait peur. Il préviendrait l’homme qui l’avait payé. En observant ses mouvements, Dick arriverait jusqu’à l’ennemi des sorties de bal. Et, connaissant ce dernier, il comprendrait sans doute quelle chose précieuse l’individu cherchait dans l’ourlet des vêtements.

— Un prix fou, ce collier… deux mille cinq cents francs, gentleman, j’ai vu la facture. Mr. Hermann ne s’en serait pas vanté, mais Mrs. Elsie est fière d’être choyée comme cela… C’est elle qui m’a montré l’acquit de la maison.

— Deux mille cinq cents francs, nota Dick, à part lui… Il y avait donc un intérêt de premier ordre à taillader l’étoffe gris brouillard printanier ?

Mrs. Adelphi allait toujours.

— Un cadeau pareil pour qu’Elsie ne se fâchât pas de ce que son époux eût accepté un service devant le tenir hors de chez lui pendant près de vingt-quatre heures, c’est payer cher la minute de service…

Elle eût continué longtemps, mais Dick n’était plus disposé à l’écouter.

Il savait à présent ce qu’il souhaitait connaître. Sa démarche, motivée pour cette simple remarque que, lors de la présentation d’Austin et d’Hermann, ce dernier avait manifesté une gêne légère, inaperçue de M. Greggson, cette démarche avait donné un résultat complet.

Le détective tenait maintenant une extrémité du fil qui le conduirait à la vérité. Aussi prit-il congé de son interlocutrice, un peu marrie de voir interrompre ses confidences. Mais elle se rasséréna aussitôt, car Dick lui dit, en forme d’adieu :

— Je vous serai obligé, chère mistress, de rapporter notre conversation à Hermann. Il devra son avancement en grande partie à l’éloge que vous avez fait de sa personne. Je trouve juste qu’il n’ignore pas ce qu’il vous doit.

Quoi de plus doux pour une concierge que de protéger son locataire ? Radieuse, bien que titubante, la lourde Adelphi accompagna le visiteur jusqu’à la porte de la rue, et elle le regarda s’éloigner en murmurant dans un large rire accentué par l’ivresse :

— Un brave jeune gentleman, en vérité, un vrai brave jeune gentleman… Ma parole, je renoncerais à la liberté du veuvage, s’il m’en priait.

À vingt pas de la maison, Dick s’était arrêté sous un réverbère pour consulter sa montre.

— Onze heures moins vingt… Je serai à l’heure chez Mrs. Lodgers… J’ai scrupule de la déranger aussi tard, après ce que je viens d’apprendre… Bah ! Il faut tout voir… Décidément, cette affaire de manteaux commence à me passionner. D’autant plus que j’espère ne pas être retenu trop longtemps loin de miss Fleuriane.

Sa voix s’était faite infiniment douce pour prononcer le nom de la jeune fille.

Onze heures sonnaient à l’énorme horloge de la cathédrale de Saint-Patrick, quand il s’arrêta devant la grille artistique de l’hôtel de Mrs. Lodgers.

Le vestibule, dallé de mosaïque, apparaissait en arrière éclairé par les candélabres dont les ampoules électriques affectaient la forme de fleurs multicolores. Il sonna. Et sur le seuil de la loge spacieuse affectée au gardien ou suisse, un géant barbu se montra.

— Sir Dick Fann, sans doute ? fit-il d’une voix de basse taille qui résonna sourdement dans le vestibule.

— C’est moi-même.

All right ! Mrs. Lodgers m’a envoyé prévenir de votre visite. Elle n’est pas encore rentrée, mais elle prie le gentleman de l’attendre dans le petit salon du rez-de-chaussée… Je vais conduire moi-même.

Tout en parlant, il traversait le dallage de mosaïque, ouvrait une porte faisant presque face à celle de la loge, actionnait les allumeurs électriques, puis, s’effaçant :

— Entrez, sir… Sur la table, vous trouverez journaux et revues.

Resté seul, le détective promena autour de lui son regard.

Partout, dans le choix des styles, dans le rapprochement des couleurs, on sentait la main de la femme de goût. Un soupçon de sévérité décelait aussi le côté sérieux de l’esprit de la maîtresse du logis.

