Le Rat (Gautier)

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La Peau de tigre (recueil, partiellement original)Michel Lévy frères (p. 327-348).



LE RAT




« Qu’est-ce que le rat ? » va demander tout d’abord le lecteur qui n’a pas l’habitude de l’argot parisien. « Voilà la question, » comme dit Hamlet, prince de Danemark.

Est-ce le rat de l’histoire naturelle, si bien décrit par Buffon ? Est-ce le rat de cave, le rat d’égout, le rat d’église ? Encore moins. Le rat, malgré son nom mâle, est un être d’un genre éminemment féminin : il ne va ni dans les caves ni dans les greniers ; on le rencontre rarement dans les égouts, et plus rarement encore dans les églises. On ne le trouve que vers la rue Le Peletier, à l’Académie royale de musique, ou vers la rue Richer, à la classe de danse ; il n’existe que là ; vous chercheriez vainement un rat sur toute la surface du globe. Paris possède trois choses que toutes les capitales lui envient : le gamin, la grisette et le rat. Le rat est un gamin de théâtre qui a tous les défauts du gamin des rues, moins les bonnes qualités, et qui, comme lui, est né de la révolution de juillet.

On appelle ainsi à l’Opéra les petites filles qui se destinent à être danseuses, et qui figurent dans les espaliers, les lointains, les vols, les apothéoses et autres situations où leur petitesse peut s’expliquer par la perspective. L’âge du rat varie de huit à quatorze ou quinze ans ; un rat de seize ans est un très-vieux rat, un rat huppé, un rat blanc ; c’est la plus haute vieillesse où il puisse arriver ; à cet âge, ses études sont à peu près terminées, il débute et danse un pas seul, son nom a été sur l’affiche en toutes lettres ; il passe tigre, et devient premier, second, troisième sujet, ou coryphée, selon ses mérites ou ses protections.

D’où vient ce nom bizarre, saugrenu, presque injurieux, et qui, en apparence, a si peu de rapport avec l’objet qu’il désigne ? Les étymologistes sont fort embarrassés : les uns le font descendre du sanscrit, d’autres du cophte, ceux-là du syriaque, ceux-là du mandchou ou du haut allemand, selon les langues qu’ils ne savent pas.

Nous pensons que le rat a été appelé ainsi, d’abord à cause de sa petitesse, ensuite à cause de ses instincts rongeurs et destructifs. Approchez du rat, vous le verrez brocher des babines, et faire aller son petit museau comme un écureuil qui déguste une amande ; vous ne passerez pas à côté de lui sans entendre d’imperceptibles craquements de pralines croquées, de noisettes, ou même de croûtes de pain broyées par de petites dents aiguës, qui font comme un bruit de souris dans un mur. Comme son homonyme, il aime à pratiquer des trous dans les toiles, à élargir les déchirures des décorations, sous prétexte de regarder la scène ou la salle, mais au fond pour le plaisir de faire du dégât ; il va, vient, trottine, descend les escaliers, grimpe sur les praticables, et principalement sur les impraticables, parcourt et débrouille l’écheveau inextricable des corridors, du troisième dessous jusqu’aux frises, où l’appellent fréquemment les paradis et les gloires ; lui seul peut se reconnaître dans les détours ténébreux et souterrains de cette immense ruche dont chaque alvéole est une loge, et dont le public soupçonne à peine la complication.

