Le Renard/Cinquième Chant

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Le Renard (Reineke Fuchs)
Traduction par Édouard Grenier.
Michel Lévy frères, libraires-éditeurs (Collection J. Hetzel et Jamar) (p. 73-84).


CINQUIÈME CHANT.


Écoutez maintenant la ruse du renard et le détour qu'il prit pour cacher ses méfaits et nuire à autrui. Il inventa un abîme de mensonges, insulta à la mémoire de son père, accusa par une atroce calomnie le blaireau, son ami le plus honnête, qui l'avait constamment servi; il se permit tout cela pour donner créance à son récit et se venger de ses accusateurs.

«Mon père, se mit-il à dire, avait été assez heureux pour découvrir dans le temps, par des moyens mystérieux, le trésor du roi Eimery le Puissant; mais cette trouvaille ne lui porta pas bonheur; car sa grande fortune lui fit perdre la tête; il ne vit plus que quatre de ses pareils et se mit à mépriser ses compagnons: il chercha plus haut ses amis. Il envoya Hinzé le chat dans les Ardennes pour chercher Brun l'ours. Il était chargé de lui promettre fidélité, de l'inviter à venir en Flandre et à se faire proclamer roi. Lorsque Brun eut lu cette missive, il s'en réjouit de tout son cœur et, sans rien craindre, il se hâta de venir en Flandre; car il y avait longtemps qu'il avait pareille pensée en tête. Il y trouva mon père, qui le reçut avec joie et envoya chercher sur-le-champ Isengrin et le sage Grimbert; et tous quatre se mirent à traiter l'affaire; mais j'oublie qu'il y eut un cinquième: c'était Hinzé le chat. Il y a tout près de là un petit village qui s'appelle Ifte, et ce fut justement là, entre Ifte et Gand, qu'ils se réunirent. Une nuit longue et obscure cacha l'assemblée; ils n'étaient pas avec Dieu! c'était le diable; c'était mon père qui les possédait avec son or. Ils résolurent la mort du roi; ils se jurèrent entre eux une fidèle et éternelle alliance, et tous les cinq promirent également par serment, la main étendue sur la tête d'Isengrin, de choisir pour roi Brun l'ours et de lui donner solennellement l'investiture à Aix-la-Chapelle, avec la couronne d'or et le trône impérial. Si quelques amis, quelques parents du roi, voulaient s'y opposer, mon père était chargé de les persuader, de les corrompre, et, s'il ne réussissait pas, de les exiler aussitôt. Je vins à connaître ce secret, voici comment: Grimbert s'était grisé un beau matin et s'était mis à bavarder; l'imbécile raconta toute la scène à sa femme en lui recommandant le silence; il croyait que cela suffisait. Celle-ci rencontra ma femme, qui dut jurer solennellement par le nom des rois mages, et s'engagea sur l'honneur, coûte que coûte, à n'en pas souffler un mot, et à qui elle découvrit tout. Ma femme ne tint pas mieux sa parole; car à peine m'eut-elle trouvé, qu'elle me raconta ce qu'elle venait d'entendre et me donna un moyen sûr de reconnaître la vérité de l'histoire; mais je n'en étais pas plus à mon aise pour autant. Je me rappelais les grenouilles dont le croassement était enfin monté jusqu'aux oreilles de Dieu. Elles réclamaient un roi et voulaient vivre sous son autorité après avoir joui de la liberté. Dieu les exauça: il leur envoya la cigogne, qui les poursuit constamment, les déteste et ne leur laisse pas de paix. Elle les traite sans merci; les insensées se plaignent maintenant. Mais il est trop tard; car le roi les met à la raison.»