Car Mrs. Lodgers résidait presque constamment seule en son hôtel ; son mari, retenu par d’énormes intérêts miniers dans la région des Montagnes Rocheuses, n’y faisant que de très brèves et rares apparitions.

Du côté de la rue, aucune ouverture. Mais une large baie aux vitraux admirables donnait sur un petit jardin (luxe rare à New-York), occupant l’arrière de l’hôtel.

Le détective s’approcha de la baie, l’ouvrit, regarda au dehors.

La façade qu’il avait sous les yeux n’était point la régularité froide de la plupart des constructions américaines. Un architecte artiste l’avait conçue en réduction des castels Renaissance, qui font l’orgueil de la vallée de la Loire.

Une délicieuse tourelle octogonale la terminait, fantaisie sculptée qui donnait un charme souriant à tout l’ensemble.

Les stores, dentelle et soie, baissés aux fenêtres du premier étage, laissaient filtrer une lumière rosée, due évidemment à des globes colorés. L’Anglais se déclara sans hésiter que, là, était la chambre de Mrs. Lodgers.

Là aussi, certainement, la camériste Edith attendait le retour de sa maîtresse.

Il lui eût suffi de voir cette jeune fille, de la prier de lui montrer la sortie de bal. Cela eût évité à Mrs. Lodgers de presser son retour.

Il venait à peine de formuler sa réflexion qu’un ronronnement d’automobile arriva jusqu’à lui ; la grille s’ouvrit et se referma avec un claquement sec. Il y eut un murmure de voix, puis la porte du salon s’ouvrit et Mrs. Lodgers parut sur le seuil.

— Mille pardons du léger retard, fit-elle aimablement, mon auto n’était point arrivée et, vous le savez, l’usage ne permet pas à une femme riche de se montrer à pied dans la rue.

— Oh ! répliqua l’Anglais, j’occupais agréablement mon temps, et il ne me venait à l’esprit que des formules louangeuses pour le goût exquis que trahit l’agencement de ce salon, l’apparence de l’hôtel.

Elle rit gaiement.

— Oh ! on voit bien que vous êtes du Vieux Monde. Vous dites sans effort des choses gracieuses.

— Voudriez-vous critiquer les manières américaines ?…

— Au ciel ne plaise. Je constate seulement que, d’un côté de l’Atlantique, la galanterie fleurit plus que de l’autre, sans prétendre critiquer l’un ou l’autre rivage.

Mais s’interrompant :

— Vous le remarquez, nous perdons du temps, ce que les Américains n’aiment pas à faire. Si vous le voulez, vous allez m’accompagner dans mon parloir privé, je ferai apporter le manteau que vous souhaitez voir, et vous me direz, à moi, ce que vous avez découvert… Là-bas, il y avait trop de monde. Et puis, ces chères belles n’auraient point su garder le secret.

Et, précédant Dick dans le vestibule :

— Ah çà ! cette pauvre Edith s’est endormie en m’attendant, car sans cela elle m’aurait déjà jointe.

L’escalier de marbre à la rampe ouvragée, où une mosaïque merveilleuse, figurant une cérémonie antique, simulait un tapis-chemin, fut gravi lentement. La charmante femme répétait :

— Pauvre Edith. Je la fatigue trop. Jamais elle n’a dormi ainsi. Elle ne se pardonnera pas ce manquement à son service.

Et, riant gentiment :

— Elle aura bien tort. Car moi, je lui pardonne. Bien plus, je me fais des reproches. Je vais lui donner deux jours de congé. Elle les passera dans sa famille et se reposera.

Tous deux étaient parvenus au premier étage. Ils traversèrent plusieurs pièces, dont les portes garnies de ressorts se refermaient automatiquement après leur passage, et ils pénétrèrent enfin dans un ravissant boudoir-bibliothèque, que Dick jugea devoir se trouver en arrière de la chambre de la tourelle. Mais Mrs. Lodgers disait sa surprise, au fond de laquelle perçait une vague inquiétude.

— C’est inconcevable ! Jamais Edith n’a montré pareille négligence. Veuillez vous asseoir… Je vais voir.