Le rat n’est à son aise qu’à l’Académie royale de musique ; c’est là son vrai milieu. Il s’y meut avec la facilité d’un poisson de la Chine dans son globe de cristal ; il ploie ses coudes contre son corps comme des ailes ou des nageoires, et file en frétillant à travers les groupes les plus serrés. Les trappes s’ouvrent, le plancher manque sous les pieds, la cime d’une forêt verdoie subitement à fleur de terre ; les lampistes courent çà et là, portant de longues brochettes de quinquets ; un plafond de palais descend des frises, les hommes d’équipage (on appelle ainsi les machinistes) emportent sur leur dos un portail gothique aux ogives menaçantes : le rat ne se dérange pas de son chemin, il se joue de tous ces obstacles. N’ayez pas peur, il ne lui arrivera rien ; l’Opéra est plein de sollicitude pour lui, ses angles rentrants s’adaptent merveilleusement aux angles sortants des coulisses : le théâtre est sa carapace, il y vit (laideur à part) comme Quasimodo dans Notre-Dame.

La mère du rat est une figurante émérite ou une portière ; mais le cas est plus rare : les filles de portières s’adonnent principalement à la tragédie, au chant, et autres occupations héroïques ; elles préfèrent être princesses. Quant au père, il est toujours extrêmement vague, et ne peut guère se démontrer que par le calcul des probabilités. C’est peut-être un marquis ; c’est peut-être un pompier.

Quelle singulière destinée que celle de ces pauvres petites filles, frêles créatures offertes en sacrifice au Minotaure parisien, ce monstre bien autrement redoutable que le Minotaure antique, et qui dévore chaque année les vierges par centaines sans que jamais aucun Thésée vienne à leur secours !

Le monde n’existe pas pour elles. Parlez-leur des choses les plus simples, elles les ignorent ; elle ne connaissent que le théâtre et la classe de danse ; le spectacle de la nature leur est fermé : elles savent à peine s’il y a un soleil, et ne l’aperçoivent que bien rarement. Elles passent leur matinée aux répétitions dans une pénombre crépusculaire, aux lueurs rouges de quelques quinquets fumeux, ne comprenant qu’il fait jour que par les filets déconcertés de lumière qui se glissent à travers les treillages du comble et les portes des loges. Quand elles s’en vont à deux ou trois heures de l’après-midi, les rues leur semblent nager dans cette lueur bleue du matin, dans ce reflet de grotte d’azur, dont le contraste est si frappant après les nuits jaunes du bal et de l’orgie ; elles ne distingueraient pas un chêne d’une betterave ; elles ne voient que des arbres peints, les malheureuses ! Elles sont entourées d’une fausse nature : soleil d’huile, étoiles de gaz, ciel de bleu de Prusse, forêts de carton découpé, palais de toile à torchon, torrents que l’on fait tourner avec une manivelle ; elles vivent dans des limbes obscures, dans un monde de convention, où l’on voit toujours l’homme et jamais Dieu.

Le peu de notions qu’elles peuvent avoir se rapportent toutes aux opéras et aux ballets du répertoire. « Ah ! oui, c’est comme dans la Juive ou la Révolte au Sérail, » est une réponse qu’elles font souvent : c’est par là qu’elles ont appris qu’il y avait des Italiens, des Turcs, des Espagnols, et que Paris, Londres et Vienne n’étaient pas les seules villes du monde. L’érudition n’est pas leur fort ; c’est tout au plus si elles savent lire, et leur écriture est quelque chose de parfaitement hiéroglyphique, que Champollion ne déchiffrerait pas ; elles feraient mieux d’écrire avec leurs pieds : ils sont plus exercés et plus adroits que leurs mains ! Quant à l’orthographe, il est inutile d’en parler ; la Boîte aux lettres de Gavarni vous en a donné de nombreux échantillons. Du reste, le papier est satiné, gaufré, moiré, doré, enluminé, et répare la pauvreté du style par sa magnificence ; tout cela est scellé de cire superfine, parfumée, rouge, verte, blanche, sablée de poudre d’or, à moins cependant que ce ne soit avec de la mie de pain mâchée, ou un pain à cacheter emprunté à l’épicier, ce qui arrive fréquemment.

