Le Retour de Don Quichotte/Chapitre 15
CHAPITRE XV
Où les chemins se séparent
Après ce discours enflammé, Olive Ashley s’éloigna plus pâle encore que de coutume. Elle se trouvait soudain au bord d’une décision grave ; acculée à un défi et à un choix. Elle était de ces femmes que rien ne peut empêcher de se meurtrir, dès que leur sens moral est fortement ému. Il lui fallait une religion ; il lui fallait surtout un autel sur lequel se sacrifier. Elle possédait aussi à sa manière une activité intellectuelle singulière, et pour elle, les idées n’étaient pas de pures abstractions. Il lui apparaissait soudain, avec une clarté brutale et terrible, qu’elle ne pouvait plus poursuivre ses colloques romanesques avec l’ennemi, à moins d’être honnêtement prête à passer de son côté. Si elle sautait le pas, elle le ferait pour toujours, et il lui fallait peser exactement ce qu’elle laisserait derrière elle. Si ce n’avait été que le monde entier, ou en d’autres termes la société, elle n’eût pas hésité ; mais c’était l’Angleterre, c’était le patriotisme, c’était la morale élémentaire. Si la nouvelle cause n’avait réellement été qu’une comédie du passé, un spectacle héraldique, ou même une réaction sentimentale telle qu’elle en avait pu rêver jadis, elle se serait résignée à l’abandonner. Mais désormais, de toute son intelligence et sa conscience, elle était convaincue que déserter cette cause serait déserter son drapeau dans une grande guerre. La dénonciation des oppresseurs de Hendry, en termes humains et touchants, avait encore affirmé sa conviction : la cause était celle du vieil ami de son père et de son père lui-même. Mais, par une ironie du sort, ce qui l’avait le plus convaincue de la justice du grand ennemi de Braintree, c’était la sincérité de son hommage à Braintree. Sans un mot à qui que ce soit, Olive sortit par la porte principale et prit le chemin de la ville.
Tandis qu’elle s’avançait lentement à travers les tristes faubourgs, vers le centre de la ville manufacturière, elle s’aperçut qu’elle avait franchi une frontière et qu’elle parcourait un monde qu’elle ne connaissait pas. Elle était allée cent fois dans des villes semblables et souvent dans celle-là même, puisqu’elle était la plus proche de Seawood-Abbey, le château de son ami. Mais comme quelqu’un qui découvre une nouvelle dimension, elle réalisait qu’il y avait, qu’il y avait toujours eu, un autre monde à côté du sien, un monde dont elle n’avait jamais entendu parler, ni par les journaux, ni par les hommes politiques, même dans leurs causeries d’après-dîner. Le paradoxe était que journaux et politiciens n’étaient jamais si muets sur ce sujet que lorsqu’ils étaient censés en parler.
La grande grève qui avait débuté au loin, dans les mines, durait depuis un mois ; Olive et ses amis la regardaient comme une révolution : en quoi ils étaient d’accord avec le groupe peu nombreux, mais déterminé, de communistes joints aux grévistes. Mais ce qui la surprenait et l’intriguait, c’était que ce fût si différent de l’idée qu’elle s’était faite d’une révolution. Elle avait vu des films puérils et des mélodrames sur la Révolution française ; elle imaginait qu’un soulèvement populaire est forcément le déchaînement de démons demi-nus et hurlants. Ce qu’elle avait maintenant en face d’elle lui avait été présenté par certains journalistes à gages comme un complot de brigands sanguinaires contre Dieu et la Primrose-League, et par d’autres comme un malentendu banal quoique regrettable, qui serait bientôt aplani par la sympathique intervention du sous-secrétaire d’État au Ministère du Capital. Elle avait entendu parler toute sa vie de politique, sans s’y intéresser jamais ; le Premier Ministre et le Parlement, le Foreign Office et le Board of Trade, et autres choses fastidieuses — c’était là la politique, et tout le reste était la révolution. Seulement, à mesure qu’elle passait de groupe en groupe dans la rue, puis sous le péristyle des édifices publics, une vérité toute différente se faisait jour en elle.