Reineke parlait à haute voix à toute l'assemblée; tous les animaux l'entendaient, et il continua ainsi son discours: « Voilà ce que je craignais pour nous tous; et il en eût été ainsi. Sire, je craignais pour vous, et j'en espérais une meilleure récompense. Je connais les menées de Brun, sa nature artificieuse et plusieurs de ses crimes; je craignais le père. S'il devenait le maître, nous aurions tous péri. Notre roi est de race noble, il est puissant et miséricordieux, me disais-je à part moi; ce serait un triste échange que d'élever sur le trône un ours et un lourdaud de vaurien. Pendant quelques semaines je méditai là-dessus et cherchai les moyens d'arrêter leurs projets. Avant tout, je comprenais bien que tant que mon père posséderait son trésor, il gagnerait des adhérents, il réussirait à coup sûr et que nous perdrions le roi. Je concentrai toute mon attention sur les moyens de découvrir le lieu où se trouvait le trésor pour l'enlever secrètement. Mon père allait-il en campagne, le vieux rusé allait-il au bois de jour ou de nuit, par le froid ou par le chaud, par la pluie ou le temps sec, j'étais aussitôt derrière lui et j'épiais ses démarches. Un jour, j'étais caché dans une tanière, plein de tristesse et pensant toujours à découvrir le trésor dont je connaissais toute l'importance, quand tout à coup je vis mon père sortir d'une crevasse, et glisser entre les parois du rocher comme s'il venait d'un trou profond. Je restai coi et caché où j'étais; il se crut seul, regarda de tous côtés, et, ne voyant personne, de près ou de loin, il se livra à la manœuvre que je vais vous dire. Il se mit à boucher le trou avec du sable et sut très-adroitement le rendre semblable au reste du terrain. Impossible de le reconnaître à moins de l'avoir vu comme moi. Avant de partir, il balaya très-adroitement avec sa queue l'endroit où il avait posé ses pattes et effaça la piste avec son museau. Voilà ce que j'appris ce jour-là de mon père, qui était expert en fait de ruses, d'intrigues et de tours. Il partit et s'en alla à ses affaires. Je me demandai si le trésor n'était pas là. Je me mis vite à l'œuvre; en peu de temps, j'eus découvert la crevasse avec mes pattes, J'y entrai avidement. Là, je trouvai de l'or, de l'argent et mille autres choses précieuses en quantité. En vérité, même les plus âgés d'entre vous, n'ont jamais rien vu de pareil. Je me mis à l'ouvrage avec ma femme; nuit et jour, nous fûmes occupés à porter et à traîner; brouettes et voitures nous manquaient; nous eûmes mille peines et mille fatigues, ma femme Ermeline les supporta courageusement. C'est ainsi que nous avons enfin transporté les joyaux dans une place qui nous parut plus convenable. Cependant mon père se réunissait chaque jour avec ceux qui trahissaient le roi. Je vous apprendrai ce qu'ils avaient résolu et vous en frémirez. Brun et Isengrin avaient envoyé tout d'abord des lettres franches dans plusieurs provinces pour recruter des mercenaires: ils devaient arriver en grand nombre sans retard, Brun devait les prendre à son service et même leur promettait gracieusement de leur payer leur solde d'avance. Mon père parcourait la contrée en montrant des lettres de change probablement tirées sur son trésor, qu'il croyait toujours en sûreté; mais c'en était fait; il aurait eu beau se livrer à toutes les recherches avec ses complices, il n'aurait pas trouvé un liard. Il n'épargna aucune fatigue; c'est ainsi qu'il parcourut tous les pays entre l'Elbe et le Rhin et avait raccolé maints mercenaires. L'argent devait donner force poids à ses belles paroles. L'été arriva; mon père revint auprès des conjurés. Il leur raconta toutes ses peines, tous ses périls et surtout la détresse où il se trouva en Saxe devant les châteaux forts où il manqua perdre la vie; car là, tous les jours, il fut poursuivi par des chasseurs à cheval et des meutes; si bien qu'il eut toutes les peines du monde à s'en tirer sain et sauf. Ensuite, il montra aux quatre perfides conjurés la liste des compagnons qu'il avait gagnés par ses promesses et par son or. La nouvelle réjouit Brun. Tous les cinq se mirent à parcourir la liste ensemble; il y était dit: «Douze cents parents d'Isengrin, tous gens sans peur, viendront la gueule ouverte et les dents aiguisées; de plus, les chats et les ours sont tous dévoués à Brun; tous les blaireaux de la Saxe et de la Thuringe se présenteront, mais à condition de toucher un mois de solde d'avance; en revanche, ils s'engagent à être prêts en masse à la première réquisition.» Dieu soit loué de m'avoir permis de déjouer leurs plans! car, lorsque tout fut arrangé, mon père se hâta de les quitter pour aller voir son trésor. Son chagrin allait commencer. Il fouilla et chercha; mais il eut beau fouiller et chercher, il ne trouva plus rien. Sa peine fut inutile et son désespoir aussi; car le trésor était loin et il ne put le découvrir nulle part. Alors (comme ce souvenir me torture nuit et jour!) mon père se pendit de douleur et de honte. Voilà tout ce que j'ai fait pour arrêter la conjuration. J'en suis puni maintenant; pourtant je ne m'en repens pas. Mais Isengrin et Brun, ces deux insatiables, siègent dans le conseil à la droite du roi. Et toi, Reineke, quelle est maintenant ta récompense, pauvre malheureux, pour avoir abandonné ton propre père, afin de sauver le roi? Où en trouverez-vous d'autres qui se perdent eux-mêmes pour prolonger vos jours?»