Les autres femmes de théâtre n’abordent la scène qu’à seize ou dix-huit ans ; jusque-là, elles ont été à la campagne ; elles sont sorties en plein jour ; elles ont vu des hommes et des femmes, des marchands et des bourgeois ; elles ont une idée de la machine sociale, et comprennent les rapports des classes entre elles. Le rat a été pris de si bonne heure dans cette immense souricière du théâtre, qu’il n’a pas eu le temps de soupçonner la vie humaine. À l’âge où les roses de mai s’épanouissent tout naturellement sur les joues des enfants, la pauvre petite victime a déjà pâli sous le fard ; ses membres ont déjà été brisés par les tortures de la salle de danse ; les grâces naïves de la jeunesse sont remplacées chez elle par les grâces laborieuses de la chorégraphie. Sa mère lui donne des leçons d’œillades et de jeu de prunelles, comme on apprend aux enfants ordinaires la géographie et le catéchisme. Sur cette pauvre créature étiolée, aux bras amaigris, à l’œil plombé de fatigue, repose l’espoir de la famille, et quel espoir, grand Dieu !

Par une alliance étrange, le rat réunit des contrastes inexplicables en apparence : il est corrompu comme un vieux diplomate et naïf comme un sauvage. À douze ou treize ans, il ferait rougir un capitaine de dragons, et en remontrerait aux plus éhontées courtisanes ; et les anges riraient dans le ciel de leur sourire trempé de larmes en entendant les adorables simplicités qui lui échappent : il connaît la débauche et non l’amour, le vice et non la vie.

Nous allons tracer, pour l’édification du public, qui ne s’imagine pas à quel horrible travail on se soumet pour lui plaire, l’historique de la journée d’un rat. Celle d’un cheval de fiacre ou d’un galérien est une partie de plaisir en comparaison.

À huit heures au plus tard, le rat saute à bas de son lit, passe un peignoir de chambre, se coiffe, fait sa toilette, garnit ses chaussons de danse, et mange à la hâte un maigre déjeuner, dont le café au lait suspect, l’âpre radis et le beurre de Bretagne font habituellement les frais ; car la cuisine du rat est éminemment succincte, ses appointements ne dépassant guère sept à huit cents francs par an. Ce déjeuner terminé, le rat, flanqué de sa mère véritable ou de louage, horrible vieille avec un chapeau d’âne savant, un tartan lamentable, un faux tour éploré, un cabas bourré de toute sorte d’ingrédients, se met en route pour la répétition ou la classe de danse, selon que les heures ont été disposées. Pour sortir, la Terpsychore en herbe s’est habillée de ville, tantôt en simple robe d’indienne, et même en jupons, quand sa mère a vendu sa défroque pour en boire le montant avec quelque machiniste ou quelque garde municipal. Arrivée à la classe, l’enfant se déshabille des pieds à la tête, et revêt le costume de danse, qui est assez gracieux. Il consiste en une jupe courte de mousseline blanche ou de satin noir, un corset de basin, des bas de soie blancs, et un petit caleçon de percale qui descend jusqu’au genou et remplace le maillot, qui ne se met qu’au théâtre. Le soulier de satin blanc ou chair s’appelle chausson en termes techniques, et mérite une description particulière. La semelle, très-évidée dans le milieu, ne va pas jusqu’au bout du pied ; elle se termine carrément, et laisse déborder l’étoffe de deux doigts environ. Cette coupe permet d’exécuter les pointes en offrant un espèce de point d’appui articulé ; mais, comme tout le poids du corps porte sur cette partie du chausson, qui se romprait inévitablement, la danseuse a soin d’y passer des fils, et de la garnir à peu près comme les ravaudeuses font aux talons des bas que l’on veut faire durer longtemps ; le dedans est soutenu d’une forte toile, et le bout extrême d’une languette de cuir ou de carton plus ou moins épaisse, selon la légèreté du sujet. Le reste du chausson est chevronné extérieurement d’un lacis de rubans cousus à cheval ; il y a aussi des piqûres au quartier, maintenu en outre par un petit bout de faveur de la couleur du bas, à la manière andalouse. Ce chausson, fourni par le théâtre, doit servir six fois s’il est blanc, dix fois s’il est chair, et la danseuse écrit sur un carnet les noms des représentations où il a servi. Maintenant que le rat est sous les armes, décrivons le lieu de ses exercices. C’est une grande salle voûtée, badigeonnée avec de la peinture au lait, et lambrissée d’un ton chocolat assez horrible. Un plancher en pente, comme celui d’un théâtre, descend du fond de la salle vers le fauteuil du maître, dont le dos est tourné à une glace passablement terne ; un grand poêle de faïence qu’il n’est pas besoin de chauffer beaucoup, tant le travail des sylphides est violent et provoque à la sueur, occupe un angle de la pièce ; adroite et à gauche, d’étroites petites portes mènent aux vestiaires ; un méchant paravent bleu à fleurs blanches, posé à angles aigus devant la porte d’entrée, empêche le perfide vent coulis de pénétrer et de caresser trop aigrement les épaules nues des élèves ; deux fenêtres éclairent cette vaste pièce d’un aspect sévère et triste, qu’on prendrait plutôt pour une salle d’attente de présidial ou de couvent que pour l’école des ris et des jeux. Le long des murs sont plantés des crampons de fer et des traverses de bois, dont il serait difficile à un bourgeois naïf de deviner la destination, et qui ont de vagues ressemblances avec les instruments de torture et les chevalets d’estrapade du moyen âge ; n’était la bonne et honnête figure du professeur, tranquillement assis, sa pochette à la main, l’on ne serait pas trop rassuré.