Là, il y avait un Premier Ministre dont elle n’avait jamais entendu parler, et qui était cependant un homme qu’elle connaissait. Il y avait un Parlement dont elle n’avait jamais entendu parler, et cet homme venait de le soulever par un discours que l’histoire ne rapporterait jamais. Il y avait un Board of Trade dont elle n’avait jamais entendu parler, un Conseil qui se réunissait pour de bon et qui avait son mot à dire sur le commerce. Il y avait des Ministères, entièrement étrangers et même opposés au gouvernement. 11 y avait une bureaucratie, une hiérarchie, une armée. Cette organisation avait ses qualités et ses défauts, mais elle ne ressemblait en rien à l’effroyable populace française. Olive entendit les gens causer autour d’elle et citer des noms, comme les gens de sa classe citaient les noms d’hommes politiques ; elle s’aperçut qu’elle n’en connaissait aucun, excepté celui de Braintree et celui d’un autre dont le nom avait été capricieusement choisi par les journaux et tourné en ridicule comme une sorte de bouffon furieux. Mais on parlait des hommes d’État de cet État souterrain avec un air de familiarité calme, qui lui faisait sentir qu’elle tombait de la lune.
De temps en temps, Braintree était mentionné comme le meneur principal, et assez souvent critiqué, ce qui agaçait beaucoup Olive ; elle éprouvait un petit frisson de plaisir à l’entendre louer. Harton, l’homme qui était dépeint dans les journaux comme le brandon de la Révolution Rouge, était volontiers blâmé pour son extrême prudence et ses ménagements envers les patrons. Quelques-uns même l’accusaient d’être à la solde des capitalistes.
Car jamais, dans un journal, un livre ou une revue de l’Angleterre moderne, quelque chose qui ressemblât de près ou de loin à une histoire du mouvement des Trade-Unions n’était tombé sous les yeux d’une femme intelligente et cultivée comme Olive Ashley. En ce qui la concernait, toute cette immense transformation historique s’était accomplie derrière un rideau, et ce rideau était littéralement une feuille de papier, une page de journal. Elle ne savait rien des divergences entre Trade-Unionistes, rien des vraies fautes des Trade-Unions, pas même le nom des hommes qui dirigeaient ces masses aussi nombreuses que les armées de Napoléon. La rue lui semblait remplie de figures inconnues, d’autant plus étrangères qu’elles lui étaient familières. Elle aperçut la grosse forme encombrante du conducteur d’omnibus avec qui le Singe était en bons termes. Il causait, ou plutôt il écoutait avec les autres, et son visage large, luisant, réjoui, semblait approuver tout ce qui se disait. Si Miss Ashley avait mieux connu la vie populaire, elle aurait compris la signification menaçante de la présence de ces pauvres Anglais somnolents et aimables parmi les groupes sombres des rues. Mais un moment après, elle avait tout oublié : elle venait à peine de réussir à pénétrer dans une enceinte extérieure du temple de la Bureaucratie (cela ressemblait étrangement à faire antichambre dans un bureau du Gouvernement) qu’elle entendit la voix de Braintree au dehors, dans le corridor, et il pénétra rapidement dans la pièce.
Quand John Braintree entra, Olive embrassa d’un clin d’œil tout ce qui lui plaisait dans sa personne et tout ce qui lui déplaisait dans ses vêtements. Il n’avait pas laissé repousser sa barbe, bien qu’il eût rejoint la révolution ; il était toujours maigre, et son air farouche était en partie l’effet de son énergie ; il semblait aussi vigoureux que jamais. Quand il aperçut Olive, il parut abasourdi et stupéfié par le seul fait de sa présence. Tous les soucis disparurent de ses yeux et furent remplacés par une sorte de chagrin lumineux ; car les soucis ne sont jamais que soucis, tandis qu’un chagrin est souvent l’envers d’une joie. Quelque chose la fit se dresser et parler avec une simplicité contre nature :
— Que puis-je dire ? fit-elle. Je crois maintenant que nous devons nous séparer…
Ainsi, pour la première fois, ils reconnaissaient entre eux qu’ils s’étaient rejoints.
