Le Retour de Don Quichotte/Chapitre 16
CHAPITRE XVI
La sentence du Roi d’Armes
Lord Seawood et Lord Eden étaient assis dans leur pavillon favori sur la pelouse, ce même pavillon où la flèche était entrée un jour comme le premier rayon d’un soleil nouveau. À en juger par leurs visages, ils se demandaient si le soleil ne subissait pas une éclipse. On pouvait se méprendre sur l’impassibilité de Lord Eden ; mais le vieux Seawood secouait la tête avec une désolation trop visible.
— S’ils avaient profité de mon intervention, dit-il, je crois que j’aurais pu leur faire voir l’impossibilité de maintenir leur position. La restauration de nos belles vieilles formes historiques doit forcément attirer la sympathie de tout homme cultivé, mais il est sans exemple qu’on utilise ces formes pour supprimer en fait toute coercition matérielle. Qu’aurait dit Peel, si on lui avait proposé de se servir des hallebardes démodées de quelques Beefeaters de la Tour, au lieu de l’excellente et efficace police qu’il a eu le génie d’inventer ? Qu’aurait dit Palmerston, si on lui avait suggéré que la masse d’armes posée sur la table du Parlement pourrait servir de gourdin pour réprimer une émeute dans Parliament-Square ? Je pense qu’il en aurait fait le sujet d’un bon mot. Mais les hommes de la génération présente sont dépourvus d’humour.
— Notre ami le Roi d’Armes est complètement dépourvu d’humour, murmura Eden ; je me demande parfois s’il n’en est pas plus heureux ?
— Là, dit l’autre gentilhomme avec fermeté, je ne puis être de votre avis. Notre humour anglais, tel qu’on le trouve dans les meilleures pages du Punch, est…
À ce moment un valet de pied apparut silencieusement à l’entrée du pavillon, murmura quelques paroles rituelles et tendit un billet à son maître. Cette lecture changea l’expression douloureuse de Lord Seawood en une stupéfaction sincère.
— Dieu me bénisse ! dit-il, et il resta en contemplation devant le papier qu’il tenait à la main.
Car sur ce papier était tracé, d’une écriture haute et hardie, un message destiné à transformer en quelques jours la face entière de l’Angleterre, plus radicalement qu’aucune bataille livrée sur le sol anglais depuis des siècles.
— Ou notre jeune ami a réellement de grandes illusions, dit-il enfin, ou bien…
— Ou bien, dit Lord Eden, regardant le toit du pavillon, il a cerné la ville de Milldyke et s’en est emparé, a fait prisonnier l’état-major bolchéviste et ramène les chefs ici pour le procès.
— C’est tout à fait remarquable, dit l’autre gentilhomme. Est-ce que vous saviez déjà la chose ?
— Je n’en savais rien du tout, répondit Eden ; mais cela me paraissait fort vraisemblable.
— Curieux ! répéta Lord Seawood. Moi qui croyais parfaitement impossible qu’une armée de théâtre comme celle-là… Tous les gens instruits et éclairés étaient convaincus que des armes pareilles sont complètement inefficaces aujourd’hui…
— C’est parce que les gens instruits et éclairés ne réfléchissent jamais. On dirait que c’est un signe d’éducation que d’admettre l’existence d’une chose, et puis d’oublier de vérifier si elle est toujours à sa place. Voyez par exemple les armements. Un homme déclare qu’il ne veut plus porter d’épée, parce que cela ne sert plus à rien contre les canons ; après cela, il se débarrasse de tous les canons comme de reliquats des temps barbares, et puis il est tout étonné qu’un barbare le transperce avec une épée. Vous dites que des piques et des hallebardes ne sont pas des armes efficaces aujourd’hui. J’affirme que les piques sont des armes excellentes contre des gens qui n’ont rien dans les mains. Vous dites que tout cela est de l’armement moyen-âgeux et démodé ; moi, je parierais pour les hommes qui s’arment à la manière du Moyen-Âge contre ceux qui ne font que blâmer les armements modernes. Et qu’est-ce que tous nos partis politiques ont jamais fait d’autre, en fait d’armements ? Ils ne pensent jamais au rôle qu’ils ont joué dans l’histoire politique ; et ils circulent avec une vague sécurité, comme s’ils étaient environnés de canons invisibles, qui partiront tout seuls au premier indice de danger. Ils font ce qu’ils ont toujours fait : ils embrouillent leur Utopie, qui n’arrive jamais, avec leur ancienne sécurité Victorienne, qui n’est déjà plus là. Quant à moi, je ne suis pas surpris le moins du monde qu’une bande de hallebardiers de pantomime puisse les expulser de la scène. J’ai toujours pensé qu’un coup d’État pourrait réussir avec de très faibles forces contre des gens qui ne veulent pas se servir de la force qu’ils possèdent. Mais je n’ai jamais eu le courage de le faire moi-même ; il faut pour cette besogne quelqu’un de très différent de nous.