La leçon va commencer. Le rat, muni d’un petit arrosoir de fer-blanc peint en vert, fait tomber une pluie fine et grésillante sur la place qu’il doit occuper, pour abattre la poussière et dépolir le parquet. C’est une politesse de bon goût que d’arroser le carré d’une amie ou d’une rivale : cette attention se reconnaît par un salut dans toutes les règles. Les mères, flanquées de leur inséparable cabas, sont reléguées sur une étroite banquette de velours d’Utrecht placée du côté de la glace. Au signal de la pochette, le rat enlève et jette à sa dueña le mouchoir ou le fichu qui lui couvre les épaules.

Le maître fait exécuter des assemblés, des jetés, des ronds de jambe, des glissades, des changements de pied, des taquetés, des pirouettes, des ballons, des pointes, des petits battements, des développés, des grands fouettés, des élévations, et autres exercices gradués selon la force des élèves : toutes font le pas ensemble, et viennent ensuite le refaire devant le professeur, trônant gravement entre deux chaises, dont l’une supporte son mouchoir et ses gants, et l’autre sa tabatière ; dans les intervalles, elles vont se pendre aux crampons pour exécuter des plies, et s’exercent à faire des arabesques en jetant leur jambe sur ces traverses de bois dont nous avons parlé tout à l’heure. Elles restent ainsi le pied à la hauteur de l’épaule dans une position impossible qui tient le milieu entre la roue et l’écartèlement. Autrefois, on jugeait les régicides suffisamment punis en exagérant un peu cette position. Ces travaux ont pour but d’assouplir les jointures, d’allonger les muscles, et de donner du jeu aux jambes. La danse commence par la gymnastique, et la sylphide future doit mettre ses pieds dans les bottes. Une heure de cet exercice équivaut à six lieues avec des bottes fortes dans les terres labourées, par un temps de pluie.