Sans s’être jamais fait de confidences, Miss Ashley et Braintree avaient causé si souvent et si longuement de toutes sortes de choses qui les intéressaient beaucoup moins qu’eux-mêmes, qu’ils en étaient venus à se lire l’un l’autre incroyablement, et qu’ils auraient pu déduire de remarques sur Confucius ce qu’ils pensaient l’un ou l’autre de questions ménagères. C’est pourquoi, dans cette rencontre inattendue, ils parlèrent en paraboles, et cependant aucun ne se méprit un moment sur l’autre.
— Mon Dieu ! fit Braintree, comprenant pleinement ce qu’elle avait voulu dire.
— Vous parlez de Dieu, répondit-elle, mais moi j’y crois.
— Je ne suis pas un athée, si c’est là ce que vous voulez dire, répliqua-t-il avec un sourire un peu amer. Mais peut-être est-il vrai que j’ai le nom de Dieu et vous l’adjectif possessif. Je suppose que Dieu vous appartient en propre, comme tant d’autres bonnes choses ?
— Pensez-vous que je ne vous les donnerais pas toutes ? demanda-t-elle. Pourtant il y a dans l’esprit de chacun de nous quelque chose qu’on ne peut livrer à personne.
— Si je ne vous aimais pas, je pourrais mentir, dit-il, et de nouveau aucun d’eux ne remarqua que le mot était prononcé pour la première fois. Grand Dieu ! quelle somptueuse débauche de mensonges je pourrais m’offrir maintenant ! Je dirais à quel point vous m’avez mystifié par votre attitude incompréhensible ; je demanderais ce que j’ai fait pour perdre notre magnifique amitié intellectuelle, et si je n’aurais pas au moins droit à une explication… Quelles que soient nos divergences sur plusieurs points, c’est l’honneur de la vie politique de notre pays que les plus grandes divergences de parti ne détruisent pas forcément les bons sentiments réciproques. — Oh ! Enfer et damnation ! Vous et moi, nous sommes de ces personnes qui ne peuvent s’empêcher de tenir compte du bien et du mal.
Puis, après un long silence, il ajouta :
— Je pense que vous avez foi en Herne et en toute sa renaissance de chevalerie ?
— Je n’ai jamais cru en sa chevalerie, avant qu’il ait affirmé sa foi en la vôtre.
— C’est très bien à lui, dit Braintree sérieusement ; c’est un homme loyal. Mais je crois que ses compliments me feraient un grand tort dans mon propre camp. Certains mots sont devenus le symbole de tout autre chose parmi nos gens.
— Je pourrais répondre à vos gens, dit-elle, un peu comme vous m’avez répondu. Je sais qu’on me trouve vieux-jeu, et que vos amis sont tous nouveau-jeu. Cela m’irrite contre eux, j’ai envie de les insulter en les traitant de gens à la mode. Oui, ils suivent des modes, comme on fait dans les salons, avec toutes ces questions qu’ils soulèvent sur la femme qui doit vivre sa vie, sur l’égalité des sexes et tout ce qui s’ensuit. Ils parlent des femmes qui pensent par elles-mêmes ! Des femmes qui se tirent d’affaire toutes seules ! Combien y a-t-il de femmes de vos socialistes qui fassent campagne contre le socialisme ? Combien y a-t-il de femmes mariées à des membres du Labour-Party qui votent contre eux au scrutin ou qui parlent contre eux dans les réunions publiques ? Les neuf dixièmes de vos femmes révolutionnaires ne font que suivre des révolutionnaires masculins. Mais moi, je suis indépendante ; je pense par moi-même ; je vis ma vie, comme ils disent, et c’est une vie bien misérable. Je ne me mets pas à la suite d’un révolutionnaire.