— Peut-être, remarqua l’autre aristocrate, cela tient-il à ce que nous sommes trop orgueilleux pour lutter.
— Oui, répondit le vieil homme d’État, ce sont les humbles qui luttent.
— Je ne suis pas sûr de suivre tout à fait votre pensée.
— Je veux dire que je suis trop pervers pour combattre. Ce sont les innocents qui tuent, incendient et rompent la paix. Ce sont les enfants qui chargent, cassent et se cognent les uns les autres, et c’est à eux qu’appartient le Royaume des Cieux !
Il n’y avait plus rien à tirer de lui sur ce sujet ; il demeura avec un visage de marbre tourné vers la longue allée qui aboutissait aux grilles du parc. Et voilà que cette allée et cette entrée retentissaient déjà du tumulte triomphal dont il parlait, et des chants des jeunes hommes qui reviennent de la bataille.
— Je fais mes excuses à Herne, dit Julian Archer avec une générosité cordiale. C’est un homme à poigne, j’ai toujours dit qu’il nous fallait en Angleterre un homme à poigne !
— J’ai vu jadis un homme à poigne à l’Olympia, dit Murrel perdu dans ses souvenirs. Je crois qu’on lui faisait souvent des excuses.
— Allons, vous entendez ce que je veux dire. Un homme d’État : un homme qui sait ce qu’il veut.
— Bon, je pense qu’un fou sait aussi ce qu’il veut ; mais un homme d’État devrait savoir un peu ce que veulent les autres.
— Mon cher Singe, qu’avez-vous ? Vous avez l’air tout à fait maussade quand tous les autres sont contents.
— Ce n’est pas si disgracieux que d’être content quand les autres sont maussades, répondit Murrel. Mais si vous me demandez « Êtes-vous satisfait ? », votre perspicacité a bien vu que je ne le suis pas. Vous venez de dire que nous avions besoin d’un homme à poigne en Angleterre. Moi, je dirais que le seul endroit où l’on n’ait jamais eu besoin d’un homme à poigne, c’est l’Angleterre. Je ne me rappelle qu’un individu qui ait tâté du métier, c’est ce pauvre vieux Cromwell. Et le résultat, c’est que nous l’avons déterré pour le pendre après sa mort ; et nous avons été fous de joie pendant un mois, parce que le trône revenait à un homme faible — ou que nous croyions tel. Soit révolutionnaires, soit réactionnaires, ces procédés extrêmes ne nous conviennent pas le moins du monde. Les Français et les Italiens ont des frontières et ont tous des instincts militaires. Le mot d’autorité ne leur semble pas humiliant ; l’homme n’est qu’un homme, mais il commande parce qu’il est le Chef. Nous ne sommes pas assez démocrates pour avoir un dictateur. Notre peuple aime à être gouverné par des gentlemen. Mais personne ne supporterait la pensée d’être gouverné par un seul gentleman ; cette idée est trop horrible !
— Je ne comprends pas exactement ce que vous voulez dire, fit Archer mécontent ; mais je me plais à dire que Herne sait parfaitement ce qu’il veut. Et il a rudement bien fait comprendre à ces gens-là aussi ce qu’il veut.
— Mon bon ami, dit Murrel, il faut un peu de tout pour faire un monde. Je ne m’extasie pas sur les gentlemen, comme vous savez ; ils sont bien souvent empaillés ; mais les gentlemen se sont arrangés pour gouverner assez brillamment cette île pendant trois cents ans, et ils y ont réussi parce que personne n’a jamais compris leurs intentions. Ils pouvaient commettre une erreur un jour et la réparer le lendemain, sans qu’on en sache rien. Mais ils n’allaient jamais assez loin dans une direction pour se rendre la retraite impossible. Ils étaient toujours à céder ici, à modifier là ; à raccommoder les choses d’une façon ou d’une autre. C’est peut-être un spectacle épatant de voir Herne charger avec toute sa Chevalerie ; mais s’il veut charger, il ne pourra pas battre en retraite. S’il fait figure de héros à nos yeux, il fera figure de tyran aux yeux des autres. Tandis que l’essence même de notre vieille politique aristocratique était qu’un tyran même ne doit jamais faire figure de tyran ; il peut briser les clôtures de tout le monde, mais il est obligé de le faire par un Acte du Parlement, et non pas avec un grand sabre à deux mains. Et s’il rencontre les gens dont il s’est débarrassé, il faut qu’il soit très poli avec eux et qu’il demande des nouvelles de leurs rhumatismes. C’est cela qui a maintenu la Constitution britannique : demander des nouvelles des rhumatismes. S’il commence par pocher les yeux des gens ou par leur faire des balafres sanglantes, on se rappellera ces choses tout autrement, qu’il ait raison ou non dans sa querelle. Et du diable si Herne a raison autant qu’il le croit, dans le cas présent, car c’est un esprit simpliste !