Dick Fann obéit, marquant la parfaite discrétion du gentleman, en tournant le dos à l’entrée de la chambre à coucher. Mrs. Lodgers approuva d’un geste inconscient et ouvrit. Le détective l’entendit murmurer sur le ton de la stupeur :

— Personne ! Qu’est-ce que cela signifie ?

Puis il perçut le glissement léger de la jeune femme sur le tapis.

Évidemment elle cherchait. Selon toute apparence, un fait imprévu avait obligé Edith à quitter son poste… et la méticuleuse servante aurait dû laisser une note pour avertir sa maîtresse.

Soudain, Dick se redressa, comme mû par un ressort. Un cri étranglé venait de retentir dans la chambre où avait disparu Mrs. Lodgers, suivi d’un bruit sourd, comme celui de la chute d’un corps sur le plancher.

En deux bonds, le jeune homme se trouva dans la pièce éclairée, ainsi qu’il l’avait constaté d’en bas, par des ampoules électriques dont l’éclat était tamisé par des tulipes roses.

Mais ce ne furent ni le lit Louis XVI, aux amours et guirlandes sculptés, ni les bibelots précieux qui attirèrent ses regards.

Au fond de la salle, près de la porte d’un cabinet attenant, Mrs. Lodgers gisait sur le tapis, privée de connaissance.

Tout en allant vers elle, l’Anglais murmura :

— Elle a ouvert cette porte… Qu’a-t-elle vu pour être effrayée au point de s’évanouir ?

Effet réflexe de cette question, il tira son revolver de sa poche ad hoc, et, enjambant le corps de la jeune femme, il pénétra dans son cabinet.

L’émotion de Mrs. Lodgers lui fut aussitôt expliquée.

La fille de chambre Edith était étendue à terre au milieu d’une mare de sang. En même temps qu’il découvrait ainsi la victime d’un crime tout récent, le liquide sanguin non encore coagulé le démontrait, les regards du détective étaient attirés par divers autres objets : une armoire garde-robe, dont le panneau restait béant, la fenêtre ouverte, et, sur un coffre, un manteau identique à ceux qu’il avait examinés chez miss Marily et Mrs. Doles, manteau qui, de même que ces derniers, avait été amputé de son ourlet inférieur.

Le coupeur de manteaux s’était introduit là où il savait trouver le vêtement convoité. Un coup d’œil par la croisée convainquit Dick de la justesse de l’hypothèse. La baie, située entre la tourelle et le mur, mitoyen avec une habitation voisine, était assez rapprochée de ce mur pour qu’un homme pût l’atteindre aisément.

Le criminel avait dû trahir sa présence par quelque bruit. Edith, attendant sa maîtresse dans la pièce voisine, était accourue pour se rendre compte et elle avait rencontré la mort.

Non sans lutte, par exemple. Les vêtements en désordre, la contraction de ses traits racontaient avec une éloquence tragique le suprême combat de la malheureuse.

Entre les doigts crispés de la morte apparaissait un lambeau d’étoffe blanche. L’Anglais était un détective de race. Devant le crime, une seule préoccupation le dominait : arriver au criminel.

Il oublia Mrs. Lodgers évanouie ; il oublia le tableau atroce qu’il avait sous les yeux, pour ne plus voir que ces mains aux doigts désespérément contractés sur un lambeau d’étoffe.

Cette étoffe, il l’avait reconnue tout de suite. C’était cette mince soie blanche intercalée dans les quatre manteaux en provenance de Paris.

Il se pencha vers le cadavre, écarta avec une douceur pieuse, les doigts repliés, et s’empara du morceau d’étoffe.

C’était une bande d’environ vingt centimètres de long, appartenant, à n’en pas douter, à l’ourlet inférieur du manteau. Elle avait dû subir une traction violente, car la doublure et le liséré gris brouillard avaient cédé en même temps, formant à l’une des extrémités un bourrelet, auquel adhéraient encore des débris de passementerie.

— C’est bien cela, murmura le jeune homme… Que signifie cette poursuite acharnée, jusqu’au meurtre, d’une soie sans grande valeur ?

Les sourcils froncés, un pli barrant son front, il promenait autour de lui un regard perçant.

