Le Rival de Sherlock Holmes (Fleischmann)/11

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Albin Michel (p. 106-115).


CHAPITRE XI

Les dix chiffres mystérieux sur la porte de Black-Road.



Peu de jours après notre rentrée à New-York, l’affaire du cadavre de la marnière de Trafalgar-City éclaircie, une autre aventure mystérieuse arriva à William Hopkins. Un soir rentrant du théâtre, au moment d’ouvrir sa porte, mon ami aperçut sur le panneau de bois verni tracé à la craie un chiffre :

10

Il s’arrêta, surpris.

— Regardez donc, Sanfield, me dit-il.

Je regardai attentivement, mais ce chiffre n’eut aucune signification pour moi. Après avoir réfléchi, Hopkins renonça lui-même à se l’expliquer. Il effaça donc le chiffre, me souhaita le bonsoir et s’en fut se coucher. Le lendemain, Hopkins trouva sa porte barrée d’un autre chiffre :

9

C’était la même dimension que celui du 10 de la veille. Cette fois mon ami parut soucieux. Le groom effaça la craie et le lendemain encore, qui était un lundi, on trouva sur le panneau un grand :

8

— Ah ! Ah ! dit Hopkins, les gaillards prolongent la plaisanterie, je crois.

Cette fois on n’effaça pas le chiffre et on attendit le mardi. Sur la porte s’étalait un :

7

Hopkins devint silencieux. Il cherchait visiblement à pénétrer l’énigme de ces chiffres mystérieux dont le total allait chaque jour en décroissant. Le mercredi la porte fut barrée par un nouveau chiffre :

6

Le mystère augmentait. Hopkins monta la garde derrière la porte. Le jeudi, l’ayant brusquement ouverte, il vit, sans qu’il les eût entendus tracer les chiffres suivants ainsi disposés :

Le vendredi apporta une nouvelle formule :

Le caractère de mon ami s’était assombri. La belle humeur cordiale s’était évanouie. Une ride profonde coupait son front ; seuls ses yeux, ses beaux yeux fins, perspicaces, conservaient sous la broussaille des sourcils leur lueur. Le samedi on trouva ceci sur la porte :

Ce jour-là Hopkins veilla dans l’escalier de la maison de Black-Road. Mais les auteurs des chiffres devaient être de subtils gaillards, car cette garde de Hopkins ne les empêcha pas d’écrire le dimanche une nouvelle formule :

Cette fois Hopkins s’enferma, veilla toute la nuit sur je ne sais quel travail. Le lendemain je descendis pour lui rendre visite et en arrivant devant sa porte je trouvai sur le panneau le chiffre :

1

Et à la poignée de la porte était attachée une cravate verte. À mon coup de sonnette, Hopkins lui-même vint ouvrir. Je lui désignai le chiffre et la cravate. Je le vis pâlir affreusement. Il s’appuya au mur, et d’une voix qu’il essayait cependant de rendre ferme, il murmura :

— Entrez, cher ami.

Derrière moi il tira les verrous après avoir détaché de la porte la cravate verte.

— Comprenez-vous quelque chose à tout cela, Hopkins ? lui demandai-je.

— Je viens de comprendre à l’instant même, dit-il. Je sais maintenant ce qu’on me veut.

— Que vous veut-on ?

— On veut ma mort, simplement.

— Votre mort ?…

— Oh ! les gaillards sont de taille ! Mais je suis de taille aussi à leur répondre ! La partie sera rude.

Mais de qui donc s’agit-il, Hopkins ?

— C’est vrai, vous ne savez pas, Sanfield. Avez-vous entendu parler de la bande aux cravates vertes ?

— Celle dont le chef a été électrocuté à Baltimore ?

— Oui, en 1893. C’était un nommé Fierling, un beau lutteur, ma foi, et une profonde canaille. Pris, il a connu le « Malheur aux vaincus ! » car la Cour suprême qui le redoutait libre, a été sans pitié pour lui, prisonnier. Cet homme était parvenu au rang suprême par les voies étroites, c’est-à-dire qu’à dix-neuf ans, de commissionnaire, il était devenu chef de la bande la plus redoutable de Baltimore. J’ai passé sept ans à le guetter, à le suivre. Chaque fois, par une audace infernale, par une chance surhumaine, ce bandit m’échappait. Mais je m’étais juré à moi-même de le prendre, quitte à y laisser ma peau et soucieux d’elle comme celui qui portait César et sa fortune. Ma fortune ! mais je l’aurais donnée avec joie, avec plaisir, avec bonheur, pour la prise de ce gaillard-là ! C’était mon orgueil que cette capture : le prendre, c’était tout ce que je voulais ; le prendre, c’était tout ce que je désirais ; le tenir là, et alors après moi le déluge ! Enfin, après sept ans, ce jour tant désiré arriva. Stupidement, Fierling se laissa prendre à un piège véritablement grossier. Ce criminel de génie manqua de flair ce jour-là. Bêtement il vint donner dans le panneau. J’étais là, la main ouverte. Cette main se ferma. Fierling était pris. On dit souventes fois que chaque soldat a son bâton de maréchal dans sa giberne : c’est vrai. La prise de Fierling fut mon bâton de maréchal à moi. Mes vœux étaient comblés, mon serment était tenu. Le procès fut long. Fierling, nia tout et du banc des accusés jeta à la salle haletante, la phrase résumant tout le programme de sa vie criminelle et agitée :

— Que ceux qui veulent vivre et mourir avec moi fassent de même !

