Le Rhin/XXI.6

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Lettre vingtième-unième
Légende du beau Pécopin et de la belle Bauldour.
VI
Où l’on voit que le diable lui-même a tort d’être gourmand
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Or, en ce temps-là même, il était arrivé au diable une aventure désagréable et singulière. Le diable a coutume d’emporter les âmes qui sont à lui dans une hotte, ainsi que cela peut se voir sur le portail de la cathédrale de Fribourg en Suisse, où il est figuré avec une tête de porc sur les épaules, un croc à la main et une hotte de chiffonnier sur le dos ; car le démon trouve et ramasse les âmes des méchants dans les tas d’ordures que le genre humain dépose au coin de toutes les grandes vérités terrestres ou divines. Le diable n’avait pas l’habitude de fermer sa hotte, ce qui fait que beaucoup d’âmes s’échappaient, grâce à la céleste malice des anges. Le diable s’en aperçut et mit à sa hotte un bon couvercle orné d’un bon cadenas. Mais les âmes, qui sont fort subtiles, furent peu gênées du couvercle ; et, aidées par les petits doigts roses des chérubins, trouvèrent encore moyen de s’enfuir par les claires-voies de la hotte. Ce que voyant, le diable, fort dépité, tua un dromadaire, et de la peau de la bosse se fit une outre qu’il sut clore merveilleusement avec l’assistance du démon Hermès, et de laquelle il se sentait plus joyeux quand elle était remplie d’âmes qu’un écolier d’une bourse remplie de sequins d’or. C’est ordinairement dans la Haute-Égypte, sur les bords de la mer Rouge, que le diable, après avoir fait sa tournée dans le pays des païens et des mécréants, remplit cette outre. Le lieu est fort désert ; c’est une grève de sable près d’un petit bois de palmiers qui est situé entre Coma, où est né saint Antoine, et Clisma, où est mort saint Sisoës.

Un jour donc que le diable avait fait encore meilleure chasse qu’à l’ordinaire, il remplissait gaiement son outre lorsque, se retournant par hasard, il vit à quelques pas de lui un ange qui le regardait en souriant. Le diable haussa les épaules et continua d’empiler dans ce sac les âmes qu’il avait, les épluchant fort peu, je vous jure ; car tout est assez bon pour cette chaudière-là. Quand il eut fini, il empoigna l’outre d’une main pour la charger sur ses épaules ; mais il lui fut impossible de la lever du sol, tant il y avait mis d’âmes et tant les iniquités dont elles étaient chargées les rendaient lourdes et pesantes. Il saisit alors cette besace d’enfer à deux bras ; mais le second effort fut aussi inutile que le premier, l’outre ne bougea pas plus que si elle eût été la tête d’un rocher sortant de terre. — Oh ! âmes de plomb ! dit le diable, et il se prit à jurer. En se retournant, il vit le bel ange qui le regardait en riant.

— Que fais-tu là ? cria la démon. — Tu le vois, dit l’ange, je souriais tout à l’heure et à présent je ris. — Oh ! céleste volaille ! grand innocent, va ! répliqua Asmodée. Mais l’ange devint sévère et lui parla ainsi :

— Dragon, voici les paroles que je te dis de la part de celui qui est le Seigneur : tu ne pourras emporter cette charge d’âmes dans la géhenne tant qu’un saint du paradis ou un chrétien tombé du ciel ne t’aura pas aidé à la soulever de terre et à la poser sur tes épaules. — Cela dit, l’ange ouvrit ses ailes d’aigle et s’envola.

Le diable était fort empêché. — Que veut dire cet imbécile ? grommelait-il entre ses dents. Un saint du paradis ? ou un chrétien tombé du ciel ? J’attendrai long-temps si je dois rester là jusqu’à ce qu’une pareille assistance m’arrive ! Pourquoi diantre aussi ai-je si outrageusement bourré cette sacoche ? Et ce niais, qui n’est ni homme ni oiseau, se burlait de moi ! Allons ! il faut maintenant que j’attende le saint qui viendra du paradis ou le chrétien qui tombera du ciel. Voilà une stupide histoire, et il faut convenir qu’on s’amuse de peu de chose là-haut ! — Pendant qu’il se parlait ainsi à lui-même, les habitants de Coma et de Clisma croyaient entendre le tonnerre gronder sourdement à l’horizon. C’était le diable qui bougonnait.