Tout cela se fait en silence, courageusement, avec un sérieux parfait. Les élèves, qui ont besoin de tout le souffle de leurs poumons, ne l’usent pas à de vaines paroles ; on n’entend que la voix du maître qui adresse des observations aux délinquantes. « Allons donc ! les genoux arrondis, les pointes en dehors, de la souplesse ! Doucement, en mesure, ne sabrez pas ce passage ! — Aglaé, un petit sourire, montre un peu tes dents, tu les as belles. — Et toi, là-bas, tiens ton petit doigt recoquillé quand tu allonges la main, c’est marquis, c’est gracieux, c’est régence ; des mouvements ronds, mademoiselle, jamais d’angles ! l’angle nous perd. — Eh bien, Emilie, qu’est-ce c’est que cela ? nous sommes roide, nous avons l’air d’un compas forcé ; tu n’as pas travaillé hier, paresseuse : diable ! diable ! cela te recule d’une semaine. » Le maître, comme on peut le voir par ces lambeaux de phrases, tutoie toutes ses élèves, grandes et petites : c’est l’usage.

La danseuse est comme Apelles ; elle doit dire : Nulla dies sine linea. Si elle reste un jour sans travailler, le lendemain, ses jambes sont prises, les articulations ne jouent pas si facilement ; il lui faut une leçon double pour se remettre : depuis l’âge de sept ou huit ans, elle fait tous les jours les mêmes exercices. Pour danser passablement, il faut dix ans d’un travail non interrompu.

La leçon finie, le rat va s’asseoir sur la banquette, s’enveloppe soigneusement pour ne pas prendre froid, et, avant de rentrer dans le vestiaire, laisse errer un regard sur ses compagnes qui dansent encore, ou sur le petit jardin que l’on aperçoit de la fenêtre. Ce sont des pots d’aloès et de plantes grasses posés sur un rebord de pierre, des géraniums écarlate et des lianes grimpantes, pourprées et safranées. Ce coin de verdure égaye un peu la vue. Hélas ! ces fleurs sont peintes, c’est un morceau de décoration que l’on a cloué sur le mur pour simuler un jardin : ce petit jardin, si frais et si riant à travers la vitre enfumée, est une coulisse d’opéra, une impitoyable ironie !

Haletante, trempée de sueur, les pieds endoloris, la danseuse rentre dans le vestiaire, se dépouille de son costume, change de linge et se rhabille. On a dit que la vie de la femme pouvait se résumer en trois mots : elle s’habille, babille et se déshabille. Cela est vrai, surtout de la fille d’Opéra.

Maintenant, c’est l’heure de la répétition ; il faut encore mettre bas la robe de ville pour endosser la tunique de la danseuse. La répétition dure jusqu’à trois ou quatre heures. On ne peut retourner à la maison, en bas de soie et en cotte hardie : on reprend la robe de mousseline de laine, les souliers hanneton, les socques et le mantelet noir. Arrivée chez elle, la pauvre créature, pour reposer un peu ses membres brisés de fatigue, s’enveloppe de son peignoir le plus ample, chausse ses pantoufles les moins étroites, se plonge dans une causeuse, et, pendant que sa mère ou sa bonne cuisine son frugal repas, elle repasse son rôle et tâche de se bien loger dans la tête les indications du maître de ballet et du metteur en scène ; puis elle dîne, non pas suivant son appétit, car elle doit danser le soir, et, si elle ne se ménageait pas, elle serait lourde, aurait des points de côté et perdrait son vent.

Il est six heures : c’est le moment de se rendre au théâtre ; nouvelle, toilette, avec augmentation d’une grande pelisse pour revenir le soir.

Au théâtre, les rats sont divisés par tas. On nomme tas une petite escouade de danseuses ou de figurantes, quatre ou six qui n’ont qu’une loge pour elles toutes, avec une habilleuse commune. Pour avoir une loge à soi, il faut être sujet, il faut avoir débuté et dansé un pas.

C’est alors que le rat s’habille et se déshabille avec plus de vélocité que jamais : dans la même soirée, il est souvent bohémienne, paysanne, bayadère, nymphe des eaux, sylphide, costumes qui exigent un changement complet de chaussure, de coiffure et de maillot ; le tout sans préjudice des évolutions très-fatigantes de la chorégraphie moderne, aussi compliquée et plus rigoureuse que la stratégie prussienne.