Dans la garde-robe ouverte, il discernait les supports, naguère affectés à la suspension du manteau ; ils n’avaient point été déplacés.

— Bon, grommela-t-il, l’homme est donc plus grand que moi. Il me serait impossible de prendre un vêtement là, sans décrocher le support… Et il est orné d’une barbe fauve, continua-t-il vivement en prenant délicatement sur le manteau un poil de barbe. Voilà une teinte pileuse, fit-il après un instant, qui est commune en Allemagne… Hermann, l’agent, est lui-même Allemand… Tiens ! tiens !…

Il considéra de nouveau le morceau de soie blanche qu’il tenait à la main, et, pensif :

— Les Allemands sont passés maîtres dans l’art de l’espionnage… un lé de soie est tout aussi commode qu’un papier pour tracer un document confidentiel… Et il se dissimule plus aisément. Il suffit d’une encre sympathique et d’un manteau.

Et vivement, il repassa dans la chambre à coucher. Avec une indifférence, dont Mrs. Lodgers, toujours évanouie, eût certes été scandalisée, si elle avait pu s’en rendre compte, il sauta par-dessus le corps de l’élégante et courut à la cheminée, dans laquelle brûlait un feu clair.

À la flamme, il exposa le morceau de soie.

L’étoffe demeura blanche. Aucun signe n’apparut à la surface.

Or, on sait que le propre des encres dites sympathiques est de devenir visibles lorsqu’elles sont exposées à la chaleur.

Et cependant, Fann parut enchanté de ce résultat négatif.

— Le hasard est pour moi… Le document cherché se trouve dans le quatrième manteau. Il faut donc que je me hâte pour en devenir le gardien.

Avec une prestesse merveilleuse, il jeta le morceau de soie dans le foyer, le regarda se consumer, puis, lorsque les cendres légères se furent fendillées, réduites en poussière, il se frotta vigoureusement les mains.

— Plus de trace. Personne ne saura cela que moi. Rien n’avertira le criminel. À présent, il s’agit de ramener cette charmante Mrs. Lodgers à la conscience des choses.

Sur la tablette d’une délicieuse « coiffeuse » de modern-style, des flacons d’odeur s’alignaient. Dick en choisit un, et, s’agenouillant auprès de la jeune femme toujours inerte, il lui aspergea délicatement le front, les paupières et les mains.

Au bout de quelques minutes, la malade fut secouée par un frisson, une aspiration profonde souleva sa poitrine, ses yeux s’ouvrirent.

Sur ses traits passa une expression stupéfaite. Évidemment, le souvenir n’était pas encore ranimé en elle, et elle ne concevait pas comment il pouvait se faire qu’elle fût étendue sur le tapis, et que le détective fût agenouillé auprès d’elle, un flacon d’essence parfumée à la main.

— Madame, fit ce dernier d’une voix légère comme un souffle, veuillez vous rappeler… Edith ! le manteau !

Elle eut un cri étouffé. Ces seuls mots avaient ramené à sa mémoire l’horrible tableau devant lequel elle avait perdu le sentiment.

— Oh ! il faut appeler… au secours… la police, balbutia-t-elle en se soulevant avec effort.

Mais, tout en l’aidant à se relever, Dick murmura :

— Tout à l’heure, je vous en prie. Il faut que je vous parle d’abord.

— Que vous me parliez ?

Avant de répondre, il la fit asseoir dans un fauteuil auprès de la cheminée, où les flammes continuaient à pétiller gaiement. Et comme elle répétait d’une voix anxieuse :

— Vous voulez me parler…

— Et vous demander d’écrire une lettre.

— Une lettre ?

Les grands yeux de l’élégante lady s’ouvrirent démesurément.

— Mais pendant ce temps, ma pauvre Edith !… ne peut-on rien pour elle ?

L’Anglais secoua la tête :

— Elle serait donc morte ?… reprit Mrs. Lodgers avec épouvante.

— Hélas !… Elle l’était avant notre arrivée… Rien ne s’oppose donc à ce que vous accueilliez ma requête, car le premier devoir est de trouver son assassin.

Les regards de la jeune femme dirent l’interrogation ardente.

— L’auriez-vous découvert ?

— Non, madame. Mais je sais où je le prendrai.