— Eh bien ! fit Archer, vous n’êtes pas un frère d’armes bien enthousiaste !
— Quant à cela, dit Murrel, je ne sais pas si je suis un frère d’armes, mais je ne suis pas un enfant, et Herne en est un !
— Vous voilà bien ! remarqua Archer exaspéré. Vous preniez sa défense quand il était frivole.
— Et vous, vous l’injuriiez sans cesse tant qu’il était inoffensif, répliqua Murrel, vous le traitiez tout le temps de lunatique. Personnellement, j’aime assez les lunatiques. Ce dont je me plains, c’est que vous vous êtes tous mis à pivoter autour de lui parce qu’il est devenu un fou dangereux !
— Il réussit assez bien pour un fou.
— C’est la seule espèce dangereuse. C’est pour cela que je l’appelle un petit enfant, auquel il ne devrait pas être permis de porter les armes. Tout est trop simple pour lui. Son succès même est trop simple. Il voit tout en noir sur blanc. D’un côté, ce besoin de restaurer l’ordre sacré et une hiérarchie chevaleresque ; de l’autre des barbares hurlants et l’anarchie aveugle. Il réussira ; il a déjà réussi. Il tiendra sa Cour et imposera sa sentence, et viendra à bout de l’insurrection ; et vous ne vous apercevrez pas qu’un nouveau chapitre d’histoire a commencé. Nos chefs de parti ont toujours été réconciliés par l’histoire ; Pitt et Fox ont leurs statues côte à côte. Mais vous êtes en train de lancer une double histoire, celle des vainqueurs et celle des vaincus. Herne va rendre sa sentence. Elle sera portée aux nues par tous les organes de l’État, comme un jugement de Mansfield, mais Braintree répondra par une défense ou un défi, dont tous les rebelles se souviendront comme du dernier speech de Emmett. Vous faites du nouveau : une épée qui divise et un bouclier à deux faces. Ce n’est pas l’Angleterre, ce n’est pas nous-mêmes. C’est Alva, héros pour les catholiques et épouvantail pour les protestants ; c’est Frédéric, le père de la Prusse et l’assassin de la Pologne. Quand vous verrez Braintree condamné par ce tribunal, vous ne comprendrez pas tout ce qu’on aura condamné, en même temps que lui, des choses que vous aimez autant que moi.
— Seriez-vous Bolcheviste ? s’enquit son ami, le regardant d’un air surpris.
— Je suis le dernier libéral, dit Murrel, je me suis échappé du musée Tussaud…
Michaël Herne prenait tous ses devoirs avec sérieux, mais il y en avait un qu’il prenait avec tristesse. Rosamund Severne en devina promptement la cause. Elle était de ces femmes qui ont le sentiment maternel très développé et qu’on trouve souvent attachées à ces sortes de lunatiques. Elle savait qu’il avait pris au sérieux toutes ses fonctions, et portait sans sourire leurs insignes tapageurs. Mais dans cette dernière affaire de la Cour d’arbitrage, elle pouvait constater chez lui plus que de la gravité. D’abord il semblait écrasé sous le labeur. Herne travaillait tout le jour et veillait à peu près toute la nuit sur des montagnes de livres, des ballots de papier ; il devenait pâle de veilles et d’efforts. Elle savait en gros que c’était son rôle d’expliquer la loi, la vieille loi féodale, de la reconstituer, et de l’appliquer à l’écrasement de toute cette anarchie industrielle. Elle l’approuvait de tout son cœur. Mais elle ne s’était pas rendu compte que la mise au point de ces vieux codes baroques et de ces vieilles chartes représenterait autant de travail. D’ailleurs les vieux codes n’étaient pas seuls en cause ; il y avait d’autres choses qu’elle trouvait plus baroques encore. Des documents nouveaux, sur les sujets les plus hétéroclites, des sujets scientifiques principalement, venaient grossir les piles ; l’un d’entre eux était revêtu de la signature de Douglas Murrel. Elle ne concevait pas ce que le Singe pouvait avoir à faire là dedans. Mais, sans parler de toutes ces questions et ces tracas, elle savait qu’autre chose encore rendait son devoir pénible pour lui.