Il y eut de nouveau un long silence, un de ces silences qui durent parce qu’il est inutile ou impossible de poser aucune question. Puis Braintree approcha d’un pas et dit :
— Eh bien, je suis malheureux aussi, et si c’est la logique de notre situation qui le veut, je ne puis pas attaquer la logique ! Qu’il est facile de la critiquer ! Et qu’il est impossible de trouver autre chose, sauf le mensonge ! Ensuite on vient dire que les femmes ne sont pas logiques, parce qu’elles ne gaspillent pas leur logique sur des choses qui n’en valent pas la peine. Mon Dieu ! n’y aura-t-il pas moyen d’échapper à la logique ?
Cette conversation pouvait paraître une série d’énigmes ; mais Braintree connaissait d’avance toutes les réponses. Il savait que cette femme avait pris possession d’une religion, et qu’une religion est souvent une abnégation. Elle ne le suivrait pas sans le servir jusqu’à la mort. Mais elle ne le servirait pas ; au contraire, elle lui résisterait jusqu’à la mort. L’antagonisme qui s’était révélé entre eux, dès leur première conversation sur des sujets insignifiants dans la grande salle de Seawood, cet antagonisme, transfiguré, illuminé, approfondi, mais de plus en plus net à mesure que chacun apprenait à connaître le meilleur de l’autre, se dressait maintenant à la hauteur d’une évidence que Braintree était le dernier à mépriser. Il y a des gens qui rient de ces choses quand ils les lisent dans les vieilles histoires de vertus romaines. Ce sont ceux qui n’ont jamais aimé en même temps une vérité et un ami.
— Il y a des points sur lesquels j’en sais plus long que vous, dit-elle enfin. Vous tourniez en dérision mes vieilles histoires sur les Dames et les Chevaliers ; je ne pense pas que vous vous abaissiez à en rire, maintenant que vous les combattez. Mais vous recommenceriez à rire si les vieux temps puérils revenaient ; et cependant ces choses ne sont pas tout à fait risibles et futiles. La poésie s’exprime quelquefois plus simplement que la prose, à mon avis, et quelqu’un a dit que nos âmes sont amour et perpétuel adieu. Avez-vous jamais lu cette page dans Malory — la séparation de Lancelot et de Guinevere ?
— Je puis la lire sur votre visage, dit-il. Alors il l’embrassa pour la première fois, et ils se séparèrent comme les amants de Camelot.
Au dehors, dans les rues sombres, les attroupements se faisaient de plus en plus compacts, et on commençait à murmurer contre les mystificateurs qui trompaient le peuple. La foule sentait qu’il y avait quelque chose qui n’allait pas. Cinq minutes plus tard, Braintree, dans un tonnerre d’acclamations, parut au balcon.
À peine eut-il prononcé quelques mots qu’on sentit qu’il parlait sur un ton tout nouveau dans la politique anglaise. Il avait quelque chose de définitif à dire. Il repoussait tout arbitrage, et ce refus remuait le sentiment épique profond de la foule. Car rien ne peut être réellement approuvé ou applaudi que le définitif. C’est pourquoi toutes les morales de l’évolution et les idées de progrès indéfini ne se sont jamais emparées d’une foule humaine.
Le nouveau gouvernement avait établi un tribunal ou Chambre d’enquête pour le règlement de la grève que Braintree menait. Elle était maintenant restreinte aux Trade-Unions de son propre district. Avec l’énergie sincère qui l’animait, le nouveau régime avait pris immédiatement le problème en main. Il était probable qu’il serait tranché d’après des principes plus simples et plus sains que les laborieux compromis d’autrefois. Mais la question serait réglée. C’est ce qu’exigeaient très légitimement les nouveaux gouvernants, et c’était à quoi Braintree et les grévistes s’opposaient non moins légitimement.