S’il fait partie de quelque vol périlleux, celui de la Sylphide, par exemple, le rat perçoit une gratification de dix francs. Les plus légères et les plus jeunes sont choisies ordinairement ; cependant il n’est pas rare qu’elles refusent, et que la peur de rester en l’air et de se casser les reins ne l’emporte sur l’envie de toucher la gratification. Aussi un rat de la plus petite espèce, et si diminutif qu’on eût bien pu l’appeler souris, disait, en se haussant sur la pointe du pied, à M. Duponchel, dont elle cherchait à capter entièrement la bienveillance : « Je ne suis pas de celles qui ont refusé de monter dans la gloire du Lac des fées, parce qu’elle n’était pas assez solide. » C’est à l’occasion d’un de ces rats enchevêtré dans une bande d’air, au grand effroi du public, que la divine Taglioni a parlé sur le théâtre pour la première et la seule fois de sa vie. « Rassurez-vous, messieurs, il n’est rien arrivé de fâcheux. » Telles sont les propres paroles de cette nymphe idéale, qui, jusque-là, n’avait parlé qu’avec ses pieds, et que tout le monde croyait muette comme une statue grecque.

Pendant la représentation, lorsqu’il n’occupe pas la scène, le rat, qui est très-légèrement habillé d’ailes de papillon, de nuages de gaze, et autres étoffes peu propres à concentrer le calorique, se tient debout sur les grillages des bouches de chaleur, espacées de coulisse en coulisse, se promène avec une de ses compagnes, et cause avec quelque diplomate ou quelque secrétaire de légation, ou bien il répète son pas au foyer de la danse, grande pièce ornée du buste en marbre de la Guimard, et, tout récemment encore, des lanternes chinoises de la Chatte métamorphosée en femme. Cette salle, coupée en deux par un plancher de rapport, formait autrefois le salon de l’hôtel Choiseul : on n’y peut entrer que chapeau bas. Quelquefois, lorsqu’il ne parait que dans les premiers actes, le rat rentre dans la salle, et monte dans cette partie du théâtre qu’on appelle le four, près des loges du cintre et des bonnets d’évêque. De mauvaises langues prétendent que le spectacle est la chose dont on s’y occupe le moins.

La représentation achevée, la pauvre fille dépouille définitivement le maillot, reprend ses habits de ville, et descend par le couloir où stationnent les galants qui n’ont pas leurs entrées dans les coulisses, privilège fort rare qui n’est accordé qu’aux membres du corps diplomatique, aux lions fashionables, et aux sommités du journalisme. La danseuse prend le bras du préféré, qui l’emmène souper, et la reconduit chez elle ou chez lui, selon la circonstance.