Le roi et la reine avaient tous deux la plus grande envie de posséder le trésor; ils firent quelques pas à l'écart, appelèrent Reineke, pour lui parler en particulier, et lui dirent vivement: «Parlez, où est le trésor? Nous voudrions le savoir.»

Reineke leur répondit: «À quoi cela me servirait-il de montrer toutes ces richesses au roi qui vient de me condamner? Il en croit plutôt mes ennemis, des voleurs et des assassins, qui veulent m'ôter la vie à force de mensonges.

— Non, repartit la reine, non, il n'en sera pas ainsi; mon seigneur vous laissera vivre; il oubliera le passé, il domptera sa colère. Mais, à l'avenir, soyez plus sage et restez fidèle et dévoué au roi.»

Reineke dit: «Madame, obtenez du roi qu'il me promette devant vous qu'il me fera grâce, qu'il oubliera entièrement toutes mes fautes, tous mes crimes et tout l'ennui que je lui ai malheureusement causé, et certainement il n'y aura pas un souverain qui possédera de nos jours une richesse égale à celle que lui procurera ma fidélité; le trésor est immense; je vous montrerai la place: vous serez stupéfaits.

— Ne le croyez pas, répliqua le roi; mais, lorsqu'il parle de vols, de brigandages et de mensonges, vous pouvez y ajouter foi sans crainte; car vraiment il n'y a jamais eu de plus grand menteur.»

La reine dit: « Il est vrai que jusqu'ici il a mérité peu de confiance; mais songez maintenant que, cette fois, il accuse son oncle le blaireau et son propre père et qu'il dévoile leurs forfaits. Il ne dépendait que de lui de les ménager et de mettre ses histoires sur le compte d'autres animaux; il ne mentirait pas si follement.

— Si vous pensez, répondit le roi, que cela vaudrait mieux et qu'il n'en résultera pas un plus grand mal, je ferai comme il vous plaît; je prendrai sur moi les crimes de Reineke et sa cause. Encore une fois, mais une dernière, je me fierai à lui! qu'il y songe bien, car j'en jure par ma couronne, si jamais, à l'avenir, il se livre au mensonge et au crime, il s'en repentira éternellement. Tous ses parents quels qu'ils soient, même au dixième degré, payeront pour lui. Nul ne m'échappera et ils périront tous dans les procès, la honte et la misère!»

Lorsque Reineke vit comment les pensées du roi prenaient un autre cours, il reprit courage et dit: «Serais-je donc assez fou, sire, pour vous raconter des histoires dont la vérité ne serait pas démontrée dans quelques jours?» Et le roi crut à ses paroles et lui pardonna tout, la trahison de son père, puis ses propres méfaits. La joie de Reineke fui immense: il échappait à temps à la fureur de ses ennemis et à la mort.

«Noble roi, très-gracieux seigneur! dit-il, puisse Dieu vous rendre, à vous et à votre épouse, tout ce que vous avez fait pour votre serviteur indigne; je ne l'oublierai jamais et je vous en garderai une reconnaissance éternelle. Certes, il n'y a nulle part sous le soleil quelqu'un à qui j'aimerais mieux donner ce magnifique trésor qu'à vous deux. De quelles grâces ne m'avez-vous pas comblé! C'est pourquoi je vous donne bien volontiers le trésor du roi Eimery tel qu'il l'a possédé. Je vais vous dire maintenant où il est, et en toute vérité. Écoutez! dans l'est des Flandres, il y a un désert au milieu duquel il y a un bouquet de bois, il s'appelle Husterlo, retenez bien le nom! puis il y a une fontaine qui s'appelle Krekelborn, vous comprenez, qui n'est pas loin du petit bois. Dans toute l'année, il ne passe pas un homme ni une femme dans ce pays-là; il n'est hanté que par la chouette et le hibou. C'est là que j'ai enfoui le trésor. L'endroit s'appelle Krekelborn, remarquez-le bien! Allez-y vous-même avec votre épouse; personne ne serait assez sûr pour le charger d'un tel message et il y aurait trop à perdre; je ne vous le conseille pas. Allez-y vous-même. Vous passerez près de Krekelborn; vous apercevrez ensuite deux jeunes bouleaux et, remarquez-le bien, l'un n'est pas loin de la source; dirigez-vous tout droit sur les bouleaux: le trésor est au pied. Grattez et creusez la terre; vous trouverez d'abord de la masse entre les racines; vous découvrirez tout de suite les joyaux les plus riches en or fin artistement travaillé; vous y trouverez aussi la couronne d'Eimery; si la volonté de l'ours s'était réalisée, c'est lui qui devrait la porter. Vous verrez, en outre, mainte parure et maint joyau chefs-d'œuvre d'orfèvrerie; on n'en fait plus comme cela; qui voudrait les payer? Quand vous verrez, sire, toutes ces richesses sous vos yeux, oui, j'en suis sûr, vous m'honorerez dans votre souvenir. Reineke, vous direz-vous, honnête renard, toi qui as caché si sagement tant de trésors sous la mousse, puisses-tu être heureux partout et toujours!» C'est ainsi que parla l'hypocrite.