— Pendant près de cent ans, dit-il, on nous a rebattu les oreilles du devoir de respecter la Constitution : le Roi, la Chambre des Lords et même la Chambre des Communes — (Rires). Nous devions être le peuple paisible, les sujets loyaux, les gens qui prenaient le Roi et les Lords au sérieux. Mais eux gardaient leur liberté. Si le caprice leur venait de violer la Constitution, on devait leur accorder tous les plaisirs de la révolution. Ils ont pu, en vingt-quatre heures, mettre le gouvernement de l’Angleterre sens-dessus-dessous et nous dire que nous ne serions plus gouvernés par une Monarchie constitutionnelle, mais par un Bal masqué. Où est le Roi ? Quel est le Roi ? On m’a dit que c’était un bibliothécaire qui s’intéresse aux Hittites (Rires). Et nous sommes cités devant ce tribunal révolutionnaire, (Acclamations) pour expliquer pourquoi nous avons tardé pendant quarante ans, malgré d’intolérables provocations, à recourir à la révolution ! (Acclamations prolongées) Qu’ils écoutent leur bibliothécaire lunatique si cela les amuse, cela nous est égal. Nous laisserons en paix ce vénérable et traditionnel Ordre de Chevalerie, vieux de dix semaines ; nous respecterons ces principes conservateurs de continuité qui n’existaient pas avant l’autre jour. Mais nous ne nous inclinerons pas devant leurs jugements. Nous ne nous sommes pas soumis au Torysme légal ; nous ne nous soumettrons pas maintenant au Torysme illégal. Et si ce magasin d’antiquités de Wardour-street nous somme de paraître devant son tribunal, notre réponse tiendra en quatre mots : Nous ne viendrons pas !
Il y avait, entre Braintree et Herne, cette contradiction éternelle qui s’élève entre deux types opposés d’hommes absolument sincères. Il y avait tout le contraste entre l’homme qui sait dès le départ de quoi il est le champion, dont le cercle de vision, étroit ou non, est intensément lumineux, qui voit d’emblée les réalités extérieures comme cadrant avec son idéal ou s’y opposant — et cet autre type d’homme qui connaît toutes choses avant de se connaître soi-même, qui dévore des bibliothèques sans réaliser quelles réactions ces lectures ont sur son esprit, qui se crée des pays enchantés où lui-même est invisible, ou tout au moins transparent.
Braintree avait senti dès le début, depuis cette première discussion dans la longue salle de Seawood, l’ironie de son admiration irritée pour Miss Ashley. Il avait senti le paradoxe de son irréalisable roman. Le visage pâle et animé d’Olive, si fin, si aigu, si équilibré, était entré dans son univers comme un coin. Il avait de la haine pour tout le monde d’Olive, d’autant plus qu’il n’en avait pas pour elle.
Chez un homme comme Michaël Herne, tout autre était le processus psychologique. Il avait à peine réalisé quel roman personnel inspirait le grand roman de sa révolution historique. Il n’avait éprouvé qu’un sentiment de triomphe intérieur, le sentiment d’un monde qui se dilatait, s’exaltait comme un soleil levant ou une marée montante, et qui était pourtant d’une trame aussi subtile que les rêves de sa jeunesse. Il avait d’abord eu l’impression qu’un simple jeu devenait un jour de fête. Puis que ce jour de fête devenait une cérémonie, la fête solennelle d’un dieu. À peine, tout au fond de lui-même, se rendait-il compte que le dieu était une déesse. Toute sa vie s’était écoulée presque sans amitiés ; aussi, au moment où il se laissait prendre tout entier par un sentiment personnel, il savait à peine à quel point cette amitié lui était chère. Il aurait dit, dans une sorte de ravissement, qu’il était soutenu dans sa tâche par les amis les plus splendides que Dieu ait jamais donnés à un homme. Il aurait parlé d’eux collectivement, comme d’une troupe d’anges radieux. Et cependant, dès le premier instant, si Rosamund Severne s’était disputée avec lui et avait quitté le groupe, il aurait aussitôt découvert son mal.
C’est ce qui arriva, comme ces coïncidences arrivent, à peine une demi-heure après que ceux qui s’étaient rencontrés en ennemis, puis entretenus en amis, se furent séparés en amoureux. Dès qu’ils se furent dit adieu parmi le fracas hostile de la politique industrielle, celui qui les avait en quelque sorte séparés, ne fût-ce que symboliquement, découvrit qu’en ce monde un homme est appelé à être autre chose qu’un symbole. Il vit Rosamund debout sur la plus haute terrasse de gazon, et la terre tout entière transformée autour d’elle.