— Vous ?

— Où je le prendrai, répéta le détective, si vous consentez à m’aider en écrivant la lettre que je sollicite de votre bienveillance.

Arrêtant l’exclamation prête à jaillir des lèvres de son interlocutrice, il acheva :

— Refuserez-vous ?

Elle s’indigna :

— Refuser, quand il s’agit de venger cette malheureuse fille ! Je lui étais attachée. Je ne suis pas de ces gens qui n’ont aucune affection pour leurs serviteurs.

Elle se dressa sur ses pieds.

— Venez dans mon private parloir… J’écrirai ce que vous voudrez.

Pour toute réponse, le jeune homme ouvrit la porte de la pièce désignée, où il avait pénétré d’abord en compagnie de Mrs. Lodgers.

Comme si l’idée du devoir avait remis en place les nerfs de la jolie femme, celle-ci alla vers un secrétaire, bijou sorti naguère des ateliers de Boulle, et prenant une plume, attirant un papier à son chiffre devant elle :

— Vous plaît-il de dicter ?

— Merci de me le permettre, madame. Les instants sont précieux. Je dicte donc, sans vous exprimer plus longuement ma gratitude.

Et lentement, il prononça ces paroles, que la jeune femme transcrivit au fur et à mesure sur son papier :

« Chère amie,

« Un désastre. Ma femme de chambre Edith, assassinée chez moi, en défendant mon manteau gris. Il y a une fatalité sur ces manteaux… Et le fou qui nous persécute court toujours.

« Auprès de ce malheur, l’ennui dont je vous viens entretenir est peu de chose. Cependant, dans l’état nerveux où cette scène de carnage m’a mise, il prend pour moi une importance extrême, et je m’adresse à votre amitié pour me tirer d’embarras.

« J’ai songé, dès ce matin, à remplacer Edith. Le service de ma maison l’exige impérieusement. Eh bien, ici, nouvel ennui. Aucune fille ne consent à accepter l’emploi. Elles ont peur d’entrer dans une maison où la mort violente vient de frapper.

« Or, on n’improvise pas une première femme de chambre. Mes sous-ordres sont parfaites quand elles sont conduites par une personne expérimentée, mais livrées à elles-mêmes, leur service sera détestable. Jamais pourtant, je n’ai eu besoin plus pressant d’un bon service ».

Mrs. Lodgers avait levé les yeux, semblant quêter une explication.

— Tout à l’heure, prononça Dick, et il se reprit à dicter :

« Alors, je vous prie de vous prêter, pour quelques jours, à la combinaison suivante :

« Parmi les filles de chambre que j’ai vues ce matin, il en est une dont les références sont de tout point excellentes. C’est elle qui vous remettra cette lettre. Mathiesel Lutton a servi dans plusieurs maisons de la Cinquième Avenue et de Madison square, et toutes lui ont délivré les plus élogieux certificats.

« Mais à aucun prix, elle n’entrerait chez moi, alors, dit-elle, que le sang n’a pas encore séché.

« Voulez-vous me rendre l’inappréciable service de la garder huit à dix jours auprès de vous, et de me prêter, durant ce laps, votre Mérédith, si alerte et si au courant ? Mérédith a presque le même nom que la malheureuse victime du fou. Elle a un excellent caractère, vous me l’avez dit cent fois. Sa présence m’aidera à passer ce moment pénible.

« Aussitôt que possible, nous referons l’échange inverse, et je serai, ma chère et belle amie, votre obligée de cœur.

« Helena Lodgers. »
« P.-S. — Envoyez-moi Mérédith de suite. La police, les juges, les bévues des servantes maladroites, me rendent positivement folle. »

La jeune femme avait écrit docilement.

Lorsqu’il l’avait aperçue dans le petit salon de Mrs. Doles, Dick Fann l’avait bien jugée. Intelligente et énergique, elle obéissait au détective qu’elle comprenait être sur la piste du criminel. Et quand il ajouta :

— Veuillez dater de demain… Je consulterai l’indicateur. La missive ne sera remise à sa destinataire que dans l’après-midi. Assez tôt pourtant pour que Mérédith puisse vous être expédiée par le chemin de fer, le soir même.