Ce n’est que plus tard que j’ai compris toute la portée de ces paroles. À l’audience un jeune, l’élève favori de Fierling, dans l’espoir d’échapper au châtiment, vint déposer contre lui. Fierling l’écouta en silence et les policemen qui le gardaient, l’entendirent seuls murmurer ces mots véritablement pathétiques dans cette bouche de jeune assassin :

— Et toi aussi, mon fils !

D’après cela imaginez-vous le bandit. Le 3 octobre 1893, Fierling, assis sur la chaise électrique qui allait faire de lui un cadavre, au moment de sentir sur sa tête le masque de la mort, me dit ces paroles restées profondément gravées dans ma mémoire :

— J’aime mieux être à ma place qu’à la vôtre, car un jour vous saurez ce que mes amis vous réservent.

Eh bien, Sanfield, c’est aux amis de Fierling que j’ai affaire aujourd’hui.

— En êtes-vous bien certain ? demandai-je, soudain traversé d’un sombre pressentiment.

— Absolument. Je connais même le nom de ceux qui chercheront à me frapper.

— En vérité ?

— Oui. Et voici comment. La bande aux cravates vertes comptait, sous la royauté de Fierling, trente-deux membres. Huit ont été électrocutés, vingt-deux sont morts en prison ou au hard-labour[1]. Il en reste donc deux. Ils ont dû être libérés récemment. Ce sont, le premier un nommé Clarckson, le second un nommé Morgan. J’ai réfléchi cette nuit aux chiffres inscrits successivement sur ma porte. 10, 9, 8, 7, 6, 5, 4, 3, 2, et enfin 1, signifiaient simplement : vous avez encore 10 jours à vivre, puis 9, puis 8, puis 7, puis 6, puis 5, et ainsi de suite. Jusqu’au chiffre 6, je pouvais ignorer de qui me venait ce sinistre avertissement. À partir du chiffre 5, j’ai été mis sur la voie. Chacun des chiffres suivants était accompagné d’un autre chiffre qui, abstraction faite des signes


donnaient le résultat suivant :

Ces quatre chiffres représentaient une date : 1893…

— L’année de l’exécution de Fierling ! m’exclamai-je, épouvanté.

— Cela même, dit paisiblement Hopkins. Or nous sommes le 20 octobre. Le chiffre 1 sur ma porte aujourd’hui me dit que je n’ai plus qu’un jour à vivre et que je serai tué le 3, à la date anniversaire à laquelle, grâce à moi, Fierling expia ses crimes sur la chaise d’électrocution de Baltimore. Comprenez-vous maintenant, Sanfield, ?

— Oui, et la cravate verte…

— La cravate verte était là pour me faire souvenir des dernières paroles de Fierling. Elle veut dire dans le langage des bagnes : « Laissez passer la justice du roi ». Ce roi est un mort et c’est à sa dernière volonté qu’obéissent ceux qui ont échappé au châtiment ou qui n’ont expié au hard-labour que pour attendre l’heure de la vengeance commandée par le chef sur la chaise de mort de Baltimore. Voilà le mystère des chiffres sur ma porte depuis dix jours. C’est là ce qu’on appelle, Sanfield, non danser, mais parler sur un volcan, car n’oubliez pas qu’aujourd’hui est la veille de ma mort !

— Mais vous allez vous défendre, dis-je, prévenir la police, demander du secours ?…

— Que peut la police là où moi-même je me sens déjà hésitant, à moitié désarmé ! Mais rassurez-vous, Sanfield ! Ma vie m’est chère ! Ces gaillards-là ont eu le tort de me prévenir et vous n’ignorez pas qu’un homme prévenu en vaut deux. Voyez-vous ces deux joujoux ? Avec cela j’attends mon Morgan et mon Clarckson de pied ferme et j’espère leur trouer leurs cravates vertes ! De la poche de son veston d’intérieur Hopkins avait, en parlant de la sorte, tiré deux bull-dogs[2] d’acier bruni, et ses mains les maniaient avec une évidente complaisance et un secret plaisir.

— Si les cravates vertes viennent, ces petits oiseaux-là chanteront un petit air ! dit-il plaisamment en les remettant en poche.

— Hopkins, permettez-moi de venir demain ici, vous tenir compagnie. Deux hommes valent souvent plus qu’un homme solitaire !

— L’homme solitaire est vraiment fort, observa mon ami. C’est Ibsen qui l’a dit. Il faut le croire. Non, Sanfield, je ne veux point vous exposer au danger de la visite de ces gaillards-là. J’espère vous revoir demain au soir en parfaite santé. D’ici-là promettez-moi de rester chez vous. Le bruit de mes bull-dogs vous dira ce qu’il conviendra de faire et si une intervention est utile. Maintenant prenez un cigare, Sanfield, versez-vous un verre de pale-ale et causons d’autre chose.





  1. Travaux forcés.
  2. Revolvers américains, petits, mais très puissants.