Pour un charretier embourbé, jurer est quelque chose, mais sortir de l’ornière c’est encore mieux. Le pauvre diable se creusait la tête et rêvait. C’est un drôle fort adroit que celui qui a perdu Eve. Il entre partout. Quand il veut, de même qu’il se glisse dans l’amour, il se glisse dans le paradis. Il a conservé des relations avec saint Cyprien-le-magicien, et il sait dans l’occasion se faire bien venir des autres saints, tantôt en leur rendant de petits services mystérieux, tantôt en leur disant des paroles agréables. Il sait, ce grand savant, la conversation qui plaît à chacun. Il les prend tous par leur faible. Il apporte à saint Robert d’York des petits pains d’avoine au beurre. Il cause orfèvrerie avec saint Éloy et cuisine avec saint Théodote. Il parle au saint évêque Germain du roi Childebert, au saint abbé Wandrille du roi Dagobert et au saint eunuque Usthazade du roi Sapor. Il parle à saint Paul-le-Simple de saint Antoine et il parle à saint Antoine de son cochon. Il parle à saint Loup de sa femme Piméniole et il ne parle pas à saint Gomer de sa femme Gwinmarie. — Car le diable est le grand flatteur. Cœur de fiel, bouche de miel.

Cependant quatre saints, qui sont connus pour leur étroite amitié, saint Nil-le-Solitaire, saint Autremoine, saint Jean-le-Nain et saint Médard, étaient précisément allés ce jour-là se promener sur les bords de la mer Rouge. Comme ils arrivaient, tout en conversant, près du bois de palmiers, le diable les vit venir vers lui avant d’être aperçu par eux. Il prit incontinent la forme d’un vieillard très pauvre et très cassé et se mit à pousser des cris lamentables. Les saints s’approchèrent. Qu’est-ce ? dit saint Nil. — Hélas ! hélas ! mes bons seigneurs, s’écria le diable, venez à mon aide, je vous en supplie. J’ai un très méchant maître, je suis un pauvre esclave, j’ai un très méchant maître qui est un marchand du pays de Fez. Or vous savez que tous ceux de Fez, les maures, numides, garamantes et tous les habitants de la Barbarie, de la Nubie et de l’Égypte sont mauvais, pervers, sujets aux femmes et aux copulations illicites, téméraires, ravisseurs, hasardeux et impitoyables à cause de la planète Mars. De plus, mon maître est un homme que tourmentent la bile noire, la bile jaune et la pituite à Cicéron ; de là une mélancolie froide et sèche qui le rend timide, de peu de courage, avec beaucoup d’inventions néanmoins pour le mal. Ce qui retombe sur nous, pauvres esclaves, sur moi, pauvre vieux. — Où voulez-vous en venir, mon ami ? dit saint Autremoine avec intérêt. Voilà, mon bon seigneur, répondit le démon. Mon maître est un grand voyageur. Il a des manies. Dans tous les pays où il va, il a le goût de bâtir dans son jardin une montagne du sable qu’on ramasse au bord des mers près desquelles ce méchant homme s’établit. Dans la Zélande il a édifié un tas de sable fangeux et noir ; dans la Frise un tas de gros sable mêlé de ces coquilles rouges, parmi lesquelles on trouve le cône tigré ; et dans la Chersonèse cimbrique, qu’on nomme aujourd’hui Jutland, un tas de sable fin mêlé de ces coquilles blanches parmi lesquelles il n’est pas rare de rencontrer la telline-soleil-levant… — Que le diable t’emporte ! interrompit saint Nil qui est d’un naturel impatient.. Viens au fait. Voilà un quart-d’heure que tu nous fais perdre à écouter des sornettes. Je compte les minutes. — Le diable s’inclina humblement : — Vous comptez les minutes, monseigneur ? c’est un noble goût. Vous devez être du midi ; car ceux du midi sont ingénieux et adonnés aux mathématiques, parce qu’ils sont plus voisins que les autres hommes du cercle des étoiles errantes. — Puis, tout à coup, éclatant en sanglots et se meurtrissant la poitrine du poing : — Hélas ! hélas ! mes bons princes, j’ai un bien cruel maître. Pour bâtir sa montagne il m’oblige à venir tous les jours, moi vieillard, remplir cette outre de sable au bord de la mer. Il faut que je la porte sur mes épaules. Quand j’ai fait un voyage, je recommence, et cela dure depuis l’aube jusqu’au coucher du soleil. Si je veux me reposer, si je veux dormir, si je succombe à la fatigue, si l’outre n’est pas bien pleine, il me fait fouetter. Hélas ! je suis bien misérable et bien battu et bien accablé d’infirmités. Hier, j’avais fait six voyages dans la journée ; le soir venu, j’étais si las que je n’ai pu hausser jusqu’à mon dos cette outre que je venais d’emplir ; et j’ai passé ici toute la nuit, pleurant à côté de ma charge et épouvanté de la colère de mon maître. Mes seigneurs, mes bons seigneurs, par grâce et par pitié, aidez-moi à mettre ce fardeau sur mes épaules, afin que je puisse m’en retourner auprès de mon maître, car si je tarde il me tuera. Ahi ! ahi !