— Je sais ce que vous éprouvez, Michaël, lui dit-elle ; il est odieux d’avoir à triompher de gens qu’on aime. Et je sais que vous aimez John Braintree…
Il la regarda un instant, et elle fut tout à fait troublée par l’expression de son visage.
— Je ne savais pas que vous l’aimiez tant que cela, dit-elle.
Il détourna brusquement la tête ; il y avait quelque chose d’étrangement nerveux dans toute son attitude.
— Mais je connais aussi bien l’autre moitié de vous-même, dit-elle, vous ferez justice.
— Oui, répondit-il, je ferai justice. Et il cacha sa tête entre ses mains.
Elle éprouva un beau respect pour cette amitié brisée, et quitta silencieusement la bibliothèque.
John Braintree n’avait jamais professé un respect particulier pour la pompe romantique à la mode, même parée de poésie par la personne qui lui tenait le plus à cœur. Il était donc peu enclin à l’admirer quand elle se dressait contre lui avec toutes les terreurs du jugement, quand elle revêtait de robes de pourpre et armait d’épées à pommeaux dorés les gens dont il se souciait le moins. Son attitude devant la Cour fut ouvertement méprisante. Comme on lui demandait s’il désirait ajouter quelques dépositions aux documents portés devant la Cour, il parut aussi détaché et aussi provocant que Charles Ier.
— Je ne vois pas de tribunal, dit-il, je ne vois qu’une série de gens habillés comme des cartes à jouer. Je ne saisis pas pourquoi je devrais me soumettre à la force brutale de brigands, parce que ce sont des brigands d’Opéra-Comique. Il faudra bien que j’écoute toutes ces mômeries, mais je ne dirai rien jusqu’à ce que vous sortiez les chevalets, les poucettes et les fagots pour nous brûler vifs. Car je suppose que vous avez ressuscité la torture avec les autres beautés évanouies du Moyen-Âge ? Vous êtes un érudit d’une valeur incontestée, vous nous donnerez une reconstitution historique complète.
— Oui, répondit Herne avec une gravité parfaite ; pas dans tous les détails, peut-être. Car personne ne voudrait défendre tous les détails d’un système ; mais comme plan général, nous désirons reconstruire l’édifice médiéval. Vous n’êtes pas cependant accusé de faits qui puissent entraîner la peine du feu ; la question ne se pose donc pas.
— Merci, dit Braintree aimablement ; mais n’est-ce point du favoritisme ?
— À l’ordre ! À l’ordre ! cria Julian Archer avec indignation. La Cour n’est pas respectée !
— Mais, continua l’arbitre, pour les faits qui constituent un danger public, vous et tous les autres responsables serez jugés par cette Cour, et par cette Cour seulement : ce n’est pas moi qui parle, c’est la Loi.
Michaël Herne coupa net, d’un geste bref comme un coup de sabre, le tumulte d’applaudissements qui accueillit ses paroles. Quelque condamnation qu’il eût à porter contre les ennemis de son nouveau royaume, elle devait être pesée avec le calme et même la froideur de la Justice. Les applaudissements s’éteignirent dans le silence, un silence ardent et enthousiaste. Il continua d’une voix singulièrement unie, presque monotone :
— Dans le cas qui nous occupe, le jugement des différends surgis à propos de sous-produits du charbon, nous devons commencer par recourir à certains principes généraux qui ont régi jadis le travail indispensable à l’humanité. Ces principes sont très différents de ceux dont on parle dans les temps modernes et dans les agitations d’une période sans repos et souvent sans loi. Ils étaient caractérisés par l’ordre, et j’ajouterai, par l’obéissance.
Un murmure d’approbation éclata parmi ses partisans. Braintree, de l’autre côté, émit un rire guttural.