Le roi repartit: «Il faut que vous m'accompagniez; car comment trouverai-je l'endroit tout seul? J'ai bien entendu parler d'Aix-la-Chapelle, de Lubeck, de Cologne et de Paris; mais jamais de ma vie je n'ai entendu nommer Husterlo non plus que Krekelborn; ne dois-je pas craindre que tu ne nous fasses de nouveaux mensonges et que tu n'inventes tous ces noms?»
Reineke n'entendit pas avec plaisir ce soupçon de la bouche du roi; il dit: «Je ne vous envoie pas pourtant bien loin d'ici, comme s'il s'agissait d'aller sur les bords du Jourdain. Comment vous parais-je suspect à présent? D'abord, je m'en tiens là, on peut tout trouver dans les Flandres. Interrogeons quelques personnes; un autre me confirmera. Krekelborn, Husterlo, ai-je dit, et les noms sont véritables.» Là-dessus, il appelle Lampe, et Lampe arrive en tremblant. Reineke lui crie: «N'ayez pas peur; le roi exige, par le serment de fidélité que vous lui avez prêté dernièrement, que vous disiez toute la vérité; dites-nous, si toutefois vous le savez, où se trouvent Husterlo et Krekelborn? Nous écoutons.»

Lampe dit: «Je puis vous le dire. C'est dans le désert. Krekelborn est tout près d'Husterlo. Les gens appellent Husterlo ce petit bois où Simonet le bancroche s'était retiré pour y fabriquer de la fausse monnaie avec ses compagnons. J'y ai beaucoup souffert de la faim et du froid quand je m'y réfugiai en grande détresse pour fuir le chien Ryn.»

Reineke lui dit: «Vous pouvez maintenant retourner près des autres; le roi est suffisamment instruit.» Et le roi dit à Reineke: «Pardonnez-moi, si j'ai été un peu vif et si j'ai douté de votre parole; mais songez maintenant à me mener à cet endroit.»

Reineke dit: «Combien je m'estimerais heureux, s'il m'était permis aujourd'hui de partir avec le roi et de le suivre dans les Flandres; mais on vous l'imputerait à péché. Quelle que soit ma honte, je dois faire un aveu que j'aurais voulu taire encore plus longtemps. Il y a quelque temps que Isengrin fit ses vœux dans un couvent; à la vérité, ce n'était pas pour l'amour de Dieu, mais bien pour l'amour de son estomac: il dévorait presque tout le couvent! On lui donnait à manger pour six; tout cela était trop peu pour lui; il se plaignit à moi de sa faim et de ses ennemis; enfin, j'en pris pitié, quand je le vis maigre et malade; c'est mon proche parent. Je l'aidai à prendre la clef des champs. Voilà comment j'ai encouru l'excommunication du pape. Je voudrais donc sans retard, avec votre consentement, veiller aux intérêts de mon âme et, demain matin, au lever du soleil, partir en pèlerin pour Rome afin d'y chercher l'absolution; de là, je passerai la mer. Ainsi tous mes pêchés seront lavés; et, si je reviens au pays, je pourrai marcher à vos côtés avec honneur. Mais, si je le faisais aujourd'hui, chacun se dirait: «Comment le roi peut-il fréquenter encore Reineke, qu'il vient de condamner à mort et qui, de plus, est frappé d'excommunication?» Sire, vous le voyez bien, il ne faut plus y songer.

— C'est vrai, répliqua le roi. Je ne pouvais pas le savoir. Si tu es excommunié, j'aurais tort de te mener avec moi. Lampe ou tout autre peut me conduire à la source. Mais je trouve bon et utile que tu cherches à te relever de ton excommunication. Je te permets de partir demain matin; je ne veux pas empêcher ton pèlerinage; car il me semble que tu veux te convertir au bien. Dieu bénisse ton projet et te permette d'accomplir le voyage!»