En écoutant cette pathétique harangue, saint Nil, saint Autremoine et saint Jean-le-Nain se sentirent émus, et saint Médard se mit à pleurer, ce qui causa sur la terre une pluie de quarante jours.

Mais saint Nil dit au démon : — Je ne puis t’aider, mon ami, et j’en ai regret ; mais il faudrait mettre la main à cette outre qui est une chose morte, et un verset de la Très-Sainte-Écriture défend de toucher aux choses mortes sous peine de rester impur.

Saint Autremoine dit au démon : — Je ne puis t’aider, mon ami, et j’en ai regret ; mais je considère que ce serait une bonne action, et les bonnes actions ayant l’inconvénient de pousser à la vanité celui qui les fait, je m’abstiens d’en faire pour conserver l’humilité.

Saint Jean-le-Nain dit au démon : — Je ne puis t’aider, mon ami, et j’en ai regret ; mais comme tu vois, je suis si petit que je ne pourrais atteindre à ta ceinture. Comment ferais-je pour te mettre cette charge sur les épaules ?

Saint Médard, tout en larmes, dit au démon : — Je ne puis t’aider, mon ami, et j’en ai regret ; mais je suis si ému vraiment que j’ai les bras cassés.

Et ils continuèrent leur chemin.

Le diable enrageait. — Voilà des animaux ! s’écria-t-il en regardant les saints s’éloigner. Quels vieux pédants ! Sont-ils absurdes avec leurs grandes barbes ! Ma parole d’honneur, ils sont encore plus bêtes que l’ange !

Lorsqu’un de nous enrage, il a du moins la ressource d’envoyer au diable celui qui l’irrite. Le diable n’a pas cette douceur. Aussi y a-t-il dans toutes ses colères une pointe qui rentre en lui-même et qui l’exaspère.

— Comme il maugréait en fixant son œil plein de flamme et de fureur sur le ciel, son ennemi, voilà qu’il aperçoit dans les nuées un point noir. Ce point grossit, ce point approche ; le diable regarde ; c’était un homme, — c’était un chevalier armé et casqué, — c’était un chrétien ayant la croix rouge sur la poitrine, — qui tombait des nues.

— Que n’importe qui soit loué ! cria le démon en sautant de joie. Je suis sauvé. Voilà mon chrétien qui m’arrive ! Je n’ai pas pu venir à bout de quatre saints, mais ce serait bien le diable si je ne venais pas à bout d’un homme.

En ce moment-là Pécopin, doucement déposé sur le rivage, mettait pied à terre.

Apercevant ce vieillard, lequel était là comme un esclave qui se repose à côté de son fardeau, il marcha vers lui et lui dit : — Qui êtes-vous, l’ami ? et où suis-je ?

Le diable se prit à geindre piteusement : — Vous êtes au bord de la mer Rouge, monseigneur, et moi je suis le plus malheureux des misérables. — Sur ce, il chanta au chevalier la même antienne qu’aux saints, le suppliant pour conclusion de l’aider à charger cette outre sur son dos.