— Alors, l’adresse ?

— À Mrs. veuve Tolham, Stone-Hill-Castle.

— La voici.

De son écriture décidée, la jeune femme traça la suscription, puis tendant à Dick Fann feuille et enveloppe :

— Vous me répondez de cette Mathiesel que vous me faites placer chez mon amie ?

Il se prit à rire.

— Oh ! complètement. Comme de moi-même.

— J’insiste néanmoins. Vous concevez que je serais désolée d’attirer le moindre ennui à une amie d’un caractère peut-être original, mais d’un cœur admirable.

— Je le conçois. Et je vous répète : je réponds de Mathiesel comme de moi-même. Seulement, vous le comprendrez de votre côté : pour prendre le misérable qui a si terriblement opéré ce soir chez vous, il faut que j’aie dans la place une personne dont je sois sûr.

Elle frissonna :

— Vous pensez donc que ce… que cet individu pénétrera chez Mrs. Tolham ?

— J’en suis certain. Je vous sais capable de garder un secret. Et pour vous démontrer que j’ai entière confiance en votre discrétion, j’ajouterai que l’assassin ira chez Mrs. Tolham, parce que ce qu’il cherche est inscrit sur la soie blanche du quatrième manteau.

Elle le considéra avec surprise.

— Comment le savez-vous ?

— Un simple raisonnement vous convaincra. S’il avait trouvé dans les manteaux de miss Marily ou de Mrs. Doles, il n’eût pas risqué son expédition chez vous, et votre femme de chambre vivrait encore.

— Je l’admets… Mais rien ne prouve que cette fois il n’ait pas réussi.

— Si, un morceau d’étoffe que la victime tenait encore dans ses mains glacées.

— Un morceau d’étoffe…

— Que j’ai brûlé après examen, car seuls, vous et moi, devons connaître ce détail.

— Edith a donc lutté, d’après vous ?

— Oui, comme une brave fille qu’elle était… Vous aviez raison de lui être attachée. L’homme a pénétré dans le cabinet par la fenêtre. On peut l’atteindre facilement, en s’aidant du mur mitoyen. Il a ouvert la garde-robe, décroché le manteau et coupé l’ourlet. À ce moment, il a heurté un meuble ou laissé tomber ses ciseaux, enfin produit un bruit quelconque. Edith, qui lisait au coin du feu, est accourue au bruit. Elle a cherché à reprendre au drôle le lé d’étoffe.

Il fit une pause, puis ajouta d’un accent dont Mrs. Lodgers frissonna jusqu’au fond de l’être :

— Et, à l’expression de terreur et d’étonnement dont les traits immobiles de la morte sont restés empreints, je jurerais qu’elle a reconnu son meurtrier…

— Reconnu, ce serait donc quelqu’un… ?

— De votre entourage. Voilà pourquoi le silence est indispensable. Il ne faut pas qu’un mot dévoile à ce personnage que l’on est sur sa trace. Lui laisser la confiance, la certitude que rien ne l’accuse, c’est assurer notre victoire.

— Mais si ce n’est pas un fou, qui est-ce donc ?

— Pour tout le monde, ce doit être un fou. Vous et moi seuls saurons que c’est un espion.

— Un espion ! redit-elle avec dégoût.

— Un espion, oui, à la barbe fauve. Un Allemand probablement.

Il ne continua pas. Mrs. Lodgers s’était dressée toute droite, les bras jetés en avant, une épouvante sur les traits de son charmant visage.

— La barbe fauve !… Allemand !…

Mais Dick Fann lui prit doucement les mains, et, d’une voix enveloppante :

— Je vois que vous le reconnaissez aussi… que c’est un homme de votre monde. Eh bien ! laissez-moi vous prier de n’ajouter pas un mot. Pour un personnage, il faut des preuves éclatantes. Lui seul peut nous les donner en se trahissant… oubliez mes paroles jusqu’à ce moment… Oubliez tout, même si vous le revoyez.

Une seconde, Mrs. Lodgers ferma les yeux. Le frémissement de ses lèvres décelait son angoisse. Puis ses paupières se relevèrent, et, plantant son regard dans celui du détective :

— Vous avez raison. Personne ne croirait… Moi-même je n’ose croire… Je vous promets d’agir ainsi que vous le désirez.