— Dans la vieille organisation corporative, continua Herne, cette obéissance était exigée des apprentis et des ouvriers vis-à-vis d’une autorité qu’on peut, dans notre système moderne, appeler les Patrons. Un patron ou un maître était celui qui produisait un chef-d’œuvre ; et la corporation veillait à maintenir la valeur professionnelle à un niveau élevé. Normalement, c’était avec les outils d’un patron, dans sa boutique et avec son capital que ce travail était exécuté ; l’apprenti était celui à qui on apprenait sa profession, et l’ouvrier celui qui finissait son éducation en se louant à différents patrons, souvent au cours d’un voyage de ville en ville. Les ouvriers pouvaient devenir maîtres en produisant un chef-d’œuvre. Telle était dans ses lignes générales l’organisation du travail. En l’appliquant au litige actuel, nous nous trouvons en présence de la situation suivante. Il n’y a dans l’industrie qui nous occupe que trois maîtres, c’est-à-dire trois hommes avec les outils et les capitaux desquels le métier soit exercé. J’ai recherché leurs noms et constaté que pratiquement ils partagent entre eux cette propriété. L’un est Sir Howard Pryce, autrefois patron dans une manufacture de savons, et qui, par une évolution rapide, s’est transformé en maître, en peintures et couleurs. Le second est Hubert Arthur Severne, actuellement Baron Seawood. Le troisième est John Henry Heriot Eames, maintenant connu sous le nom de Lord Eden. Mais je n’ai aucune indication sur l’époque où les circonstances de la présentation par eux d’un chef-d’œuvre. Et je n’ai pu non plus me procurer aucune preuve qu’ils aient exercé personnellement la profession, ni formé des apprentis.
Le visage de Douglas Murrel portait depuis quelque temps une expression alerte et éveillée, très différente de celle qui commençait à apparaître chez les autres assistants. L’ahurissement qui se lisait sur le beau visage de Julian Archer cédait la place à une protestation latente, et il en était déjà à s’écrier : « Oh ! voyons ! »
— Dans cette matière, continua l’arbitre, il faut avoir soin de distinguer les principes qui nous divisent, de toutes les émotions contradictoires nées du ton et des termes de la discussion. Je ne ferai donc pas allusion aux termes employés ici par le chef de la confédération du travail, particulièrement en ce qui me concerne. Mais quand il affirme que la profession devrait être contrôlée par ceux qui la pratiquent complètement et avec compétence, je n’hésite pas à dire qu’il exprime l’ancien idéal du Moyen-Âge, et qu’il l’exprime correctement.
Pour la première fois, Braintree lui-même sembla cloué sur place, et ne trouva rien à dire. Si c’était un compliment, il semblait avoir difficulté à le recevoir de bonne grâce. Mais parmi les groupes houleux de ses adversaires, les murmures devenaient déjà plus bruyants et plus articulés. Julian Archer entretenait avec Murrel une conversation indignée, d’une voix basse mais très distincte.
— Naturellement, continuait Herne, il est permis à Lord Eden et à Lord Seawood de prendre avantage de cette organisation et de présenter un chef-d’œuvre. Je ne sais pas si ce serait reprendre une profession dont ils se sont occupés à une époque que j’ignore, ou bien s’il leur serait nécessaire de signer un contrat et d’entrer comme apprentis chez quelque travailleur.
— Permettez-moi, dit le robuste et sensé M. Hanbury, se levant soudain ; mais est-ce qu’on nous joue une farce ? Je le demande seulement pour savoir, parce que j’aime beaucoup les farces.
Herne le regarda ; il s’assit, et l’orateur continua, avec la même fermeté :
— Dans le troisième cas, celui du gentleman jadis intéressé dans la fabrication du savon, je confesse que je vois moins clairement ma route. Je ne comprends pas très bien comment il a passé d’une profession à une autre, opération fort peu facile sous le vieil ordre et l’antique organisation que nous essayons de restaurer. Mais ceci m’amènera à une autre affaire également liée à la cause que nous jugeons, et au sujet de laquelle je serai obligé de parler plus sévèrement. Sur le premier point cependant, que la décision soit claire. Le jugement de l’arbitre et de la Cour d’arbitrage est que la demande de John Braintree, à savoir que la profession soit gouvernée exclusivement par des maîtres artisans, est d’accord avec notre tradition, est juste et est approuvée.
— Du diable si je l’approuve ! dit Hanbury, conservant son air imperturbable.
— Qu’on me pende, mais c’est là toute la question, cria Archer. Une décision pareille…
— Le jugement est rendu, dit l’arbitre avec fermeté.
— Non, mais, commença Archer sans fermeté aucune, vous ne pouvez pas…
— À l’ordre, à l’ordre ! dit Braintree sardoniquement. Comment pourrons-nous continuer si la Cour n’est pas respectée ?
La Cour sembla ne tenir aucun compte de l’interruption ni de la riposte, mais quiconque aurait regardé de près l’homme qui prononçait la sentence aurait vu que sa gravité devenait de plus en plus sévère, plus tendue, et qu’il était pâle de l’effort qu’il faisait pour rester ainsi froid et maître de lui.