Voilà le côté public, théâtral, non muré, de l’existence du rat ; le côté intime est difficile à décrire devant des lecteurs pudibonds : il est viveur enragé, soupeur féroce, et sable le vin de Champagne comme un vaudevilliste ; ses mœurs, si l’on doit donner ce nom à l’absence complète de mœurs, sont excessivement licencieuses et très-régence ; les phrases équivoques et les plaisanteries en jupon très-court, les mots sans feuille de vigne, abondent dans sa conversation, d’un cynisme à embarrasser Diogène. Cette alternation perpétuelle de pauvreté et d’opulence, de privations et d’orgies, cet oubli parfait de la veille, du lendemain, et surtout du présent, ces habitudes élégantes et ignobles, cet argot emprunté aux saltimbanques et aux gens du monde, forment un caractère piquant, original, d’une grâce dépravée, d’une allure bohémienne tout à fait propre à réveiller la fantaisie blasée des dandys et des beaux fils, quelquefois même l’amour ; car ces petites filles sont presque toujours fort jolies, contre l’idée du public, qui ne peut se figurer une fille de théâtre qu’avec de fausses dents, des yeux de verre, des maillots rembourrés, des corsets gonflés de ouate, des cheveux achetés à la foire de Caudebec, un teint couperosé, une peau jaune et rance qui n’a d’éclat qu’aux lumières. Les femmes du monde répandent très-activement ces idées préservatrices ; mais il n’en est pas moins vrai que les peaux les plus fines, les plus douces, les plus satinées, que les dents les plus pures et les plus blanches, sont celles des femmes de théâtre, par la raison très-simple qu’elles en prennent depuis l’enfance un soin extrême, qu’elles ont des raffinements de toilette excessifs, et qu’elles savent très-bien qu’une ride ou une tache, c’est cinq cents francs ou mille francs de moins par mois sur leur budget. L’illusion du théâtre est une illusion du bourgeois : la scène fait paraître laides beaucoup de femmes qui sont jolies, mais elle n’a jamais fait trouver jolie une femme qui était laide. D’ailleurs, cette gymnastique perpétuelle, ces émotions variées, et, s’il faut le dire, cette folle vie, sont favorables aux développements des femmes et à la santé. Plus d’une jeune fille vertueuse, timide bouton éclos à l’ombre du rosier maternel, envierait la fraîcheur et le velouté des joues du rat le plus immoral.

Nous devons dire qu’une tendance nouvelle se manifeste dans les mœurs des coulisses. Naguère, le rat allait et venait toujours seul, rentrait ou ne rentrait pas, sans que madame sa mère y prît garde le moins du monde ; maintenant, la mère et la fille ont compris que la sagesse rapportait plus que le vice, et que l’innocence d’une jeune vierge de seize ans valait mieux que le libertinage d’un enfant de treize ans. Tous les marchés d’esclaves ne sont pas en Turquie : ici, à Paris même, au milieu du xixe siècle, il se vend plus de femmes qu’à Constantinople. Plus la sagesse de l’enfant est notoire, plus les enchères montent haut ; il y en a qui vont jusqu’à soixante mille francs. Avec cette somme, on aurait en toute propriété une demi-douzaine, et même plus, de Géorgiennes, de Circassiennes, de femmes jaunes de Golconde et de négresses de Damanhour.

L’appât de quatre ou cinq louis déterminait autrefois ces vertueuses mères à prêter leurs filles pour des soupers, des parties de plaisir, des bals masqués et des orgies de carnaval ; maintenant, elles inspirent à leurs enfants des idées d’ordre et d’économie, qui feraient honneur aux mères de famille du Marais ou de la rue Saint-Denis. Ces phrases : « Il faut songer à se faire un sort ! Tu n’oublieras pas ta mère quand tu seras heureuse ! » reviennent à tout instant dans leur conversation.

Les rats mettent à la caisse d’épargne, ce qui annonce évidemment la fin du monde ! À la vie échevelée et folle a succédé la vie de ménage, la vie de pot-au-feu, le bouilli sans persil. Enfantin chercherait vainement la femme libre à l’Opéra : tout ce peuple est arrangé par couples, comme les animaux de l’arche, et vit maritalement. Ces unions morganatiques sont fort à la mode, et nous devons dire que, sauf quelques exceptions, la fidélité y est aussi exactement gardée qu’ailleurs. Les marcheuses, dont le nom si tristement significatif, indique qu’elles seraient mieux sur l’asphalte où on les a prises que sur les planches de l’Opéra, gardent seules l’ancienne licence ; mais ce qui n’était que de la débauche élégante et folle devient chez elles du stupide libertinage. Au moins, le rat est artiste, il a une autre ambition que celle de l’argent : l’orgueil, cette belle passion dont les âmes basses disent tant de mal, a de la prise sur lui. Offrez-lui cent louis ou un pas à danser, un beau pas de premier sujet, il n’hésitera pas : il aime la gloire autant que les cachemires et les soupers.