Dick salua respectueusement. Après quoi, il alla vers la sonnerie électrique et la fit résonner frénétiquement.

— Que faites-vous ?

— J’appelle au secours… Passez dans le salon. Jetez-vous dans un fauteuil, le flacon d’essence débouché auprès de vous…

— Pourquoi ?

— Pour expliquer que nous n’ayions pas sonné plus tôt. Le suisse sait que nous sommes montés depuis un quart d’heure.

— C’est juste. Vous pensez à tout.

Quand le suisse, deux domestiques déjà rentrés à l’hôtel pénétrèrent dans la chambre de la lady, ils trouvèrent la jeune femme semblant sortir à peine d’un évanouissement, et le détective très actionné à frapper dans les mains de la patiente.

Quelques minutes après, des roundsmen (agents), appelés par les serviteurs affolés, faisaient à leur tour irruption dans l’hôtel, et Dick, arguant de ce que désormais les habitants en étaient sous la protection de la force publique, s’esquivait, emportant dans sa poche la lettre accréditant la fille de chambre Mathiesel auprès de Mrs. Tolham, de Stone-Hill.

Sans perdre de temps, il se rendit aux bureaux de Mulberry street.

M. Greggson avait regagné son domicile.

Dick Fann lui téléphona aussitôt la nouvelle du crime commis dans la demeure de Mrs. Lodgers, mais, bien entendu, sans lui parler des déductions que lui-même en avait tirées.

L’affaire, ramenée à ses proportions apparentes, apparaissait des plus simples.

Aussi, Greggson se rendit-il aisément au conseil téléphoné de rester tranquillement dans son home, et autorisa-t-il son allié volontaire à adresser un communiqué aux journaux.

En suite de quoi, Dick prit place au bureau du policier américain, et rédigea la note suivante :

« Le coupeur de manteaux vient, pour la troisième fois, de signaler son existence. De ce coup, le sang a coulé.

« Miss Edith, première fille de chambre de Mrs. Lodgers, de la Fifth avenue (Cinquième Avenue), a trouvé la mort en défendant la propriété de ses maîtres.

« Plus que jamais, on estime à Mulberry street, que l’on se trouve en présence d’un monomane.

« La disproportion, qui existe entre le désir de déchiqueter un vêtement et l’assassinat d’une personne qui s’oppose à son accomplissement, ne saurait laisser le moindre doute à cet égard.

« Le coupable ne tardera certainement pas à tomber entre les mains de la police. Un insensé, en effet, a l’incohérence comme règle de conduite. Il ne peut donc manquer de se trahir, de se livrer aux yeux vigilants qui veillent à la sécurité de la population ».

Il relut ces lignes avec attention, pesant chaque mot. Enfin, il murmura :

— Rien ne peut, dans tout cela, inquiéter le criminel. Il faut qu’il soit tranquille, qu’il vienne là-bas, à Stone-Hill. Il le faut…

Et, avec un sourire :

— Mrs. Lodgers allait me le nommer. J’ai eu un mouvement de coquetterie, je l’ai arrêtée… Je veux le découvrir moi-même… C’est ce brave Hermann qui me le désignera demain matin. Il s’agit donc d’être en temps utile au guet. Pour ce, allons dormir.

Puis, pensif :

— Je donnerai mes instructions à M. Defrance. Il est méconnaissable maintenant. Il pourra donc, sans danger, suivre miss Fleuriane par chemin de fer et m’avertir de tout incident fâcheux…

Il serra les poings.

— Pourvu que ce misérable Larmette ne profite pas de l’absence qu’il m’a si bien imposée !

Il s’interrompit, sonna.

Au secrétaire qui se présenta aussitôt, il remit la note préparée pour la presse, ordonna d’en faire immédiatement un certain nombre de copies et de les distribuer, dans la nuit même, aux quotidiens, afin qu’elle parût dans les éditions du matin.

Et pourtant, au point du jour, quand le policier américain, rendu matinal par l’espérance de renseignements complétant son entretien téléphonique de la soirée, arriva à Mulberry street, son cabinet était vide.