La nouvelle du défi de Braintree avait amené un doute et une inquiétude dans le groupe romantique de Seawood, mais elle n’inspira que rage et furie à Rosamund Severne. Elle était de ces femmes que les grèves irritent immanquablement, parce qu’elles arrêtent un mouvement. Une perte de temps lui était plus pénible qu’un manque de principe. Bien des gens s’imaginent que des femmes politiques seraient exclusivement pacifistes, humanitaires et sentimentales. Le vrai danger de la femme politique est trop d’amour pour une politique masculine. Il y a bon nombre de Rosamund Severne de par le monde.
L’attitude des hommes qui l’entouraient n’était pas faite pour apaiser son impatience. Quoique la plupart d’entre eux fussent beaucoup plus montés contre Braintree qu’elle-même, ils ne semblaient pas réagir comme on doit réagir devant un défi. Son père lui expliqua en détail la situation, telle qu’il était prêt à l’exposer aux mécontents eux-mêmes. Mais comme elle-même ne l’entendait pas sans fatigue, elle avait du mal à se persuader que les considérations de Lord Seawood amenassent jamais des adversaires acharnés au repentir. Lord Eden fut plus bref, mais guère plus alerte dans ses commentaires. Il dit que le temps montrerait qui avait raison, et il ne pensait pas que l’insurrection eût des ressources pour tenir longtemps. Soit à dessein, soit autrement, il ne dit rien de la nouvelle organisation de la société qu’il avait lui-même contribué à établir. Il semblait à tous qu’une ombre fût tombée en travers de leur brillant cortège. Au delà du parc, au delà des grilles de leur paradis chevaleresque, le monstre moderne, la grande ville ouvrière était tapie et leur crachait sa fumée noire au visage, ironique et méprisante.
— Ils sont tous si endormis ! confia Rosamund au Singe, ce confident universel. Ne pourriez-vous faire quelque chose pour déterminer un mouvement en avant ? Après tout notre déploiement de drapeaux et nos fanfares de trompettes !
— Voyez-vous, dit Murrel hésitant, tout cela produit ce qu’on appelle un effet moral ; seulement il y a des gens qui l’appellent du bluff. Si cela se développe et que tout le monde adhère, alors, ça marche. On peut courir la chance de rallier les gens autour d’un drapeau, mais on ne combat pas avec un drapeau.
— Mais ce Braintree, vous rendez-vous compte de ce qu’il a fait ? s’écria-t-elle avec indignation. Il nous a tous défiés ; il a défié le Roi d’Armes et le Roi.
— Ma foi, dit Murrel d’un air détaché, qu’est-ce qu’il pouvait faire d’autre ? Si j’étais à sa place…
— Mais vous n’êtes pas à sa place, cria-t-elle avec véhémence, vous n’êtes pas un rebelle ni un insurgé. Ne serait-il pas temps, Douglas, que vous soyez enfin à votre place ?
Murrel sourit avec lassitude :
— J’admets qu’il m’arrive de voir les deux côtés d’une question. À force de tourner autour, direz-vous peut-être.
— Je dis, répondit-elle avec colère, que je n’ai jamais rencontré un homme qui voie les deux côtés d’une question sans éprouver le désir de le gifler sur les deux joues.
De peur de céder à cette impulsion, elle partit en coup de vent et parcourut les longues pelouses jusqu’au vieux jardin en terrasse où l’on avait représenté « Blondel le Troubadour ». Ce souvenir lui revint avec un serrement de cœur, car dans ce théâtre de verdure désert, une silhouette verte, solitaire, avec une crinière de cheveux clairs et une tête léonine dressée, regardait par dessus la vallée vers la ville fumeuse.
Rosamund s’arrêta, saisie dans un réseau de souvenirs et de visions aimées et perdues, La musique, les émotions de la représentation lui revinrent, calmant un moment sa soif d’action ; mais bientôt elle eut écarté ces toiles d’araignée et parla de sa belle voix ferme.
— Vous savez que vos révolutionnaires ont envoyé leur réponse. Ils ne veulent pas venir devant la Cour.