Pécopin hocha la tête : — Bonhomme, voilà une histoire peu vraisemblable. — Mon beau seigneur qui tombez du ciel, répondit le diable, la vôtre l’est encore moins, et pourtant elle est vraie.

— C’est juste, dit Pécopin.

— Et puis, reprit le démon, que voulez-vous que j’y fasse ? si mes malheurs n’ont pas bonne apparence, est-ce ma faute ? Je ne suis qu’un pauvre de besace et d’esprit ; je ne sais pas inventer ; il faut bien que je compose mes gémissements avec mes aventures et je ne puis mettre dans mon histoire que la vérité. Telle viande, telle soupe.

— J’en conviens, dit Pécopin.

— Et puis enfin, poursuivit le diable, quel mal cela peut-il vous faire, à vous mon jeune vaillant, d’aider un pauvre vieillard infirme à attacher cette outre sur ses épaules ?

Ceci parut concluant à Pécopin. Il se baissa, souleva de terre l’outre, qui se laissa faire sans difficulté, et, la soutenant entre ses bras, il s’apprêta à la poser sur le dos du vieillard qui se tenait courbé devant lui.

Un moment de plus, et c’était fait.

Le diable a des vices ; c’est là ce qui le perd. Il est gourmand. Il eut dans cette minute-là l’idée de joindre l’âme de Pécopin aux autres âmes qu’il allait emporter ; mais pour cela il fallait d’abord tuer Pécopin.

Il se mit donc à appeler à voix basse un esprit invisible auquel il commanda quelque chose en paroles obscures.

Tout le monde sait que, lorsque le diable dialogue et converse avec d’autres démons, il parle un jargon moitié italien, moitié espagnol. Il dit aussi çà et là quelques mots latins.

Ceci a été prouvé et clairement établi dans plusieurs rencontres et en particulier dans le procès du docteur Eugenio Torralva, lequel fut commencé à Valladolid le 10 janvier 1528 et convenablement terminé le 6 mai 1531 par l’autodafé dudit docteur.

Pécopin savait beaucoup de choses. C’était, je vous l’ai dit, un cavalier d’esprit qui était homme à soutenir bravement une vespérie4S. Il avait des lettres. Il connaissait la langue du diable.

Or, à l’instant où il lui attachait l’outre sur l’épaule, il entendit le petit vieillard courbé dire tout bas : Bamos, non cierra occhi, verbera, frappa, y echa la piedra. Ceci fut pour Pécopin comme un éclair.

Un soupçon lui vint. Il leva les yeux, et il vit à une grande hauteur au-dessus de lui une pierre énorme que quelque géant invisible tenait suspendue sur sa tête.

Se rejeter en arrière, toucher de sa main gauche le talisman, saisir. de la droite son poignard et en percer l’outre avec une violence et une rapidité formidable, c’est ce que fit Pécopin comme s’il eût été le tourbillon qui, dans la même seconde, passe, vole, tourne, brille, tonne et foudroie.

Le diable poussa un grand cri. Les âmes délivrées s’enfuirent par l’issue que le poignard de Pécopin venait de leur ouvrir, laissant dans l’outre leurs noirceurs, leurs crimes et leurs méchancetés, monceau hideux, verrue abominable qui, par l’attraction propre au démon, s’incrusta en lui, et, recouverte par la peau velue de l’outre, resta à jamais fixée entre ses deux épaules. C’est depuis ce jour-là qu’Asmodée est bossu.

Cependant, au moment où Pécopin se rejetait en. arrière, le géant invisible avait laissé choir sa pierre, qui tomba sur le pied du diable et le lui écrasa. C’est depuis ce jour-là qu’Asmodée est boiteux.

Le diable, comme Dieu, a le tonnerre à ses ordres ; mais c’est un affreux tonnerre inférieur qui sort de terre et déracine les arbres. Pécopin sentit le rivage de la mer trembler sous lui et que quelque chose de terrible l’enveloppait ; une fumée noire l’aveugla, un bruit effroyable l’assourdit ; il lui sembla qu’il était tombé et qu’il roulait rapidement en rasant le sol, comme s’il était une feuille morte chassée par le vent. Il s’évanouit.

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