En son bureau, une feuille de papier trahissait seule le passage de Dick Fann.

Elle portait ces lignes :

« Je commence enquête dans tous les milieux s’occupant spécialement de la folie. Vous ne me verrez probablement pas de plusieurs jours. Veuillez cependant, chaque après-midi, communiquer aux journaux l’une des notes ci-dessous. Il y en a dix. Cela m’assure donc dix jours de liberté. »

Suivait le texte de dix notes rendant compte d’une enquête policière de fantaisie, chacune contenant une ou plusieurs fois le nom de Dick Fann, le célèbre détective anglais.

Qu’était devenu le personnage lui-même ? Nul ne put l’apprendre à M. Greggson, absolument affolé par ce nouveau mystère.

Personne n’avait vu sortir le détective. La porte, à l’arrivée de l’Américain, était d’ailleurs fermée au double tour, il s’en souvenait.

La croisée, il est vrai, était entr’ouverte.

Mais elle se trouvait au troisième étage, à plus de quinze mètres du trottoir. Au dehors, le long de la muraille nue, courait une corniche large d’un pied à peine. Greggson ne soupçonna pas une seconde que, pour dépister tout espionnage, Dick, vers deux heures du matin, s’était engagé sur ce chemin périlleux ; qu’ainsi, risquant d’être précipité à chaque pas, se collant à la muraille unie qui ne lui offrait aucune prise, aucun point d’appui, il avait cheminé durant plus de vingt mètres, atteignant enfin une échelle de couvreur, escaladant la toiture d’une maison voisine, et qu’après un voyage périlleux sur les toits, il était redescendu par la lucarne d’une mansarde inoccupée dans un immeuble s’ouvrant sur une rue voisine.

Sans doute, le détective, pour risquer pareille aventure, avait un intérêt bien puissant à faire perdre sa trace.

Quoi qu’il en soit, Greggson demeura absorbé, ne comprenant rien à l’aventure. Tout le jour, il se creusa la cervelle à l’effet de s’expliquer « la volatilisation » de Dick. Ni lui, ni personne, ne revit l’Anglais.

Quand, vers le soir, Hermann reprit son service, l’agent parut radieux à son supérieur. Il y avait de quoi. Épouvanté par le récit que lui avait fait sa concierge de la venue d’un inspecteur de Mulberry street enquêtant sur son compte, l’agent, soupçonné avec une rare clairvoyance par Dick Fann, avait, de grand matin, fait porter par son épouse au poste de télégraphe le plus voisin, un télégramme ainsi conçu :

« Dakson Loomans, 171, Hicks-street-Brooklyn.
« Office 3 — Entretien urgent — Hermann ».

À onze heures, il s’était rendu au Park Central, s’était rencontré sur le terrain du Ball Ground avec un gentleman de solide carrure, à la soyeuse barbe fauve, l’avait mis au courant de ce qui avait causé ses inquiétudes, puis était rentré chez lui, rassuré, convaincu, avec sa vieille expérience de policier, qu’aucun espion ne l’avait suivi.

Évidemment, il ne pouvait considérer comme espion une grande jeune femme vêtue de noir, assise sur l’un des bancs en bordure du Ball Ground.

Cependant cette jeune femme, probablement, par hasard, se leva quand les deux causeurs se furent séparés. Elle sortit du parc, parcourut plusieurs rues qui l’amenèrent dans Broadway, presque en face de l’immeuble portant le numéro 33, où se tient le consulat d’Autriche-Hongrie.

L’homme à la barbe fauve y arrivait en même temps.

Lui, entra dans les bureaux du consulat ; elle, continua son chemin. À cent pas de là, elle héla un cab et se fit conduire à la Great Central Station. À la consigne, elle retira une malle de cuir attestant un long usage, la fit enregistrer pour New-Haven, puis, gardant à la main un sac de cuir, s’engagea sur les quais, où plusieurs trains se trouvaient en formation.

Qu’était cette femme ? L’indiscret qui eût jeté les yeux sur l’étiquette gommée, collée sur la malle, eût pu lire :

Mathiesel Lutton,
Pour New-Haven. Stone-Hill-Castle.

C’était la femme de chambre envoyée à Mrs. veuve Tolham.