Herne regarda autour de lui à la manière des myopes ; seul le délai qu’il prit avant de parler trahit son émotion d’avoir entendu la voix qui le saluait.
— Oui, j’ai reçu leur message, dit-il doucement ; il m’était adressé. Ils exposent leur point de vue très clairement, mais ils viendront à la Cour quand même.
— Ils viendront ! fit-elle tout excitée. Voulez-vous dire que Braintree a cédé ?
— Ils viendront, oui, répéta-t-il en baissant la tête ; Braintree n’a pas cédé, et vraiment je n’y comptais pas. À dire vrai, cela m’obligerait plutôt à le respecter. C’est un homme très courageux et très ferme, et il est toujours agréable d’avoir un adversaire de cette trempe.
— Mais je ne comprends pas, cria-t-elle ; s’ils ne veulent pas céder, comment viendront-ils ?
— La nouvelle Constitution prévoit la situation, comme font je pense la plupart des Constitutions. Cela ressemble assez à ce que nous avions l’habitude d’appeler un sub poena. Je ne sais combien il faudra d’hommes avec moi, sans doute faudra-t-il faire marcher quelques-uns des Cent.
— Quoi, vous comptez les amener de force devant la Cour ?
— Mais oui, la loi est très nette sur ce point ; et comme la loi fait de moi l’agent d’exécution, je n’ai réellement qu’à obéir.
— Vous semblez avoir plus de volonté que tous ceux que j’ai rencontrés jusqu’ici, dit-elle. Si vous entendiez le Singe !
— Naturellement, reprit-il, ce que j’expose est un projet et non une prophétie. Je ne puis pas répondre de ce que les autres veulent faire, ou de ce qu’ils réussiront à faire. Mais les ouvriers viendront ici ou je n’y reviendrai pas.
— Vous voulez dire qu’il y aura combat ?
— Il y aura certainement combat de notre côté s’il y en a du leur.
— Vous êtes le seul homme de la maison ! s’écria Rosamund ; et elle s’aperçut tout à coup qu’elle tremblait de la tête aux pieds.
La crânerie de Herne tomba brusquement ; il perdit soudain tout empire sur lui-même et proféra une sorte de cri.
— Ne me dites pas cela, à moi ; je suis faible et le plus faible de tous, au moment où je devrais tenter d’être fort.
— Vous n’êtes pas faible du tout, dit-elle retrouvant la fermeté de sa voix.
— Je suis fou, dit-il, je vous aime…
Elle resta muette. Il lui saisit les deux mains et ses bras frémirent jusqu’aux épaules comme sous une décharge électrique.
— Qu’est-ce que je fais ? cria-t-il durement. Moi, vous dire cela, quand tant d’hommes doivent vous l’avoir dit. Qu’allez-vous penser ?
Elle resta penchée en avant et le regardant fixement :
— Je répète ce que j’ai dit, vous êtes le seul homme digne de ce nom.
— Vos yeux m’aveuglent, dit-il.
Ils ne parlèrent plus, mais l’immense paysage autour d’eux parlait à leur place. Ses puissantes assises s’élevaient jusqu’aux bornes colossales des montagnes ; le grand vent du large balançait les cimes des arbres royaux ; et toute cette vallée d’Avalon, qui a vu les rassemblements des héros et la rencontre d’amoureux immortels, était pleine d’un mouvement pareil au piétinement des chevaux et aux sonneries des trompettes, quand les rois partent pour la bataille et que les reines gouvernent à leur place.
Ainsi, ils se tinrent pour un moment sur la cime du monde, au plus haut sommet de nos félicités humaines, presqu’au même instant où Olive et John Braintree, dans la ville sombre et fumeuse, prenaient tristement congé l’un de l’autre. Et personne n’aurait pu deviner que le douloureux adieu serait bientôt suivi d’une réconciliation et d’une entente plus complètes ; tandis que, au-dessus des deux êtres brillants et lumineux, sur le faîte de la colline dorée, planait un sombre nuage de séparation, de discorde et de fatalité.